LA CLAUSULA REBUS SIC STANTIBUS ET RENÉGOCIATION DU CONTRAT DANS JURISPRUDENCE ARBITRALE INTERNATIONALE. LA LA Denis PHILIPPE Avocat aux Barreaux de Bruxelles et de Luxembourg Professeur extraordinaire à l’Université catholique de Louvain Professeur invité à l’Université de Paris X Le professeur Keutgen a toujours mis en évidence les qualités de l’arbitrage national et international.1 L’arbitrage est appelé à présenter des solutions plus appropriées aux problèmes du monde des affaires. Dans les lignes qui suivent, nous nous demanderons si la problématique du changement de circonstances, connue dans notre droit sous le terme, théorie de l’imprévision, doit trouver une solution spécifique dans le commerce international. En effet, le contrat international est plus complexe, son enjeu est plus important et le bon déroulement du contrat est primordial car l’arrêt du contrat entraîne souvent de part et d’autre des pertes importante Nous croyons pouvoir définir l’imprévision comme un concept qui autorise la révision du contrat en cas de survenance postérieurement à la conclusion du contrat, de circonstances présentant les caractéristiques suivantes : - être non imputables à la partie qui s’en prévaut - être imprévisibles - avoir pour effet le bouleversement de l’économie contractuelle.2 L’on sait que le droit belge écarte l’imprévision, contrairement à la plupart des pays environnants 3; par contre, il reconnaît, comme dans bon nombre de pays, la force majeure. Celle-ci suppose, contrairement à l’imprévision, des circonstances qui rendent impossible l’exécution du contrat. 1 G.A. DAL & G. KEUTGEN, L’arbitrage en droit belge et international, Bruylant, 2006, seconde édition,, spéc. , p.10 e.s. 2 Voy. notre note sous comm. Bruxelles, 16 janvier 1979, J.T., 1980, pp. 459 e.s. 3 Voy. L. VAEL, Beschouwingen over het imprevisieleerstuk : omtrent de eventuele ontsluiting van de overeenkomst in geval van een gewijzigd contractueel verhoudingskader, Liber Amicorum Tijdschrift voor Privaatrecht en Marcel Storme, Story Scientia, 2004, pp. 703 e.s., L. VAEL, m. Notre étude Le point sur… l’imprévision, J.T., 2007, p. 738 à 741. 1 La problématique de l’imprévision est souvent appelée en droit international, la clausula rebus sic stantibus. Nous utiliserons dans cette étude les termes clausula ou bouleversement de l’économie contractuelle. Nous étudierons dans cet article si les arbitres ont admis la possibilité de revoir le contrat en cas de bouleversement de l’économie contractuelle. Dans un premier chapitre, nous analyserons si le principe même est reconnu dans la jurisprudence arbitrale. Dans un deuxième, nous examinerons les spécificités des contrats internationaux par rapport à cette problématique ; dans un troisième, nous nous attacherons aux cas pratiques soumis aux arbitres et à la décision prise par ceux-ci, en attirant l’attention du lecteur sur le type de circonstances qui a été appréhendé par l’arbitre ; dans un quatrième chapitre, nous évoquerons la renégociation du contrat. Dans un dernier chapitre, nous étudierons brièvement le régime du bouleversement de l’économie contractuelle en l’absence de clause de renégociation. Il convient, avant de procéder à cette analyse, d’émettre une réserve ; l’échantillon de décisions analysées a été limité en raison notamment de la non-publication de nombreuses décisions, mais aussi parce que nous n’avons pas la prétention d’avoir procédé à un recensement exhaustif des décisions publiées. Précisons aussi que notre analyse ne porte pas sur les problèmes propres aux clauses d’adaptation des contrats conclus avec des Etats. Chapitre 1. Reconnaissance de la clausula rebus sic stantibus. 1.1. Fort souvent, c’est la disposition du droit national applicable qui déterminera si la clausula est applicable ou non4. La présente section s’attache aux considérations des sentences arbitrales propres aux contrats internationaux. 1.2. Plusieurs sentences affirment que la clausula fait partie intégrante des règles du commerce international. L’on peut citer la décision des juges dans le litige Iran EtatsUnis : « The concept of changed circumstances, also referred to as rebus sic stantibus, has in its basic form been incorporated into so many legal systems that it may be regarded as a general principle of law. »5 4 Voy. Sur le droit comparé,J. GORDLEY, Impossibility and change of circumstances, 52 American Journal of Comparative Law, summer 2004, pp.513-530 ; notre étude, Changement de circonstances et bouleversement de l’économie contractuelle, Bruylant, 1986. 5 Questech decision, 9 Iran-US, C.T.R., 122-123. 2 D’autres décisions considèrent que l’équilibre financier est une règle de la Lex mercatoria :6 « Toute transaction commerciale est fondée sur l' équilibre des prestations réciproques et nier ce principe reviendrait à faire du contrat commercial un contrat aléatoire, fondé sur la spéculation ou le hasard. C' est une règle de la lex mercatoria que les prestations restent équilibrées sur le plan financier et c' est pourquoi, dans presque tous les contrats internationaux, le prix est donc fixé en fonction des conditions existant au moment de la conclusion du contrat et il variera en fonction de paramètres qui reflètent les variations des valeurs des différents éléments qui composent le produit ou la prestation Précisons enfin que dans les principes Unidroit qui constituent une loi modèle en matière de contrats internationaux, souvent appliqués par les arbitres, reconnaissent, à l’instar des principes européens de droit des contrats, le bouleversement de l’économie 8 contractuelle. 1.3. De nombreuses sentences réaffirment par ailleurs avec force le principe « Pacta sunt servanda »9.10 Le contrat librement conclu tient lieu de loi pour les parties ; ceci est sans doute d’autant plus vrai dans le droit du commerce international où les aléas sont plus élevés, et, partant, les facteurs de sécurité comme le principe de la convention loi prévalent.11 6 7 9 10 11 CCI 2291, 1975, J.D.I., 1976, 989 ; 1512, 1971, J.D.I., 1974, 905 ; Ph. KAHN, Lex mercatoria et contrats internationaux", in Le contrat économique international, Bruxelles, 1975, 195 CCI, 2291, précité. 8 Section 6.2. Voy. pour une étude à partir du droit belge, P. WERY, Les pouvoirs du juge dans les Principes Unidroit en matière de contentieux contractuel, DAOR, 67, 3/2003, pp.67 e.s. Pour un refus de considérer les Principes comme une règle du commerce international, voy. CCI, nr. 8873 (1997), J.D.I. 1998.1017 et suiv., note D. H. » le hardship est un principe tout à fait exceptionnel qui n’est accepté que dans le cadre de clauses contractuelles […] Il est donc exclu que l’on puisse considérer les dispositions en matière de hardship contenues dans les Principes d’UNIDROIT comme des usages du commerce; pour une application des Principes comme usage du commerce international », voy. C.C.I. n° 7365/FMS rendue le 5 mai 1997, Revue de droit uniforme, 1999,796-809 ; Michael Joachim BONELL, UNIDROIT Principles: a Most Significant Recognition by a United States District Court , (1999) 4, no 3 Rev. dr. unif.,p. 651. Sentence rendue dans l’affaire n° 1512 en 1971, J.D.I., 1974, p. 905 ; Sentence intérimaire rendue dans l’affaire n° 2321, en 1974, J.D.I., p. 938 ; Sentence rendue dans l’affaire n° 2404, en 1975, J.D.I., 1976, p. 995 ; Sentence rendue dans l’arbitrage ad hoc Texaco/Calasiatic c/Gouvernement libyen, J.D.I., 1977, p. 350 et s., spécialement p. 363 ; W.L. CRAIG, W.W. PARK & J. PAULSON, International Chamber of Commerce Arbitration, Oceana Publications & IIC Publishing, 1990, p.623 ; voy. M. de BOISSESON, Le droit français de l’arbitrage interne et international, 1990, p.640. H. VAN HOUTTE, Changed Circumstances and Pacta Sunt Servanda": Gaillard ed., Transnational Rules in International Commercial Arbitration, ICC Publ. Nr. 480,4, Paris (1993); Sentence 2404, 1975, précitée. 3 Plusieurs sentences analysées estiment que la clausula doit faire l’objet d’une application stricte12, l’excluant même13. Les considérations suivantes extraites de la décision précitée n° 1512 illustrent cette tendance : « … le moyen ne peut pas prospérer, selon moi, car il est universellement considéré comme étant d’interprétation stricte et étroite, en tant que dangereuse exception au principe du caractère sacro-saint des contrats. Quelle que soit l’opinion ou l’interprétation des juristes des différents pays en ce qui concerne le « concept » de modification des circonstances comme excuse d’une non-exécution, ils s’accorderont sans doute sur la nécessité de limiter l’application de la soi-disant doctrine « Rebus sic stantibus » (quelquefois visée par les expressions « frustration », « force majeure », « imprévision », et autres termes similaires) à des cas où des raisons contraignantes le justifient, en considérant non seulement le caractère fondamental des modifications, mais aussi le caractère particulier des contrats en cause, les exigences de loyauté et d’équité et toutes les circonstances de l’affaire. » Cette décision, tout en préconisant une application stricte, ne rejette pas l’application de la clausula dans l’arbitrage international Une décision cherche à donner une application plus large de la clausula en droit des contrats internationaux : « On pourrait peut-être appliquer cette règle de manière plus souple à des contrats internationaux »14 15. 1.4. Certaines décisions rejettent la clausula de manière indirecte en donnant une application stricte à la notion de force majeure, à laquelle on ne peut déroger que si le contrat le prévoit expressément : « “It is true that more and more international long term agreements contain provisions according to which is considered as an event of force majeure any event beyond the control of the parties which renders the performance of the agreement very difficult and/or more expensive than anticipated or any event which cannot be overcome by the use of reasonable means at reasonable costs. 12 13 14 15 Voy. les sentences rendues en 1971 dans l’affaire 1512, J.D.I., 1974, p. 905 et note 4.D. ; en 1974, affaire 2216, J.D.I., 1975, p. 917 ; en 1975, affaire 2404, J.D.I., 1976, p. 995. Sentence rendue en 1976, affaire 2708, J.D.I., 1977, (La décision souligne que le droit français ne reconnaît pas la clausula, et justifie le rejet de la clausula par des éléments propres à la nature des contrats internationaux). Sentence rendue en 1976, affaire 2673, citée. Sentence rendue dans l’affaire n° 2508, en 1976, J.D.I., 1977, p. 939 ; voy. M. de BOISSESON, Le droit français de l’arbitrage interne et international, 1990, p.641. Voy. sur le caractère isolé de la décision à l’époque, la note sous l’arrêt ; voy. aussi sur une position qui réaffirme le principe tout en précisant que les modalités d’exécution restent à préciser et qui insiste aussi sur la bonne foi dans l’exécution des conventions, sentence rendue dans l’affaire 5983, Rec. Sent.arb., CCI, 1988-1990, p.437. 4 Such provisions when agreed upon leave no doubt as to the intent of the parties. They clearly reflect that the parties intended to avoid that the impossibility to perform be considered as the sine qua non requirement for force majeure. However, in order to be accepted , such exceptions to the common law of force majeure must be expressly provided for; they should not be presumed or implied”;16 1.5. L’on sait que l’obligation de bonne foi revêt une importance déterminante en droit du commerce international. Elle se conjugue souvent avec le principe pacta sunt servanda. 17 C’est parfois par le biais de l’obligation de négocier de bonne foi que la clausula est introduite ; ainsi, l’on peut lire dans un ouvrage qui fait autorité, à propos de la renégociation : « While a party may ultimately insist on its contractual rights, it would be ill-advised to refuse even to discuss matters with a co-contractant harmed by substantially changed circumstances. Refusal to negotiate in good faith has been sanctioned by ICC arbitrators.”18 La Cour de cassation de France qui ne reconnaît pas expressément la clausula met à charge du contractant une obligation de négociation lorsque survient en cours d’exécution de contrat, un changement imprévisible et brutal de circonstances entraînant un profond déséquilibre économique.19 Cette obligation suppose que le comportement du contractant soit abusif. 1.6. Clause de hardship Celles-ci sont extrêmement fréquentes dans le commerce international20 en telle sorte que plusieurs auteurs ont considéré que le régime du hardship faisait partie intégrante de la 16 Sentence 4462 ; YB comm. Arbitration, XVI, 1991, p.54, spéc., p.59. Voy. not. Sur la relation entre les deux principes, sentence CCI 5485 du 18 août 1987, Revue des sentences arbitrales, 1986-1990, 1987, p.199. 18 W.L. CRAIG, W.W. PARK & J. PAULSON, International Chamber of Commerce Arbitration, Oceana Publications & IIC Publishing, 1990, p.625. 19 Cass.fr., 16 mars 2004, Dalloz, J., 2004 , p.1754 et note D. MAZEAUD , l’auteur étudie les décisions antérieures de la Cour suprême française. Voy. H. BOUTHINO-DUMAS, Les contrats relationnels et la théorie de l’imprévision, R.I.D.E., 2001, pp.339-373, spéc. p.360. 20 Voy. not D. MATRAY & F. VIDTS, Les clauses d’adaptation des contrats, in Les grandes clauses des contrats internationaux, Bruxelles, 11 et 12 mars 2005, 55ème Séminaire de la Commission Droit et Vie des Affaires ; notre étude Les clauses relatives au changement de circonstances dans les contrats à long terme, , in La vie du contrat à prestations successives, Bruylant, 1991, pp.157 et suivants. M. FONTAINE & F. DE LY, Droit des contrats internationaux, 2004, pp. 387 e.s. 17 5 coutume internationale.21 Par conséquent, une clause de hardship serait implicite dans le contrat international. 22 La conclusion est sans doute hâtive d’autant plus, comme le souligne le professeur Van Houtte, que les rédactions des clauses de hardship sont très diversifiées.23 1.7. Amiable composition. L’on sait que l’amiable compositeur n’est pas tenu par les règles de droit et peut donc statuer en équité.24 La clausula est une règle d’équité par excellence et, partant, l’amiable compositeur devrait autoriser l’adaptation du contrat lorsque l’équité le requiert. 25 L’amiable compositeur doit observer les règles qui concernent l’ordre public26 ; or, la problématique de la clausula ne concerne pas l’ordre public en telle sorte que l’amiable compositeur disposera d’un large pouvoir d’appréciation. Chapitre 2. Eléments d’appréciation de l’application de la clausula propres aux contrats internationaux. 2.1. Même lorsqu’elle est admise, la clausula fait l’objet d’une interprétation stricte,27 ce qui, dans les contrats internationaux, se justifie par les considérations suivantes. 2.1.1. L’opération internationale est complexe et comporte généralement plus de risques que l’opération réalisée sur un plan national. Ceci ne veut pas dire, à notre avis, que l’opération internationale revête un caractère spéculatif28. Le praticien du commerce international n’a pas l’intention de 21 Sur les avantages et inconvénients d’une telle clause dans un contrat d’investissement, voy.J. GOTADA, Renegotiation and Adaptation Clauses in Investment Contracts, Revisited ; 36 Vanderbilt Journal of Transnational law,. 2003, p. 1461 ; Klaus Peter Berger, Renegotiation and Adaptation of International Investment Contracts: The Role of Contract Drafters and Arbitrators, 36 Vanderbilt Journal of Transnational law,. 2003, p.1347. 22 CCI, sentence 2291, 1975, J.D.I., 1976, 989. P. KAHN, Lex mercatoria et contrats internationaux, in Le contrat économique international, Bruxelles, 1975, 195 ; Voy. F. DASSER, Internationale Schiedsgerichte und Lex Mercatoria, Schulthess, Zurich, 1989, 111. 23 H. VAN HOUTE, op.cit. 24 E. LOQUIN, L’amiable composition en droit comparé et en droit international, Paris, 1980 ; voy. ARTICLE 1700 DU Code judiciaire belge, G.A. DAL & G. KEUTGEN, op.cit., p.163. 25 Ainsi l’arbitre amiable ccmpositeur peut déroger aux règles en matière de force majeure, E.LOQUIN, op.cit., p.249. 26 E. LOQUIN, op.cit., p.257. 27 CCI 2404, J.D.I., 1976, p.995. 28 Voy. dans le même sens, la note sous la sentence rendue dans l’affaire 2708, précitée, qui renvoie ellemême à la sentence rendue en 1932, dans l’affaire 519 (J.D.I., 1974, p. 892). 6 conclure une opération à caractère spéculatif lorsque, par exemple, il construit une usine clé sur porte. Il cherche au contraire à garantir l’exécution et la stabilité du contrat contre tous les événements, nombreux, qui peuvent perturber cette exécution.29 En outre, le contrat international ne présente pas, en règle générale, un aléa objectif, inhérent à un élément essentiel du contrat, aléa par contre présent dans le contrat d’assurance ou la rente viagère. La présence de ces risques divers doit rentrer dans le champ des prévisions des parties à la conclusion du contrat.30 Elles doivent donc, dans la négociation contractuelle, prendre ces éléments en considération et les assortir des stipulations contractuelles adéquates (augmentation du prix, assurance, …). Cette prise en charge des risques est d’autant plus grande que l’engagement assumé porte sur une longue durée31. 2.1.2. Le négociateur de contrats internationaux est généralement un homme compétent et averti. Il doit donc prendre l’initiative de veiller à se prémunir contre les changements de circonstances32. 2.1.3. Cette affirmation est étayée par la présence dans la plupart des contrats internationaux de clauses organisant le changement de circonstances. En conséquence, le contractant pourra difficilement invoquer la clausula dans la mesure où il est un homme averti et qu’il doit donc prendre les mesures destinées à organiser le changement de circonstances, comme le font la majorité des praticiens du commerce international. 2.2. Ceci ne signifie pas, à notre avis, que la clausula ou ne puisse jamais trouver application en droit international. 29 30 31 32 Il convient de préciser que ceci n’empêche pas que ‘ les milieux du commerce international, dans une conception dynamique des échanges, attachent le plus grand intérêt à ce qu’il soit mis fin à des accords qui battent de l’aile pour que puissent immédiatement être conclus de nouveaux contrats. » note Y.D. sous Sentence 2103, 1972, Recueil des sentences arbitrales de la CCI, 1972-1985, p.199. Ceci n’est pas incompatible avec la reconnaissance de la clausula puisque celle-ci envisage les circonstances non constitutives de faute tandis que la phrase précitée envisage les circonstances constitutives de faute contractuelle. W.L. CRAIG, W.W. PARK & J. PAULSON, International Chamber of Commerce Arbitration, Oceana Publications & IIC Publishing, 1990, p.623. Voy. dans ce sens, dans la jurisprudence nationale, Trib. Fédéral suisse, 26 septembre 1974, A.T.F., vol. 100, pp. 345 et s., spécialement cons. 2, pp. 348 et 349. Voy. sentence n° 2508 précitée. 7 2.2.1.Les réflexions qui précèdent trouvent en effet leurs limites dans la capacité de prévision des parties contractantes. L’actualité montre que la réalité économique internationale revêt un caractère extrêmement complexe et mouvant et les bouleversements qu’elle connaît nous surprennent chaque jour. Les clauses, si parfaitement rédigées qu’elles puissent être, ne parviennent pas toujours à appréhender cette réalité. Ainsi, dans l’affaire E.D.F./SHELL33, les parties avaient assorti leur contrat de fourniture de produits pétroliers à long terme d’une clause d’indexation et de renégociation. Aurait-on pu leur reprocher de ne pas avoir inclus, dans leur clause de renégociation, la soumission du problème à un tiers en cas d’échec des négociations ? Nous ne le pensons pas. La solution est d’autant plus évidente lorsqu’il s’agit de contractants non expérimentés34, qui accèdent au marché international35. En conséquence, si la problématique du changement de circonstances fait l’objet d’une appréciation plus sévère en droit commercial international, c’est sans doute en raison de la capacité généralement plus grande des praticiens du commerce de se prémunir, par des clauses appropriées, contre le changement de circonstances. En outre, l’absence de clause peut résulter d’un oubli, et d’un manque de compétence etc …, et ne peut s’analyser comme une volonté délibérée d’écarter le principe du maintien de l’équilibre contractuel. 2.2.2.. L’on a écrit que le maintien de l’équilibre contractuel constituait un principe de la lex mercatoria36. L’on a souligné dans l’introduction l’importance de la stabilité et de la continuité du contrat international. Si l’on admettait ces principes de manière absolue, il faudrait admettre que le contrat international peut être aménagé en fonction du changement des circonstances, même en l’absence de clause de hardship. 33 34 35 36 Paris, 28 septembre 1976, Revue de l’Arbitrage, 1977, pp. 341 et s. Voy. supra, § 3. Voy. dans le même sens, note 4.D. sous la sentence n° 1512, précitée, J.D.I., 1974, p. 910. Si des éléments personnels au contractant (expérience, …) ne peuvent être pris en considération pour apprécier le bouleversement de l’économie contractuelle, ils peuvent, à notre avis, intervenir dans l’appréciation de l’imputabilité ou de la prévisibilité des circonstances nouvelles. Voy. not. les références citées par S. JARVIN, L’obligation de coopérer de bonne foi, p. 4, supra . Voy. la célèbre sentence de MM. Ripert et Planchaud, publiée au Journal de droit international, 1959, p. 1078 ; voy. la note sous la sentence n° 2404 en 1975, Journal de droit international, 1976, p. 996. 8 Certains auteurs, voulant sans doute mettre en concordance l’application de ce principe et les décisions arbitrales, considèrent que l’absence de clause de hardship témoigne de la volonté des contractants d’écarter le principe du maintien de l’équilibre contractuel.37 2.2.3. Complexité du contrat. Par ailleurs, la complexité et les impondérables du commerce international rendent le complètement du contrat en cas de changement de circonstances nécessaire. Refuser d’appliquer le contrat de manière souple, aboutirait à un résultat rigide, néfaste pour l’efficacité contractuelle. Chapitre 3. Les cas d’application Soulignons d’emblée que les décisions analysées ne sont malheureusement pas précises dans la description des faits. Nous étudierons d’abord les types d’événements et nous pencherons brièvement sur les conditions d’application 3.1. Types d’événements 3.1.1. Augmentation des prix pétroliers et ses effets. Dans la sentence précitée n° 2508, l’arbitre reproche à la partie qui invoque l’imprévision, de s’être limitée à se prévaloir sans autre précision de l’augmentation des prix des produits pétroliers : « Quoi qu’il en soit, la charge de la preuve incombait à Y …, qui ne l’a pas rapportée. En effet, il ne suffisait pas d’invoquer d’une manière générale l’augmentation des prix du pétrole et ses dérivés. Il eu fallu exposer de manière détaillée quelles étaient les sources d’approvisionnement et quelles auraient été les conséquences graves, pour Y…de l’exécution du contrat. Le Tribunal Arbitral a expressément attiré l’attention de Y … sur ce point. Y…a préféré ne pas donner de précisions à ce sujet, pour des raisons certes compréhensibles, tenant notamment au secret des affaires ; par conséquent il est invraisemblable que l’exécution du contrat, aux pris convenus, aurait provoqué pour cette entreprise des difficultés insupportables ». 37 Voy. la note précitée. 9 Dans la décision n° 2708 précitée, l’augmentation des prix des produits pétroliers n’est pas prise en considération aux motifs que la clausula n’est pas reconnue en droit français et qu’il appartenait aux parties de se prémunir contre les changements de circonstances. Cette sentence considère que les hausses des prix des produits pétroliers pendant les années 1973 et 1974 ne tombent pas dans cette catégorie d’événements. Nous croyons pour notre part que ce qui importe, c’est le caractère non imputable des circonstances et le bouleversement de l’économie contractuelle ; en d’autres termes, la hausse des produits pétroliers de ces années a pu, eu égard aux circonstances de la cause et leur effet sur le contrat, donner lieu à l’application de la clausula. Plusieurs décisions des juridictions nationales ont d’ailleurs tranché en ce sens. 38 3.1.2. Hausse de prix d’autres matières premières Dans la sentence CCI 6281 de 1989,39 le tribunal arbitral refusa de prendre en considération la fluctuation des matières premières dans les circonstances suivantes. Les parties avaient conclu un contrat portant sur la vente d’une quantité déterminée d’acier. L’acheteur bénéficiait d’une option portant sur l’achat d’une quantité complémentaire aux mêmes prix et conditions. L’acheteur leva cette option. Le vendeur refusa d’y donner suite en raison de la hausse du prix du marché de l’acier. L’acheteur fut contraint d’acheter une quantité supplémentaire à un prix supérieur. L’acheteur introduit une demande en indemnisation du dommage subi par la différence de prix. L’arbitre, faisant application du droit yougoslave, fit droit à cette demande. S’agissant du problème du changement de circonstances, l’article 133 du Code civil yougoslave permet au débiteur de se prévaloir du changement de circonstances qui rend déraisonnable la poursuite du contrat dans toutes ses clauses et solliciter par conséquent la rescision du contrat. Cet article précise que la rescision suppose que les circonstances dont se prévaut le débiteur soient imprévisibles à la conclusion du contrat et soient inévitables. L’arbitre considéra que le prix de l’acier avait déjà connu une hausse à la conclusion du contrat et que la fluctuation des prix mondiaux est un phénomène connu. Le changement de circonstances était donc prévisible. En outre, la hausse des prix n’était pas de nature à 38 Voy. Sentence du 6 juillet 1983, Yearbook Commercial Arbitration,, vol. IX, 1984, p.69 ; voy. M. de BOISSESON, Le droit français de l’arbitrage interne et international, 1990, p.641. 39 Yearbook Commercial Arbitration, XV, A.J. van den Berg, Kluwer, 1990, 96-101. 10 constituer une charge insupportable pour le débiteur puisque l’augmentation des prix était de 13,16% ; il s’agissait là d’un risque normal.40 41 3.1.3. La dépréciation de la monnaie n’est généralement pas considérée comme permettant une révision du contrat.42 3.1.4. La guerre peut être constitutive de bouleversement de l’économie contractuelle mais elle tombe fréquemment sous les conditions d’application de la force majeure.43 La sentence n° 1512 précipitée portait sur l’exécution par une banque pakistanaise de sa garantie, en faveur d’une société indienne. La banque invoquait le conflit armé indopakistanais survenu en 1965 et la législation d’état d’urgence qui s’en suivit dans les deux pays. L’arbitre considéra que ces événements ne permettaient pas l’application de la frustration ni de la clausula. Sans connaître de manière précise les arguments développés par les parties, il convient de souligner que le lien de causalité entre l’événement perturbateur et une prétendue difficulté substantielle dans l’exécution de la prestation n’est pas, souligne l’arbitre, établi. Le simple état d’urgence ne constitue pas à lui seul une application valable de l’imprévision. En outre, en matière de dettes de somme (une garantie bancaire doit, à notre avis, être considérée comme telle), il faut appliquer l’adage ‘’ genera non pereunt ’’. 3.1.5. Les révolutions ou changements politiques sont parfois été envisagés ; ainsi, dans l’arbitrage Iran US, la partie américaine prétendait que les clauses d’attribution de juridiction aux cours iraniennes ne devaient plus être appliquées à la suite du changement de régime. Cette question n’ a pas été tranchée par le tribunal arbitral. Cependant, dans une opinion minoritaire, les juges américains Holzmann et Mosk, ont estimé que la révolution iranienne entraînait un changement radical des obligations des parties. 40 Voy. sur la hausse du prix de l’acier, S. ABBATUCCI, B. SABLIER & V. SABLIER, Crise de l’acier : le retour de l’imprévision dans les marchés de travaux, A.J.D.A, 2004, p.l2201, avant dernier paragraphe et les références citées ; 41 Voy. aussi sur l’augmentation des prix de produits chimiques et la disparition des barèmes d’indexation, la sentence rendue dans l’affaire n° 3938, en 1982, J.D.I., 1984, pp. 926 et s., et note S.J. voy. Aussi sur le fait que la fluctuation des prix doit être prise en considération par les négociateurs, W.L. CRAIG, W.W. PARK & J. PAULSON, International Chamber of Commerce Arbitration, Oceana Publications & IIC Publishing, 1990, p.623 ; voy. Aussi pour un rejet de prendre en considération les chutes de prix de matières premières et les fluctuations monétaires, car ces circonstances tombent sous le risque assumé dans le contrat Sentence ad hoc « Nofota » 10 septembre 1975, YB. Comm. Arb., II (1977) p. 156, 158; E. S. DARANKOUM,L’application des Principes d’UNIDROIT par les arbitres internationaux et par les juges étatiques, Thémis, Univ.Montréal, volume 36,2002, p.468 et la jurisprudence citée. 42 CCI, 2216, 1974, J.D.I., 1975, p.917 ; CCI 2478, 1974, J.D.I., 1975, p.925; voy. aussi Tribunal arbitral Hambourg, 2 mai 1977, YB. Comm. Arb., 1979, 202. 43 CCI, 1703, 1971, J.D.I., 1974, p.894 ; par contre, la période postérieure à la fin des hostilités n’a pas été considérée comme une hypothèse de force majeure. 11 Dans une autre décision arbitrale relative au conflit irano-américain, les changements importants dans les conditions politiques en Iran, spécialement à l’égard des Etats-Unis, le changement substantiel de l’importance des contrats militaires stratégiques comme celui concerné par la décision arbitrale, justifient le droit pour le gouvernement iranien de mettre fin au contrat.4445 L’insécurité créée par les attentats en Algérie dans les années nonante et les conséquences en découlant pour l’exécution d’un contrat de construction ( difficultés de transport, d’approvisionnement etc…) n’ont pas été considérées comme rentrant dans la définition d’imprévision.46 3.1.6. Privatisation de l’économie. Une société turque invoquait le développement du secteur privé et la transformation du marché en Turquie pour se prévaloir de la clausula. Une sentence CCI a estimé que ces circonstances rentraient dans la sphère de risques du contractant.47 3.1.7. Autres circonstances. S’agissant de la commercialisation des produits pharmaceutiques, la possible découverte d’effets secondaires après la conclusion du contrat, constitue une circonstance prévisible.48 3.2. Les conditions d’application. Certaines décisions insistent sur le fait que la clausula ne trouve application qu’en cas d’événements de nature catastrophique, tels que guerre, dévaluation, inondation ou tremblement de terre. 49 Comme indiqué plus haut, le caractère catastrophique ou non des circonstances n’est pas, 44 Décision Quetsch, précitée. Sur le caractère prévisible d’une nationalisation d’une société, et donc l’absence de force majeure, sentence CCI 2139, 1974 ; sur le refus d’application de la force majeure dans un contrat de transport en cas de saisie d’un bateau pour défaut de paiement d’un prêt, et sur la relation avec l’imprévision Sentence CCI 9466, 1999, Yearbook of commercial arbitration, 2002, p.170 e.s. ; 46 Sentence 8873 précitée. 4747 Sentence 8486, 1996, J.D.I., 1998, n, 1047-1052.° 48 Sentence 5617, 1989, Recueil des sentences arbitrales de la CCI, 1991-1995, pp.537 e.s.ù 49 Voy. Sentence du 6 juillet 1983, Yearbook, vol. IX, 1984, p.69 ; voy. M. de BOISSESON, Le droit français de l’arbitrage interne et international, 1990, p.641. 45 12 L’on constate donc que les conditions d’application sont fort strictes. Ainsi, la plupart des décisions considèrent que les circonstances sont prévisibles et donc ne donnent pas lieu à adaptation du contrat. D’autres estiment que le changement de circonstances est inclus dans le risque contractuel. Reconnaître la clausula n’a donc pas pour effet de remettre en cause la sécurité des relations contractuelles. Chapitre IV. L’obligation de renégocier 4.1. Clause d’adaptation aux circonstances nouvelles50 Obligation de négocier En présence d’une clause de hardship, lorsqu’un changement de circonstances tel que défini dans la clause survient, les parties doivent renégocier le contrat. Les parties doivent négocier en respectant les exigences de la bonne foi. 51 La décision de la cour d’appel de Paris en cause E.D.F. / SHELL a déjà fait l’objet de plusieurs commentaires52. Les faits de la cause peuvent être résumés comme suit. La société pétrolière SHELL avait conclu avec l’E.D.F. un contrat de fourniture de « fuel-oil », à long terme afin d’obtenir un prix préférentiel. Le contrat contenait une clause d’indexation du prix, ainsi qu’une clause de sauvegarde, aux termes de laquelle les parties « se rapprocheront pour examiner éventuellement les modifications à apporter au contrat (prix ou autre clause) si le fuel-oil ordinaire rendu à destination venait à subir une hausse de plus de six francs par rapport à la valeur initiale ». Le Tribunal de commerce a considéré que le contrat était devenu nul à la suite de la disparition d’un élément essentiel du contrat (le prix devenu indéterminable à la 50 Voy. Sur les clauses d’adaptation D. MATRAY & F. VIDTS, Les clauses d’adaptation des contrats, in Les grandes clauses des contrats internationaux, Bruxelles, 11 et 12 mars 2005, 55ème Séminaire de la Commission Droit et Vie des Affaires ; notre étude Les clauses relatives au changement de circonstances dans les contrats à long terme, , in La vie du contrat à prestations successives, Bruylant, 1991, pp.157 et suivants. M. FONTAINE & F. DE LY, Droit des contrats internationaux, 2004, pp. 387 e.s. 51 W.L. CRAIG, W.W. PARK & J. PAULSON, International Chamber of Commerce Arbitration, Oceana Publications & IIC Publishing, 1990, p.624 & 632. 52 Paris, 1ère ch., 28 septembre 1976, Revue de l’arbitrage, 1977, pp. 341 et s., avec, dans la même livraison, l’article de B. OPPETIT, Arbitrage juridictionnel et arbitrage conventionnel : à propos d’une jurisprudence récente, pp. 315 et s., spécialement pp. 322 et s., n° 8 ; J.C.P., II, 1978, n° 12736, et obs. J. ROBERT. 13 suite de la disparition de l’indice contractuel de variation du prix) et que, la négociation entre les parties n’ayant pas abouti, il n’appartenait pas au juge de substituer sa volonté à celle des parties. Saisie du litige, la Cour d’appel de Paris s’attacha à l’exécution de l’obligation de négocier. Elle constata que les parties voulaient poursuivre l’exécution du contrat de fourniture originaire puisque SHELL continuait à livrer le fuel, contre versement de sommes « à valoir » sur le prix. La cour en déduisit la volonté des parties, non de mettre fin à leurs contractuelles, mais de les adapter aux circonstances nouvelles. Les parties doivent donc, poursuivit la Cour, déterminer un nouveau prix et de nouvelles modalités de variations de celui-ci, qui tiennent compte de l’économie contractuelle, et plus particulièrement du caractère réduit du prix en fonction de l’importance et de la durée des fournitures. L’on perçoit ainsi l’intérêt de la société pétrolière d’invoquer la caducité du contrat ; elle n’était plus obligée d’accepter un prix réduit lors de la conclusion de la nouvelle convention, destinée à remplacer la convention caduque ; si elle acceptait un nouveau prix réduit, c’était en contrepartie d’une durée et d’une quantité de livraison importante qui ne tiendrait pas compte de la durée écoulée du contrat caduc. La Cour renvoya donc les parties à la table des négociations et désigna un observateur chargé de suivre les négociations et de faire le rapport à la Cour en cas d’échec de celles-ci. Cette décision a été approuvée par les annotateurs précités. Tout en adoptant une solution équitable, énergétique et efficace53, la Cour évite le reproche de substituer sa volonté à celle des parties. En outre, le principe de l’exécution en nature des obligations a fait parfois l’objet d’applications trop timides ; or, l’exécution en nature est celle qui offre généralement la solution la plus opportune sur le plan économique et la plus conforme à l’économie du contrat. Le juge fait une application très pertinente de ce principe en invitant les parties à négocier et, à notre avis, novatrice en assortissant l’exécution de cette obligation de l’intervention d’un tiers chargé de contrôler le déroulement des négociations54. 53 54 Les parties sont en effet arrivées à un accord sous l’influence de l’observateur désigné par le tribunal (voy. obs. J. ROBERT précitée, alinéa 2). Voy. sur une appréciation de l’initiative de la Cour de Paris au regard du droit français et de la Common law, D. TALLON, Dommages et intérêts et exécution en nature, J.T., 1985, pp. 601 à 605. 14 3.2. Obligation de négociation en cas de survenance de circonstances nouvelles en l’absence de clause de hardship. L’on a vu que la Cour de cassation de France met à charge du contractant une obligation de négociation lorsque survient en cours d’exécution de contrat, un changement imprévisible et brutal de circonstances entraînant un profond déséquilibre économique et que le refus de négociation constituerait un abus de droit.55 Même lorsque le juge reconnaît la clausula, il appartient à la partie qui s’en prévaut de négocier de bonne foi lors de la survenance des circonstances nouvelles. Dans la sentence arbitrale précitée n° 2508, le vendeur invoquait, on l’a vu, l’augmentation des prix des produits pétroliers. L’acheteur avait, lors de la survenance de la hausse, proposé une augmentation de 25 % du prix. mondial. Le vendeur avait refusé, voulant obtenir des prix voisins de ceux du marché Les arbitres considèrent le comportement de l’acheteur comme fautif : « En l’occurrence il était en principe compréhensible, vu les circonstances économiques, que Y… tente d’obtenir une augmentation des prix contractuels. Il était cependant inadmissible qu’elle cherche à obtenir des prix proches des prix mondiaux, ce qui revenait simplement à résilier le contrat. » Nous croyons qu’il convient de développer cette obligation de renégociation dans les contrats internationaux qui requièrent continuité et stabilité. 3.3. Obligation de négocier en cas de convention plus avantageuse contractée avec un tiers. Mentionnons aussi les sentences arbitrales des 5 mars et 16 avril 1969, reprises dans l’arrêt de la Cour d’appel de Paris en date du 13 janvier 197156. Un contrat de fourniture de pétrole conclu le 8 septembre 1960 comportait les clauses suivantes : « Art. V.F. Si la situation du marché du pétrole venait à se modifier de façon telle que le mécanisme des prix du contrat cessât de donner des résultats équitables pour l’une ou l’autre des parties, celles-ci se concerteraient à la requête de celle d’entre elles 55 56 Cass.fr., 16 mars 2004, Dalloz, J., 2004 , p.1754 et note D. MAZEAUD , l’auteur étudie les décisions antérieures de la Cour suprême française. Voy. H. BOUTHINO-DUMAS, Les contrats relationnels et la théorie de l’imprévision, R.I.D.E., 2001, pp.339-373, spéc. p.360. Paris, 13 janvier 1971, Revue de l’arbitrage, 1973, pp. 68 et s., et note P. FOUCHARD. 15 qui le demanderait de façon à rétablir, si nécessaire, un mécanisme de prix qui donnât des résultats équitables pour elles deux … » Art. 15 (ERAP) et 17 (SOFREPAL) : « Si, au cours du présent contrat, la situation générale en vigueur au moment de sa conclusion venait à subir des modifications importantes, ou si les circonstances sur lesquelles les parties se sont fondées au moment de sa conclusion venaient à se développer d’une façon telle que l’une des parties aurait à subir des rigueurs que l’on ne pourrait pas équitablement lui demander de supporter, les parties se mettraient d’accord pour adapter les conditions du présent contrat à la nouvelle situation d’une façon équitable pour les deux contractants ». acheteur. En 1967, le vendeur conclut des contrats plus avantageux avec un autre L’acheteur originaire se prévalait de cette circonstance pour obtenir la révision de ses propres prix. Après avoir ordonné la production des nouveaux contrats passés en 1967 avec un tiers acheteur, les arbitres estimèrent que l’acheteur originaire était, en l’espèce, en droit de se prévaloir des clauses de révision précitées. L’originalité de cette décision est de faire application des clauses relatives au changement de circonstances à un fait nouveau, dont l’un des contractants a pris l’initiative. C’est en effet la conclusion d’une nouvelle transaction par une partie avec un tiers qui a engendré la révision du contrat ; or, la clause de hardship vise le changement de circonstances généralement extérieur aux parties contractantes. L’hypothèse visée par l’espèce étudiée est normalement appréhendée par la clause du client le plus favorisé57. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit cependant d’adapter le contrat aux nouvelles conditions du marché. 3.4.Obligation de négocier le prix. Epinglons la sentence arbitrale suivante. Les parties s’étaient engagées à négocier le prix des marchandises à livrer chaque année. Le prix avait pu être fixé les trois premières années mais pas la quatrième ; l’arbitre insiste sur la nécessité de respecter la bonne foi dans la négociation, plus particulièrement dans la renégociation annuelle d’un contrat. Cette hypothèse ne concerne pas directement la clausula mais montre l’importance d’une négociation honnête et sérieuse dans le commerce international.58 57 Voy. M. FONTAINE, Les clauses de l’offre concurrente, du client le plus favorisé et la clause du premier refus dans les contrats internationaux, Droit et pratique du commerce international, 1978, pp. 185 à 220. 58 Sentence 5953, précitée, et la note Y.D., spéc. p.443. 16 Chapitre 5. Le régime du bouleversement de l’économie contractuelle dans la jurisprudence arbitrale internationale. Plusieurs solutions sont envisageables. 5.1.Dissolution du contrat Cette solution reste exceptionnelle et ne doit trouver à s’appliquer que lorsque la renégociation est impossible ou, si l’une des parties ne négocie pas de bonne foi.59 5.2.Renégociation. Il s’agira de la solution la plus fréquente et nous avons pu voir que cette renégociation doit avoir lieu de bonne foi et que le manque de bonne foi est sanctionné par les juges et les arbitres. Il a d’ailleurs été décidé, vu l’importance du principe de stabilité du contrat international, que l’échec des négociations n’entraînait pas la fin du contrat ; si cette négociation n’est pas menée de bonne foi, c’est la partie qui avait demandé la poursuite du contrat, qui pourra parfois y mettre fin, vu le manque de bonne foi de son partenaire dans la conduite de ces négociations.60 5.3.Adaptation. La question sera alors de savoir si un arbitre qui est chargé de trancher un litige, peut se substituer aux parties dans la rédaction du contrat.61 Nous croyons que ce n’est pas la tâche de l’arbitre et qu’il est préférable que, comme dans la décision précitée EDF/Shell, l’arbitre contrôle la négociation au regard du principe de bonne foi. 5.4.Indemnisation à la partie lésée62 59 H. VAN HOUTTE, op.cit. sub V.B. Sentence C.C.I, ,4761 (1987), J.D.I., 1987, 1012 ; 61 Voy. Sur cette question, D. PHILIPPE, Les clauses de changement de circonstances, précité ; H. VAN HOUTTE, loc.cit ; sur la possibilité de l’amiable compositeur de modifier le contrat, sentence CCI, n° 3327 qui refuse à l’arbitre amiable compositeur de modifier le contrat, J.D.I., 1988, p.971 ; voy. Les aspects juridiques de l’outsourcing, sous la direction de M. FONTAINE , D.PHILIPPE & C. DELFORGE, Bruylant, 2003, p.199. 62 Sentence CCI 4761 (1987), J.D.I., 1987, 1012.La même solution s’applique en droit admnistratif français, voy. D. PHILIPPE, Changement de circonstances et bouleversement de l’économie contractuelle, Bruylant, 1986, pp. 71 e.s. 60 17 Quelquefois, le contrat continue tel que pet c’est sous forme de compensation que le bouleversement contractuel est réglé. 5.5. Obligations plurales. Un contrat liait un fournisseur de gaz à plusieurs acheteurs. L’un de ceux-ci devait obtenir un accord préalable de son gouvernement pour s’engager dans le contrat. Il ne l’obtient pas. Quel sort réserver aux obligations entre le fournisseur et les autres acheteurs ? Le tribunal arbitral relève que le contrat a été exécuté et que les autres acheteurs ont sollicité la révision du prix sur la base de la clause de hardship, en cours d’exécution. Ceci montre que - le droit norvégien applicable en l’espèce, prônant une solution juste et raisonnable - les autres acheteurs ont fait preuve de flexibilité et il convient dès lors, conclut le tribunal arbitral, d’adapter le contrat en fonction du fait que le contrat ne lie plus le premier acheteur visé ci-dessus.63 Conclusions. Le problème du changement de circonstances revêt une importance significative dans le commerce international. L’on ne peut donc que recommander aux parties, maîtres de leurs destinées contractuelles, d’insérer une clause aménageant de manière spécifique le bouleversement de l’économie contractuelle, tenant compte du droit applicable à leur contrat. Quid en l’absence de clause ? La pratique montre également que rien n’est plus malsain qu’un contrat déséquilibré qu’une des parties est contrainte d’exécuter. Cette partie, se sentant victime du sort, va chercher toutes sortes de portes de sortie ou d’excuses pour ne pas exécuter ses prestations. Plutôt que d’attiser la malhonnêteté et l’affrontement, sans doute est-il préférable de privilégier le dialogue, la transparence et la continuité qui devraient permettre une maximisation des intérêts des parties aux contrats. Ceci est particulièrement vrai en matière de contrats internationaux où il est plus difficile et plus onéreux de faire valoir ses droits par le moyen de la sanction judiciaire. 63 Sentence CCI 5961, 1989, J.D.I., 1997, p.1051. 18 Le contrat international suppose stabilité, souplesse et collaboration. Aussi, nous croyons que le principe pacta sunt servanda doit être assorti, comme la plupart des règles, d’une « soupape » ; nous préconisons donc, à l’instar des Principes Unidroit et des Principes européens de droit des contrats, d’admettre l’adaptation des contrats lorsque la bonne foi ne permet plus d’exiger la poursuite du contrat tel que par le débiteur et que le changement de circonstances a profondément bouleversé l’économie du contrat.64 Nous avons vu enfin que l’obligation de renégocier peut se développer de manière indépendante ou complémentaire au bouleversement de l’économie contractuelle, ce qui constitue une perspective intéressante pour le commerce international.65 Comme l’écrit le professeur Darakoum : « Les marchands internationaux (ou si l’on préfère, les négociateurs internationaux) exercent par hypothèse une certaine fonction diplomatique, un savoir- faire commercial . L’art de faire des aff aires (ou encore de conclure de grands contrats internationaux) ne saurait se dissocier de celui de savoir négocier. Dans certaines situations, il n’y a aucune justification de limiter cette exigence à la phase des pourparlers (l’obligation de négocier comprendrait alors celle de renégociation, possible en cas de hardship). L’obligation de négocier est sensiblement différente mais proche par certains aspects de l’obligation de coopérer, de fournir les meilleurs efforts… Réunies ensembles, ces règles complètent et précisent la bonne 66 foi. C’est de cette manière que la lex mercatoria gagnera en distinctions subtiles et, aussi, en maturité. » 64 Il s’agira d’hypothèses exceptionnelles ; Sentence CCI 8501, 2001, p.1164. E. S. DARANKOUM,L’application des Principes d’UNIDROIT par les arbitres internationaux et par les juges étatiques, Thémis, Univ.Montréal, volume 36,2002, p.459 66 Op.cit., p.480. 65 19