La logistique au cœur des stratégies compétitives de la firme de service :
une relecture de travaux conduits en management et marketing des services
Annie MUNOS
Professeur Associé en Management et Marketing des Activités de Service
EUROMED Marseille, Ecole de Management
BP 921 – 13288 Marseille Cedex 09 (France)
Téléphone : (33) (0)4 91 82 77 87 – Télécopie : (33) (0)4 91 82 77 50
E-mail : annie.munos@euromed-marseille.com
Gilles PACHÉ (*)
Professeur des Universités en Sciences de Gestion
Centre de Recherche sur le Transport et la Logistique (CRET-LOG)
Université de la Méditerranée (Aix-Marseille II)
413, Avenue Gaston Berger – 13625 Aix-en-Provence Cedex (France)
Téléphone : (33) (0)4 42 93 90 73 – Télécopie : (33) (0)4 42 93 90 40
(*) Auteur pour toute correspondance.
Résumé :
Les travaux conduits sur le thème de la logistique dans les organisations ont longtemps privilégié la firme
industrielle. A l’opposé, ils ont laissé de côté plus ou moins consciemment la firme de service, à l’exception de
la firme de distribution de masse, objet de nombreuses attentions en Europe et aux Etats-Unis. Certes, des
articles et ouvrages ont été consacrés par le passé aux prestataires de services logistiques et aux entreprises de
transport, mais sans toujours s’appuyer sur les apports du management et marketing des services,
particulièrement riches et pertinents pour comprendre les enjeux du processus de servuction. Or, en tant que
composante du système d’organisation interne (ou back office), la logistique joue désormais un rôle majeur, en
étant passée de l’ombre à la lumière. Il est ainsi courant de lire dans la presse professionnelle, mais également
dans la littérature académique, que c’est la maîtrise de la logistique et des systèmes d’information associés qui
conditionne directement la performance de la firme de service, plutôt que la gestion de son personnel en contact
ou la qualité de ses supports physiques. Sans remettre en question l’importance de la logistique et des systèmes
d’information associés dans la mise en œuvre de stratégies compétitives, le papier indique qu’une « orientation
logistique » trop affirmée, au détriment d’une « orientation client » plus traditionnelle, risque d’altérer la qualité
de la relation de service destinée aux bénéficiaires du processus de servuction : les consommateurs. Il s’appuie
pour cela sur un grand nombre d’exemples concrets et d’illustrations.
Mots-clés :
Back office, CRM, firme de service, logistique, management et marketing des services, réseau, servuction,
systèmes d’information.
Classification thématique : A. La logistique dans les organisations.
Sous-thème : A5. Les dimensions marketing de la logistique.
INTRODUCTION
Que l’on se place du côté de la firme qui le délivre (produit immatériel fourni lors d’une
prestation) ou du côté du consommateur qui en bénéficie (résultat de la prestation reçue), le
service est au cœur des évolutions des économies occidentales depuis une quarantaine
d’années. Marqué par une montée en puissance du secteur tertiaire, mais aussi par un
accroissement de la dimension « service » de l’offre d’entreprises relevant du secteur
secondaire (Veys, 1991), le phénomène de tertiarisation a donné naissance à des entités
spécialisées dans la commercialisation de services marchands et non marchands. L’objectif
n’est pas ici de resituer ces évolutions dans une perspective historique, mais de souligner qu’à
l’instar de la firme manufacturière, la firme de service doit s’appuyer sur une logistique
performante afin de proposer des prestations innovantes et de qualité sur des marchés très
convoités et fortement concurrentiels. Mieux encore, pour certains observateurs, après avoir
été longtemps perçue comme une simple « intendance » du système d’organisation interne, la
logistique constituerait une arme incontournable pour affiner la démarche stratégique de la
firme de service (Clemons et Row, 1988), et alimenter d’une façon plus rentable son
processus d’innovation (Dekimpe et al., 2000 ; Sundbo et Gallouj, 2000).
Le chercheur doit évidemment prendre garde à tout excès en la matière, tant il est vrai que
les travaux académiques en management n’échappent pas toujours à des phénomènes de
mode. Les stratégies logistiques et supply chain connaissant un engouement certain en Europe
et aux Etats-Unis, il semble peu probable que les firmes de service y échappent, mais rien ne
permet d’affirmer que les autres composantes de leur système d’offre, par exemple la gestion
du personnel en contact, ne sont pas au moins aussi importantes. Nous souhaitons ainsi
discuter en quoi il est possible d’affirmer que la logistique se présente aujourd’hui comme
l’une des ressources prioritaires de la firme de service, mais qu’une trop forte « orientation
logistique » du back office, au détriment d’une « orientation client », risque de lui être
préjudiciable. Pour cela, nous nous appuierons sur une lecture critique de travaux conduits en
management et marketing des services depuis les années 1970.
Le papier est organisé en cinq parties. Dans un premier temps, il paraît judicieux de
rappeler rapidement pourquoi la logistique est un élément clé de la démarche stratégique de la
firme en général. Ce qui permettra, dans un deuxième temps, d’étudier plus spécifiquement
les impacts de la logistique dans la gestion des réseaux de service, avant d’indiquer, dans une
troisième partie, comment peut être envisagé le couplage CRM–logistique dans la firme de
service orientée client. Nous pourrons alors, dans une quatrième partie, montrer que la
centralisation des back offices est inéluctable (mais risquée), avant de traiter, dans une
cinquième et dernière partie, les implications managériales issues des réflexions et exemples
contenus dans le papier : si la firme de service souhaite légitimement retirer les fruits d’une
logistique et de systèmes d’information efficaces, elle doit penser un développement équilibré
de son système d’offre, au risque d’altérer durablement la qualité de la relation de service
avec ses clients.
UN NECESSAIRE DETOUR PAR QUELQUES FONDAMENTAUX
Pour souligner le poids de la logistique dans l’activité stratégique de la firme, il est
nécessaire de brièvement rappeler les forces qui dictent les règles du jeu et la réussite de
l’entreprise, quel que soit son secteur d’activité. Elles sont au nombre de cinq : (1) la menace
des nouveaux entrants ; (2) le pouvoir de négociation des fournisseurs ; (3) la menace des
produits ou services de substitution ; (4) le pouvoir de négociation des clients ; et (5) la
rivalité entre les entreprises du secteur (Porter, 1980). Selon Porter (1980), trois stratégies
permettent de simultanément contrer ces forces : la domination par les coûts, la
différenciation et la stratégie du créneau. Voyons, au travers d’exemples, en quoi la logistique
et les TIC peuvent contribuer à asseoir l’une ou l’autre des stratégies génériques :
Logistique et domination par les coûts. Une entreprise pratique une stratégie de
domination par les coûts lorsqu’elle cherche à réduire ou à éviter des coûts qu’elle devrait
normalement assumer, gagnant ainsi un avantage face à ses compétiteurs. Cette stratégie revêt
un intérêt évident lorsque la réduction des coûts est directement perceptible par le
consommateur (Aubert, 1997). Les postes les plus concernés par une baisse potentielle des
coûts grâce à l’usage des technologies et des TIC sont prioritairement les achats, la gestion de
production et la logistique (Tchokogué et al., 2001). On peut prendre l’exemple des lecteurs
optiques utilisant les codes-barres qui ont permis à plusieurs entreprises de diminuer leurs
coûts de mise à jour des stocks et de facturation, et ainsi de réduire leurs pertes (Aubert,
1997). L’entreprise FedEx, grâce à son système Super tracker, peut non seulement assurer le
suivi en temps réel du colis, mais aussi déterminer la route optimale de livraison et la mise à
jour quasi-instantanée des transactions.
Logistique et différenciation. La stratégie de différenciation, comme son nom l’indique,
permet à la firme de se distinguer de ses concurrents par la qualité et/ou l’originalité de son
système d’offre. Elle est largement utilisée dans le secteur industriel où les entreprises ne
manquent pas d’imagination pour fidéliser leurs clients en proposant des services fortement
différenciateurs qui facilitent leur vie. Mais les distributeurs alimentaires et spécialisés ne sont
pas en reste. Crespo de Carvalho (1999) en donne un certain nombre d’exemples en Europe
dans lesquels la maîtrise logistique joue un rôle essentiel. Ainsi, la livraison sur rendez-vous,
au domicile des clients, de commandes passées par téléphone ou télécopie supprime de
fastidieux déplacements vers des points de vente ou des points-relais. Evidemment, il en va de
même avec le commerce en ligne qui utilise simplement un support technologique plus
avancé. De manière plus générale, la stratégie de différenciation mobilisant la logistique
s’appuie sur des services sur mesure propres à chaque filière d’activités. Ainsi, dans la filière
textile-habillement, il sera possible d’envisager une personnalisation des collections par
enseigne, des emballages et étiquetages spécifiques, ou encore d’une fréquence particulière de
réassortiment (Senkel, 2000).
Logistique et stratégie du créneau. Elle consiste à segmenter le marché d’une façon à
offrir une gamme de produits qui corresponde à un groupe précis d’acheteurs. C’est la
stratégie de prédilection des entreprises qui officient sur des marchés où, justement, la
différenciation sur les produits et services est difficile à obtenir. C’est le cas des acheteurs
ayant des critères d’achat qui changent d’une manière constante et « zappent » régulièrement
entre des marques concurrentes. Nous pouvons citer l’exemple d’Amazon qui, en dépit de sa
faible rentabilité, a su devenir la référence dans le monde de l’édition. Son système
d’information permet de disposer de l’historique du client, de l’évolution de ses goûts et de
ses préférences, et de lui proposer des produits et services qui correspondent à ses attentes. Il
s’agit ici d’un créneau que seul Amazon a su exploiter, bien sûr copié mais pour l’instant
rarement égalé. C’est également la stratégie adoptée par Western Publishing, éditeur
américain de livres universitaires. Ayant un accès direct aux terminaux des magasins, il
connaît l’état précis des ventes et utilise cette information pour approvisionner les détaillants
en l’espace d’une nuit. L’apport de la logistique est capital dans ce cas de figure et constitue
le point nodal de la stratégie du créneau.
Un détour par l’approche stratégique issue des travaux de Porter (1980) indique
clairement que, tant dans la phase amont que dans la phase aval de la fabrication d’un produit
ou d’un service, la logistique tient une place centrale en vue d’atteindre les objectifs fixés par
l’entreprise. Ceci conduira d’ailleurs l’auteur, lorsqu’il conceptualisera par la suite la chaîne
de valeur (Porter, 1985), à identifier deux composantes logistiques importantes au sein des
activités principales : l’inbound logistics et l’outbound logistics, maladroitement traduites en
français par « logistique interne » et « logistique externe », alors qu’il aurait fallu parler de
logistique d’approvisionnement (interface avec les fournisseurs) et de logistique de
distribution physique (interface avec les clients). Pour la firme de service, l’importance de la
logistique dans son processus de production du service, mieux connue sous le terme de
servuction (Eiglier et Langeard, 1987), est évidemment au moins aussi forte que pour la firme
manufacturière. Pourtant, c’est le triptyque client–personnel en contact–support physique qui
a longtemps retenu une attention exclusive, heureusement démentie par des travaux plus
récents auxquels nous souhaitons porter une attention toute particulière.
L’IMPORTANCE RECONNUE DE LA LOGISTIQUE DANS LES RESEAUX DE SERVICE
Une importante littérature s’intéresse aux rôles que jouent les technologies logistiques et
les TIC qui en découlent dans l’évolution et le développement des activités de service. Pour
n’évoquer que les plus célèbres, citons les travaux de Levitt (1972, 1976), de Sasser (1976),
de Chase (1978), de Chase et al. (1998), de Davenport (1993) ou encore en France de
Monnoyer-Longé (1997). A l’image de la firme manufacturière, la firme de service ne peut
aujourd’hui faire l’économie de la mise en place d’une fonction logistique si elle souhaite,
d’une part, acquérir des avantages à la fois marketing et stratégiques, d’autre part, les protéger
d’une concurrence de plus en plus acérée et difficile à combattre. En effet, en raison de la
baisse continue des prix de l’accès aux nouveaux et puissants systèmes d’information (qui
constituent les fondements de la logistique d’entreprise), les firmes de service doivent non
seulement en être conscientes, mais surtout ne plus sous-estimer la performance de
l’organisation interne entendue comme « la partie cachée de l’iceberg » (Eiglier et Langeard,
1975, 1977).
C’est à Thomas (1978) que nous devons la première contribution majeure portant sur les
spécificités de la démarche stratégique appliquée au réseau de la firme de service, et
soulignant en filigrane l’importance capitale de la fonction logistique dans la réussite des
politiques dites « réticulaires ». En effet, dans son article, Thomas (1978) relève les deux
principaux points suivants, repris et largement approfondis par la suite dans la littérature en
management et marketing des services :
1) Les avantages concurrentiels en termes de coûts (et de prix) s’appuient dans une large
mesure sur une gestion globale du réseau de service (Carman et Langeard, 1980 ; Eiglier et
Langeard, 1987 ; Vandermerwe, 1994). Or, nombre de firmes de service ont désormais opté
pour une stratégie multi-canal (Munos, 2003), ce qui les oblige à formater et dupliquer des
systèmes d’information constituant le point d’appui d’une logistique mise au service de
l’ensemble des canaux de distribution utilisés. Il n’est pourtant pas sûr que des synergies
soient toujours envisageables entre les différents canaux, même si les clients leur sont
communs. Les difficultés que rencontrent par exemple actuellement les cyber-épiciers
français à mutualiser leurs logistiques on line (Internet) et off line (magasins) en constituent
une excellente illustration (Paché, 2004).
2) Le jeu des acquisitions, tout en étant dangereux pour la firme de service et renforçant la
problématique de la gestion du réseau de service, constitue l’un des meilleurs moyens de
combattre ses concurrents, de conforter ses positions acquises et de maintenir un avantage
concurrentiel déterminant (Webster, 1992 ; Munos, 1997 ; Bancel-Charensol, 1999). Or, le
jeu des acquisitions passe forcément par une refonte souvent importante (voire totale) des
fonctions logistiques des différents « candidats » à l’acquisition. Plus largement, comme le
signalent Corsino da Silva et Sameiro Carvalho (2002), ce sont l’amont et l’aval des chaînes
logistiques qui sont entièrement à revoir. En effet, la consolidation des réseaux de
fournisseurs et de clients risquent de faire apparaître des redondances coûteuses et des
problèmes de coordination au niveau des achats ou de la gestion des stocks.
Tannery (1997, 1999) opte quant à lui pour une approche différente, mais fortement
convergente avec celle de Thomas (1978). Ses travaux démontrent que la firme de service doit
bâtir son projet stratégique en référence à trois dimensions : (1) la dimension du territoire
(accéder à des marchés par la maîtrise d’un territoire donné) ; (2) la dimension de la
régulation (établir les conditions de réalisation et les règles qui intéressent les parties
prenantes à la réalisation du service) ; et (3) la dimension de la justification (jouer sur les
perceptions entre acteurs pour espérer bénéficier de certains comportements lors des
transactions de service). Il faut cependant reconnaître que si la gestion du réseau demeure en
tant que telle l’un des axes stratégiques prioritaires de la firme de service, elle peut
difficilement aboutir sans l’aide d’une fonction logistique en back office.
L’importance de la logistique prend toute sa mesure lorsque la firme de service souhaite, à
l’image des grands distributeurs à dominante alimentaire, développer massivement une
stratégie multi-formats. A juste titre, Tannery (1997, 1999) note que la logistique et les
systèmes d’information associés deviennent des vecteurs essentiels pour accéder à la
dimension territoriale et assurer des positions stratégiques favorables. Ils constituent une
source de différenciation au sens de Porter (1980) et peuvent servir la politique multi-canal de
la firme de service. Or, dans les activités tertiaires, la fonction logistique est souvent
organisée sur la base d’un important système d’information (Dabholkar, 1994 ; Levitin et
Redman, 1998 ; Giard, 2000). Ce dernier permet à la firme de service d’aller au-delà de la
« face cachée de l’iceberg » en lui offrant l’opportunité d’améliorer la connaissance des
clients, mais aussi de proposer des offres difficilement imitables par les concurrents.
Figure 1. Les fonctions de l’entreprise et le champ d’action de la logistique
(d’après Aubert, 1997)
Comme l’illustre la figure 1, et ainsi que nous l’avons vu précédemment, peu de fonctions
de la firme ne sont pas concernées par des enjeux stratégiques de nature logistique, d’autant
que cette dernière s’appuie sur des systèmes d’information à la fois divers, variés et
complexes. Parfois, ceux-ci ne font qu’automatiser des tâches répétitives, augmentant la
1 / 13 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !