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M E D I C A M E N T S E S S E N T I E L S : L E P O I N T
Le Point No 31, 2002
F
Photo: OMS/OPS/A.Waak
Préserver l’intégrité de la base
factuelle clinique
L
Un laboratoire au Brésil. Même si la plupart des pro-
grammes de recherche clinique sont menés dans le res-
pect de normes d’objectivité draconiennes, les tendances
qui se dessinent sont de plus en plus préoccupantes
C O N F L I T S D ’ I N T É R Ê T S
➢ J
ONATHAN
Q
UICK
*
ES essais cliniques qui jouent un
rôle essentiel dans la mise au point
de nouvelles molécules, voient leur
intégrité de plus en plus menacée
sous l’influence des intérêts commerciaux.
Cette situation exige que l’on produise
d’urgence des directives et des règles pour
sauvegarder la fiabilité de ces essais. C’est
l’argument défendu par le Dr Jonathan
Quick dans l’article qu’il a publié dans le
Bulletin of the World Health Organization 1
et que nous reproduisons ici.
« Dans ce numéro du Bulletin, Jose
Esparza2 souligne tout ce que la recherche
médicale moderne promet d’apporter dans
la lutte contre une maladie dévastatrice.
Pendant la dernière décennie, au moins 15
antirétroviraux ont été lancés sur le marché,
permettant aux malades du SIDA de vivre
plus longtemps et dans de bien meilleures
conditions. Ces derniers mois, deux questions
ont donné lieu à de vives controverses : faire
baisser le prix de ces médicaments pour les
rendre abordables dans les pays du Sud et
acheter de la ciprofloxacine pour traiter la
maladie du charbon dans les pays du Nord.
Il n’a jamais été aussi difficile de relever
le double pari, technique et moral, de ren-
dre accessibles les traitements disponibles
aujourd’hui, tout en incitant à la poursuite
de la recherche pour mettre au point les
traitements de demain. »
« Les essais cliniques sont le fondement
d’une recherche efficace mais trois sources
de dysfonctionnements compromettent
actuellement leur fiabilité : les conflits
d’intérêts qui influencent les chercheurs ;
l’interférence des promoteurs industriels
dans la préparation et la gestion des proto-
coles de recherche et enfin la manipulation
des résultats aux fins de leur publication. »
« S’agissant des conflits d’intérêts
financiers, Bodenheimer s’est penché sur
plusieurs études pour démontrer que les
auteurs ayant préconisé l’usage de certains
traitements cardio-vasculaires étaient
beaucoup plus susceptibles que les autres
d’avoir des relations financières avec les
fabricants des produits en question ; que
les études financées par le laboratoire
produisant le nouveau traitement sont
plus susceptibles que les autres d’aboutir
à des conclusions positives à l’égard de
ce traitement et enfin que des études
pharmacoéconomiques menées sur des
médicaments anticancéreux, financées par
une source indépendante sont sept fois plus
susceptibles d’aboutir à des conclusions
critiques à l’égard du produit en question
que les études financées par l’industrie3. »
« S’agissant de l’interférence des pro-
moteurs, des études récentes ont montré
comment les promoteurs industriels in-
fluencent les essais cliniques pour obtenir
les résultats désirés4. Les investigateurs
peuvent ne pas intervenir, ou très peu, dans
la conception des essais, ne pas avoir accès
aux données de base et ne participer que
peu à l’interprétation des résultats. Il en
résultera probablement une conception
défectueuse ou des pratiques invalides
comme le « dragage des données » (réaliser
de multiples analyses successives jusqu’à
obtenir quelques résultats positifs). »
« Une étude sur un traitement
cardio-vasculaire répandu a utilisé huit
combinaisons de médicaments con-
tre un placebo, pour assurer 23 % de
chances d’obtenir, par hasard, au
moins un résultat positif. La part de
la recherche contractuelle est passée
de 40 % à 80 % au cours des années
90. Il a donc été plus facile aux pro-
moteurs d’influencer directement les
essais cliniques5. »
« La publication de résultats pré-
tendument positifs et l’occultation
des résultats négatifs constituent la
troisième menace qui pèse sur les ba-
ses factuelles cliniques3. Une étude
réalisée par un centre de recherche
industrie-université a montré que 35 %
des contrats de recherche permettaient au
promoteur de censurer des informations
destinées à être publiées, 53 % autorisaient
un report de publication et 30 % autori-
saient les deux6. Des cas bien connus ont
montré comment les investigateurs qui
publient des résultats ou les communiquent
par un autre moyen contre l’avis du pro-
moteur subissent des tentatives d’in-
timidation, une campagne de discrédit
professionnel et des menaces de poursui-
tes judiciaires pour obtenir réparation pour
les « ventes perdues »3.»
« Que peut-on faire ? La plupart des pro-
grammes de recherche clinique sont encore
menés dans le respect de règles d’objectivité
draconiennes. Pourtant, inquiets des tendan-
ces qui se font jour, les rédacteurs de treize
des principales revues médicales ont publié
collectivement un éditorial sur le sujet en sep-
tembre 20018 (voir page 2). Leur déclaration
est sans équivoque : « Les contrats [de re-
cherche] doivent autoriser les investigateurs
à intervenir dans la préparation des essais et
à accéder aux données de base, doivent leur
confier l’analyse et l’interprétation des ré-
sultats et leur donner le droit de publier. »
L’ancien rédacteur du New England Journal
of Medicine déplore dans un article distinct
que cette déclaration n’aille pas plus loin.
« Le système tout entier de la recherche cli-
nique est dirigé par le profit, » écrit-il : « nous
assistons à la corruption d’un système de
recherche auparavant poussé par de grands
idéaux et oeuvrant clairement dans l’intérêt
public »9. Lo et ses collègues proposent d’in-
terdire aux investigateurs universitaires et au
personnel de recherche de détenir des actions
ou des options d’achat d’actions et d’occu-
per un poste de direction dans une Société
pouvant avoir un intérêt dans les résultats
de leur recherche clinique10. L’OMS resserre
ses règles applicables à son personnel et aux
experts-conseils sur les conflits d’intérêts et
a mis en place des procédures qui serviront
de « coupe-feu » entre les intérêts commer-
ciaux et les décisions prises dans l’élaboration
de normes, de réglementation et dans la
recherche. »
« Dans un monde fortement concurren-
tiel, les pressions exercées sur l’investigateur,
les universités, les revues médicales ou les
organismes publics peuvent être simplement
trop fortes pour qu’ils parviennent à s’y sous-
traire. Des décennies en arrière, alors qu’un
trop grand nombre d’essais cliniques faisaient
courir un risque inacceptable aux patients, la
Déclaration d’Helsinki a permis de protéger
les participants aux essais. Peut-être est-il
temps de produire une déclaration sembla-
ble sur les droits et les obligations des
chercheurs cliniciens et sur la façon de gérer
la base factuelle des essais cliniques dans sa
globalité. »
« En plus des mesures proposées en
septembre par les rédacteurs, une telle dé-
claration pourrait exiger : une attestation
du promoteur que les règles spécifiées ont
été suivies pour garantir l’indépendance
intellectuelle des investigateurs ; l’annota-
tion de tous les détails de la totalité des
essais dans un registre accessible à des
tiers tels que la Cochrane Collaboration11,
l’interdiction de toute poursuite judiciaire
par les promoteurs à l’encontre des inves-
tigateurs, sauf en cas de fraude ; et la
protection de tous ceux qui dénoncent les
abus et signalent toute pratique de recher-
che contraire à l’éthique et aux principes
scientifiques12. »
« Un investissement implique toujours
un risque et en recherche clinique, un ré-
sultat non favorable fait partie de ce risque.
Si des essais cliniques deviennent une en-
treprise commerciale dans laquelle l’intérêt
personnel prédomine sur l’intérêt public et
le désir prédomine sur la science, alors le
contrat social qui autorise la recherche sur
des sujets humains en échange des progrès
médicaux est rompu. »
« Au cours des cinquante dernières an-
nées, le monde a vu émerger un nombre
ahurissant de nouveaux médicaments et de
nouveaux vaccins. La poursuite du progrès
dépend de la qualité des essais cliniques. Il
est dans l’intérêt de toutes les parties prenan-
tes, y compris de l’industrie pharmaceutique,
que la base factuelle sur laquelle reposent
les décisions politiques et cliniques réponde
aux normes les plus élevées d’intégrité
scientifique et d’éthique. » ❏
*Le Dr Jonathan Quick est directeur du Départe-
ment Médicaments essentiels et politiques
pharmaceutiques, Organisation mondiale de la
Santé, 1211 Genève 27, Suisse.
Bibliographie
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12. Shuchman M. Consequences of blowing the whistle in
medical research. Annals of Internal Medicine 2000;
132:1013–1014.
INI les repas gratuits et les cadeaux
d’entreprises pour les 20 centres de
santé du Groupe médical de l’uni-
versité de l’Indiana, depuis l’entrée
en vigueur de l’interdiction qui frappe les vi-
siteurs médicaux. Cette interdiction coïncide
avec le durcissement des politiques sur les
visiteurs médicaux dans l’ensemble du
système médical affilié à l’université de l’In-
diana, y compris à l’école de médecine. Ces
restrictions ont été suscitées par le constat
inquiétant que les visiteurs médicaux sont
devenus trop envahissants. L’Indiana rejoint
ainsi le nombre croissant des dispensateurs
de soins qui refusent les pratiques commer-
ciales des laboratoires pharmaceutiques.
En ce qui concerne les soins primaires, dont
bénéficient environ 135 000 patients, l’inter-
diction remplace une politique permissive qui
laissait les visiteurs médicaux s’introduire
dans les salles de soins et dans les salles du
personnel infirmier. Là, ils faisaient la pro-
motion de leurs produits auprès des médecins,
distribuaient des cadeaux portant le logo du
laboratoire et offraient souvent des repas aux
membres du personnel.
En annonçant cette décision, le Groupe a
déclaré que l’influence considérable exercée
États-Unis : Réactions de plus en plus
vives contre les visiteurs médicaux
par les laboratoires pharmaceutiques sur le
comportement des dispensateurs de soins
n’était plus à démontrer et qu’en tant qu’en-
seignant d’une école de médecine, il se devait
de montrer l’exemple. Il est inquiétant que
les étudiants considèrent un visiteur médical
comme la principale source d’information
médicale. Selon le nouveau règlement, les
échantillons gratuits de médicaments ne sont
acceptés que dans les pharmacies centrales,
où ils sont délivrés aux patients. Les repré-
sentants ne sont plus autorisés à les remettre
directement aux médecins, même s’ils peu-
vent toujours les poster ou les déposer, inviter
le personnel à des exposés en dehors des
heures de travail et le contacter à l’occasion
de salons professionnels.
La American Medical Association a déjà
produit des directives interdisant à ses mem-
bres d’accepter des cadeaux d’une « valeur
substantielle » ou offerts « sous condition »,
comme la promesse de prescrire un médicament
du laboratoire. Et en août 2001, l’Association
a lancé une campagne de un million de
dollars pour promouvoir la publication de ses
directives sur les conflits d’intérêts. ❏
Source: Indianapolis Star, 20 août 2001.