Le «jeu» entre le local et le global: dualité et dialectique de la

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Socio-anthropologie
16 | 2005
Ville-Monde
Le « jeu » entre le local et le global : dualité et
dialectique de la globalisation
Anna Dimitrova
Éditeur
Publications de la Sorbonne
Édition électronique
URL : http://socioanthropologie.revues.org/440
ISSN : 1773-018X
Édition imprimée
Date de publication : 15 août 2005
ISSN : 1276-8707
Référence électronique
Anna Dimitrova, « Le « jeu » entre le local et le global : dualité et dialectique de la globalisation », Socioanthropologie [En ligne], 16 | 2005, mis en ligne le 24 novembre 2006, consulté le 30 septembre 2016.
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Le « jeu » entre le local et le global : dualité et dialectique de la globali...
Le « jeu » entre le local et le global :
dualité et dialectique de la globalisation
Anna Dimitrova
« Nous n’appartenons plus qu´à un seul monde.
Nous expérimentons des versions locales du monde et,
en le faisant, nous devons nous localiser
dans le contexte le plus large du global »1
1
Une petite nouvelle dans le domaine de la culture, annoncée au cours d’une émission du
matin d’une des chaînes de télévision bulgares à la fin du mois de mars 2004, a attiré mon
attention. Il s’agissait de la parution du premier numéro, traduit en bulgare, du fameux
magazine américain Cosmopolitan. En lui faisant de la publicité dans un style pompeux, on
disait que le public bulgare savourerait enfin le plaisir d’avoir accès à ce magazine,
largement répandu, connu et apprécié partout dans le monde, indispensable et unique
par sa nature parce qu’il serait capable de s’adapter avec aisance à chaque type de public
et de jouer avec brio les rôles, à la fois de connaisseur, de conseiller et de guide pour nous
conduire dans le vaste océan tourbillonnant de la vie. Maintenant disponible aussi en
Bulgarie, il permettrait au public bulgare de s’intégrer à la communauté globale de ses
admirateurs, en partageant le délice de surfer sur ses pages2.
2
Cette publicité dont le langage métaphorique a pour but, d’un côté de personnifier et
même de fétichiser un produit global afin de démontrer « sa sensibilité pénétrante » aux
demandes des consommateurs, et d’un autre côté, de le présenter comme quelque chose
de commun, suscite des interrogations. La question principale est celle du rapport entre
le local et le global, plus précisément : comment un produit global, dont la globalité est
suggérée déjà par son titre, Cosmopolitan, ou le cosmopolis, qui n’appartient à nulle part car
il se sent chez lui partout dans le monde, sera accommodé à un contexte local ? En
d’autres termes, comment traduire son contenu pour préserver, d’une part sa conception
originale, c’est-à-dire d’être accessible et compréhensible par chacun, et d’autre part,
d’être adapté à un contexte local qui n’est pas le sien ?
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Le « jeu » entre le local et le global : dualité et dialectique de la globali...
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Pourquoi utilise-t-on en français deux termes, celui de « globalisation » et celui de
« mondialisation », pour désigner le même phénomène ?
4
Les différences sémantiques entre les deux vocables, celui de « globalis/z/ation » et celui
de « mondialisation », sont au cœur d’un grand débat théorique dans le domaine des
sciences humaines et sociales en France où l’on postule que les deux mots ne sont pas
synonymes, comme cela est souvent considéré à tort, et qu’il faut opérer obligatoirement
une distinction dans leur usage.
5
Il convient tout d’abord de rappeler qu’il n’existe pas de différence de sens entre ces deux
mots lorsqu’ils apparaissent en 1960, ainsi que l’enregistre le Dictionnaire Le Robert. On y
trouve que « mondialisation » ou « globalisation » désignent seulement « le fait de
devenir mondial, de se répandre dans le monde entier », ce qui paraît une définition très
neutre dans la mesure où elle ne possède que des implications spatiales en renvoyant à
l’idée d’extension et d’expansion géographiques des phénomènes à une échelle de plus en
plus élargie et grande. En revanche, le vocable anglais de « globalisation », a reçu une
définition plus concrète dans les années 1980, où la « globalisation » désigne, dans le
domaine de l’économie, d’un côté, la convergence des marchés dans le monde entier, et
de l’autre côté, l’augmentation et l’accélération des flux de capitaux qui débordent les
frontières nationales et échappent au contrôle de l’État. C’est dans ce sens économique et
financier de dérégulation, de libéralisation, de déterritorialisation des marchés et des
capitaux, incarné dans l’idéologie néolibérale, que le vocable de « globalisation » a été
introduit dans le contexte français.
6
La « globalisation » est conçue comme un processus économique et idéologique, sélectif et
exclusif par sa nature, parce qu’il impose sa logique d’hégémonie sur le marché et ne
favorise, par la suite, que des États riches et développés. Elle se pense aussi comme un
processus qui néglige les conséquences sociales dont l’aggravation est flagrante de jour en
jour. C’est en raison de ces idées sous-jacentes, qu’à partir des années 1990, les
théoriciens français se sont ingéniés à faire contrepoids au terme anglo-saxon de
« globalisation » en insistant sur le sens plus neutre du terme de « mondialisation », du
fait qu’il ne privilégiait pas la dimension économique de ce processus, mais traitait,
également, de ses aspects politiques, culturels et sociaux.
7
Il faut, cependant, noter que ce débat sémantique n’existe que dans le contexte français,
et que dans toutes les autres langues, on n’utilise qu’un seul mot pour traduire le vocable
anglo-saxon de « globalisation ».
8
Ce terme est plus restrictif en termes de significations que le terme français de
« mondialisation » parce qu’il s´applique uniquement à la sphère économique et
financière, en mettant l´accent sur la circulation des flux de capitaux et de biens. Sur la
base des principes d’ouverture et de démocratisation des marchés et des capitaux qui
stimuleraient le fonctionnement plus souple et plus efficace de l’économie, « la
globalisation » tend à présenter un processus inévitable, irréversible et nécessairement
bénéfique. Cependant, aux yeux d’analystes français, cette image de la globalisation
véhicule la vision d’un monde utopique « heureux » et « florissant ». Au lieu du paradis
des opportunités égales ouvrant la voie à la prospérité et au bonheur accessibles pour
chacun, on s’aperçoit que le monde est, par contraste, injuste, dirigé par une minorité,
l’élite globale, composée des pays les plus riches et les plus puissants dans le monde, euxmêmes subordonnés à la suprématie économique, géopolitique et militaire des États-Unis,
qui recueillent les fruits de la globalisation, pendant que la majorité de la planète se
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trouve exclue du « partage du gâteau ». Afin d’appréhender la réalité, qui est loin d’être
un succès triomphal et omniprésent, il faut démythifier la globalisation3, à savoir,
décoder son message néolibéral, édicté comme un message universaliste de libération. Ce
mythe, élaboré par la pensée néolibérale a pour objectif d’occulter le processus
d’américanisation, qui s’impose partout aujourd’hui à travers les marchés et les
multinationales. De même, la hiérarchisation entre les acteurs sur la scène globale est
justifiée par l’a priori d’une primauté économique, politique et culturelle destinée aux
États-Unis.
9
Pour échapper aux aspects négatifs du terme de « globalisation », les théoriciens français
insistent sur l’usage du terme de « mondialisation », considéré comme plus descriptif,
plus englobant, mais surtout dépourvu de la charge idéologique du terme
« globalisation ». L’une des différences principales entre les deux termes est que « la
globalisation » désigne un processus unicausal se réduisant à la dimension économique,
tandis que « la mondialisation » décrit un processus multicausal et multidimen-sionnel
influençant tous les aspects de notre vie. Par conséquent, si la globalisation se présente
uniquement comme une force objective et naturelle qui transforme la réalité de telle
manière qu’il ne nous reste plus qu’à lui obéir, « la mondialisation » met l’accent sur la
subjectivité, c’est-à-dire sur la façon dont nous concevons et expérimentons ces multiples
transformations. Mais cette subjectivité n’est pas celle qui est intentionnellement
attribuée à la globalisation, pour légitimer et justifier ses controverses et inégalités. Elle
est une vraie considération des façons de percevoir, de réfléchir et de s’adapter que des
gens créent pour appréhender la nouvelle réalité. En se focalisant sur les conséquences
sociales de divers processus globaux, le terme de « mondialisation » implique ainsi la
nécessité d’une régulation à laquelle ils doivent être soumis.
10
Par conséquent, dans la perspective française, le terme anglo-saxon de « globalisation »
est d’abord restrictif parce qu’il renvoie à un déterminisme économique. Il est ensuite
idéologique parce qu’il tire ses origines du contexte américain et il est destiné à établir un
modèle du management le plus profitable aux multinationales américaines, celui de la
« firme globale ». Ainsi, « la globalisation » prétend représenter un processus objectif,
mais il est en réalité intentionnel et représente la mise en œuvre des politiques
américaines homogénéisatrices. La globalisation, dans le sens anglo-saxon du mot, se
révèle alors anti-sociale, anti-humaine et uniformisatrice.
11
Pour ma part, j’utilise le terme de « globalisation » parce qu´il me semble absurde de
parler du rapport entre le « local » et le « mondial ». Ces deux termes se réfèrent à des
échelles différentes : le premier est ancré dans un espace circonscrit, et le deuxième, dans
celui de la planète, qui est multidimensionnelle et on ne peut envisager ses applications
concrètes locales.
12
Compte tenu du fait que la globalisation se présente comme un processus - et même une
multiplicité de processus -, omniprésent, multidimensionnel, ambigu et complexe, dont la
compréhension suscite d´innombrables définitions et théories, je me propose de le
considérer et de l´appréhender à la lumière de la définition proposée par David Harvey :
« La globalisation, c´est la compression de l´espace et du temps »4. Elle repose sur deux
catégories ontologiques : le temps et l´espace, dans le sens où c´est à partir de notre
perception et compréhension du temps et de l´espace que nous construisons et
organisons les relations sociales, ce qui signifie que la reconsidération de nos perceptions
temporelles et spatiales provoquée par les transformations globales dans tous les
domaines de notre vie paraît un changement ontologique.
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En tant qu’ontologie, la globalisation se caractérise par une dualité : elle est à la fois
objective5 et subjective6. Ce n’est pas seulement la réalité qui change sous nos yeux, mais
aussi nos réflexions aux formes diverses quant à la perception et à l’appréhension du
phénomène. Cette dualité présente la globalisation comme un processus empirique et en
même temps, mental : les changements réels nous marquent, parfois même nous
bouleversent, et ils nous font reconsidérer nos conceptions traditionnelles. Cela entraîne
une interrogation sur ce qui a changé, sur ce qui est nouveau.
14
Pour reprendre la définition de Harvey et la compléter, je dirai que la globalisation,
conçue comme « la compression de l´espace et du temps » donne naissance à quatre
phénomènes relativement nouveaux et étroitement liés : instantanéité, interconnection,
interchangeabilité et interdépendance.
15
Qu’entendre par « instantanéité » ? Le fait que nous nous trouvons en mouvement
permanent par l´effet de la création médiatique et technique d´un nouveau type d´espace
et de temps dit virtuel ou cybernétique, qui ne nécessite plus une présence physique et
rend possible une présence simultanée dans plusieurs lieux. Paradoxalement nous nous
déplaçons, même quand nous restons sur place. Nous n’habitons plus uniquement dans
un temps et dans un espace réels, mais dans plusieurs ; bref, dans une instantanéité
temporelle et une omniprésence spatiale. L’implication subjective de ce phénomène peut
se traduire par l’image d’un hologramme qui est une copie virtuelle de l’original. Les
techniques d’information et de communication nous permettent de nous multiplier et de
disperser nos hologrammes dans tous les coins du monde et chaque hologramme peut
être conçu comme une projection virtuelle de nos pensées qui se focalisent sur différents
sites de visites. Ainsi, nous sommes simultanément ici et là, présents et absents.
16
L´interconnection désigne le processus de transgression des frontières par les flux d
´information, de gens, de capitaux et de biens et le tissage, au sens figuré du mot, d´un
réseau de relations, s´étendant à l´échelle de la planète, auquel nous sommes tous plus au
moins connectés. Les maillons de ce réseau sont cependant, flexibles et souples, d´où la
possibilité de changer ou de s´échanger. Cela éclaire le phénomène d´interchangeabilité.
La condition pour être connecté et interchangeable est celle de l’accès. Il se traduit par la
possession ou la disponibilité de quelques outils techniques : un ordinateur, un modem,
des câbles téléphoniques ou optiques, la souris électronique à l’aide de laquelle nous nous
déplaçons d’un site à un autre en un clin d’œil dans des voyages virtuels.
17
Les trois processus portent sur l´émergence d´une interdépendance, de plus en plus
saillante et croissante, des relations au niveau local, ainsi qu´au niveau global, qui se
traduit par « l´effet de rides », ripple effect : on assiste aujourd´hui à un tel entrecroisement des transformations locales et globales qu´aucun événement local ne peut plus
rester ancré dans son contexte local, puisqu´il suscite inévitablement des répercussions
qui enchaînent de multiples réactions et réponses.
18
Un exemple pour expliquer l’effet de rides est la crise économique asiatique de 1997. En
peu de temps, une crise locale qui a surgi dans un coin éloigné du monde, en Thaïlande,
où en décembre 1997 la faillite bancaire due à une spéculation financière massive, s’est
répandue partout dans les pays de l’Asie du sud. Ensuite, les répercussions se sont
étendues jusqu’à la Russie d’où l’écho a touché le Brésil, puis il a résonné dans toute
l’Amérique Latine. Les pulsations ont notamment été enregistrées au Mexique et elles ont
logiquement atteint les États-Unis. Dans un monde-réseaux tissé par divers
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entrecroisements flottant dans un tourbillon, une tempête locale a désormais très
rapidement des conséquences globales.
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Comment une telle perception de la globalisation, envisagée comme la mise en place et la
mise en oeuvre des quatre processus d´instantanéité, d´interconnection, d
´interchangeabilité et d´interdé-pendance, peut-elle être applicable au rapport entre le
local et le global, étant donné que la notion même de globalisation implique celles de
déterriorialisation, de délocalisation et même de déracinement ? On peut aller encore
plus loin, en avançant la thèse ultime que la globalisation engendre « la fin de la
géographie » (Paul Virilio) parce que les frontières deviennent perméables et pénétrables
du fait qu´il est de plus en plus difficile de soutenir la distinction entre « local » et
« global », entre ce qui est « interne » et ce qui est « externe », d´où encore la suggestion
que la notion elle-même de frontière se vide de sens.
20
Revenons, d’abord au fait que la globalisation est un processus dual, d’une part social,
économique et politique, et d’autre part psychique et mental. Nous ne sommes pas de
simples récepteurs passifs des multiples transformations s’opérant autour de nous, mais
nous interprétons activement ces changements. Pour pénétrer dans la complexité et la
multidimensionnalité de la globalisation, il nous faut une pensée souple, plurielle, capable
de capter et de tracer les lignes de connexions et les points de convergence entre les
composants du système global. Rien n’est plus unique, linéaire et isolé. L’image d’un
monde divisé par des frontières naturelles et étatiques est supplantée par une image
multidimensionnelle qui révèle la densité des relations. C’est une nouvelle perspective
qui requiert une attention à tous les détails, qu’ils soient petits et locaux, grands et
globaux, pour avoir une vision complète du monde. Tout cela signifie que le local n’est
pas moins important que le global et que les deux sont étroitement liés. Dire qu’à l’ère de
la globalisation, le local n’a plus de sens est un symptôme de myopie intellectuelle, de
refus obstiné d’admettre la complexité et la dualité de la globalisation, notamment le fait
qu’elle se traduit non seulement par exclusion et homogénéisation mais aussi par
intégration et diversification.
21
Traditionnellement, on considère une pratique comme locale lorsqu’elle est
géographiquement circonscrite et identifiable dans un contexte spatialement et
temporellement déterminé. Le local, c´est en règle générale le village, le quartier, la
commune, parfois même la région ; c´est là où nous possédons des bases réelles de
tradition et d’identification. Il est intéressant de constater que l’idée même de local n’est
pas une constante, mais une variable : le local se réfère aussi à quelque chose de très petit
et de proche, plutôt qu’à quelque chose de plus grand et d’éloigné en termes de mesures
réelles. Cela s’explique par le fait que le local s’estime non seulement en termes objectifs,
mais aussi subjectifs, à savoir la manière dont nous le percevons et l’expérimentons.
22
Sous un tel angle, le local, selon Zigmunt Bauman7, est ce qui est interne, proche, connu,
même intime. Ici, il ne s´agit pas d´une définition géographique mais subjective. C’est
dans les mêmes termes qu’Arjun Appadurai8 estime que la localité est avant tout une
question de relation et de contexte, plutôt que d´échelle ou d´espace. Par conséquent, le
local n´est pas figé et n´est pas toujours ancré dans un espace géographique. Il est aussi
porteur d’un sentiment de familiarité, de proximité, d’identification et de sécurité.
23
Les mêmes réflexions peuvent être appliquées au global qui se révélera lui aussi dual. Le
global et chaque phénomène qui se présente comme global, ont toujours une racine
locale, une insertion culturelle particulière, et même si on parle souvent de délocalisation
et de déterritorialisation causées par les transformations globales, il faut prendre aussi en
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considération que chaque déplacement est suivi d´un nouvel enracinement, d´une
réterritorialisation dans un autre contexte.
24
Pour résumer, en procédant d´une définition de la globalisation présentée comme un
paradigme ontologique, qui se traduit par l´extension, l´intensification et la propension
des processus d´instantanéité, d´interconnection, d´interchangeabilité et d
´interdépendance, il est devenu clair que le rapport entre les entités locales et les
transformations globales est indispensable parce que chaque processus global fait
référence à un certain nombre de contextes locaux. Toutefois, on pourrait objecter que
cette dynamique n’est en rien nouvelle, qu’elle existe depuis toujours. Il suffit de nous
pencher sur la formule bien connue : « Penser global, agir local », largement appliquée
aux plans économique et politique. En revanche, ce qui est sans précédent, c’est le rythme
et la vitesse avec lesquelles ces pratiques locales et globales se trouvent aujourd’hui en
contact et en échange permanents. En outre, nous ne sommes plus seulement dans la
position d’observateurs, puisque les relations sociales sont déterminées par l’économie,
mais aussi dans celle de participants. Nous sommes des interlocuteurs dans le dialogue
entre ce qui nous considérons comme local et ce que nous percevons comme global. Notre
rôle se ramène à revaloriser et à reconsidérer constamment nos notions de local et de
global.
25
Est-il possible de distinguer un localisme globalisé, processus par lequel un phénomène
local donné réussit à se globaliser, et un globalisme localisé qui se traduit par l´impact
particulier de pratiques et d’impératifs transnationaux sur des conditions locales ainsi
destructurées et restructurées ?
26
Un exemple à l´appui de l´existence du processus de localisme globalisé est le phénomène
du « fast-food », qui est une spécificité initialement locale, issue du contexte américain et
engendrée par la culture populaire, consumériste américaine. Fondé sur les principes d
´efficacité, de rapidité et de prévisibilité au centre de la création des restaurants de type
McDonald´s, Pizza Hut, KFC, Quick, etc., le « fast-food » a dépassé son contexte local en se
répandant à l´échelle globale. Aujourd´hui, on trouve ce type de restaurant partout dans
le monde, ce qui signifie la transformation d´un phénomène local en global.
27
En Bulgarie, par exemple, il existe une grande diversification des groupes de
consommateurs qui vont se restaurer dans un restaurant « McDonald’s ». C’est d’abord le
groupe de consom-mateurs traditionnels, ceux qui se rendent en ce lieu parce qu’ils
savent y trouver toujours les mêmes produits et ainsi économisent du temps pour faire
leur choix sur la carte. Ce sont des gens pressés qui ne peuvent pas consacrer beaucoup
de temps à leurs repas, et pour eux la rapidité, la prévisibilité et l’efficacité proposées par
McDonald’s conviennent parfaitement. Un autre groupe est celui des consommateurs qui
fréquentent ce type de restaurant juste pour changer du menu, pour se divertir ou pour
s’y retrouver avec des amis et pour bavarder. Ils ne viennent pas à cause de la nourriture,
mais pour l’ambiance, le changement et le divertissement. Un troisième groupe très
typique et en essor est celui des petits consommateurs : les enfants. Dans chaque
restaurant McDonald’s à Sofia, on trouve un espace spécialement équipé et destiné aux
besoins des enfants où ils peuvent manger en jouant, et même en célébrant leurs
anniversaires. Organiser et célébrer son anniversaire au McDonald’s est devenu une mode
parce que c’est plus pratique pour les parents de commander de la nourriture que de la
préparer à la maison, et c’est un plaisir pour l’enfant d’accueillir ses amis dans un
McDonald’s où tout sera préparé pour lui et où il se sentira l’hôte de sa fête.
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L’exemple du McDonald’s illustre bien comment une pratique devenue globale, celle de la
consommation au fast-food, possède une capacité à s’adapter à un contexte local,
montrant qu’il existe toujours un jeu communicatif et interprétatif entre le local et le
global.
29
Prenons maintenant, un exemple qui a trait à l´existence du processus inverse, à savoir
celui de globalisme localisé. Dans ce cas, il s´agit d´un principe considéré comme
universel, qui présente différentes implications locales. L’exemple est celui de la
préservation des « Droits de l´Homme », qui est appliqué de manière différente à chaque
pays selon ses particularités historiques, politiques, économiques et culturelles. Encore
une fois, on constate des implications diverses en raison des différentes façons dont ce
principe est perçu et adapté aux contextes locaux.
30
Il faut souligner que le rapport entre le local et le global n´est jamais direct et qu’il passe
toujours par des processus d´adaptation et d´interprétation. Pour illustrer l
´interpénétration du global et du local, Roland Robertson propose le néologisme de
« glocalisation » qui conjugue les deux termes en insistant sur le fait que le rapport entre
eux est toujours une dialectique entre « particularisation de l´universalisme » et
« universalisation du particularisme ».
31
En se penchant sur les définitions de « glocal » et de « glocalisation » proposées par The
Oxford Dictionnary of New Words /1991: 131/, Robertson explique que l’idée de glocal se
nourrit dans le contexte japonais où elle a été introduite en premier dans le domaine de
l’agriculture en tant qu’un processus d’adaptation des techniques agricoles à des
conditions locales. Dans les années 1980, le terme de « glocalisation » a fait son entrée
dans le business japonais dans le sens de « localisation globale », c’est-à-dire comme
technique d’élaboration d’une perspective globale compte tenu des conditions locales 9. En
termes économiques, la « glocalisation » signifie faire du micromarketing, à partir d’une
conception globale pour la production et la distribution d’un produit à une grande
échelle, viser divers consommateurs et inventer différentes traditions de consommation.
C’est une manière de faire de l’analyse psychologique dans le sens où il faut se mettre
« dans la peau » du local, dans le spécifique, le particulier des consommateurs potentiels
afin d’anticiper sur leurs réactions et leurs comportements face au produit « global »
proposé. Autrement dit, il faut miser sur un jeu dual, à la fois objectif et subjectif,
composé des variables de local et de global.
32
Dans certains domaines, il existe la tendance, notamment sur le plan économique, qui se
traduit par des efforts de création d´un marché mondial commun et d´une économie de
marché mondiale, ou bien sur le plan politique par la mise en œuvre du projet d
´élaboration d´une gouvernance globale. Pour l´instant, les deux initiatives ont encore
plusieurs écueils à surmonter. En outre, comme cela a été souligné, même si un
phénomène est global, il génère toujours différentes implications locales qui dépendent
de son adaptation et de son interprétation locale.
33
De ce fait, il vaut mieux considérer la dialectique entre le local et le global comme un jeu
perpétuel entre deux composants interconnectés et interdépendants. Une telle
dialectisation, faisant contrepoids au modèle néolibéral de la mondialisation, prouve qu’il
n’existe pas de fossé entre le local et le global et qu’il faut toujours les percevoir comme
intrinsèquement liés.
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NOTES
1. Heather Voisey et Tim O´Riordan, « Globalization and Localization » in : Tim O´Riordan,
Globalism, Localism and Identity, London, Earthscan Publications, 2001, p. 37.
2. Voir l’article éditorial du Cosmopolitan, édition bulgare du mois d’avril 2004, p. 12. La
traduction française est la mienne.
3. Cette idée est avancée par Pierre Bourdieu dans son article « Le mythe de la
« mondialisation » et l’État social européen » in : Pierre Bourdieu, Contre-Feux, Paris,
Raison d’Agir, 1998.
4. David Harvey, « Time-Space Compression and the Postmodern Condition », pp. 82-91,
in David Held and Anthony McGrew (ed.), The Global Transformation Reader, Polity Press,
2000.
5. Cette objectivité, dans le sens d’une actualité et d’une pertinence, est très bien traduite
par une définition classique de globalisation : « la globalisation c’est le libre mouvement
de gens, de biens, de capitaux, d’information, et d’idées ». On voit bien qu’il s’agit d’un
processus complexe et dynamique qui se déroule actuellement, indépendamment de
nous, comme s’il était un phénomène naturel, et qu’il ne nous reste qu’à nous y adapter.
6. La dualité de la globalisation est bien décrite par le sociologue américain Roland
Robertson qui dans son ouvrage Globalisation. Social Theory and Global Culture, Sage
Publications, 1992, p. 8, souligne que la croissance de « l’interdépendance » dans le
monde, ce qui est quelque chose d’empirique et de réel, va de pair avec une révolution
mentale dans « la conscience » pour réaliser que le monde se rétrécit et devient un. En
d’autres termes, l’observation s’accompagne de participation et de compréhension.
7. Zigmunt Bauman, Le coût humain de la mondialisation, Paris, Hachette Littératures, 1998.
8. Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la mondialisation,
Paris, Payot, 2001.
9. Roland Robertson, Glocalisation : Time-Space and Homogeneity-Heterogeneity in Global
Modernities, ed. Mike Featherstone, Scott Lash and Roland Robertson SAGE Publication,
London, 1995, p. 28.
AUTEUR
ANNA DIMITROVA
Université de Nice Sophia-Antipolis
Socio-anthropologie, 16 | 2006
8
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