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Article pour l'AGEFI 1er novembre 2001
Mondialisation : un bilan
Jean-Christian Lambelet
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La mondialisation ne fait pas que des gagnants et elle n'est pas "tout bénéfice", comme on dit.
La vraie question est dès lors celle de savoir si, par solde net, c'est une bonne ou une mauvaise
chose. A cet égard, le test décisif me paraît être le suivant.
Faisons une petite expérience mentale "contrefactuelle" en imaginant un instant que la ten-
dance vers une intégration économique toujours plus poussée de la planète s'interrompe, puis
parte en marche arrière, les diverses économies nationales se mettant à fonctionner selon un
mode de plus en plus autarcique. « Impensable ! », diront celles et ceux qui, au fond d’eux-
mêmes, croient au progrès de l’humanité et à un monde au moins modérément rationnel. Par
les temps qui courent, il n’est cependant pas nécessaire de souligner que même les événe-
ments ou évolutions apparemment les plus improbables peuvent néanmoins se produire. Et
puis, il y a un précédent qui reste toujours vivant dans certaines mémoires au moins : les an-
nées 1930, lesquelles ont montré que la "démondialisation" peut avoir et en l'occurrence a
eu des séquelles catastrophiques non seulement au plan économique et social, mais aussi au
plan politique. Si la Grande Crise et la contraction de l'économie mondiale dès 1929-30 n'ont
pas été une condition suffisante pour l'arrivée au pouvoir des Nazis en Allemagne et du "parti
militaire" au Japon, avec tout ce qui s'en est suivi dont la dernière guerre mondiale, elles ont
certainement été une condition nécessaire.
Tous ne seraient pas perdants dans ces circonstances imaginées et dont on veut espérer
qu'elles le resteront. Ainsi, il est possible que telle ou telle grande entreprise pourrait retrou-
ver, dans une économie nationale redevenue fermée, un pouvoir de marché qu'elle avait perdu
suite à l'ouverture de ladite économie. Il n'y a cependant aucun doute qu'une "démondialisa-
tion" économique marquée entraînerait, pour la grande majorité des humains, une perte de
bien-être d'une ampleur dont la plupart n'ont probablement aucune idée aujourd'hui. On ver-
rait alors ceux et celles qui vouent actuellement la globalisation et le "capitalisme mondial"
aux gémonies, et les accusent de tous les maux, se mettre à dénoncer tout aussi violemment
l'instabilité du système dit capitaliste, son incapacité à se gérer, sa propension aux crises, son
caractère inhumain et que sais-je encore.
Comme les articles précédents l'ont montré, la mondialisation crée des difficultés et soulève
des problèmes non négligeables et en partie nouveaux. Par rapport à une situation d'autarcie,
elle complique sans doute la conduite des politiques économiques et elle exige une coordina-
tion internationale, au sein d'organes comme le FMI ou l'OCDE, qui n'est pas toujours aisée à
réaliser. Ou encore, la volatilité de flux financiers internationaux devenus énormes peut dé-
boucher et a débouché sur des crises d'ordre systémique. Plus important encore, elle peut
contribuer à creuser les inégalités à l'intérieur des pays comme entre les pays, encore que la
recherche suggère que ce sont plutôt les progrès et mutations technologiques qui sont en cause
ici. De manière générale, ces progrès et mutations, alliés à la globalisation, se traduisent
pour les entreprises comme pour les individus par une "prime à l'efficacité" de plus en plus
forte ; ce qui est certes bon pour celles et ceux qui sont, précisément, efficaces, innovateurs et
entreprenants, mais qui l'est moins, voire pas du tout, pour celles et ceux qui n'ont pas ces
qualités, ce dont ils peuvent ne pas être responsables. Par ailleurs, les économies fermées se
caractérisent le plus souvent par toutes sortes de positions acquises et de rentes de situation
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DEEP/HEC et Institut Créa, Université de Lausanne.
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que l'ouverture au monde fait disparaître, ce qui n'est bien sûr pas à l'avantage des personnes
ou entreprises en cause. Et l'on pourrait allonger et étoffer la liste.
Il reste que ces problèmes et difficultés pèsent moins dans la balance, voire beaucoup moins,
que les avantages que le monde retire de la globalisation. Ainsi, cette dernière peut contribuer
à accroître les inégalités, en ce sens que l'inégalité comparative et donc la pauvreté relative se
creusent à l'intérieur de certains pays ou entre certains pays ou groupes de pays, mais la pau-
vreté absolue est en recul presque partout, même dans la plus grande partie de l'Afrique sub-
saharienne. La tendance à une instabilité périodique des marchés financiers demande la mise
en place de méthodes et d'instruments de contrôle appropriés, comme un article précédent l'a
expliqué. Pour ce qui est des PVD, l'expérience concrète de la plupart des pays du sud-est
asiatique et de quelques autres montre à l'évidence que sortir du sous-développement passe
par l'accès de leurs exportations aux marchés des pays industrialisés, même si une protection
temporaire contre les importations peut y contribuer (argument des industries naissantes). A
l'inverse, les PVD qui continuent de stagner ou de croître trop faiblement sont presque sans
exception des pays économiquement fermés et/ou des pays qui n'ont pas su ou pu mettre en
place le cadre étatique, politique et juridique qui est la condition sine qua non de l'essor éco-
nomique l'Etat et le marché se nourrissant l'un l'autre, comme un article dans cette série l'a
noté. Et si les pays industrialisés voulaient vraiment aider au développement de manière ef-
fective, la décision de loin la plus efficace qu'ils pourraient et devraient prendre serait d'ouvrir
enfin leurs marchés aux exportations de biens agricoles et textiles provenant des PVD, le pro-
tectionnisme qui continue de sévir dans ces domaines étant à proprement parler scandaleux.
Il ne peut donc y avoir aucun doute : le bilan global de la globalisation est positif, il faut être
aveugle ou de parti pris pour le nier. Mais alors, comment se fait-il que soient si nombreux
dans le monde ceux et celles qui le nient, souvent avec véhémence ? (Et le fait qu'ils soient si
nombreux, bruyants et actifs n'a bien sûr pas échappé à certains politiciens voir les récentes
prises de position de MM. Jospin et Schröder sur les méfaits de la mondialisation en général
et sur la taxe Tobin en particulier, ou encore les "bruits sympathiques" que les démonstrations
de Seattle ont inspirés à M. Clinton). A mon avis, au moins trois facteurs principaux sont en
cause.
Il y a tout d'abord un gros déficit de connaissances, particulièrement en matière économique.
Qui, par exemple, sait vraiment c'est-à-dire, qui a intériorisé la proposition fondamentale
que les échanges internationaux sont un jeu non pas à somme nulle, mais à somme positive ?
Ou encore, considérez les dénonciations de la « recherche effrénée d'un profit maximum »,
comme si c’était un comportement à l’évidence antisocial et donc condamnable. Il y a pour-
tant plus de deux siècles qu’Adam Smith a montré de manière impressionniste et presque
cinquante ans que Debreu et Arrow ont démontré de manière rigoureuse que la maximisa-
tion du profit par des entreprises agissant dans un cadre décentralisé conduisait à des résultats
optimaux (pour autant, toutefois, qu’on soit en situation de concurrence, d’où l’importance
des politiques de concurrence et la nécessité de les coordonner internationalement). Bref, ils
sont nombreux ceux pour qui la "main invisible" d'Adam Smith reste vraiment invisible.
L'économie politique n'est pas la plus simple des sciences sociales et il faut compter un cours
d'une année au moins pour en avoir un premier aperçu. Pas étonnant, dès lors, que les méca-
nismes économiques les plus fondamentaux soient si souvent ignorés, ou déformés et donc
décriés. En lieu et place, font florès les a priori, les clichés, les terribles simplifications et les
stéréotypes marxisants les plus éculés, du type "exploitation de l'homme par l'homme", "capi-
talisme sauvage" ou, trouvaille plus récente, "néo-libéralisme". Pour certains, a-t-on envie de
dire, l'appréhension de la réalité économique (et aussi politique, d'ailleurs) ne peut passer,
semble-t-il, que par des stéréotypes et ensembles flous se situant au niveau du cortex crocodi-
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lien. Cela ne manque pas d'inquiéter : tout le monde est concerné par l'économique, tout le
monde vote ou peut voter en démocratie, mais comment la démocratie peut-elle fonctionner
correctement si tant de citoyens et de citoyennes sont si mal informés, particulièrement dans
le domaine économique ?
Deuxièmement, il y a le fait qu'ils sont très nombreux parmi les humains ceux et celles qui
éprouvent ce que, par analogie avec la notion d'aversion au risque, on pourrait appeler de
l'aversion au changement. Le développement économique et une prospérité toujours plus gé-
nérale passent pourtant nécessairement, cela va sans dire, par des mutations et des remises en
cause qui peuvent certes être douloureuses dans le court terme et le sont souvent, mais qui
sont indispensables et bénéfiques dans le long terme. A cet égard, l'idéal du moyen âge, celui
d'un ordre féodal immuable et statique chacun a sa place et sa fonction et l'acquis reste
l'acquis, est évidemment l'antithèse de la mondialisation. Cet idéal n'est cependant pas mort
avec le moyen âge et je suis persuadé que beaucoup, particulièrement dans une partie de la
droite politique, préféreraient au fond d'eux-mêmes un monde et des économies beaucoup
moins dynamiques. C'est un des aspects inquiétants du mouvement anti-globalisation :
malgré d'évidentes différences de style et d'expression, ses partisans se recrutent à gauche
comme à droite.
Troisièmement, la mémoire humaine tend souvent à être fort courte. Prenons à nouveau
l'exemple des PVD. Le soussigné a eu le privilège de visiter l'un d'entre eux, l'Egypte, il y a
plus de cinquante ans et d'y être retourné à maintes reprises depuis lors. Eh bien, la situation
matérielle de ses habitants, particulièrement dans les campagnes, s'est améliorée en un demi-
siècle de manière vraiment saisissante, même si l'on est encore très loin du paradis. Or, la
chose étrange est que cela est souvent nié ou ignoré, y compris dans le pays lui-même. On
peut avoir de l'aversion pour le risque dans le court terme et, en même temps, ne pas bien sai-
sir les tendances économiques de fond. Il y a bien les statistiques et les chiffres, qui montrent
de manière parfaitement claire que, malgré des ups and downs, l'économie mondiale est sur
un gradient positif depuis plusieurs décennies, mais qui les connaît et qui y croit ?
Cela étant, on peut rester optimiste et penser ou se persuader que la marche en avant de l'éco-
nomie mondiale se poursuivra cahin-caha, malgré toutes ces agitations irrationnelles et dé-
monstrations plus ou moins violentes, et nonobstant les inévitables accidents de parcours. Je
n'en suis pas si sûr. A mon avis, ceux et celles qui partagent l'essentiel de la présente tentative
de bilan auraient grand tort de négliger la bataille pour les esprits cela compte dans le court
comme dans le long terme. La mondialisation soulève certes des difficultés et des problèmes
importants, qu'il faudra résoudre tant bien que mal, ce qui demandera de l'imagination, de la
détermination, un certain bagage de connaissances et chose des plus rares du courage,
mais vouloir sa mort est une folie suicidaire.
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