41 - Analyse référentielle et archéologique

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Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico
Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 7- Le « cogito » cartésien et l’interprétation vichienne du doute
Ennio Floris
La rupture cartésienne et la naissance
d’une philosophie de la culture
dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico
Le De nostri temporis
studiorum ratione
(1708)
7- Le « cogito » cartésien
et l’interprétation vichienne du doute
71- Vico interprète de Descartes
ico avait tenté, dans les Discours, d’esquisser une synthèse de l’humanisme et
du cartésianisme. Il n’avait vu en eux
que des mouvements complémentaires
qui, en s’inspirant de l’oracle de Delphes, conduisaient à la conscience de soi, le premier par la
philologie, le second par la philosophie. Son souci
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Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico
Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 7- Le « cogito » cartésien et l’interprétation vichienne du doute
étant culturel, Vico s’était alors contenté de souligner leur complémentarité sans chercher à mettre
en évidence leurs oppositions1. Aussi n’avait-il pas
cherché à savoir si le système cartésien pouvait
supporter un tel voisinage. Ses paroles avaient été
plus pédagogiques que théoriques, et il n’avait pas
cherché à en connaître l’efficacité auprès de ses
élèves. Les mots-clés de ses exhortations oratoires,
« vérité » et « dignité », montraient qu’il entendait
orienter les jeunes vers l’humanisme et vers la
critique cartésienne.
Mais les jeunes, comme nous l’avons constaté, ne
semblaient pas répondre à son appel. Aussi, à partir
du De ratione, Vico prit conscience qu’un affrontement entre les deux courants était nécessaire s’il
voulait que l’un ne fit pas obstacle à l’autre. Dans
cette œuvre apparurent les tensions qu’il avait
prudemment contenues, et l’accord qui semblait
acquis devint l’objet d’une recherche laborieuse et
passionnante ; car même si Vico n’entendait pas
remettre en question la critique cartésienne en la
confrontant à l’humanisme, il a été amené à la
limiter dans ses prétentions méthodologiques.
1
Première partie, chapitre 1.
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Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 7- Le « cogito » cartésien et l’interprétation vichienne du doute
À ce propos, on peut se demander comment Vico a
pu donner du cartésianisme une interprétation lui
permettant de le critiquer sans le renier. Or le De
ratione ne contient pas de texte concernant directement le cogito. Cependant cette assimilation personnelle du cartésianisme reste sous-jacente à
l’œuvre, et il serait fâcheux de ne pas chercher à la
faire ressortir. Parmi les textes vichiens concernant
le cogito, l’un d’entre eux semble refléter une telle
approche : celui d’une annotation que l’auteur
avait ajoutée à la dernière édition de la Science
nouvelle et qui remonte – fait curieux à première
vue – à 1731. Quoi qu’écrite à une époque tardive,
cette glose contient la démarche personnelle critique à laquelle Vico est toujours resté fidèle.
Il convient de rappeler qu’à la suite de Platon et
d’Aristote, les philosophes de la Renaissance, tels
Ficino et Campanella, avaient employé le doute
dans leur recherche épistémologique. Vico n’a
jamais considéré l’approche critique par le doute
comme la propriété exclusive de Descartes. Selon
la tradition philosophique, il a recherché son
propre itinéraire critique, par lequel il a osé se
mesurer avec le grand philosophe français.
Ce texte nous permet donc de connaître le fondement de l’attitude critique de Vico et les limites de
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son adhésion au cartésianisme, à la lumière de sa
propre compréhension philosophique du problème
de la certitude. Il se trouve, en effet, d’accord avec
la démarche cartésienne, mais il en dénonce aussitôt les déviations, prenant son processus pour
modèle. Sa critique de Descartes a donc été modérée et éloignée de la contestation radicale du De
antiquissima italorum sapientia.
J’ai pensé étudier ce texte à partir de la tension à
l’égard du cogito cartésien, pour mieux comprendre à la fois les raisons profondes qui justifiaient la
rupture cartésienne et les fondements philosophiques qui autorisaient Vico à entreprendre son
œuvre de conciliation.
« Ainsi, les philosophes ne doivent reconnaître en
métaphysique aucun vrai qui ne relève de l’être
véritable, qui est Dieu. René Descartes l’aurait
sans doute reconnu s’il avait prêté attention au
doute porté sur son propre être. Car si je doute
d’être ou non, je doute sur mon être véritable, que
je ne pourrais pas rechercher si le véritable être
n’existait pas. Il est, en effet, impossible de rechercher une chose dont on n’a aucune idée. Or, puisque je doute de mon être, et non de l’être véritable,
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l’être véritable est réellement distinct de mon être.
En effet, mon être est limité par l’espace et le
temps qui le déterminent. C’est pourquoi l’être
véritable est incorporel, au-delà de l’espace et du
temps, qui est mesure de l’espace selon la succession du mouvement. En conséquence de ce que
nous venons de dire, l’être véritable est éternel,
infini et libre.
S’il avait agi en bon philosophe, René Descartes
serait parti d’une idée très simple qui exclut toute
composition, telle que celle de l’être. C’est pourquoi Platon, mesurant le sens des mots, avait appelé la métaphysique ontologie, c’est à dire la
science de l’être. Méconnaissant l’être, Descartes
veut connaître les choses à partir de la substance
qui est un mot impliquant une relation entre un
"dessous" et un "dessus", dont l’un supporte et
l’autre est supporté. »2
2
J.-B. Vico, La scienza nuova, R. 33, pp. 595-596.
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72- Le doute dialectique des Anciens
et le doute cartésien
u chapitre précédent, j’ai décrit le doute
cartésien comme une opération rhétorique par laquelle le sujet se persuade que
les connaissances acquises sont fausses.
Le sujet ne se trouve en face de sa réalité pensante
qu’à la fin du doute, après avoir été libéré de
l’illusion émanant du vraisemblable. Ainsi le doute
aurait-il un caractère méthodologique et libérateur,
par lequel il se distinguerait du doute sceptique et
dialectique des écoles anciennes.
Le premier doute avait été affirmé par l’impossibilité de retrouver les fondements de la certitude
des sciences. En effet on avait constaté que, même
dans les affirmations les plus certaines, la raison se
fondait sur des principes qu’elle ne pouvait pas
prouver apodictiquement. De plus, il lui était
impossible de savoir si ces affirmations étaient
conformes aux choses. Bref, la raison prétendait
énoncer des propositions vraies sans posséder de
certitude à l’égard des principes ou de leur valeur
objective. Le doute sceptique présentait donc un
caractère critique, puisqu’il tendait à fonder la
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prétention de l’homme sur la vérité. Il indiquait
une prise de conscience bouleversante, tragique,
qui pourrait être appelée, en termes modernes, la
« mort de la science ».
Le mouvement sophiste était issu de cette mort.
Puisqu’il était impossible de retrouver le sens du
discours humain en se rapportant aux choses, il ne
restait qu’à le comprendre par rapport aux hommes. La parole cessait d’être signifiante pour n’être
qu’acte de communication, véhicule des relations
entre les hommes. Elle n’énonçait pas le vrai et le
faux, mais elle excitait, modifiait, émouvait l’âme
par la persuasion. Puisqu’il n’y avait plus de vérité,
il n’y avait plus de philosophie, qui était supplantée par la dialectique. Le réel, l’être, n’était que
l’apparaître d’un devenir que personne ne pouvait
toucher du doigt. Aussi, de contemplateur de l’être
et de chercheur de la vérité, l’homme devenait
questionneur et faiseur de vraisemblable.
Socrate, et après lui Platon et Aristote, se dressèrent contre les sophistes en utilisant le doute
comme instrument de combat. En effet, comment
auraient-ils pu argumenter en faveur de la vérité, si
les sophistes l’avaient reniée ? Il ne leur restait
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qu’à assumer le doute pour le retourner contre eux,
afin de les persuader que leur affirmation était
fausse. Ainsi au doute sceptique s’est opposé le
doute dialectique, qui fut une argumentation tendant à conduire l’adversaire à douter de ses propres
opinions, dans l’espoir que la prise de conscience
de ses contradictions suffirait à le contraindre à
reconnaître la vérité.
À ce point, les méthodes platonicienne et aristotélicienne se révélaient particulièrement faibles. En
effet, pour renverser la situation sceptique, il ne
suffisait pas de persuader, il fallait encore convaincre que la vérité était possible. Les sceptiques
pouvaient bien reconnaître leurs contradictions, et
cependant demeurer convaincus qu’elles étaient
inhérentes à la pensée, puisque le réel était fuyant
et insaisissable. Les philosophes grecs n’avaient
pas compris, pratiquement au moins, que la persuasion n’engendre que l’opinion, et que, chez les
sceptiques, une opinion pouvait bien s’opposer à
d’autres sans les renier pour autant.
Il importe, à cet égard, de souligner la différence
entre Platon et Aristote, qui ne cherchait qu’à
réduire le sceptique au silence, tandis que Platon
faisait coïncider le moment de la persuasion avec
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celui de la manifestation de l’idée. La résistance
des premiers principes à la négation du doute sceptique était considérée par Platon comme le signe de
leur transcendance3. Mais comment les distinguer
des premiers principes de l’opinion qui apparaissaient tout aussi universels ? Aristote l’avait bien
compris, qui par le doute dialectique ne cherchait
qu’à faire taire son adversaire4. Mais pouvait-il
l’espérer ? En fait, muets sur la fonction signifiante
du discours, les sophistes parlaient davantage par
la fonction de communication.
Descartes a affronté le problème du doute dans une
situation analogue à celle de Platon, réagissant à
une culture baroque qui, comme celle des sophistes, était essentiellement rhétorique5. En lui, le
Afin d’atteindre la manifestation objective de la vérité dans l’esprit,
l’interrogation socratique visait à reproduire dans l’adversaire la même
situation d’ignorance présumée chez l’enquêteur. Ainsi l’interrogation devenait
pure, impliquant l’effacement du sujet, en vue de l’affirmation de l’objet dans
sa propre évidence. Voir, à ce propos, Aristote, Les réfutations sophistes, Edit.
Tricot, Vrin, Paris, 1939, 183 b 5.
4
Aristote fonde la logique de la réfutation sur l’emploi de l’argumentation
dialectique et critique, dont l’une conclut à partir des prémisses probables,
l’autres des prémisses qui apparaissent vraies à l’adversaire. Aristote, Les
réfutations sophistes, Op. cit. 165 b 5.
5
Il importe de souligner que le doute des Discours concerne le vraisemblable,
tandis que celui de la première Méditation touche aux connaissances acquises,
considérées comme des peintures imaginaires dont le sujet est feint et faux. Ce
parallèle, situé au cœur de la première Méditation, confirme l’hypothèse que le
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baroque a trouvé son propre Platon. Avec le philosophe grec, Descartes partageait l’attrait des altitudes sans en éprouver le vertige, l’exigence d’un a
priori métaphysique, et la conviction que la vérité
est intuitive. Il avait compris que la prise de
conscience de la non-contradiction des premiers
principes ne suffisait pas à en fonder la certitude. Il
fallait trouver un critère objectif et subjectif,
capable d’offrir la note distinctive de la manifestation de la vérité dans l’esprit.
Son intention de rechercher une méthode nouvelle relevait de cette conviction : Platon et
Aristote avaient échoué pour avoir cru au rôle de la
persuasion dans la recherche de la vérité. Apte à
mettre les sceptiques en contradiction, la persuasion était impuissante à les faire parvenir à la vérité : elle restait prisonnière du vraisemblable. Pour
vaincre le scepticisme, il convenait de changer de
stratégie. Au lieu de chercher à persuader les sceptiques de leurs contradictions, il fallait ôter de leur
esprit l’illusion qui les avait engendrées ; or cette
illusion était le vraisemblable6.
doute était mis en relation avec la tendance imaginaire et fictive de la culture
baroque.
6
Arnauld décrit la situation du sceptique de la pensée en jumelant le doute des
Académiciens avec celui des Pyrroniens : « les uns se sont contentés de nier la
certitude en admettant la vraisemblance, et ce sont les nouveaux Académiciens ; ; les autres qui sont les Pyrroniens ont même nié cette vraisemblance et
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Descartes semble saisir le sceptique au moment
où il ne doute plus, et où il devient sophiste et
rhétoricien, faiseur de vraisemblable. Ainsi la
situation se trouvait-elle renversée : alors que
Platon et Aristote reprochaient aux sceptiques
d’avoir employé le doute, Descartes les invitait à
l’assumer pour l’amener à son accomplissement, et
ainsi à son épuisement. Descartes ne s’adressait
pas, comme les philosophes grecs, de manière
polémique à un adversaire extérieur, mais intérieur
– le doute de soi, l’enfant qui vit d’imagination et
de mémoire7.
Ainsi la dialectique s’intériorisait, changeant profondément de valeur et d’efficacité. Elle n’était
plus une dispute, mais une activité du pensant
visant sa propre libération, au sens que par son
détachement il permettait à son double d’entreprendre une action d’autodestruction, le contraignant à se persuader que tout ce qu’il croyait vrai
était faux8. Livré à lui-même, l’enfant producteur
ont prétendu que toutes les choses étaient également obscures et incertaines »,
La logique de Port-Royal, P.U.F. Paris, 1945, p. 292.
7
Rappelons que le doute se pose au moment de la prise de conscience de la
maturité spirituelle de Descartes, à l’encontre des connaissances acquises à
partir de l’enfance. Méditations, A.T. IX 13.
8
« C’est pourquoi, je pense que j’en userai plus prudemment si, prenant une
partie contraire, j’emploie tous mes soins à me tromper moi-même, feignant
que toutes ces pensées sont fausses et imaginaires, jusqu’à ce qu’ayant tellement balancé mes préjugés qu’ils ne puissent faire pencher mon avis plus d’un
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d’image tombe en situation de folie ; supporté jadis
par la fureur de l’imagination créatrice, il est maintenant attiré par une folie néantisante, voulant
démasquer le vide du vraisemblable.
Nous avons déjà décrit cet aspect du doute, mais il
importe d’en approfondir le moment conclusif.
Selon l’ancienne méthode dialectique, le doute
devait conduire l’adversaire à se persuader qu’en
reniant la vérité, il l’impliquait. Nous avons souligné l’inefficacité de cette persuasion, dans la
mesure où, ne produisant qu’une opinion, elle ne
pouvait franchir les limites du vraisemblable. Descartes a évité cet écueil en ramenant la fonction de
l’imagination à son niveau zéro, la vidant entièrement du vraisemblable, qui n’est plus, alors que le
« je pense » existe hors de toute apparence.
côté que de l’autre, mon jugement ne soit plus désormais maîtrisé par des
connaissances de la vérité », R. Descartes, Méditations, I A.T. IX.17).
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73- Le doute gnoséologique de Vico
’esquisse du cogito que je viens de
tracer suit l’itinéraire des Méditations.
Tandis que, dans les Discours, Descartes est passé du cogito au esse avec la
préoccupation d’en souligner l’enchaînement « cogito, ergo sum », dans les Méditations il a abandonné ce souci, en laissant apparaître le « j’existe »
en opposition dialectique avec le doute. Nous
noterons aussi que l’équation « doute – pensée »
demeure en arrière-plan.
Dans ce texte, Vico semble s’être inspiré des Méditations, puisqu’il interprète le cogito cartésien
comme un processus de doute (dubitazione), ce qui
était compréhensible puisqu’il suivait la philosophie traditionnelle qui s’appuyait moins sur le
cogito que sur le doute. Les Méditations lui ont
donné cependant l’assurance de se trouver dans sa
démarche en accord avec Descartes.
Cependant une différence apparaît quant à l’objet
du doute, qui ne concernerait chez Vico que l’existence du sujet. Mais cette restriction n’est qu’apparente, le doute sur l’être véritable du sujet
impliquant aussi la remise en question de toutes les
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autres connaissances. Loin de le restreindre, Vico a
montré, au contraire, le souci de l’étendre à tous
les faits de conscience, y compris à l’existence du
sujet.
Il est possible qu’il soit resté perplexe devant le
texte cartésien qui semble donner à penser que
l’existence du sujet n’ait pas été remise en doute.
Nous reviendrons sur ce passage. Dans cette
hypothèse, Vico aurait appliqué le doute à l’existence du sujet, pour bien montrer que même l’existence du sujet ne lui a pas échappée.
Cette universalité du doute est requise par l’écart
gnoséologique qui est à sa base : rappelons que,
chez Descartes, le doute est fondé sur la double
marge de possibilité offerte par la logique des
propositions probables. Tout ce qui est probable ou
vraisemblable peut apparaître aussi bien vrai que
faux. Le doute exploite cette dernière alternative9.
Chez Vico, il surgit de l’écart entre la conscience
de fait et la connaissance.
Chez Descartes, le sujet doutant n’est que l’ego
imaginatif qui agit sur le vraisemblable pour le
« ... tant que le considérerai telles qu’elles sont en effet, c’est à savoir en
quelque façon douteuses, comme je viens de montrer, et toutefois fort
probables, en sorte que l’on a beaucoup plus de raison de les croire que de les
nier » (R. Descartes, Méditations I, A.T. IX,17).
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vider de toute apparence de vrai. Cependant que le
« je » pensant s’entoure du silence de l’attente, prêt
à apparaître à la mort du vraisemblable : chez Vico
le doute, fonction du sujet pensant, ne recherche
pas la persuasion, mais l’enquête et l’interrogation
sur les connaissances de fait de la conscience. Le
sujet, percevant alors sans le savoir son existence,
s’interroge sur lui-même : suis-je ? interrogation
qui n’apparaît pas au cours du doute cartésien.
Certes, chez Descartes, le sujet, producteur d’images, s’interroge sur son être au monde, il doute s’il
est en état de veille ou de rêve, mais il remet ainsi
en question des situations et non des faits d’existence. Quant au sujet pensant pur, il ne s’interroge
pas, sûr de posséder la vérité qui lui demeure
cachée jusqu’à son dévoilement.
Le sujet pensant vichien revendique le doute pour
lui-même, car il est ce doute. Loin de s’enfermer
dans l’attente de sa propre manifestation, il va à la
rencontre de tous les faits de conscience, non pour
les anéantir mais pour les assumer. Il doute parce
qu’il ne sait pas, mais aussi parce qu’il doit savoir.
Il ne vient pas du monde, et cependant il appartient
au monde. Le doute surgit d’un être qui est problème.
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Descartes avait intériorisé le doute dialectique,
Vico le doute sceptique. Les sceptiques auraient pu
dire « je doute, donc je ne sais pas si j’existe,
précisément parce que je ne pense pas ». Vico a
arrêté l’argumentation du sceptique au moment où
le sujet pensant se perd dans le doute, subissant
ainsi une influence décisive de la part de Descartes. Pour Vico, le sceptique aurait pu dire « je ne
pense pas vrai », mais il n’aurait pu permettre que
le « je » pensant se noie dans le doute, parce qu’il
doute. S’il doute, il existe comme doutant, et il se
pose en situation de droit à l’égard des faits de
conscience.
Il est curieux de remarquer que Vico ait pu accuser
Descartes de scepticisme, alors qu’il est le véritable héritier du doute sceptique. Continuateur du
doute sceptique comme Descartes du doute dialectique, il s’oppose cependant au scepticisme, tout
autant que l’autre à la dialectique. Il est possible
que le mépris manifesté par Descartes à l’égard de
la dialectique jaillisse d’un penchant dialectique
refoulé, de même que l’aversion de Vico à l’égard
du scepticisme ne soit que la projection d’une exigence sceptique, fondamentale à sa pensée.
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74- La « res cogitans »
appelons les paroles par lesquelles Descartes a décrit dans la seconde Méditation le passage du doute au « j’existe » :
« Je me suis persuadé qu’il n’y avait
rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun
ciel, aucune terre, aucun esprit, ni aucun corps :
ne me suis-je donc pas persuadé que je n’étais
point ? Non certes, j’étais sans doute, si je ne me
suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque
chose... De sorte qu’après y avoir bien pensé et
avoir examiné toute chose, enfin il faut conclure et
tenir pour constant que cette proposition : je suis,
j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois
que je la prononce ou que je la conçois dans mon
esprit. »10
Il faut distinguer deux moments dans le processus
méthodologique cartésien : celui du doute et celui
de la persuasion. En effet, puisque le doute est
dialectique, il a pour tâche d’éloigner le sujet de
toute adhésion au vraisemblable et de le persuader
que le contraire du vraisemblable, c’est à dire le
faux-semblable, est vrai. Descartes a affirmé expli10
R. Descartes, Méditations I, A.T. IX, 19.
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citement qu’il était convaincu de la non-existence
du monde. Concernant la non-existence du sujet
lui-même, il a posé une interrogation qui pourrait
être interprétée autant de façon négative que positive : « ne me suis-je donc pas persuadé que je
n’étais point ? »
Dans l’hypothèse où il ne s’était pas persuadé, le
processus critique devrait être interprété de la
manière suivante : ayant douté qu’il n’existait pas,
le sujet doutant s’aperçoit qu’il lui est impossible
de s’en persuader, car l’affirmation qu’il n’existe
pas impliquerait la négation de lui-même, comme
sujet de cette affirmation. Il existe donc par l’impossibilité de se persuader qu’il n’existe pas.
Cette interprétation ne serait pas cependant tout à
fait en accord avec la logique du doute. Car comment le sujet doutant pourrait-il s’arrêter dans son
processus de persuasion, s’il n’est que fantastique,
abandonné sans merci au jeu de l’imagination ?
Que lui importerait d’être mis en contradiction
avec lui-même, s’il n’est pas réglé par les premiers
principes puisqu’il est convaincu qu’ils sont faux ?
Si le « j’existe » n’est pas renié comme toutes les
autres connaissances, il se posera de façon acritique. Il surgira par surprise, non de la dialectique du
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doute, mais parce qu’il aura su échapper par une
ruse méthodologique à sa négation. Ainsi le processus critique du doute aboutira à une farce où le
vraisemblable, pourchassé partout, réapparaît sous
le masque du « j’existe ».
Dans la seconde hypothèse, il convient de considérer l’interrogation prononcée par le « je » pensant pur qui sort de sa parenthèse pour tirer les
conséquences du doute, confiée à la fonction
imaginative de l’ego. Le processus du doute passe
du niveau dialectique à celui de la réflexion
critique. Le « je » constate qu’il s’était bien persuadé que le monde n’existait pas. Il s’interroge sous
une forme ambiguë, à la fois douteuse et affirmative : « ne me suis-je donc pas persuadé que je
n’étais point ? »
Il s’agit maintenant de confirmer pour lui la
validité de l’œuvre accomplie par le « je » doutant,
et de passer de la persuasion à la conviction. De
même qu’il s’était persuadé qu’il n’existait pas,
peut-il maintenant s’en convaincre ? Non, il existe,
parce que, réfléchissant sur le doute, il pense au
moment même où il croyait ne pas exister. Ainsi la
rhétorique se trouvait-elle confondue au seuil de la
pensée critique.
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Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 7- Le « cogito » cartésien et l’interprétation vichienne du doute
Cette interprétation nous offre la possibilité de
replacer le cogito dans sa logique, et d’y découvrir
une tension correspondant à la crise de conscience
manifestée à la fin du XVI° siècle. Je reviens une
fois encore aux origines du Quattrocento, pour
souligner l’accent mis par les humanistes, détournés de la métaphysique, sur le pouvoir créateur de
l’homme. L’ouverture à l’histoire s’était substituée
à l’attente eschatologique, la vertu avait été supplantée par la bravoure, la philosophie par l’art, la
recherche de l’être par celle du verbe (philologie).
Ainsi l’homme avait été défini comme existence,
dont l’être était son propre accomplissement par
les œuvres.
La crise fut ressentie par tous ceux qui recherchèrent l’être au-delà de l’existence. Elle fut, avant
tout, accusée par les théologiens dans les disputes
avec les premiers humanistes, comme Dominici,
mais d’une façon bouleversante pour toute l’histoire future par Luther et les Réformateurs qui
virent dans cette exaltation de l’œuvre la déification de l’homme à l’encontre du Christ. En se confiant dans les œuvres, l’homme se détachait de son
salut qui est Grâce.
Encore que cette crise fut enquête, pénétration
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intérieure et drame spirituel chez Thérèse d’Avila
et Jean de la Croix, qui virent dans l’aboutissement
des œuvres l’absence de Dieu. Ils ont voulu refaire,
à partir des œuvres, le chemin allant vers Dieu à
travers le néant. Nada ! C’était plus que l’enfer de
Dante, mais le moment où toute activité de l’homme s’arrête et où les idées s’évanouissent, en
même temps que les images ; l’homme ne perçoit
que le dévoilement du non-être, l’heure zéro du
temps de l’homme, la nuit obscure qui appelle la
lumière par la totalité des ténèbres, le jugement de
l’homme faiseur d’idoles par l’absence de Dieu.
Mais du sein de cette nuit et par la négation de son
être au monde et de sa propre créativité, l’homme
se découvre existant par la foi.
L’expérience cartésienne semble, dans la recherche
de la certitude, retracer au niveau philosophique
l’itinéraire mystique de Jean de la Croix. Au
départ, on retrouve chez l’un et chez l’autre la
conviction que l’œuvre de l’homme n’est que du
vraisemblable, ainsi que la volonté de pénétrer
dans l’univers d’apparence afin d’en dévoiler le
non-être total, l’absence de toute activité humaine
en face de l’être. Dans cette négation, nous retrouvons l’affirmation de l’existence sous l’apparence,
l’une par la foi, l’autre par l’évidence.
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Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 7- Le « cogito » cartésien et l’interprétation vichienne du doute
Ce parallèle pourrait être poursuivi avec d’autres
expériences de cette crise, surtout avec celle que
Cervantes projette et dramatise dans Don Quichotte. Sous la devise du chevalier, son héros est la
personnification de l’homme idéal propre à la
Renaissance qui, selon la description de Machiavel, s’oppose au destin et aux hasards de la nature
par son art et ses exploits.
Autour de cet homme, Cervantes n’a aperçu que
le néant. Il a cherché à représenter dans les exploits
de son héros le tragique de cette relation de l’homme au néant pour le conduire à la redécouverte de
lui-même par la destruction de son masque de
chevalier. Ainsi don Quichotte affronte ses ennemis, donne l’assaut à ses châteaux, conquiert sa
Dame, cherche par les armes et la bravoure à
réaliser la justice parmi les hommes. Mais il ne
combat que ses propres images, qui le détournent
de la réalité. Il ne s’aperçoit pas que sa réalité est
vide.
Ainsi l’homme de la Renaissance, qui avait cherché à exister selon le dignité et son pouvoir créateur, est dévoilé dans sa réalité. Il était un aliéné, il
était don Quichotte de la Manche poursuivant des
rêves et des fantasmes de grandeur ; il ne pourra
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Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 7- Le « cogito » cartésien et l’interprétation vichienne du doute
recouvrer ses sens que lorsque toutes ces images
auront été anéanties, c’est à dire lorsqu’il aura
renié les œuvres sur lesquelles il avait fondé son
être propre pour surgir dans la nouvelle existence
d’un homme, et non d’un chevalier ou d’un magicien.
En me référant à la fonction pensante du cogito,
j’avais déjà relevé son caractère faustien. Je viens
de mettre en parallèle le cogito et l’expérience
mystique, en considérant le doute comme la purification du cogito. Ce nouveau parallèle se justifie si
l’on considère le processus de doute lui-même, où
l’homme est abandonné à la logique de son imagination, ne poursuivant que des images, cependant
symboles des œuvres que l’homme a pensées et
faites. Comme don Quichotte, l’ego cartésien
découvre sa véritable existence à partir de la folie
qui anéantit en lui toute foi dans les œuvres.
Descartes a intériorisé en lui-même la folie de don
Quichotte pour découvrir sa véritable existence.
Ces considérations manifestent dans le cogito
l’expérience d’un drame intérieur qui, propre à
Descartes, a correspondu cependant à une crise de
culture et à la dialectique de l’esprit humain. Elles
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impliquent au préalable, entre le doute et la pensée
pensante, une tension profonde que Descartes a
semblé méconnaître.
Dans le Discours, Descartes a affirmé la parfaite
adéquation du cogito et du doute, car dans la
séquence « cogito, ergo sum », le cogito n’est que
le sujet doutant : cogito parce que je doute. Dans
les Méditations, le doute et le cogito manifestent
un certain écart. Il semblerait aussi que le processus critique passe du doute à l’existence sans que
le cogito apparaisse. À une étude plus attentive, le
« j’existe » s’appuie sur le « je pense », mais
l’identité entre le « je doute » et le « je pense »
peut-elle expliquer leur tension ?
Rappelons que, dans la Règle XII, Descartes a
inclus dans le « je pense » à la fois la mémoire,
l’imagination, l’ingenium et la pensée pure11. Le
cogito est ainsi le sujet pensant, présent en différentes fonctions de l’esprit. La dialectique du
doute est rendue possible par le rapport entre
l’unité de la conscience et ses différentes fonctions.
Dicté par le « je pense » comme exigence de
11
R. Descartes, Regulae XII, A.T. X, 415-416.
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vérité, le doute s’exerce au niveau de la fonction
imaginative, productrice de vraisemblable.
La conscience se livre ainsi à un exploit de pure
imagination, ravivant en elle-même non seulement
l’enfance vécue, mais aussi celle qui aurait pu
vivre. L’aboutissement négatif de cet exploit l’a
conduite à son échec. Elle résiste au doute se
situant au-delà de la fonction productrice d’images.
Au moment où elle se persuade que rien n’existe,
elle se convainc qu’elle existe en tant que pensante.
À ce point, il convient d’approfondir la relation
entre le « je pense » et le « j’existe ». Il est possible
de concevoir le doute à travers les étapes suivantes : je doute, j’existe, je pense. Je doute sur toutes
les connaissances acquises concernant les choses,
aussi bien que sur l’existence du sujet lui-même.
Mais au moment où le doute s’accomplit dans la
persuasion que je n’existe pas, je me découvre
existant dans l’acte de l’affirmation que je n’existe
pas. Nié dans l’instance de la proposition comme
objet, je suis existant en acte comme sujet.
Cependant la conscience de cette existence serait
soumise au doute, si elle restait du domaine de la
persuasion. Il convient donc qu’elle soit assumée
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par le « je » pensant pur. Ainsi j’existe dans la
mesure où, me persuadant que je n’existe pas, je
pense. En pensant, dans la tentative d’inscrire la
persuasion dans l’acte de la conviction, je me
découvre existant. Le véritable processus du doute
deviendrait ainsi : je doute, je pense, j’existe.
Descartes a affirmé que le « j’existe » est vrai, non
seulement au niveau de l’expérience, mais aussi de
celui de l’énoncé. Il faut cependant que la proposition « j’existe » ne soit pas considérée en soi, mais
en relation avec la pensée pensante ; elle est donc
vraie dans l’acte où elle est pensée ou dite. Coupée
de l’acte en acte de la pensée, elle deviendrait douteuse, signifiant davantage que la réalité à laquelle
elle se réfère.
Au cours des Méditations, le « j’existe » a été
exprimé de manière différente par les expressions
« je suis une chose qui pense » ou par « substance
pensante », sans que Descartes ait accusé un changement de sens12. Cette dernière expression du
cogito constitue le point de désaccord dénoncé par
Vico. Il faut reconnaître que les mots « res » et
« substance » n’étaient pas inclus dans la première
12
R. Descartes, Méditations II, A.T. IX, 21-22.
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expression : ils avaient été trop employés dans la
philosophie des écoles pour ne pas être piégés.
On serait tenté d’expliquer la res cogitans comme
une vérité simple, déduite de la proposition « je
pense ». Il s’agirait alors du renversement du cogito sum en sum cogitans, dans la mesure où le sum
et le cogito se compénètrent dans le même acte.
Mais cette explication impliquerait un paralogisme
grossier, car le mot sum, employé une fois pour
l’existence, une autre comme copule prédicative,
serait équivoque. On passerait alors d’une proposition d’existence à une proposition d’essence, ce qui
est impossible puisque le sujet, en se percevant
existant, ne sait pas encore ce qu’il est.
Faut-il l’expliquer comme étant une expression
symbolique se rapportant directement à l’expérience du cogito ? Les mots « res » ou « substance » ne désignent pas la notion de res ou substance
de la philosophie, mais le « je suis » de l’expérience. Ainsi le cogitans n’est pas à proprement parler
un attribut, mais le symbole du « je suis ».
L’énoncé « res cogitans », chose ou substance pensante, ne serait que l’expression symbolique du
rapport entre la pensée et l’existence de l’expérience critique. La pensée existante est res, subsSite de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr
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tance en ce qu’elle s’affirme en opposition à l’apparence du vraisemblable.
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75- Je doute : l’être est
e caractère gnoséologique du doute vichien implique de considérer le vraisemblable en opposition au cogito cartésien. Tandis que, pour Descartes, le
vrai-semblable était illusoire, pour Vico il était un
fait revendiqué par la conscience pour sa propre
existence. Pour l’un, le doute se fondait sur le vraisemblable comme un ennemi, pour l’autre il ne
cherchait pas « à abolir, mais à parfaire ».
Le « je » cartésien considérait le doute comme un
service que l’imagination devait lui rendre pour la
manifestation de sa vérité. Le « je pensant » n’était
pas à proprement parler à la recherche de la vérité,
mais d’une situation de liberté et de pureté, lui
permettant de s’en approcher.
Chez Vico, le « je pensant » est celui du doute.
Mais douter représentait déjà une activité nouvelle
par rapport à celle qu’il avait des choses et de son
être. En doutant, il se plaçait en situation de droit,
en face de ses connaissances qui n’étaient faites
que de conscience. Il s’interrogeait pour savoir si
ces faits étaient vrais, mais il lui aurait été impossible de s’interroger s’il n’avait pas porté en luimême le « vrai », c’est à dire une unité de mesure
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lui permettant d’aller au-delà des faits. Ainsi, en
doutant sur les faits de sa propre existence, il se
posait en existant de droit.
Vico, comme Descartes, a posé des équations à
clarifier, en premier lieu celle du vrai et celle de
l’être. Rappelons que l’interrogation avait été
posée en ces termes : « si je suis ou ne suis pas ».
Il s’agissait de savoir si l’être dont nous prenons
conscience est véritablement être, ou illusion. Les
mots « être » et « vrai » jouaient ainsi un rôle, pour
l’un matériel, pour l’autre formel. Ainsi la recherche formelle du « vrai » et du « faux » coïncidait
avec celle, matérielle, de l’« être » et du « nonêtre » L’affirmation de l’existence du vrai dans le
sujet impliquait l’existence en lui de l’être.
Puisque l’être existe dans le sujet, il est idée. Cette
seconde équation indiquait déjà que le cogito
vichien était un horizon sans étoiles, puisqu’il ne
possédait pas de vérité toute faite : on n’y trouve
que la lumière. L’idée de l’être n’était pas l’idée de
quelque chose, ni même de la chose, mais chose
comme idée, c’est à dire « choséité », ou raison
objective transcendantale des choses. Il a affirmé
aussi que cette idée est Dieu.
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Il m’est impossible d’approfondir ici cette affirmation, que je me propose d’analyser ultérieurement. Je voudrais seulement préciser qu’il ne
s’agissait pas de Dieu comme « substance », mais
en tant qu’objectivité transcendantale métaphysique, qui s’inscrivait à la fois dans le cadre des
recherches gnoséologiques de Ficino et de Malebranche et dans celles de Bruno. Vico n’a pas
aperçu au niveau transcendantal la distinction entre
logique et métaphysique, ouvrant le chemin à la
philosophie de Rosmini et de Gioberti. Ainsi les
caractères qu’il découvrait dans l’être – éternité,
infinitude et liberté – étaient des propriétés à la fois
logiques et métaphysiques.
Au terme de ce processus se pose une interrogation
sur le cogito. Vico s’est-il désintéressé de l’existence du cogitans ? Son souci avait sans doute été
de relever l’existence du vrai et de l’être ; mais la
reconnaissance de l’existence du vrai entraînait
inéluctablement celle du sujet doutant comme sujet
pensant. Ainsi le processus critique de Vico
n’aurait été qu’un cercle gnoséologique : je doute –
le vrai est – je pense, qui se serait séparé du cogito
cartésien sur deux points, l’un concernant la relation du cogito au esse, l’autre du « je suis » au « il
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est ».
Pour Descartes, le passage du doute au « j’existe » avait exigé la présence du « je pense »,
puisque le doute n’était pas de la pensée à proprement parler, mais de la persuasion rhétorique. Chez
Vico le sujet du doute était, au contraire, le pensant
lui-même, non encore parvenu à la complète
conscience de soi. Ainsi le « je doute » de Vico
était le « cogito » de Descartes.
Quant au second rapport, il convient de préciser
que l’expression « le vrai est » n’affirmait pas
l’être subsistant, mais l’être comme idée de sujet,
en tant qu’objectivement transcendantale, dévoilant le sujet doutant comme sujet pensant. En effet
l’action du doute est pensée, dans la mesure où il
n’est pas imagination, mais interrogation et enquête sur l’être du vraisemblable.
Ainsi, la critique vichienne aboutissait à la position critique du « je pense », quant à son existence
et à son essence d’être pensant, alors que le doute
cartésien conduisait à l’affirmation de l’existence
du « je pense » sans le dévoiler dans l’être pensant13. Il convient de dire, en ce cas, soit que la
nature du « je pense » restait inconnue au cogito,
13
R. Descartes, Méditations II, A.T. IX, 19.
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soit qu’elle était connue d’avance de façon acritique et dogmatique. Cet aspect critique des deux
doutes fera l’objet d’une étude au paragraphe
suivant.
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76- Valeur critique et autocritique
du doute
arvenu à ce point de la recherche, il
convient de réfléchir à la valeur critique
des deux doutes. Descartes a explicitement avoué à plusieurs reprises que
l’intention du doute est la recherche de la vérité14.
Toutefois, lorsque le doute intervient, cette intention demeure en suspens. Avec raison, d’ailleurs,
puisque le doute doit se poursuivre comme une
action de persuasion en deçà du domaine de la
vérité. Évitant l’impasse de Platon, pour qui la
vérité était certifiée par sa propre évidence, Descartes avait soumis au doute l’évidence elle-même,
afin que le vrai puisse s’affirmer en opposition au
doute, persuadeur de faux-semblable.
Il convient toutefois de reconnaître que le « je
pense » n’avait qu’une valeur critique relative,
puisqu’en ne s’identifiant pas avec le doute, il puisait sa certitude dans une fonction qui lui était
étrangère et qui ne jouait qu’un rôle de signe.
Il suffit de souligner le propos qui ouvre la première Méditation : « ... il me
fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les
opinions que j’avais reçues jusqu’alors en ma créance, et commencer tout de
nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de
constant dans les sciences » (R. Descartes, Méditations I, A.T. IX, 13).
14
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Ainsi, l’idée de son être était vraie, non parce qu’il
en saisissait la conformité à son être réel, mais
parce qu’il en trouvait l’indice dans la résistance
qu’elle opposait au doute persuasif. S’il faisait
abstraction de ce signe, il demeurait en lui-même
tout à fait acritique, parce qu’il lui manquait l’expérience que l’idée de son être pensant était conforme à la réalité. Authentifié par un signe extérieur, il restait exposé au doute à l’intérieur de luimême.
Ce doute était différent du premier, qui s’était
déroulé en marge du « je pense », ayant pour tâche
d’ôter les préjugés et les illusions par la persuasion. Au contraire, le nouveau doute atteignait le
« je pensant » dans sa fonction de pensée, et il
possédait un caractère métaphysique. En effet,
comment pouvait-il s’assurer de la valeur objective
de l’idée de soi, s’il ne la maîtrisait que par l’idée ?
Il fallait trouver une idée qui impliquât nécessairement l’existence de la chose exprimée.
Or Descartes l’a trouvée dans l’idée de Dieu15
qui, à la différence des autres, exigeait a posteriori
comme a priori l’existence de son objet. Mais si
l’idée de Dieu était vraie, devait l’être aussi celle
15
R. Descartes, Méditations IV.
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du « j’existe » qui en était le support. Ainsi le
cogito parvenait-il à sa parfaite certitude critique,
non seulement par un signe, mais intérieurement
par l’expérience que l’idée du « je pensant » était
objectivement vraie. Pour que les preuves de
l’existence de Dieu aient leur valeur critique il
faut, pour notre part, renoncer à les comprendre par
un procédé déductif à partir du cogito. S’il en était
ainsi, elles seraient conditionnées au cogito qui en
serait le principe, et elles ne pourraient pas apporter de surplus de valeur critique.
La recherche de l’existence de Dieu s’expliquait
au contraire par une rupture que le doute métaphysique opérait dans le premier processus critique, car ce qui devenait objet de doute n’était plus
le vraisemblable, mais le cogito qui avait surgi du
premier doute. Un vide s’ouvrait au sein du « je
pense », l’ego qui apparaissait si sûr, si éclairé,
doutait à nouveau et s’aliénait. Il s’agissait, cette
fois, de sa folie qui l’affectait comme pensant,
parce qu’il s’abandonnait à l’hypothèse que Dieu,
en le trompant, lui aurait donné des idées sans
correspondance avec la réalité.
Il ne restait à Descartes d’autre issue que celle
qu’il avait adoptée lors de la première crise :
assumer ce nouveau doute pour l’opposer à cette
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hypothèse folle, comme auparavant il l’avait dressé
contre le vraisemblable. Si l’hypothèse du Dieu
trompeur était vraie, toutes les idées, y compris
celle de Dieu, devenaient vides. Ainsi, il devait
être possible de considérer l’idée de Dieu sans y
trouver un lien avec la réalité. Or l’analyse de
l’idée de Dieu résistait au doute, comme le
« j’existe » avait échappé au doute topique. Si Dieu
existe dans sa propre réalité, l’idée de Dieu est
vraie, celle aussi du « j’existe », donc j’existe vraiment.
Une différence profonde sépare l’affirmation du
premier « j’existe » de celle qui suit l’existence de
Dieu : la première, fondée sur un signe extérieur,
est hétéro critique, la seconde, fondée sur l’activité
du « je pensant », est autocritique.
Vico a parcouru en une seule étape les deux
moments de l’itinéraire de Descartes. Un parallèle
entre les deux doutes devient à ce moment-là plus
pertinent, dans la mesure où il se déroule au sein
du « je pensant ». Nous avons souligné que chez
Descartes le doute marquait, même à ce niveau,
une certaine aliénation : le « je pensant » était
supporté par une hypothèse, fruit d’une imagination dont il n’avait pas encore réussi à se libérer.
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Le doute métaphysique poursuit le fantasme du
« je pensant ». Au contraire, chez Vico, le doute
n’a pas aliéné le « je pensant », parce qu’il constituait la démarche même de son existence.
Quant à l’aboutissement final du doute, l’accord
entre les deux philosophes semble parfait, car tous
deux sont parvenus à affirmer l’existence du « je
pense » par la prise de conscience du « il est » de
Dieu. Mais alors que Descartes en est sorti entièrement rassuré et contemplateur de la vérité, Vico
n’en a été que l’enquêteur. En effet, le « je suis »
ou le « j’existe » cartésiens sont davantage que
l’affirmation de l’existence du sujet, ils sont aussi
une proposition objectivement vraie que Vico a
appelée, à juste titre, primum verum. Chez Descartes, le processus critique a prétendu répondre
exhaustivement aux exigences du problème épistémologique de la certitude, de l’objectivité et de la
valeur argumentative de la connaissance. Au contraire, Vico n’a reconnu dans le sujet que le droit à
une vérité qu’il fallait rechercher et établir.
En bref, le « je pensant » cartésien est existence
des choses, tandis que le « je » vichien n’est
qu’existence pensante. Chez Descartes, le pensant
est, chez Vico il devient.
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Cette démarche critique nous permet de porter
notre attention sur le principe aristotélico-thomiste
« intellectus fit omnia » que Vico a posé comme
principe de la connaissance, de sorte que si la
métaphysique établit que « homo intelligendo fit
omnia », la métaphysique poétique démontre que
« homo non intelligendo fit omnia ». Peut-être
même cette seconde affirmation est-elle plus fondée, car si par son intelligence l’homme déploie
ses facultés et parvient à comprendre, lorsqu’il est
privé de cette intelligence, il fait de lui-même ces
choses, et en se transformant en elles, devient ces
choses mêmes16.
Il serait possible de chercher à comprendre la
première et la dernière démarche de la pensée de
Vico dans le cadre de ce principe. Dans le De
ratione, Vico a manifesté une certaine assurance
cartésienne. Bien que sachant que le « je pensant »
ne contenait pas de vérités toute faites, Vico a eu
conscience qu’il pouvait les posséder par l’exercice
de la connaissance « cognoscendo fit omnia ». S’il
n’a pas eu la certitude de connaître les choses, il a
eu celle de pouvoir les connaître.
Au contraire, dans la Science nouvelle, il a mesuré l’écart séparant la connaissance de droit de celle
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J.-B. Vico, La science nouvelle, Trad. Doubine, Nagel, Paris, 1953, n. 405.
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Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico
Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 7- Le « cogito » cartésien et l’interprétation vichienne du doute
de fait. Il a réfléchi que l’enfance précède l’âge
adulte, et qu’elle ne peut que s’opposer à la raison.
À son doute gnoséologique s’est ajouté celui de
caractère cartésien qui posait le sujet pensant en
face du vraisemblable. Alors le « je pensant » de
Vico tombait aussi dans une situation de folie, plus
radicale et plus antinomique que celle de Descartes, pour qui l’enfance n’obscurcissait pas la connaissance évidente des choses, mais le pouvoir de
les connaître. La conscience de soi n’avait plus
alors qu’à assumer ce doute et à s’acheminer vers
la recherche des vérités, persuadée de ne pas
pouvoir les connaître.
Jadis le « je pensant » devenait les choses « cognoscendo », maintenant il les devient « non cognoscendo ». C’est la folie du poète. Ne pouvant se
confier à la raison, le sujet se livrait à l’imagination
qui l’obligeait à l’effort suprême pour atteindre
l’être par le dépassement du vraisemblable. C’est
l’imagination créatrice, au-delà du possible et du
croyable.
Ainsi Vico parfaisait-il son anti cartésianisme au
moment où il assumait le doute cartésien : en
doutant, il parvenait à affirmer l’existence du sujet
pensant au-dedans de l’activité créatrice de l’imaSite de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr
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Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico
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gination.
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