Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico
Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 6- Le vraisemblable et le sens commun
Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr
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Ennio Floris
La rupture cartésienne et la naissance
d’une philosophie de la culture
dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico
Le De nostri temporis
studiorum ratione
(1708)
6- Le vraisemblable et le sens commun
Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico
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61- Des formes du
style au vrai-
semblable
es recherches que Vico a
poursuivies sur les lan-
gues française et italien-
ne impliquaient, outre la
philosophie du langage, des problè-
mes métaphysiques. Pendant la Re-
naissance et le Baroque, on s’était
interrogé sur le rapport du style avec
les choses, afin de saisir la valeur
ontologique du langage et de l’art.
Concernant la première des deux
formes de style, celle par laquelle le
discours s’ordonne à la pensée (dia-
noia), la solution apparaissait claire-
ment, car la pensée ne pouvait que se
rapporter à la chose.
Au contraire, elle ne l’était pas
pour la seconde forme car, en ne
visant que l’œuvre, elle était plutôt
destinée à mouvoir les esprits qu’à
signifier les choses, son but étant
d’enjoliver et de plaire. On y voyait
un revêtement servant de décor et
d’ornement à l’élocution, ou un
moyen d’efficacité pour la persua-
sion oratoire. Aussi semblait-elle
s’évanouir aussitôt qu’on s’enquérait
de sa valeur ontologique. En effet, à
quoi pouvait-elle correspondre, si
elle ne se situait pas en relation avec
la pensée ?
Tous étaient d’accord pour affir-
mer qu’elle se référait au vraisem-
blable, l’inscrivant ainsi dans le
cadre de la théorie aristotélicienne de
la poésie. Pour le philosophe grec,
celle-ci était définie comme une
représentation de l’être « possible »,
c’est à dire tel qu’il aurait pu exister
concrètement selon les données de
l’expérience commune
1
. Les hom-
mes de la Renaissance et du Baroque
employaient le mot « idole », car ils
voulaient signifier ainsi que la poésie
n’était qu’une imitation, et qu’elle se
rapportait à la chose par une relation
de vraisemblance et non de vérité.
Comme la poésie, tous les arts
étaient producteurs d’idoles, les arts
imitatifs aussi bien que les arts tech-
niques
2
.
Étant donné le le important joué
par les arts dans les époques de la
Renaissance et du Baroque, il n’est
pas surprenant que celles-ci appa-
raissent concernées davantage par la
1
« Le récit exact de ce qui est arrivé (ta ge-
nomena) n’est pas l’affaire du poète ; mais
lui appartient ce qui aurait pu arriver, le
possible (ta dunata) selon le vraisemblable
(to eikon) et la nécessité » (Aristote, Poéti-
que, IX, 1).
2
À titre d’exemple, je rapporterai ce pas-
sage de Comanini : « Ma il pittore che imi-
ta solamente per rassomigliare e represen-
tare vero imitatore sera’ e fabricatore
d’idoli ; per non dire che il pittore e il poeta
insieme vanno cosi’ minutamente deline-
ando e descrivendo le cose che essi nelle
figure e racconti loro fanno idoli perfetti-
simi e ei reppresentano cosi’ perfettamen-
te ciascuna parte del figurato e descritto
che nulla rimane che da desiderare sia ».
G. Commanini, Il Figino Trattati d’arte
del Cinquecento, Laterza, Bari, 1962, Vol.
III, p. 253.
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représentation du vraisemblable que
par la recherche de la vérité. Les ori-
gines de l’humanisme le confirment.
Sans doute les humanistes se sont-
ils intéressés à la forme tout autant
qu’au contenu, mais il s’agissait
précisément d’un contenu lié au
style, découvert par la saisie de la
forme. C’était un des points de rup-
ture avec le Moyen-Âge. Tandis que
les grands tologiens du XIII° siè-
cle avaient cherché à comprendre la
pensée des philosophes grecs en la
dépouillant de son langage et en la
soustrayant aux conditions histori-
ques, les humanistes se sont rappro-
chés avant tout de leur langue et du
style, en replaçant la pensée dans son
propre contexte d’écriture. Ainsi
n’ont-ils manifesté d’intérêt pour la
pensée qu’au moyen de la recherche
philologique.
Ils s’éloignèrent donc de la méta-
physique, et d’ailleurs sans regret,
pour n’étudier que les œuvres. Ils
perdirent, sans doute, la vision onto-
logique des essences, mais ils réussi-
rent à considérer les écrivains com-
me des personnes vivantes. La ren-
contre des hommes remplaça la con-
templation de la nature des choses.
Malgré la perte de la métaphysique,
l’attention portée sur le concret hu-
main fut un acquit révolutionnaire
qui marqua la nouveauté des temps.
De la fin du Moyen-Âge au
XVIII° siècle, l’homme a progressé,
en découvrant les zones multiples du
domaine du vraisemblable, tout
d’abord par l’occanisme, la philo-
logie humaniste et la découverte de
la politique, de l’économie et de
l’histoire, ainsi que par l’intérêt
porté à la méthode et à l’érudition.
me le probabilisme et la casuis-
tique s’inscrivirent dans cet esprit.
Délaissant la veritas, les humanistes
avaient été attirés par la dignitas
hominis.
Les temps creux comme les crises
de l’humanisme et du Baroque s’ex-
pliquent par l’écart qui s’était pro-
duit entre la perte du transcendantal
et l’absence d’une nouvelle restruc-
turation de la vie et du savoir sur
cette perception de l’être. D’où l’im-
portance des querelles esthétiques
qui manifestaient les interrogations
refoulées sur l’homme. Il est inté-
ressant de rappeler le problème posé
sur la poésie et sur l’art. Qu’est-ce
que la chose (res) poétique et pictu-
rale ? En d’autres termes, y a-t-il de
l’être dans le vraisemblable produit
par la peinture et la poésie, comme
par les autres arts ?
Aristote avait par du « possi-
ble », mais puisque les personnages
n’apparaissaient que sur la scène ou
dans les écrits, ils n’existaient pas
mais faisaient le simulacre d’exister.
Ainsi l’être de l’art n’était-il qu’ap-
parence illusoire. Quelle puissance
dans cette illusion ! L’homme s’y
révélait de façon beaucoup plus libre
que dans la recherche de la vérité,
parce qu’il s’affranchissait, en les
dominant, des lois de la nature.
Qu’importe s’il était faiseur de fa-
bles et s’il donnait une existence
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fictive ou fausse, puisqu’il pouvait
rivaliser avec Dieu lui-même, qui se
montrait dans sa création soumis aux
exigences du vrai !
Certes, tous n’étaient pas de cet
avis. D’autres voulaient que l’œuvre
soit au moins assujettie aux conve-
nances du « croyable » topique,
même quand elles étaient logique-
ment impossibles. Aristote leur of-
frait encore une formule suggestive :
l’« impossible croyable »
3
. Rendre
croyable l’absurde ! N’était-ce pas
faire du poète et de l’artiste un -
miurge capable de créer des êtres
« merveilleux et sublimes » ?
Mais pourquoi insistaient en
retour les autres s’arrêter aux li-
3
« Il vaut mieux faire choix de l’impossible
vraisemblable (adunata eikota) que du
possible incroyable (adunata apitana) »,
Aristote, Poétique, XXV, 7.
Aristote a voulu définir la relation du
poétique au logique et au topique. L’œu-
vre d’art peut se rapporter à une repré-
sentation possible logiquement, mais tel-
lement extraordinaire qu’elle demeure in-
croyable. Il est alors préférable de produi-
re une œuvre impossible au niveau logi-
que, mais croyable. À partir de ce passage,
les rhétoriciens et les esthètes baroques
ont développé une théorie esthétique qui
pourrait s’appeler « du merveilleux »,
cherchant à conduire la poésie au-delà
même de ces limites, jusqu’à l’impossible
croyable.
Patrizi parle ainsi de l’activité du poète :
« Il fingere cose impossibili e incredibili
erano poetiche e per conséguente erano
offici e mestiere del poeta » (Patrizi, Della
poetica, Instituto del Rinascimento, Firen-
ze, 1969, Vol III, Della poetica admirabile,
p. 299).
mites du « croyable » ? Il fallait
créer des idoles tout à fait libres des
conditions imposées non seulement
par la logique, mais aussi par la topi-
que. On parviendrait alors à rendre
possible lincroyable au même titre
que l’absurde. Ainsi la poésie et l’art
deviendraient-ils créateurs de l’objet
et de son espace, qui surgiraient de
la dimension négative de l’absurde et
de l’incroyable. Le problème du vrai
et du faux poétiques se situait au-
dessus du vrai et du faux, du cro-
yable ou de l’incroyable, rejoignant
le sublime. Il n’était définissable que
par rapport à lui-même.
Ces problèmes avaient été égale-
ment soulevés par Vico, que nous
retrouverons plus tard parmi les
défenseurs de l’incroyable possible.
Dans cette page du De ratione, il a
aborle problème du vraisemblable
à un niveau plus fondamental, dans
le cadre des considérations sur les
langues française et italienne. Si la
première est détermie par la re-
lation à la pensée, ou « vérité », et
l’autre par la forme ne se rapportant
qu’au vraisemblable, quest-ce que
le vraisemblable ? Nous retrouvons
au niveau philosophique le problème
que nous avons déjà examiné au
niveau de la critique du style. Rame-
nant la querelle à son véritable pro-
blème de fond, Vico a voulu indi-
quer le point de départ d’une critique
en profondeur des deux méthodes.
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62- Le vraisemblable
et le sens commun
omme du vrai surgit la
science et du faux l’er-
reur, ainsi du vraisem-
blable naît le sens com-
mun. »
4
. Soulignons avant tout que,
contrairement à la coutume, Vico
définit le vraisemblable non en
opposition au vrai, mais à un terme
qui demeure inconnu dans le texte.
Cependant, si l’on se réfère à Cicé-
ron dont Vico semble s’être inspiré,
il est permis de reconnaître que le
terme opposé est « incroyable ». Or
ce mot renvoie à Aristote, pour qui
l’argumentation dialectique se fon-
dait sur des prémisses « topiques »,
c’est à dire dont la validité relève du
consensus universel. Nous revien-
drons sur cette théorie.
Pour le moment, il importe de
souligner que Vico s’est d’avance
soustrait aux conséquences antino-
miques contre lesquelles s’étaient
heurtés les rhétoriciens du baroque,
car il n’a pas conçu le vraisemblable
comme un vrai apparent, ou un
« faux vrai », mais comme une
proposition s’appuyant sur la
croyance commune. En conséquen-
ce, le vraisemblable impliquait une
relation avec la conscience distincte
de celle propre à la vérité.
Bien qu’une interférence demeure
toujours possible entre les deux
termes, ceux-ci sont distincts sans
4
J.-B. Vico, De ratione, Op. cit. p. 81.
s’opposer, chacun relevant d’une
activité spécifique de la conscience.
L’excursus que nous avons fait sur
les deux langues nous autorise à
assimiler l’une de ces activités à la
fonction déductive et analytique,
l’autre à la faculté synthétique et
représentative de l’homme. Ainsi le
vraisemblable désigne, dans son sens
général, la zone d’objectivité propre
à l’ingenium, de me que le verum
se rapporte à l’objectivité de l'esprit.
Une recherche plus approfondie est
nécessaire sur l’expression « sens
commun ». Puisque Vico s’est ratta-
ché à la conception dialectique et
rhétorique de Cicéron
5
, mettant en
confrontation le « vraisemblable »
avec le « vrai », on aurait pu attendre
qu’il écrivit : « Ainsi, du vraisem-
blable naît le jugement dialectique,
ou topique ». Pourquoi cette expres-
sion « sens commun » qui, pourtant
connue en philosophie, n’avait pas
été employée en relation avec ce
problème ? De plus, dans le langage
ordinaire, elle était utilisée pour
désigner le « bon sens »
6
, c’est à dire
ce qui était juste et raisonnable. Vico
en avait donc changé la signification,
ce qui avait comporté de sa part un
travail d’analyse et d’interprétation
des cultures qui en supportaient le
sens primitif.
5
« Vera a falsibus, verisimilia ab incredibi-
libus iudicare et distinguere », (Cicéron,
Partitiones oratoriae, 139).
6
Voir Descartes, Discours, Edit. Gilson,
Vrin, Paris, 1957, 10,5.
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