Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 6- Le vraisemblable et le sens commun Ennio Floris La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) 6- Le vraisemblable et le sens commun Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 1 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 6- Le vraisemblable et le sens commun 61- Des formes du style au vraisemblable es recherches que Vico a poursuivies sur les langues française et italienne impliquaient, outre la philosophie du langage, des problèmes métaphysiques. Pendant la Renaissance et le Baroque, on s’était interrogé sur le rapport du style avec les choses, afin de saisir la valeur ontologique du langage et de l’art. Concernant la première des deux formes de style, celle par laquelle le discours s’ordonne à la pensée (dianoia), la solution apparaissait clairement, car la pensée ne pouvait que se rapporter à la chose. Au contraire, elle ne l’était pas pour la seconde forme car, en ne visant que l’œuvre, elle était plutôt destinée à mouvoir les esprits qu’à signifier les choses, son but étant d’enjoliver et de plaire. On y voyait un revêtement servant de décor et d’ornement à l’élocution, ou un moyen d’efficacité pour la persuasion oratoire. Aussi semblait-elle s’évanouir aussitôt qu’on s’enquérait de sa valeur ontologique. En effet, à quoi pouvait-elle correspondre, si elle ne se situait pas en relation avec la pensée ? Tous étaient d’accord pour affirmer qu’elle se référait au vraisemblable, l’inscrivant ainsi dans le cadre de la théorie aristotélicienne de la poésie. Pour le philosophe grec, celle-ci était définie comme une représentation de l’être « possible », c’est à dire tel qu’il aurait pu exister concrètement selon les données de l’expérience commune1. Les hommes de la Renaissance et du Baroque employaient le mot « idole », car ils voulaient signifier ainsi que la poésie n’était qu’une imitation, et qu’elle se rapportait à la chose par une relation de vraisemblance et non de vérité. Comme la poésie, tous les arts étaient producteurs d’idoles, les arts imitatifs aussi bien que les arts techniques2. Étant donné le rôle important joué par les arts dans les époques de la Renaissance et du Baroque, il n’est pas surprenant que celles-ci apparaissent concernées davantage par la 1 « Le récit exact de ce qui est arrivé (ta genomena) n’est pas l’affaire du poète ; mais lui appartient ce qui aurait pu arriver, le possible (ta dunata) selon le vraisemblable (to eikon) et la nécessité » (Aristote, Poétique, IX, 1). 2 À titre d’exemple, je rapporterai ce passage de Comanini : « Ma il pittore che imita solamente per rassomigliare e representare vero imitatore sera’ e fabricatore d’idoli ; per non dire che il pittore e il poeta insieme vanno cosi’ minutamente delineando e descrivendo le cose che essi nelle figure e racconti loro fanno idoli perfettisimi e ei reppresentano cosi’ perfettamente ciascuna parte del figurato e descritto che nulla rimane che da desiderare sia ». G. Commanini, Il Figino – Trattati d’arte del Cinquecento, Laterza, Bari, 1962, Vol. III, p. 253. Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 1 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 6- Le vraisemblable et le sens commun représentation du vraisemblable que par la recherche de la vérité. Les origines de l’humanisme le confirment. Sans doute les humanistes se sontils intéressés à la forme tout autant qu’au contenu, mais il s’agissait précisément d’un contenu lié au style, découvert par la saisie de la forme. C’était un des points de rupture avec le Moyen-Âge. Tandis que les grands théologiens du XIII° siècle avaient cherché à comprendre la pensée des philosophes grecs en la dépouillant de son langage et en la soustrayant aux conditions historiques, les humanistes se sont rapprochés avant tout de leur langue et du style, en replaçant la pensée dans son propre contexte d’écriture. Ainsi n’ont-ils manifesté d’intérêt pour la pensée qu’au moyen de la recherche philologique. Ils s’éloignèrent donc de la métaphysique, et d’ailleurs sans regret, pour n’étudier que les œuvres. Ils perdirent, sans doute, la vision ontologique des essences, mais ils réussirent à considérer les écrivains comme des personnes vivantes. La rencontre des hommes remplaça la contemplation de la nature des choses. Malgré la perte de la métaphysique, l’attention portée sur le concret humain fut un acquit révolutionnaire qui marqua la nouveauté des temps. De la fin du Moyen-Âge au XVIII° siècle, l’homme a progressé, en découvrant les zones multiples du domaine du vraisemblable, tout d’abord par l’occanisme, la philo- logie humaniste et la découverte de la politique, de l’économie et de l’histoire, ainsi que par l’intérêt porté à la méthode et à l’érudition. Même le probabilisme et la casuistique s’inscrivirent dans cet esprit. Délaissant la veritas, les humanistes avaient été attirés par la dignitas hominis. Les temps creux comme les crises de l’humanisme et du Baroque s’expliquent par l’écart qui s’était produit entre la perte du transcendantal et l’absence d’une nouvelle restructuration de la vie et du savoir sur cette perception de l’être. D’où l’importance des querelles esthétiques qui manifestaient les interrogations refoulées sur l’homme. Il est intéressant de rappeler le problème posé sur la poésie et sur l’art. Qu’est-ce que la chose (res) poétique et picturale ? En d’autres termes, y a-t-il de l’être dans le vraisemblable produit par la peinture et la poésie, comme par les autres arts ? Aristote avait parlé du « possible », mais puisque les personnages n’apparaissaient que sur la scène ou dans les écrits, ils n’existaient pas mais faisaient le simulacre d’exister. Ainsi l’être de l’art n’était-il qu’apparence illusoire. Quelle puissance dans cette illusion ! L’homme s’y révélait de façon beaucoup plus libre que dans la recherche de la vérité, parce qu’il s’affranchissait, en les dominant, des lois de la nature. Qu’importe s’il était faiseur de fables et s’il donnait une existence Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 2 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 6- Le vraisemblable et le sens commun fictive ou fausse, puisqu’il pouvait rivaliser avec Dieu lui-même, qui se montrait dans sa création soumis aux exigences du vrai ! Certes, tous n’étaient pas de cet avis. D’autres voulaient que l’œuvre soit au moins assujettie aux convenances du « croyable » topique, même quand elles étaient logiquement impossibles. Aristote leur offrait encore une formule suggestive : l’« impossible croyable »3. Rendre croyable l’absurde ! N’était-ce pas faire du poète et de l’artiste un démiurge capable de créer des êtres « merveilleux et sublimes » ? Mais pourquoi – insistaient en retour les autres – s’arrêter aux li3 « Il vaut mieux faire choix de l’impossible vraisemblable (adunata eikota) que du possible incroyable (adunata apitana) », Aristote, Poétique, XXV, 7. Aristote a voulu définir la relation du poétique au logique et au topique. L’œuvre d’art peut se rapporter à une représentation possible logiquement, mais tellement extraordinaire qu’elle demeure incroyable. Il est alors préférable de produire une œuvre impossible au niveau logique, mais croyable. À partir de ce passage, les rhétoriciens et les esthètes baroques ont développé une théorie esthétique qui pourrait s’appeler « du merveilleux », cherchant à conduire la poésie au-delà même de ces limites, jusqu’à l’impossible croyable. Patrizi parle ainsi de l’activité du poète : « Il fingere cose impossibili e incredibili erano poetiche e per conséguente erano offici e mestiere del poeta » (Patrizi, Della poetica, Instituto del Rinascimento, Firenze, 1969, Vol III, Della poetica admirabile, p. 299). mites du « croyable » ? Il fallait créer des idoles tout à fait libres des conditions imposées non seulement par la logique, mais aussi par la topique. On parviendrait alors à rendre possible l’incroyable au même titre que l’absurde. Ainsi la poésie et l’art deviendraient-ils créateurs de l’objet et de son espace, qui surgiraient de la dimension négative de l’absurde et de l’incroyable. Le problème du vrai et du faux poétiques se situait audessus du vrai et du faux, du croyable ou de l’incroyable, rejoignant le sublime. Il n’était définissable que par rapport à lui-même. Ces problèmes avaient été également soulevés par Vico, que nous retrouverons plus tard parmi les défenseurs de l’incroyable possible. Dans cette page du De ratione, il a abordé le problème du vraisemblable à un niveau plus fondamental, dans le cadre des considérations sur les langues française et italienne. Si la première est déterminée par la relation à la pensée, ou « vérité », et l’autre par la forme ne se rapportant qu’au vraisemblable, qu’est-ce que le vraisemblable ? Nous retrouvons au niveau philosophique le problème que nous avons déjà examiné au niveau de la critique du style. Ramenant la querelle à son véritable problème de fond, Vico a voulu indiquer le point de départ d’une critique en profondeur des deux méthodes. Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 3 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 6- Le vraisemblable et le sens commun 62- Le vraisemblable et le sens commun omme du vrai surgit la science et du faux l’erreur, ainsi du vraisemblable naît le sens com4 mun. » . Soulignons avant tout que, contrairement à la coutume, Vico définit le vraisemblable non en opposition au vrai, mais à un terme qui demeure inconnu dans le texte. Cependant, si l’on se réfère à Cicéron dont Vico semble s’être inspiré, il est permis de reconnaître que le terme opposé est « incroyable ». Or ce mot renvoie à Aristote, pour qui l’argumentation dialectique se fondait sur des prémisses « topiques », c’est à dire dont la validité relève du consensus universel. Nous reviendrons sur cette théorie. Pour le moment, il importe de souligner que Vico s’est d’avance soustrait aux conséquences antinomiques contre lesquelles s’étaient heurtés les rhétoriciens du baroque, car il n’a pas conçu le vraisemblable comme un vrai apparent, ou un « faux vrai », mais comme une proposition s’appuyant sur la croyance commune. En conséquence, le vraisemblable impliquait une relation avec la conscience distincte de celle propre à la vérité. Bien qu’une interférence demeure toujours possible entre les deux termes, ceux-ci sont distincts sans 4 J.-B. Vico, De ratione, Op. cit. p. 81. s’opposer, chacun relevant d’une activité spécifique de la conscience. L’excursus que nous avons fait sur les deux langues nous autorise à assimiler l’une de ces activités à la fonction déductive et analytique, l’autre à la faculté synthétique et représentative de l’homme. Ainsi le vraisemblable désigne, dans son sens général, la zone d’objectivité propre à l’ingenium, de même que le verum se rapporte à l’objectivité de l'esprit. Une recherche plus approfondie est nécessaire sur l’expression « sens commun ». Puisque Vico s’est rattaché à la conception dialectique et rhétorique de Cicéron5, mettant en confrontation le « vraisemblable » avec le « vrai », on aurait pu attendre qu’il écrivit : « Ainsi, du vraisemblable naît le jugement dialectique, ou topique ». Pourquoi cette expression « sens commun » qui, pourtant connue en philosophie, n’avait pas été employée en relation avec ce problème ? De plus, dans le langage ordinaire, elle était utilisée pour désigner le « bon sens »6, c’est à dire ce qui était juste et raisonnable. Vico en avait donc changé la signification, ce qui avait comporté de sa part un travail d’analyse et d’interprétation des cultures qui en supportaient le sens primitif. 5 « Vera a falsibus, verisimilia ab incredibilibus iudicare et distinguere », (Cicéron, Partitiones oratoriae, 139). 6 Voir Descartes, Discours, Edit. Gilson, Vrin, Paris, 1957, 10,5. Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 4 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 6- Le vraisemblable et le sens commun Avant tout, ce texte nous renvoie à un passage du De Oratore, où Cicéron a établi un parallèle entre l’éloquence et les arts. L’éloquence, observait-il, n’a pas – comme les autres arts – des sources éloignées de nous, mais à la portée de tous, inhérentes au langage quotidien. Alors que les autres arts excellent dans la mesure où ils s’écartent de la compréhension du vulgaire, l’éloquence tire son prestige de la langue ordinaire. Ainsi, ce serait « la plus grave de toutes les fautes que de rejeter la façon populaire de parler et la coutume du sens commun. »7 Vico a affirmé la même pensée, en disant que ne pas tenir compte du sens commun constitue « la plus grande faute » pour la conduite de la vie privée et publique8. La plus grande faute – summo vicio – comme Cicéron avait déclaré « vitium vel maximum ». Dans le texte, le mot « sensus » est défini en opposition à la conscience réfléchie, docte ou savante. Il désigne la façon de penser populaire et commune, dont la règle n’est pas la raison, mais la coutume. De sa confrontation avec les arts, l’éloquence ressortait avec un prestige rehaussé. En effet, tandis que ceux-là s’appu7 « In dicendo autem vitium vel maximum sit a vulgari genere orationis atque a consuetudine communis sensus abhorere », (Cicéron, De oratore, I,III,12). 8 J.-B. Vico, De ratione, Op. cit. p. 92. yaient sur des axiomes spécifiques, l’éloquence se fondait sur les principes généraux du langage commun. Sans doute moins exacte et moins certaine dans la validité de son argumentation, elle possédait un rayon aussi vaste que le niveau d’universalité de la philosophie. Dans le même livre, en raison de cette universalité, Cicéron avait confronté les deux disciplines, même si la philosophie a pour but la recherche, et l’éloquence la compréhension de la vérité9. En lisant ce texte, Vico avait découvert que cette universalité avait un fondement propre, le « sens commun », qu’il a assimilé sans peine à l’ingenium. En effet celui-ci, désignant la faculté inventive de la conscience individuelle et collective, se confondait avec le génie de la langue. Mais la compréhension du sens commun demeurerait incomplète si l’on ne cherchait pas aussi à se référer à la théorie aristotélicienne de la dialectique impliquée dans le mot « commun ». Contrairement à Platon, Aristote avait découvert dans la pensée des sophistes un des phénomènes les plus importants de la culture. Sans doute en a-t-il réfuté la valeur argumentative, mais pas l’attention qu’il a portée sur les situations concrètes : il n’avait pas pu ne pas reconnaître que les sophistes avaient mis l’accent sur le langage et sur les relations entre les hommes. 9 Cicéron, De oratore, I,XII,54 - XIII,57. Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 5 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 6- Le vraisemblable et le sens commun Sa critique n'est pas parvenue, comme celle de Platon, à renier entièrement l’argumentation sophiste, qui demeurait toujours valable, sinon pour démontrer la vérité, du moins pour favoriser la rencontre et le dialogue entre les hommes. Mis en confrontation avec la logique démonstrative, le syllogisme sophiste, une fois épuré, relevait d’une autre logique : la dialectique. Le discours s’articulait ainsi selon le double axe de pensée de la vérité et de la possibilité. Mais qu’est-ce que le probable ? Si l’on cherche à le définir rigoureusement, il signifie la valeur d’un jugement proportionnelle au jugement de vérité. Ce qui impliquerait que l’unique critère de la connaissance fut la vérité. Cependant, Aristote avait mis en lumière un autre élément, l’endoxa, c’est à dire la reconnaissance de la part de la collectivité. En d’autres termes, pour qu’une proposition soit probable, il convient que sa valeur soit reconnue par la majorité des gens, ou bien par tous les sages du peuple, ou par les accrédités d’entre eux10. 10 Ainsi Aristote a-t-il distingué trois syllogismes, ou formes d’argumentation : démonstratif, lorsqu’il est vrai ; dialectique, lorsqu’il part des prémisses probables ; heuristique, lorsque ses prémisses paraissent probables mais ne le sont pas en réalité, comme dans l’argumentation des sophistes. Voir Aristote, Topiques, Edit. Tricot, p. 8, 100 a 25 b 18-25. Ainsi la probabilité, en dépit du sens précis qui la conditionne à la vérité, comporterait deux relations : l’une, objective, proportionnelle au vrai ; l’autre à la conscience collective. Mais de ces deux relations, laquelle est prédominante ? Il semblerait que ce soit la seconde, ce qui confère à la théorie aristotélicienne sa profonde originalité. Aristote avait compris que la culture n'a pas de fondements identiques à ceux de la science puisque, dans cette dernière, le prédicat d’un sujet est affirmé ou nié en raison d’une liaison nécessaire et causale, alors que dans la première le jugement part de principes généraux, ignorant les causes qui en déterminent la relation. Or ce passage des principes généraux à une affirmation déterminée est rendu possible par le consensus commun. Aux axiomes, régissant dans chaque science l’argumentation apodictique, correspondent au niveau de la culture les « lieux » (topos) qui constituent un système de valeur. Ainsi la science est logique et démonstrative, alors que la culture est topique et dialectique11. Il est impossible de reprocher à Aristote de ne pas avoir suffisamment pris en considération les jugements de valeur. Non seulement, il a complété les livres logiques par un traité sur la topique et un autre 11 Aristote, Topiques, 100 b 18. Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 6 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 6- Le vraisemblable et le sens commun contre les sophistes, mais il a aussi poursuivi son analyse par la rhétorique et la poétique. Néanmoins il peut paraître étrange qu’il n’ait pas cherché à donner à ses jugements un fondement psychologique et gnoséologique. On aurait dû trouver dans son système la place pour une faculté où les premiers principes seraient devenus opératoires, en deçà du processus déductif, par leur mise en relation avec les critères de valeur (topos) de la conscience commune. Or sa théorie de la connaissance n’offre pas cette possibilité, car nous y retrouvons soit l’activité des sens qui, à partir des sensations, aboutit à ce qu’il nomme « sens commun », soit celle de la pensée qui s’articule par l’activité de l’intellect aux données des sens. Or, ni le sens commun n’est capable de s’élever à des jugements de valeur – car ils le contraindraient à sortir des limites de la sensibilité – ni l’intellect de s’appuyer sur un autre moyen que l’évidence objective. L’intellect ne peut se lier aux « lieux » de la crédibilité que par une défaillance vis à vis de son propre critère de vérité. Ainsi les jugements de valeur n’apparaissent que comme des instances de probabilité, selon qu’ils s’éloignent ou se rapprochent du vrai12. 12 Le problème de la culture est indirectement posé dans les Topiques, quand Aristote affirme que la dialectique est plus universelle que les sciences, parce qu’elle a pour objet les principes généraux que les sciences ne peuvent que présupposer (Aristote, Topiques, 101 a 35). La théorie du « sens commun » attira tout spécialement l’attention de Thomas d’Aquin. Dans le commentaire au De anima13, il s’est contenté d’interpréter le texte, sans y apporter de contribution personnelle. Par contre, il l’a soumis à une critique approfondie dans la Summa, après qu’il eut constaté que la fonction attribuée au « sens commun » était trop limitée. En effet, il a estimé qu’en plus du rôle de lieu de rencontre des sensations, le « sens commun » exerçait sur celles-ci une fonction de jugement, puisqu’il les comparait (comparatio) selon leur convenance ou leur désaccord. Il y a découvert aussi une relation d’intentionnalité (intentio), puisque le « sens commun » coordonnait les objets sensibles, selon leur utilité ou leur nuisance à la vie du sujet. Ainsi le sens comIl est cependant traité directement ailleurs, comme dans le texte suivant : « En tout genre de spéculation et de recherche, la plus banale comme la plus relevée, il semble qu’il y ait deux sortes d’attitudes : on nommerait bien la première science de la chose (epistemen tou pragmatos), et la seconde une certaine culture (paideiam tina)... Ainsi l’homme cultivé est capable de juger, à lui tout seul, pour ainsi dire toutes les choses, tandis que l’autre n’est compétent que sur une nature déterminée. » (Aristote, De partibus animalium, I,1, 639 a 1-10). Dans cette thèse, je suis l’interprétation donnée par Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, Op. cit. p. 282. 13 Thomas d’Aquin, De anima, Edit. Marietti, Turin, 1925, III, loc. 3. Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 7 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 6- Le vraisemblable et le sens commun mun aurait trois fonctions : la rencontre des sensations, le choix de convenance et le jugement d'utilité. Chez l’homme, cette intentionnalité du « sens commun » est en relation avec l’intentionnalité de la raison. Ces deux intentionnalités se situent à deux niveaux différents : l’intention de la raison concerne les relations entre les universaux, l’intention du sens commun les relations entre les concrets particuliers. Il est impossible à la raison d’exercer cette fonction du sens commun : elle peut réduire les données des sens à l’idée universelle, mais non les coordonner pour la perfection de la vie du sujet. De même que le sens commun est impuissant à atteindre le niveau d’universalité, de même la raison se trouve limitée pour agir dans le concret. Ainsi les jugements de valeur trouvent-ils un fondement épistémologique dans la jonction du sens commun avec la théorie de la dialectique. En raison de cette jonction, le sens commun est un jugement pratique que l’homme prononce sur toutes ses perceptions par la conscience concrète de lui-même et de son bienêtre. Il s’agit donc d’une « ratio particularis » douée d'une intentionnalité propre, distincte de la « ratio universalis » qui ne s’occupe que des relations entre les idées14. 14 Thomas d’Aquin, Summa theologica, I q. 78 a 4 c : « Et ideo quae in aliis animalibus dicitur aestimativa naturalis, in homine dicitur cogitativa, quia per collationem quandam huiusmodi intentiones adiuvenit, Le De ratione ne contient pas de définition globale du « sens commun » capable d’offrir une synthèse de ces trois traditions. On retrouve des références éparses dans des descriptions partielles du concept, quand Vico parle de la prudence, de l’éloquence, de la poésie, ou d’autres arts humains qui, à son avis, relèvent du sens commun. Par contre, des définitions globales interprètent et synthétisent ces trois courants dans les œuvres postérieures, par exemple celle-ci, tirée de la Science nouvelle première : « La sagesse vulgaire est le sens commun de chaque peuple ou nation, qui règle la vie sociale dans toutes ses actions, conduisant à un jugement de convenance à la lumière de ce qui, dans ce pays ou nation, est senti universellement par tous »15. Dans ce texte, la relation à Aristote se manifeste principalement par le sentiment universel qui correspond au système topique des valeurs. Cicéron y apparaît aussi, car ce système de valeurs coïncide avec celui du peuple ou de la nation, ce qui autorise à l’assimiler à la coutume. Enfin la présence de Thomas d'Aquin est affirmée, en ce que le « sens commun » devient règle de unde etiam dicitur ratio particularis... est enim collativa inventionum individualim sicut ratio intellectiva intentionum universalium ». Voir aussi 1 q. 81, a 3. 15 J.-B. Vico, La scienza nuova prima, Opere III, Laterza, Bari, 1968, 46. Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 8 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 6- Le vraisemblable et le sens commun vie, véritable raison de convenance, recherchant la perfection de la vie. 63- Le sens commun et le vide dialectique ette synthèse mérite d’être approfondie. Parlant des cartésiens, Vico a affirmé : « Puisqu’ils n’ont pas cultivé le sens commun, ils n’ont aussi jamais recherché le vraisemblable, se contentant seulement du vrai sans prendre en considération ce que les hommes en pensent universellement, et si ce vrai est aussi reconnu tel par eux. Or cela constitue la plus grave des fautes, ainsi que le plus grand préjudice, fatal pour ceux qui doivent diriger la vie, les individus, aussi bien que les princes et les rois. »16. Vico ne s’est pas contenté de reconnaître l’existence des jugements de valeur aux côtés de ceux de la vérité : il a aussi affirmé que, sans les premiers, ceux-ci seraient insuffisants pour la vie. Cette position est fort éloignée de celle d’Aristote, pour qui les jugements dialectiques étaient reconnus en ce qu’ils étaient probables, c’est à dire proches du 16 J.-B. Vico, De ratione, Op. cit. p. 92. critère de vérité des autres jugements. Vico semble s’être éloigné de tout critère de probabilité pour définir exclusivement ses jugements selon la cohérence de la conscience collective. Sans doute convient-il, avec Aubenque, de reconnaître à Aristote le mérite d’avoir fondé la dialectique. Mais il faut avouer que cette affirmation l’enfermait dans une impasse. Même si la dialectique s’appuyait plus sur les endoxa que sur le probable, elle n’était pas suffisamment fondée. Des problèmes se posaient sur la dialectique : concernait-elle seulement la chose, ou bien la parole ? Y avait-il de l’être dans les jugements dialectiques ? Cohérent avec son système, Aristote avait reconnu que le syllogisme dialectique était vide d’être17. Situation tragique que celle d’hommes qui se rencontrent, parlent et critiquent à la limite de l’être ! Aristote a voulu hériter de la culture sophiste sans pouvoir en accepter les présupposés métaphysiques, car pour lui le réel n’était que 17 « Omnis enim demonstrationis principium est quod quid est. Quare secundum quasqua definitiones non contingit accidentis cognoscere, sed neque conjecturari de ipsis facile, manifestum est quo dialecticae dictae sunt vane omnes » (Aristote, De anima, I 402 b 20). Dans ce texte, la dialectique apparaît en suspens entre la connaissance scientifique et la connaissance empirique, car elle relève précisément des principes généraux, qui ne concevaient ni la substance ou l’essence de la chose, ni leur individualité. Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 9 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 6- Le vraisemblable et le sens commun la « substance » (ousia), ou en relation à la substance, c’est à dire la « res » des latins, le « quid » des philosophes du Moyen-Âge, d’où la « quidditas », ou essence. Ainsi le jugement n’était-il valable que dans la mesure où il posait une affirmation ou une négation de vérité. Les jugements dialectiques n’étaient valables que dans leurs chances de probabilité d’être conformes au jugement de vérité. Sans ce caractère de probabilité, c’étaient des mots vides, n’affirmant rien et ne portant en euxmêmes aucune correspondance de l’être. Cet aspect négatif de la théorie aristotélicienne permet de comprendre la contribution de Thomas d’Aquin, pour qui les jugements dialectiques ne tombaient pas dans le vide, mais se rapportaient tous à leur objet, créé par une intention aussi vraie que celle de la raison. Cependant, chez Saint Thomas, il y a aussi motif de penser que le « sens commun » est resté en marge du système ; en effet, en morale et en politique, Thomas d’Aquin s’est référé non à la « ratio particularis », mais à la « ratio universalis » pratique. S’il avait approfondi le « sens commun », il est possible que l’humanisme eût eu son fondement philosophique avant de naître comme mouvement culturel regard profond, y découvrant la source de tous les jugements de valeur, les fondements de l’art et de l’histoire, de la vie morale et civile. C’est un moment très important de l’histoire de la philosophie, où est découverte la valeur ontologique du concret. Désormais, l’être n’était plus saisissable seulement par des relations abstraites. Ineffable dans une vision universelle de l’être, l’individu s’ouvrait comme un fruit mûr à la saisie de la seconde intentionnalité de l’esprit. Ainsi l’homme s’occupait-il de l’être et du « un », du vrai et du bien, mais aussi du besoin et du plaisir, de la souffrance et de l’amour, de la cité et de l’État, du naître et du mourir des individus comme des nations. Mais d’où provient cette découverte ? Comment expliquer cette recherche des fondements de l’humanisme au moment même où celui-ci n’était plus qu’un souvenir ? Ce sera grâce à Descartes qui, par la négation du vraisemblable, avait hanté le siècle, lui présentant l’utopie d’une civilisation sans rhétorique. Ce mérite revient à Vico qui, seul, a porté sur le « sens commun » un Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 10 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 6- Le vraisemblable et le sens commun 64- La négation du vraisemblable dans la méthode cartésienne u sujet de la méthode cartésienne, Vico a déclaré qu’elle tendait à « émonder la vérité première non seulement du faux, mais aussi de tout soupçon d’erreur, nous obligeant à chasser de l’esprit des vérités secondes et la vraisemblance au même titre que le faux. »18 Vico ne pouvait pas employer de verbe plus adapté pour exprimer la façon dont Descartes avait traité la dialectique : il ne l’a pas reniée, il l’a mise à la porte, la chassant du domaine de la pensée. Nous nous rapporterons à la dixième règle, où Descartes, recherchant les origines de sa méthode, est parvenu à pénétrer le naturel de son propre ingenium. Il a affirmé qu’il éprouvait naturellement de la volupté, non à l’écoute des raisonnements des autres, mais dans ses propres découvertes. Aussitôt qu’il en venait à connaître des recherches nouvelles, il tentait de les retrouver par luimême. Il comprit alors qu’il avait été doué d’une sagacité particulière, dont l’usage répété le persuada qu’il existait un ordre dans l’articulation de la pensée. 18 J.-B. Vico, De ratione, Op. cit. p. 81. La méthode est née de cette observation19. En effet, l’ordre que Descartes a découvert dans la dynamique de sa pensée est à caractère intuitif et déductif. Il en est résulté une méthode qui, tout en prétendant à l’universalité, s’est inscrite dans une expérience personnelle. Descartes a fait allusion à la dialectique quand il a pris conscience de la relation entre sa méthode et l’expérience de sa pensée. Mais qu’entendait-il par ce mot ? Non l’argumentation fondée sur les topoi qu’Aristote avait opposée aux « analytiques », mais la logique formelle elle-même, où les Écoles avaient aperçu l’unique critère de vérité. On s’était en effet habitué à juger du vrai et du faux selon l’exactitude de la forme du syllogisme. Descartes en a fait mention pour bien définir sa propre méthode qui, tout en relevant du mode de la pensée, concernait cependant le contenu et non la forme de l’argumentation. En effet l’ordre de la pensée est ontologique, fondé sur l’enchaînement des idées ellesmêmes, et en correspondance avec l’ordre des choses. À ce niveau, Descartes avait trouvé l’accord entre le caractère expérimental de la méthode et sa valeur universelle. 19 « Quod toties successit, ut tandem animatverterim me non amplius ut caeteri solent per vagas et caecas disquititiones fortunas auxilio potius quam artis ad rerum veritatem per-venire, sed certas regulas ; longa experientia percepisse... Atque ita hanc totam methodum diligenter excolui... » (R. Descartes, Regulae, Op. cit. pp. 79, 24, 80, 1-5). Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 11 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 6- Le vraisemblable et le sens commun Du fait du caractère formel de la « dialectique », entièrement extérieure au rapport de vérité, il ne restait à Descartes qu’à la mettre poliment en dehors de la méthode, la confinant à la rhétorique dont la tâche était précisément d’adapter la vérité à la psychologie des gens20. L’exclusion de la dialectique de la philosophie aurait pris moins d’importance si Descartes l’avait définie comme Aristote. En effet la dialectique, au sens aristotélicien, avait été séparée de la philosophie pour être assimilée à la rhétorique, dès la fin du XV° siècle. Puisque ainsi il entendait désigner la logique formelle, c’est l’ensemble de l’Organon aristotélicien, comprenant la topique et la logique, que Descartes a écarté de la philosophie. Ainsi le cartésianisme de Descartes n’a-t-il pas seulement été une philosophie sans rhétorique21, mais aussi sans logique, 20 « Atque ut adhuc evidentius appareat illam disserendi ertem nihil omnino conferre ad cognitionem veritatis, advertendum est nullum posse dialecticos syllogismos arte formare qui verum concludat, nisi prius eiusdem materiam habuerint, id est nisi eamdem vertitatem, quae in illo deducitur jam antea cognoverint. Unde patet... vulgarem dialecticam omnino esse inutilem rerum veritatem investigare cupientibus... ac proinde illam ex philosophia ad rhetoricam esse transferandam » (R. Descartes, Regulae, Op. cit. pp. 82,20 - 83,1-6). 21 Gouhier, La pensée métaphysique de Descartes, Vrin, Paris, 1968, p. 95. celle-ci ayant été remplacée par la méthode. Nous serons amenés à revenir sur ce problème dans l’analyse du De italorum sapientia, où Vico a mis en relief l’absence de la logique dans la méthode cartésienne. Nous nous limiterons ici à étudier l’assimilation faite par Descartes entre la logique et la dialectique. Il est possible de dire que Descartes s’est séparé d’Aristote parce qu’il concevait la dialectique à la manière de Platon, découvrant seulement les structures formelles de la pensée. Toutefois, en la rejetant de la méthode, il manifestait une exigence idéaliste beaucoup plus radicale que celle de Platon. En effet le philosophe grec s’opposait aux sophistes par l’emploi d’une dialectique dans les formes d’argumentation qui, par leur exactitude, démasquaient le vice caché dans leurs discours22. Au contraire, Descartes avait cru bon de s’en passer, pour suivre une articulation de la pensée correspondant à l’enchaînement des idées. C’est pourquoi il n’a pas utilisé le style dialogué, et la critique qu’il avait faite à cet égard à Galilée s’inscrivait dans cette exigence. On peut le comprendre en admettant que ses expériences intérieures coïnci22 Stefanini précise ainsi la notion de « dialectique » chez Platon : « Mentre la retorica forma la credenza (pistis) senza scienza (episteme), la dialectica de la persuasion scientifica » Stefanini, Platone, Vol. 1, p. 93). Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 12 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 6- Le vraisemblable et le sens commun daient avec les manifestations de la pensée elle-même comme processus universel de l’esprit, et non avec la pensée liée aux formes du langage. En passant des Règles aux Discours, la mise au ban de la dialectique revêt la forme d’un drame pour une phénoménologie générale servant d’introduction à la méthode. Descartes mettait en scène l’humaniste type, voué à la lecture des anciens chez qui il recherchait la réponse à ses propres interrogations, aussi attentif à l’écoute des autres qu’il était fermé à la recherche de lui-même. Mais sous ce masque se cachait l’homme nouveau qu’il avait retrouvé en lui-même, capable de se frayer un chemin vers la vérité par l’introspection intuitive. L’action du drame méthodologique se calquait sur la crise éprouvée par le personnage, qui ne pouvait pas trouver dans les livres la vérité recherchée. Au terme de tant de lectures, il lui apparaissait impossible que « quelqu’un ait pu dire le vrai », tant les opinions étaient différentes ! Ainsi l’humaniste prenait une décision qui remettait en cause toute son existence de savant, car il considérait comme « presque pour faux ce qui n’était que vraisemblable. »23 En rompant avec les livres, il aurait ainsi joué le drame de son propre échec, puisqu’il n’existe pas de chemin vers la vérité par la philologie. Réfléchissons à ce premier aboutissement. Bien que le vraisemblable n’ait pas encore été déclaré faux, il était pratiquement considéré comme tel. Ambigu, il ne pouvait, en devenant opératoire, qu’engendrer l’erreur. Notons aussi qu’en remettant en question la méthode humaniste, Descartes rejetait la philosophie qui, pour lui, ne tendait qu’à « parler vraisemblablement de toute chose. »24 Le vraisemblable constituait donc l’enjeu du drame méthodologique. On peut alors entrevoir dans la crise du personnage l’action du philosophe Descartes qui la mettait en échec parce qu’il avait l’idée claire et distincte que le vraisemblable est faussement vrai, intuition première qui régit l’articulation de toute la méthode. L’adhésion préalable du philosophe à un platonisme radical en sortait confirmée. Ayant la « volupté » du mot, du distinct et du clair propriété saillante de l’être, il rejetait tout mélange. Le vraisemblable, comme la doxa chez Platon, est du domaine des sens. Ayant rompu avec les livres, Descartes s’est alors adressé « au grand livre du monde »25, c’est à dire au contact avec les hommes vivants, les rencontrant dans leurs pays et dans le contexte de leur propre culture. La 24 23 R. Descartes, Discours, I, Edit. Gilson, Op. cit. p. 8, 25-29. R. Descartes, Discours, I, Edit. Gilson, Op. cit. p. 6, 8. 25 R. Descartes, Discours, I, Edit. Gilson, Op. cit. p. 9, 19-23. Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 13 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 6- Le vraisemblable et le sens commun scène changeait, transportant la critique des livres dans la conscience populaire. Cependant l’image du livre maintenait l’unité profonde des deux scènes. On retrouve ici la source du vraisemblable que Cicéron avait nommée « coutume », Aristote « endoxa », et Thomas d’Aquin « sensu communis ». L’idée du vraisemblable se faisait ainsi plus distincte et claire : « Je pensais qu’il fallait que je fisse tout le contraire, et que je réputasse comme globalement faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute. »26 Dans cette seconde scène, le personnage avait changé de masque : il n’était plus l’humaniste, mais l’homme de l’ère baroque, hanté par la rencontre, par le théâtre, par les découvertes et par la connaissance des peuples. Il était l’érudit qui portait son intérêt sur les faits humains, les langues, les coutumes, les lois et les plus lointaines civilisations. Ce second personnage était aussi convaincu d’erreur. Ainsi, au terme de ces deux actions, le philosophe apparaissait-il en personne, sans masque, passant du doute psychologique au doute méthodologique, de la crise à l’acte critique. Sous ce drame culturel, il est possible de reconnaître le jeu que l’existence et la pensée développent au niveau de la conscience pour la formulation du principe de certitude : « Cogito ergo sum » ! 26 R. Descartes, Discours, IV, Edit. Gilson, Op. cit. p. 31, 26-30. Les deux scènes manifestent l’aptitude de l’esprit qui, en se fondant sur l’existence par la culture et le vécu, recherche la certitude. Cette aptitude pourrait être ainsi formulée : « sum, ergo cogito ». Or le sum ne se révèle pas suffisant pour fonder la certitude. La conscience la recherche en s’appuyant uniquement sur le cogito. C’est le moment le plus tragique de l’itinéraire car, ayant abandonné le vraisemblable et ne possédant pas encore le certain, la conscience se trouve en suspens. Pour éviter de se perdre, il ne lui reste qu’un acte négatif, assumant la non-valeur du vraisemblable et le faisant objet de sa propre négation. Le tragique apparaît, puisque le vraisemblable n’est pas extérieur à la conscience, mais qu’il constitue l’acte de sa propre existence. Le vraisemblable est la conscience historique de soi, l’humain comme réalité dans le monde. C’est l’art et la science acquise, la cité et les États, les croyances et les décisions, la souffrance et les exploits. C’est l’homme concret ! Mais, en cela, l’homme ne possède pour support de lui-même que l’acte d’une pensée négatrice. À ce moment surgit le caractère faustien de la méthode. Un « je pense » lucide, sans épaisseur, dont la puissance n’est que néantisante. Or, par cette négation totale des faits, l’ego se pose en existant de droit. « Cogito, ergo sum » : l’exister du ego surgit du cogito, non celui de la crise, celui qui pensait des choses, imaginait ou même formulait des Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 14 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 6- Le vraisemblable et le sens commun théories, mais celui de la pensée critique doutante, qui renie précisément les choses pensées. Il devient alors légitime d’affirmer que l’existence qui surgit du cogito est autre. Elle n’est pas un fait mais un acte, non une réalité qui aurait échappé à la fureur du doute, mais tout à fait nouvelle qui vient au doute pour le dominer. Elle est l’univers nouveau qui s’offre au cogito comme son propre monde à explorer. Elle est cette nouvelle terre et ce nouveau ciel que l’homme exigeait de sa propre pensée27. 65- Les limites de la méthode cartésienne face à la culture n prenant la défense du vraisemblable, Vico n’entendait pas remettre en question la valeur épistémologique de la méthode. Toutefois, il lui aurait été impossible de donner à sa défense une justification valable sans freiner la méthode dans sa prétention méthodo27 Il convient de rappeler que le processus du doute avait abouti à la négation de l’existence du monde : « Sed mihi persuasi nihil plane esse in mundo, nullum coelum, nullam terram, nullas mentes, nulla corpora » (R. Descartes, Méditations, A.T. VII, p. 11,18). logique et sans la contraindre à se tenir rigoureusement dans ses propres frontières. Vico ne s’est pas opposé à ce qu’elle chasse la dialectique et la rhétorique de son domaine propre. En effet, devant conduire l’esprit dans la recherche de la vérité, elle ne pouvait se fonder que sur l’évidence et la déduction. Le refus du vraisemblable se justifiait parce qu’il était étranger à son objet. Mais la reconnaissance de ce droit manifestait aussi ses limites, car la méthode se trouvait dans l’impossibilité de se substituer au vraisemblable dans la fonction qu’il exerçait dans la conscience. C’est pourquoi elle était obligée, soit de permettre qu’une autre méthode guidât les relations humaines qui s’appuient sur le vraisemblable, soit, en voulant agir seule, de laisser une partie de la vie du sujet périr avec le vraisemblable, ce qui aurait été jeter l’enfant avec l’eau du bain. Vico n’a sans doute pas employé cette métaphore, mais il a affirmé à plusieurs reprises que « puisque aujourd’hui, l’unique finalité des études est la vérité, nous recherchons la nature des choses qui nous apparaît certaine ; mais nous négligeons de rechercher celle des hommes qui, déterminée par l’arbitre, est la plus incertaine de toutes. »28 Relevons qu’il n’a pas dit « nature de l’homme », mais « des hommes », pour mettre bien en évidence qu’il se 28 J.-B. Vico, De ratione, Op. cit. p. 91. Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 15 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 6- Le vraisemblable et le sens commun référait aux hommes concrets et non à l’homme idéal, à la nature historique et non philosophique de l’homme. Ainsi la méthode, tout en nous disposant à rechercher la nature des choses (et donc de l’homme en général, comme « chose » ou « être »), se montrait incapable de nous guider dans la connaissance de l’homme concret comme sujet de l’histoire. Cette critique n’aurait pas pris ce caractère polémique et passionné que nous retrouvons dans les autres œuvres de Vico, si le cartésianisme avait reconnu ses limites. En fait, bien que proposée par Descartes comme méthode personnelle, elle devint non seulement le fondement de la science et de la philosophie, mais elle prétendit aussi renouveler les assises de la culture. Cela n’a pas étonné Vico : ayant retrouvé les origines de la méthode dans le génie du peuple français et de sa langue, il a pu contester les prétentions de la méthode avec la même assurance par laquelle il s’était opposé à celles de la langue française. Le passage de la méthode du niveau philosophique au domaine de la culture, sa prétention d’atteindre l’homme complet, l’a poussé à transformer sa critique en combat. C’est ainsi que le De ratione a pris la valeur d’un manifeste. Il convient d’abord de se demander si la méthode cartésienne est capable, par son objet, de nous conduire dans la recherche et dans la forma- tion de notre conscience historique. Reprenons l’itinéraire du cogito. Bien que Descartes ait mis en doute sa propre conscience historique, celle-ci semblerait surgir à nouveau dans le sum que pose le cogito. Mais ce sum possède-t-il une valeur historique ? Vico n’a vu, semble-t-il, qu’un rapport logique, constituant le primum verum fondement du système philosophique. Puisque le sum constitue avec le cogito un des termes d’une relation d’évidence, il n’est pas, à proprement parler, un fait d’existence, mais un rapport d’intelligibilité d’être. Il s’agit, en effet, d’un esse qui ne possède aucune épaisseur temporelle, puisqu’il est mesuré par l’actualité du cogito ; ce n’est pas l’existence d’un homme vivant dans le monde, parlant avec les autres, mais du « je » pensant, support de relations idéales et abstraites. Il est sujet de rapports logiques et non d’actes, de science et non d’histoire. Alors que le cogito pourrait se réjouir d’avoir saisi sa propre existence, celle-ci ne pourra que se plaindre d’avoir été soustraite à son être au monde. Le sum du cogito ne peut pas s’inscrire dans la praxis de l’histoire. Descartes l’avait compris en partie, en insistant sur la nécessité du doute pour la « contemplation de la vérité », et non pour l’usage pratique de la vie. À ce point, nous devons nous contenter du vraisemblable, car l’occasion qui nous est donnée d’agir pré- Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 16 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 6- Le vraisemblable et le sens commun cède le moment où nous sommes en mesure de nous libérer de nos doutes29. Paroles d’une sagesse consommée, qui montraient bien que l’homme Descartes n’avait pas vendu complètement son âme à l’ego critique. Mais il laissait aussi entrevoir la possibilité de maîtriser la contingence par la raison, car le vraisemblable était choisi non par impuissance à résoudre le problème pratique, mais à cause du temps requis pour la recherche de la vérité. Or les cartésiens ont prétendu vivre selon l’utopie conforme aux exigences les plus rigoureuses de la méthode. La contestation de Vico a moins été dirigée contre Descartes que contre les cartésiens qui voulaient vivre en hommes critiques (critici). Il est allé jusqu’à s’inspirer du texte cartésien que nous venons de citer, en représentant cet homme critique comme orateur au sein d’une cause. Quelle attitude prendra-t-il, quand il devra fournir une solution rapide à une situation douteuse n’offrant aucun fondement de vérité ? À l’opposé du maître, qui se serait contenté d’une solution vraisemblable dans une situation d’expérience, cet homme critique ne pouvait dire autre chose que « permets que je pense sur cette affaire ». Et tandis qu’il pensait, la chose se passait sans lui, et sans sa vérité ! 29 R. Descartes, Principia philosophiae, A.T., VIII, 1,5. Humour ! Sans doute, bien qu’il soit rare chez Vico. Par ce biais, il est parvenu à mettre en échec la méthode en face du vraisemblable, et par conséquent de la praxis. L’ego critique ne peut que penser vrai, tandis que l’ego historique ne peut être que producteur de vraisemblable, parce que la chose dont s’occupe la pensée critique est une relation nécessaire entre les idées, tandis que la cause vraisemblable dont s’occupe, par exemple, l’éloquence « est totalement entre nous et les auditeurs »30. Il s’agit d’une réalité de relation, dont le rapport n’est pas la mesure, mais la conscience historique de l’homme. Si Descartes a laissé un vide théorique rejoignant celui d’Aristote et de Platon, les cartésiens, selon Vico, ont, pour remplir ce vide, amené par la méthode elle-même la culture à sa propre mort. Des Discours à la Science nouvelle et aux Lettres, on retrouve chez Vico la même plainte contre une philosophie et une méthode qui ravageaient la culture au fur et à mesure qu’elles s’imposaient et dominaient. Sa plainte est devenue 30 « At nostri critici, cum quid dubit iis oblatum est, illud respondent : ista de re sine cogitem – Ad haec, tota eloquentiae res nobis cum auditoribus est et pro eorum opinionibus nos nostrae orationi moderari debemus et natura ita comparatum est, ut saepe qui pollentissimis rationibus non moventur, iidem alique levi argumento de sententia diiciantur » (J.-B. Vico, De ratione, Op. cit. p. 82). Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 17 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 6- Le vraisemblable et le sens commun d’autant plus véhémente, et – dirai-je – pleine d’accents lyriques, qu’elle était inefficace. Même si le cartésianisme, comme philosophie, était en recul à l’heure où Vico écrivait, et s’il était contesté par Leibniz, Spinoza, Newton et Locke, il était cependant à son apogée comme culture, car la méthode cartésienne était devenue la marque de l’esprit du temps, le guide de la façon de penser, même si l’on pensait autrement que le maître. Elle triomphait justement avec la langue française. Je rapporte les derniers accents de cette plainte, tirés de la lettre à S. Estrevan. Nous sommes ici bien loin du temps où Vico écrivait le De ratione, mais ces paroles se relient à ce livre avec la continuité de l’échec et du désespoir. Jetant un regard sur la situation de la culture, il constate qu’on a condamné les langues latine et grecque, ainsi que l’étude des langues « qui sont le véhicule au moyen duquel se transmet en ceux qui les parlent l’esprit des nations... Aussi condamne-t-on l’enseignement des orateurs qui seuls peuvent nous faire entendre le tonnerre par lequel la sagesse parle, et condamne-t-on aussi celui des historiens dont on peut espérer qu’ils soient les véritables conseillers des princes sans crainte et sans adulation. Enfin condamne-ton celui des poètes, sous le faux prétexte qu’ils disent des fables, sans penser que les meilleures fables sont les vérités les plus proches du vrai idéal... Ils rejettent aussi le vraisemblable qui est le plus souvent vrai, et qui s’offre comme la règle pour juger ce qui apparaît vrai à tous, ou selon la croyance de la plupart des hommes. Par ce refus, les hommes politiques n’ont plus de fondement dans leurs conseils, les généraux dans leurs exploits. Les avocats n’ont plus de certitude dans leurs causes, ni les juges dans leurs jugements ; les médecins sont indécis pour guérir les maladies du corps, et les théologiens celles des consciences. Bref, on a renié la règle selon laquelle tous les hommes s’apaisent et se détendent dans leurs différents et leurs controverses, et se fondent pour leurs conseils et leurs décisions et dans les élections qui sont toutes déterminées par le vote unanime ou celui de la majorité. »31 À la suite de la méthode de Descartes, on avait suivi la critique métaphysique et la critique d’érudition, en négligeant celle du « libre arbitre », qui conduit à l’analyse du « cœur humain ». Par cette analyse, l’homme préjuge de ses actions à partir de la situation où il se trouve. Écœuré et renfermé dans une solitude qui lui pesait, Vico s’est senti, dans cette dernière période de son existence, si éloigné de Descartes qu’il a trouvé sa Science nouvelle 31 J.-B. Vico, Carteggio, XLXIX, a S. Estevan, Opera V, Laterza, Bari, pp. 215-216. Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 18 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 6- Le vraisemblable et le sens commun dans la continuité des Raisons du cœur de Pascal32. Renonçant aux lumières du Grand siècle qui pointait, Vico s’est inspiré des lumi sparsi du solitaire de Port-Royal. 66- La rupture cartésienne et la crise de l’humanisme es études sur la formation de la pensée cartésienne dans son contexte historique sont peu nombreuses par rapport à celles qui cherchent à approfondir les thèmes philosophiques. Né de la rupture avec la littérature et les écoles de philosophie, le cogito cartésien a poursuivi son défi contre la tradition, même au niveau de l’histoire de la philosophie. Depuis notre jeunesse, nous avons été habitués à nous familiariser avec le cartésianisme dans un esprit d’initiation, pour entrer dans l’expérience immédiate de la pensée philosophique. Ainsi les Discours ou les Méditations perdent-ils à la lecture leur contexte culturel : ils hantent notre pensée pensante ! L’isolement dans lequel ils nous placent sert de signe d’avertissement pour que l’esprit abandonne toute autre activité que celle de la pensée. Sous cet aspect, la rupture cartésienne n’a qu’une fonction méthodologique. Il importe alors qu’après avoir pénétré dans le domaine de la philosophie, nous nous coupions du cartésianisme lui-même. S’il est nécessaire de rompre avec les livres et avec la culture, il nous faut aussi abandonner Descartes, ce qui est la condition sine qua non pour que chacun rencontre son « je » pensant. Sans doute Descartes l’entendait-il ainsi ! 32 « Ma quell’enilisi veramente divina dei pensieri umani, la quale... ci guida sottilmente fil per filo entre i ciechi labirinti del cuore dell’uomo, che ne puo’ dare non già gl’indivinelli degli algebristi, ma la cerrezza, quanto é lecite unanamente, del cuore dell’uomo, senna la quale né la politica puo maneggiarlo, né l’éloquenza puo’ trionfare... » (J.-B. Vico, Carteggio, Op. cit. pp. 214-215). « Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur ; c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaye de le combattre » (B. Pascal, Pensées, 58). Au temps de Vico, cette rupture n’a pas eu seulement une fonction méthodologique : elle a exigé de chacun de rompre avec la rhétorique et l’érudition pour créer une culture, et ainsi un idéal humain exclusivement philosophique. On voulait que les hommes existent à l'image du « je pense ». Or Descartes apparaissait comme l’homme qui avait réalisé cet idéal, premier philosophe qui, pour avoir rompu avec les écoles, n’avait eu d’autre maître que la philosophie Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 19 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 6- Le vraisemblable et le sens commun elle-même. À ce niveau se place la réaction de Vico. Il ne contestait pas la nécessité d’abandonner le sensible pour penser philosophiquement, mais celle de se séparer de la culture. Descartes avait-il véritablement abandonné les auteurs, ainsi que le « livre du monde », comme il l’avait affirmé dans son discours ? Vico n’y a vu qu'une simulation suggérée par sa méthode. Ainsi les jeunes tombaient dans l’erreur quand ils croyaient qu’on pouvait devenir véritablement des philosophes sans apprendre ! Pour démasquer cette illusion, Vico a tracé un portrait de Descartes tel qu’il s’était manifesté au long de son existence. Car « quoiqu’il ait dissimulé en paroles avec un art raffiné, il avait une connaissance très vaste de tous les systèmes de philosophie. Mathématicien parmi les plus renommés du monde, il vivait cependant une vie retirée et il était doué d’un esprit qu’on ne trouve que rarement dans chaque siècle. Lorsque quelqu’un possède ces qualités, il peut alors suivre son propre jugement, mais un autre qui ne les a pas n’en a pas le droit. Qu’on se souvienne à quel point Descartes avait lu Platon et Aristote, Épicure et Saint Augustin, Bacon et Galilée ! Qu’on médite aussi longtemps qu’il l’a fait pendant ses longues retraites, et le monde aura des philosophes pareils à Descartes. Mais si l’on reste asservi à son sys- tème, ou si l’on se fie seulement à ses lumières naturelles, on sera toujours inférieur à lui. »33 Ces paroles laissent entendre que Vico n’a pas été réactionnaire dans son opposition et qu’il a pris le cartésianisme au sérieux. Il a même avoué qu’il était toujours prêt à présenter Descartes, ainsi que les cartésiens, en exemple aux jeunes, pourvu qu’on cessât de suggérer l’abandon des auteurs et des poètes. Sa recherche d’une méthode du sens commun n’a exigé du cartésianisme que cette renonciation qui, à ses yeux, n’entamait pas la critique cartésienne. Cette réaction vichienne oblige à nous interroger sur les motivations historiques de la rupture culturelle cartésienne. Comme je l’ai fait à propos de la langue française, il convient de chercher à la comprendre en se rapportant à l’humanisme. En effet, si Descartes a voulu représenter dans le jeu de sa méthode les deux artisans du vraisemblable, l’humaniste et l’érudit baroque, sa rupture ne peut être comprise que comme réaction à ces deux courants culturels. Historiquement, elle fait donc partie de la dialectique de cette culture. Les humanistes du Quattrocento avaient voulu marquer la nouveauté impliquée dans l’étude des anciens 33 J.-B. Vico, La polemiche, Opere I, Laterza, Bari, 1968, p. 275. Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 20 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 6- Le vraisemblable et le sens commun par la rupture avec le Moyen-Âge, qui avait été une civilisation éminemment métaphysique et qui puisait ses idéaux dans les modèles ontologiques. Sans doute s’était-on occupé de l’homme, de la morale, de la politique, mais toujours sub specie æternitatis. Au contraire les humanistes, soucieux du rôle qu’ils entendaient jouer dans l’histoire face à Dieu, avaient recherché leurs modèles dans le corpus de la littérature latine. Leur paganisme s’était inscrit dans la compréhension historique qu’ils avaient eue d’eux-mêmes. Le panthéon chrétien, avec le Christ et la Vierge, les anges et les saints, était demeuré intact. Mais tout était devenu exemplaire d’une humanité à accomplir sur la terre par la réalisation du projet d’homme, propre à la culture romaine. C’est pourquoi les saints avaient été assimilés aux dieux et aux héros. La Vierge et le Christ lui-même étaient devenus imitables dans l’histoire en s’incarnant dans ces formes idéales d’humanité. On s’était opposé au Moyen-Âge parce qu’il avait précisément arraché l’homme à ses origines historiques pour le transporter au ciel, le considérant indigne d’être accompli dans l’histoire. Les grands théologiens du XIII° siècle ont recherché l’être de l’homme, tandis que les humanistes ont été attirés par sa dignité. Ils ont ainsi négligé l’être et la métaphysique pour ne s’occuper que de grammaire, de philologie, de dialectique et de rhétorique, de poésie et d’histoire, bref de tout ce qui est le support de l’existence historique de l’homme. L’écart à l’égard du Moyen-Âge parvint à son comble pendant l’ère baroque. En effet l’humanisme, tout en s’occupant de l’homme, demeurait toujours lié à une vision métaphysique du cosmos ; les images que les poètes et les artistes se faisaient de l’homme étaient situées dans un univers régi par la loi de l’être, où l’espace se divisait selon les proportions géométriques : le ciel, la terre et l’enfer demeuraient des dimensions étanches. Les humanistes s’étaient détournés de la métaphysique pour ne rechercher que l’homme ; mais n’avaientils pas façonné cet homme selon un type à un point idéal qu’il parvenait mal à se réaliser dans l’histoire ? Poussés par l’imitation, ils avaient contemplé les modèles idéaux, omettant de prendre conscience de leur réalité de sujets créateurs. Le Baroque a voulu rompre l’enchantement de l’imitation ; il a aperçu dans les œuvres non l’image d’une réalité idéelle et éternelle, mais une fiction de l’esprit ; celle-ci cachait la puissance créatrice du poète, ses rêves et ses fuites. Le projet d'homme ne fut plus alors recherché dans le corpus de la littérature latine ou grecque ; le lieu de toute découverte devint celui-là même de l’invention, de l’imagination, l’ingegno, capable de donner âme et vie à l’inconcevable et à Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 21 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 6- Le vraisemblable et le sens commun l’incroyable, au-delà des limites de l’imitation. Ainsi le poète brisa-t-il les lois qui l’avaient retenu prisonnier de l’univers de l’ordre. Son art devint rupture et évasion, fuite et rêve, afin de pénétrer dans les abîmes de son imagination créatrice. Mais puisqu’il ne pouvait plus imiter, son œuvre n’avait d’autre tâche que d’étonner, d’arracher les esprits aux soucis quotidiens pour placer les hommes en face du merveilleux et de l’inédit. La communion entre le poète et l’auditeur se réalisait à travers la forme pure, sans contenu. L’œuvre n’était qu’un événement formel, permettant aux hommes de se rencontrer dans une expérience immédiate d’existence. Ainsi les hommes parvenaient-ils à se rencontrer sans la médiation de modèles et d’objets, révélés à leur propre subjectivité créatrice. L’affectation, l’ornement comme valeur absolue, l’artifice le plus recherché – toutes choses qui apparaissent comme le plus irritant dans le baroque – n’était qu’un instrument formel pour une rencontre existentielle, sans essence, par le reflet des choses, la fuite des lignes, la cassure de toute charpente architecturale, le jeu du trompe l’œil. L’intuition esthétique n’était qu’un plaisir subjectif pur, au-delà de la connaissance de l’objet, volupté d’une existence retrouvée. Or, à ce moment-là, la culture est parvenue à son extrême opposition au Moyen-Âge. Alors que l’homme se recherchait dans l’être jusqu'à se perdre, maintenant il se découvrait dans un espace vide qu’il remplissait par des « idoles » de sa propre création. L’être n’était plus qu’existence. La réflexion philosophique de Descartes a coïncidé avec le développement du baroque. Tandis que les stylistes français voyaient dans les « arguties » baroques l’opposé de leurs exigences puristes, Descartes reconnaissait dans le vraisemblable l’obstacle le plus redoutable de la pensée philosophique. C’est pourquoi, dans la démarche cartésienne, le vraisemblable apparaît-il comme un spectre. Reprenons à nouveau l’itinéraire du cogito pour mettre mieux en évidence le rôle joué par le vraisemblable, dont Descartes avait eu une conception baroque, parce qu’il n'y voyait pas, comme les humanistes, une similitude mais une fiction. Il s’est séparé, cependant, des poètes et des rhétoriciens baroques, parce que ceux-ci mettaient l’accent sur la similitude avec les choses que le vraisemblable faisait apparaître, tandis que Descartes se complaisait à relever le faux que cette fiction impliquait. Puisque le vraisemblable ne disait pas le vrai, mais qu’il le feignait, il devait être considéré comme faux. De même que les stylistes ne supportaient pas dans la langue française les métaphores « en acte », parce qu’elles faussaient la relation à la pensée, de même Descartes ne pouvait pas supporter dans le processus de la pensée une similitude Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 22 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 6- Le vraisemblable et le sens commun faussant la relation de vérité. D’où le doute. Descartes a affirmé qu’il fallait douter « pour des raisons très fortes et mûrement considérées »34. Mais s’agit-il de raisons objectives et évidentes, donnant au doute la valeur d’une argumentation déductive, ou bien de motivations méthodologicopsychologiques ? Or le doute présuppose ces dernières raisons, car comment pourrait-il nous conduire à la découverte des fondements de la vérité, s’il exigeait d’avance un critère de vérité ? Ainsi le doute n’est-il pas un processus d’argumentation tendant à affirmer le vrai et le faux. Sa fonction est rhétorique et non scientifique. Le résultat auquel il conduit immédiatement n’est ni le vrai, ni le faux, mais le vraisemblable. Descartes a eu conscience de cette fonction rhétorique du cogito, en lui reconnaissant non un caractère de conviction, mais de persuasion qui est la fonction propre de la rhétorique 35. 34 R. Descartes, Méditations, A.T. VII, 17. R. Descartes, Méditations, A.T. VII, 18. Rappelons que Descartes fonde le doute sur le fait que les connaissances vraisemblables sont « douteuses », « c’est pourquoi, je pense que j’en userai plus prudemment et, prenant un parti contraire, j’emploie tous mes soins à me tromper moimême, feignant que toutes ces pensées sont fausses et imaginaires » (Méditations premières, A.T. IX,17). « Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente... » (Méditations secondes, A.T. IX,19). 35 Mais la méthode peut-elle s’opposer au vraisemblable, si elle n’est capable de produire que le vraisemblable ? Descartes a cherché à chasser le diable par le diable. Le poète baroque produisait du vraisemblable, c’est à dire du vraiapparent ; le doute doit produire du faux-semblable, car le semblable peut être aussi bien vrai que faux. Le doute profite de ce jeu. De même que l’imagination artistique crée le vraisemblable, de même le doute du mauvais génie produit le fauxsemblable. Le « vrai » et le « faux » ne sont que deux projections du « semblable », comme l’image est son ombre. Descartes concevait dialectiquement la production du doute, en opposition à celle de la création artistique. Le doute ferait surgir l’ombre sous toute image produite par la conscience, et il dévoilerait le faux sous l’apparence du vrai. Le faux-semblant n’est qu’un renversement du vrai-semblable. Le « je » doutant se trouve privé d’idoles, il a détruit le monde qui jaillissait en trompe l’œil par l’art magique du poète. N’ayant plus ni Dieu, ni monde, ni terre ni ciel, l’ego cesse de se réjouir de l’image et il demeure seul. Mais au moment où la dernière image vraisemblable disparaît, l’ego trouve la réalité de son existence doutante qui surgit du vide des appa- Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 23 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Le De nostri temporis studiorum ratione (1708) : 6- Le vraisemblable et le sens commun rences. De même que l’inédit des formes avait conduit l’ego artistique à la rencontre de lui-même, de même la négation de toute forme du vraisemblable conduit l’ego à la rencontre de sa subjectivité pensante. Mais alors que cette existence ne pouvait pas se distinguer de l’apparence, elle s’affirme ici dans sa propre netteté comme vraie, se situant hors du vraisemblable et du faux-semblable. Mais Descartes restait à sa façon pris au piège de son processus d’illusion ; car au lieu de prendre conscience de sa propre existence, il a vu dans le cogitans la manifestation de l’être, comme res cogitans, substance pensante. Je ne m’attarderai pas à approfondir cette affirmation. Je soulignerai seulement que l’approfondissement du doute a donné à Descartes l’occasion de fuir dans la métaphysique. Ainsi sa préoccupation première n’a pas été le sujet mais l’être. Il est entré dans le processus du doute plus par une profonde nostalgie métaphysique que par une recherche de l’homme. Sa rupture avec le baroque et l’humanisme se révélait ainsi dans toute son ampleur. S’il était demeuré dans les limites du doute, il aurait découvert philosophiquement l’intuition esthétique fondamentale du baroque, c’est à dire le sujet comme sujet. Au contraire, il ne l’a perçu que comme « objet », c’est à dire comme « res », « substanciae », inscrit dans le cadre d’un réseau d’ordre métaphysique. Il devenait alors compréhensible que le critère de vérité ne fût pas, à proprement parler, le « cogito », mais l’« idée claire et distincte », propriété objective de l’authenticité de l’être. Ainsi, je distinguerai deux processus dans la méthode de Descartes : l’un, proprement méthodologique, de caractère rhétorique et précritique, aboutissant par le cogito-sum à la découverte de l’idée claire et distincte ; l’autre, épistémologique, qui tend, à la lumière de ce critère, à la reconquête de la métaphysique par un procédé intuitif et déductif. Ce second processus était rendu possible par le piège tendu par le doute. Ainsi la rupture avec l’humanisme et le baroque a-t-elle marqué un retour à la métaphysique du Moyen-Âge, et elle rétablissait une continuité que l’humanisme avait brisée. En opposant à Descartes le sens commun, Vico n’a pas méconnu la portée historique profondément unitaire de la pensée cartésienne, mais il a aperçu les exigences métaphysiques de Descartes. Il s’est opposé à lui, non pour contester le retour à la métaphysique, mais sa rupture avec l’humanisme et le baroque. Sa critique s’inscrivait donc dans un projet de synthèse plus complexe, cherchant à concilier l’objet et le sujet, la métaphysique du Moyen-Âge et la philologie humaniste. Non seulement il n’a pas renié le cogito, mais il a cherché à le découvrir dans sa véritable ouverture vers l’être et l’existence. Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 24