23 - Analyse référentielle et archéologique

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Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico
Les Discours (1689-1717) : 6- Le droit de la guerre et la sagesse du droit
Ennio Floris
La rupture cartésienne et la naissance
d’une philosophie de la culture
dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico
Les Discours (1689-1717) :
Vérité et dignité
6- Le droit de la guerre
et la sagesse du droit
Les États sont d’autant plus glorieux militairement
et puissants politiquement
qu’ils sont florissants dans les lettres.1
61- Le problème politique de la guerre
ors de la rédaction de ce cinquième
Discours, la situation politique européenne était particulièrement critique. Le
champ de bataille de la guerre de suc1
J.-B. Vico, Orazioni inaugurali, Oratio V, pp. 47-55.
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cession s’était transporté d’Espagne en Italie du
Nord, où les Français avaient dû céder devant les
forces de la coalition et repasser les Alpes. Les
Napolitains, qui avaient reconnu Philippe, pouvaient craindre le prochain déplacement des combats sur leur territoire.
Malgré tout, la curiosité semblait prévaloir sur la
peur : il ne s’agissait pas d’une invasion de
barbares comme celle des Turcs, mais d’un duel de
prestige entre deux grandes puissances. Tout en
redoutant les combats, les peuples étaient attirés
par le spectacle offert par cette confrontation entre
des titans, ainsi que par l’attente d’un ordre nouveau.
L’événement le plus marquant, plus étonnant que
la guerre elle-même, était la disparition de l’Espagne comme grande puissance. L’empire de Charles
V, dont les frontières dépassaient celles du cours
du soleil (ainsi que Vico l’avait rappelé dans son
précédent Discours), la domination invisible mais
inexorable de Philippe II s’étaient écroulés. La
nation parmi les plus grandes par l’héroïsme, le
faste et la bravoure, n’était maintenant qu’un prétexte de gloire pour les autres, objet de convoitise
de la part de la France et de l’Autriche.
Avec la fin de la domination espagnole, on devait
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s’attendre à la disparition de la Contre-réforme et
du baroque comme civilisation, sinon comme style,
de la suprématie de la persuasion sur la conviction.
En dépit de la prise de conscience encore confuse
de ce changement, il apparaissait à tous que la
balance allait pencher du côté Nord. La culture
européenne allait trouver ses maîtres en France et
en Allemagne, et se créer une nouvelle Weltanschauung par la rencontre du libre examen de
Luther et du cogito cartésien. C’était la naissance
de l’illuminisme.
Il semblerait que Vico ait eu l’intuition de cette
rencontre, car il reconnaît dans le cogito cartésien
l’affirmation implicite d’une liberté personnelle de
jugement, opposée au sensus communis propre à la
tradition2. Quoi qu’il en soit, la thèse qu’il place en
exergue de son Discours trahit le double aspect de
cette guerre. Elle utilise, en effet, les expressions
belli gloria et imperio potentes, qui s’accordent au
spectacle du conflit, justifié par le prestige et la
puissance des deux grandes nations ; mais elle
« Il senso proprio fatto regolatore del vero », J.-B. Vico, Polemiche relative al
De antiquissima, Opere I, Op. cit. p. 274.
« Si deve certemente obligazione a Renato che volle il proprio sentimento
regola del vero, perché era servitú troppo vile star tutto sopra l'autoritá... Ma
che non regni altro che il proprio giudizio... questo é pur troppo... Ormai
sarebbe tempo de questi estremi ridursi al mezzo : seguire il proprio giudizio,
ma con qualche riguardo all'autoritá ». Cf. pp. 174-175.
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oppose aussi à cette gloire des armes l’efficacité de
la culture, sur laquelle repose en dernière analyse
la force véritable d’une nation.
Il trouve également l’occasion de mieux cerner les
relations entre éthique et politique. Il avait insisté
sur la fonction politique des études libérales comme service offert à la société, mais il avait négligé
de parler de l’art de la guerre. La question se posait
alors de savoir comment les moyens utilisés par cet
art terrifiant pouvaient, dans une même république,
s’accorder avec les arts libéraux. En d’autres
termes, il convenait d’envisager comment concilier
l’humanitas et la force.
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62- Les lettres et les armes
’objet de cette nouvelle enquête est
l’opposition entre les lettres et la guerre,
telle qu’elle s’exprime dans l’opinion
publique. Vico cherche donc moins à
résoudre le problème qu’à dissiper des préjugés
populaires. L’antithèse communément ressentie
entre la guerre et la culture provient du fait que
l’une utilise la violence, la lutte et la cruauté, et
l’autre l’oisiveté (otium), la sagesse et la tranquillité ; la première s’appuie sur la force, la seconde
s’associe à la faiblesse. Cette différence existe,
pour Vico, seulement dans le cas où les armes et
les lettres sont prises en elles-mêmes, en relation à
leur objet. Au contraire, elle disparaît si elles sont
considérées comme des arts, c’est à dire par rapport à l’homme qui les ordonne en vue d’une unique finalité civile.
L’opinion publique est davantage sensibilisée par
cette opposition, parce qu’elle possède de l’homme
une image brisée et partielle. En effet, elle conçoit
l’homme comme mens (c’est à dire « esprit ») ou
bien comme anima (c’est à dire « être animal
sensible »), négligeant de considérer l’animus, qui
est la force du vouloir. Mais on doit définir
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l’homme plutôt par l’animus, puisque celui-ci
représente le lieu de rencontre de la mens et de
l’anima3. S’il est faux d’aligner les études à la
faiblesse et à la facilité, comme si elles étaient
exclusivement régies par l’esprit et non par l’animus, il est tout aussi erroné de rabaisser la guerre
au niveau de l’animalité. L’animus prend aussi en
charge la guerre, la soumettant aux lois de la
rationalité et de l’humanitas.
Chez Vico apparaît la préoccupation de trouver un
fondement philosophique au problème posé par les
humanistes4. Sa trilogie, empruntée au stoïcisme,
lui permet de mieux se situer en face de Pic de la
Mirandole. Pour bien indiquer cette différence, je
citerai un texte de Salluste, qui a inspiré les deux
philosophes dans la solution de ce problème : « Or
« Nam mens et animus homo : mens autem erroribus obrupta, animus
cupiditatibus depravatus. Sapientia utrique medetur malo, et mentem veritatem, et animus virtute format », J.-B. Vico, Oratio V, p. 49.
« ... e come sopra l'anima opera l'anima, cosi sopra l'animo opera quella che
dai latini si dilce mens, che tanto vale quanto pensiera, onde restó ai latini detta
mens animi... », J.-B. Vico, Autobiografia, p. 40.
4
Le problème posé par les lettres et les armes constituait un des chapitres de la
Dispute des Arts. Puisque l'humanitas se réalise par le moyen de l'art, on était
porté à rechercher la dignité de l'homme selon les degrés d'excellence des
arts ; par exemple, le droit et la médecine, les armes et les lettres, la poésie et
la philosophie, etc. Voir E. Garin, La disputa delle arti nel Quattrocento,
Vallechi, Firenze. On y trouve des textes de L. Bruni, Di Bracciolini, Giovanni
D'Arezzo, Verni, Galatro.
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toute notre force réside dans l’âme (animo) et dans
le corps : l’âme est faite davantage pour commander, le corps pour obéir ; l’une nous est commune avec les dieux, l’autre avec les bêtes »5.
Pic de la Mirandole semble bien inscrire l’homme
dans cette alternative sallustienne. Il définit son
existence par l’acte de libre choix entre deux comportements d’existence, bestiale ou angélique. Il
laisse cependant sa thèse à l’état d’intuition sans se
préoccuper de répondre aux interrogations qu’elle
pose. Ces deux comportements, bestial et angélique, sont-ils uniquement extérieurs à l’homme ?
L’homme peut-il demeurer encore un homme
quand il devient bestial ?
Vico tente de répondre à ces interrogations en
insérant l’affirmation pichienne dans le cadre de la
tripartition stoïcienne. L’homme serait constitué de
deux natures : l’une spirituelle – la mens – l’autre
psychique – l’anima. Il est homme cependant,
distinct des anges et des animaux, parce qu’il
possède la puissance de se déterminer et de vivre
selon l’esprit ou selon les sens. Cette puissance est
l’animus. Quand bien même il vivrait comme une
5
Salluste, De conjuratione Catilina, Belles Lettres, Paris, 1958, ch. 1.
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bête, il n’en demeurerait pas moins homme. L’animus le distingue aussi des anges, puisque, comme
l’animalité, la spiritualité doit être élevée au niveau
de l’animus pour être humaine, c’est à dire constitutive de la réalité concrète du domaine civil.
Vico donne ainsi la réponse au problème de la
guerre et des lettres. La guerre est en elle-même
une réalité matérielle, fondée sur la force et la
violence ; par ailleurs, les études seraient de nature
toute spirituelle. Les deux entités s’opposeraient
donc dans le cadre de la dialectique matière-esprit.
Mais, considérées comme des arts, assumées par
l’animus en fonction de l’humanitas, elles ne
s’opposent plus ; la matérialité de l’une s’élève à la
spiritualité, la spiritualité de l’autre est située au
niveau du sensible. Toutes les deux se réalisent
dans la virtus.
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63- L’État comme sujet politique
de la guerre
e problème n’est pas résolu pour autant :
il faut en effet rechercher le sujet responsable de la guerre et des études.
Puisqu’elles sont des arts, convient-il de
les abandonner au libre arbitre des individus, en
sorte que quiconque puisse faire la guerre à
chacun, et que quiconque devienne le maître dans
l’orientation à donner aux études ? Pour Vico, ce
sujet est l’État (respublica)6. Puisque la finalité de
l’État est la paix, la guerre et les études (l’art
militaire et l’art libéral), justifiées par celle-ci, ne
se contredisent pas.
Cette thèse révèle que Vico a poursuivi la lecture
de Machiavel. Peut-être en a-t-il ressenti la
nécessité pour mieux approfondir politiquement et
historiquement le sujet de la conjuration qu’il
devait traiter dans son livre. Il ne pouvait pas bien
comprendre la guerre de succession sans se référer
au Dialogue de l’art et de la guerre de Machiavel,
trop célèbre pour être ignoré.
« Sed non in eo stat nostra causa ut qui sapientes, idem milites ; sed in qua
respublica sapientiae summa gloria, ibidem ex equo belli et imperium », Oratio
V, p. 49.
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Dans sa préface, Machiavel avoue s’être décidé à
traiter de la guerre pour tenter d’expliquer l’opposition ressentie par l’opinion courante entre la
vie militaire et la vie civile. Sans doute ces deux
systèmes de vie présentent-ils des caractères inconciliables, l’un se fondant sur la violence, l’autre sur
la paix. Ils le seraient, en effet, si l’art militaire
devenait individuel et personnel, comme le sont les
arts libéraux. En devenant individuelle, la vertu
militaire rendrait les hommes violents et féroces,
n’ayant d’autre justification que le caprice et la
bravoure.
L’art militaire ne peut être exercé que par l’État.
Il trouve ainsi sa raison d’être dans la paix qui
fonde aussi la vie civile. Sans doute, la paix estelle l’unique finalité de l’État ; mais pour qu’elle
devienne effective, et non seulement fictive, l’État
doit être prêt en tous temps à repousser tous ceux
qui lui porteraient atteinte. Au lieu de mettre en
péril les institutions civiles, l’armée représente le
fondement de leur stabilité. Les arts eux-mêmes ne
pourraient être garantis si l’armée n’éloignait
d’avance les dangers extérieurs.
Les peuples anciens n’étaient pas affectés par la
tension entre les lettres et les armes, parce qu’ils
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respectaient le fondement politique de la guerre.
Au moment où Machiavel écrit, l’opinion publique
a changé, parce que les consciences se sont corrompues, les hommes transformant l’art militaire
en une vertu individuelle. En disant cela, Machiavel s’en prenait aux bandes de mercenaires (compagnie di ventura), dans lesquelles il voyait, avec
le pouvoir temporel des papes, une des raisons
fondamentales de la ruine des États italiens. Ne
possédant pas par eux-mêmes les moyens de
défendre leur propre paix, ils étaient instables,
soumis au vouloir de ceux qui ne connaissaient que
l’art de la guerre. Ainsi, le pouvoir politique n’était
guidé que par la force et la nécessité militaire7.
7
N. Machiavelli, Arte della guerre, Feltrinelli, Milano, 1961, pp. 325-326.
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64- Le fondement juridique de la guerre
n dépit de cet accord, les optiques des
deux philosophes sont différentes. Machiavel se contente de justifier la guerre
par le principe de la sécurité d’État,
tandis que Vico recherche les raisons de la validité
de cette justification. Pourquoi est-il nécessaire de
recourir à la guerre quand la sécurité de l’État est
mise en danger ? N’existe-t-il pas d’autres moyens ?
À partir du droit romain, il était universellement
reconnu que la guerre faisait partie du jus gentium.
La même autodéfense que le droit civil reconnaissait à chaque individu, le jus gentium l’étendait aux
États. Mais où ce droit d’autodéfense politique
devait-il s’arrêter ? Par exemple, la guerre préventive pouvait-elle être considérée comme un moyen
efficace ? L’occupation du territoire d’autrui ne
constituait-elle pas aussi une garantie de sécurité ?
Mais qui aurait pu invoquer un principe valable
pour les deux parties en conflit ? Le jus gentium ne
donnait pas un caractère suffisant de légitimité. Au
temps de l’Empire, seul l’Empereur pouvait tranSite de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr
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cher les conflits entre États. Mais qui aurait pu
représenter la justice, lorsque la déclaration de
guerre venait de Rome elle-même ? Des papes
avaient prétendu à ce haut privilège, mais eux qui
ont été les plus grands partisans de la guerre
(Machiavel), auraient-ils pu l’exercer eux-mêmes ?
Au cours de la Renaissance, les humanistes distinguaient les niveaux éthique et juridique. Éthiquement, chaque État était responsable vis-à-vis de
Dieu, in foro conscientiae ; juridiquement, la
guerre devenait légitime lorsqu’elle était conduite
en bonne et due forme.
Pour Alciato (1492-1550), les belligérants étaient
assimilés aux acteurs d’une cause. L’état de belligérance était alors légitime ; le jugement intervenait au moment de la victoire de l’un des
adversaires. La justice coïncidait ainsi avec la
force, et le droit n’avait qu’une valeur formelle8.
Machiavel semble demeurer dans cette optique,
pour qui la justice ne serait que l’efficacité du
pouvoir politique lui-même.
G.-L. Barni, Bellum justum et bellum iniustum nel pensiero del giuriconsulto
Andrea Alciato, in Bibliothèque de l'humanisme et de la Renaissance (14), 1952,
p. 210.
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Quand il affirme que la guerre est « un jugement
de droit », Vico, sans s’éloigner de la terminologie
commune, cherche une solution au-delà d’une
légitimité strictement juridique9. Il se réfère au
développement personnel qu’il avait apporté à la
thèse pichienne, distinguant deux situations de
liberté, métaphysique et historique. La première
expose la condition morale de l’homme lié à l’alliance de Dieu, la seconde, la situation de sociabilité que les hommes possèdent par contrat civil ;
c’est à dire deux niveaux de sociabilité, l’un fondé
sur le foedus, l’autre sur le contrat. Le premier est
régi par le jus divinum ou naturel, le second par le
jus civile.
La différence entre ces deux sociabilités est
importante, surtout au niveau de la culpabilité ; en
effet, au niveau du droit civil, toute transgression
est punie par l’autorité, à laquelle chaque individu
a aliéné sa propre liberté, tandis qu’au niveau du
jus naturale ou gentium (puisqu’il n’y a pas d’autre
autorité que celle de Dieu), le droit de punition
revient au pouvoir de la partie offensée. Ainsi, le
jugement ne peut être exercé que par la guerre.
« ... quod bella juris judicia ». En disant cela, il a conscience de donner une
nouvelle définition qu'il prend soin d'expliquer : « Novem definitionem fortasse
mirati estis : rationes attendite », Oratio V, p. 51.
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Vico a pressenti la notion de fédération des États
sans pouvoir la préciser. Mais aurait-il pu en dire
davantage sans nier l’autonomie politique des
États ? Puisque, par nature, les États sont fédérés et
unis par le jus gentium, le droit de vengeance ou de
punition ne devrait pas revenir uniquement à l’État
lésé, mais à toute la fédération.
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65- Le fondement philosophique du Droit
ette théorie dépasse les limites imposées
par la question de la guerre. Elle nous
montre aussi que Vico demeure toujours
sensibilisé par Hobbes, auquel il cherche à répondre en approfondissant le jus naturalisme de Grotius.
Hobbes repose le fondement du juste et de l’injuste
dans le contrat qu’il a placé comme fondement de
la vie sociale. La justice coïnciderait avec la logique du contrat. Juste est celui qui se comporte de
façon cohérente à l’acte de cession de sa propre
liberté10.
Vico s’approprie la théorie contractuelle hobbsienne, mais la trouvant insuffisante pour fonder le
juste et l’injuste et pour expliquer les relations
entre les États, il la limite au domaine du droit
civil. Pourquoi serait-il juste de rester lié au contrat, si chacun l’a signé librement ? Quelle raison
en empêcherait la résiliation ? Pourquoi ne peut-on
« De même que, dans ces discussions, on appelle absurdité le fait de
contredire ce qu'on soutenait au début, de même, dans le monde, appelle-t-on
injustice et tort l'acte de défaire volontairement ce qu'au début on a volontairement fait » (Hobbes, Leviathan, Op. cit. XIV, p. 131).
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pas redevenir barbares ? En outre, d’où jaillit
l’équité des pactes par lesquels les États s’associent ? Sans doute y sont-ils poussés par des
motifs d’utilité, mais où est le fondement du juste
et de l’injuste justifiant la guerre ?
Vico – avons-nous dit – conserve la bipartition
juridique ; mais au lieu de faire coïncider le droit
naturel et l’usage de la liberté propre à l’âge primitif, il l’identifie à la condition universelle de rationalité, commune à tous les hommes. Le droit
naturel, chez Hobbes, est un a priori historique,
chez Vico un a priori logique. Ainsi le contrat qui
fonde l’État, et le pacte qui serait à la base des
relations internationales sont-ils justes ou injustes
selon leur conformité aux principes de la raison. Ils
obligent, dans la mesure où ils traduisent au niveau
de l’histoire les impératifs pratiques de la raison.
Cette conception, qui l’oppose à Hobbes, le rend
également solidaire avec les principes généraux de
la philosophie de Grotius. Il reste, toutefois, personnel au point de marquer ses distances vis-à-vis
de son maître. Pour Grotius, le droit naturel est un
arrêt de la raison, correspondant à l’ordre fondé par
Dieu au moment de la création de l’homme, et
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rétabli par le salut du Christ11. Mais il serait possible de dire qu’existe un hiatus dans le système,
parce que l’ensemble du droit relève d’une rationalité qui n’est pas définie juridiquement.
Au contraire, en référant ce système à la dimension de liberté créée par l’alliance de Dieu, Vico
traduit l’intention d’expliquer le droit par une
métaphysique du droit. Ainsi l’homme, la raison et
même Dieu ne sont que des moments d’une
idéalité juridique, fondatrice de la sociabilité. Étant
social, même sans son idéalité, l’homme ne parvient à se réaliser historiquement qu’au niveau
social. Vico est parvenu à cette conception, parce
qu’il a associé la notion de liberté de Pic de la
Mirandole et la conception stoïcienne de la république dans le cadre de la notion traditionnelle
patristico-thomiste de la loi éternelle.
« Jus naturale est dictatum rectae rationis indicans actui alicui ex eius
convenentia aut disconvenentia cum ipsa natura rationali... » (Grotius, De jure
belli et pacis », Op. cit. L.I. chap. I,X 1, p. 6).
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66- Le triomphe de la sagesse
et l’appel à la paix
uisque le jus gentium implique la reconnaissance des principes de la raison,
donc de la sagesse, il convient de conclure que la guerre, institution de ce
droit, doit être décidée par les sages. Bien
qu’exercée par les militaires, elle ne peut être
proclamée que par l’autorité politique de l’État :
retour en force de la théorie de Machiavel, dans un
esprit différent et une autre profondeur.
Même si l’État est fondé par un double droit –
droit civil et droit des gens – seul ce dernier
légitime la guerre, ce qui signifie que, pour justifier
la guerre, la raison d’État, émanant de l’utilité
politique, doit s’inscrire dans une rationalité de
sagesse, fondatrice de la paix entre les hommes
parce qu’elle lie l’État aux autres. Ainsi ce qui
apparaissait au commencement comme difficilement conciliable – la guerre et les études libérales
– se révélait aisé : en effet, le sujet responsable de
la guerre est l’État lui-même, rendu sage par les
études et la prudence.
À ce point apparaît nettement la différence de
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perspective entre Vico et Machiavel, celui-ci adossant l’État à la puissance miliaire, celui-là à
l’efficacité de la sagesse politique.
Vico se complaît dans le paradoxe en affirmant
que l’efficacité de la guerre est elle-même redevable moins à la force des armes qu’à la sagesse.
S’adressant à des peuples de haute culture, il les
assure qu’éclairés par une intelligence politique, ils
peuvent parvenir à gouverner dans la paix un
immense empire, même au cas où dans celui-ci les
institutions libérales prévalent sur la préparation
militaire. Il donne en exemple l’empire chinois, et
il affirme qu’un État puissant et inculte tombera en
ruine, tandis qu’une nation cultivée et sage, même
inférieure en puissance, prévaudra, à l’exemple de
la Hongrie contre la Turquie. En bref, la raison
prévaut sur la force.
Il ne faut pas s’étonner de trouver dans ce texte un
appel concret à la paix, en relation directe avec la
guerre de succession. En dépit du ton élevé de
l’écrit et du souci d’érudition, nous avons affaire à
un discours dans lequel l’auteur se présente non en
philosophe, mais en orateur, visant les situations
concrètes de ses auditeurs qui sont tout ensemble
ses élèves, les professeurs et, à travers eux, les
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belligérants eux-mêmes.
Quoique l’orateur aime cacher ses intentions et
ses vues sous des lieux communs, son message
demeure suffisamment clair, laissant entendre que
cette guerre ne peut être appréhendée dans le cadre
d’un « jugement de droit », parce qu’elle est
motivée par le prestige et la raison d’État. Ses
paroles sont ainsi un retour à la sagesse.
À long terme, dans la mesure où il s’adresse à des
élèves, son message apparaît beaucoup plus efficace. On peut légitimement penser que cette guerre
avait plongé les étudiants dans une crise qui, par
ailleurs, a déterminé le choix du sujet de ce Discours. À quoi bon étudier – pensaient les jeunes –
si ce n’est que pour devenir le jouet de puissances
étrangères ? Un idéal existe-t-il encore pour les
études ? Mieux vaudrait les entreprendre dans le
seul but professionnel, en vue du profit.
Dans le précédent Discours d’ouverture, Vico les
avait détournés de cette tentation ; il les avait
exhortés à toujours croire à un idéal humain et
politique qui leur fût propre. « Cette université
d’études est le temple où l’esprit se cultive à la
guerre et où il grandit dans la prudence de la
guerre ». Vico ne renonçait pas à penser que
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Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico
Les Discours (1689-1717) : 6- Le droit de la guerre et la sagesse du droit
l’université était la force de la classe dirigeante du
pays. Il s’adressait aux jeunes, dont il attendait « le
sens généreux des armes, la haute décision
politique et les arts illustres des chefs de la nation.
D’eux doivent provenir la gloire de la guerre et la
grandeur de l’empire ».
Mots sans doute pompeux, tragiquement vides
par rapport à la situation actuelle de Naples et de
l’Italie, mais pédagogiquement utiles pour insuffler
quelque chose de cette sagesse grecque et de cette
grandeur romaine qu’il s’était proposé d’offrir par
ces Discours.
Par-delà ces résultats, cet écrit montre que Vico a
adhéré avec enthousiasme et conviction au manifeste de paix lancé par Pic de la Mirandole, le
transposant cependant à un autre niveau. En effet,
la fin de l’humanisme, sa propre expérience politique, ainsi que la lecture de Machiavel, de Hobbes
et de Grotius, lui avaient fait prendre conscience de
l’impossibilité de parvenir à une rencontre entre les
hommes par la seule voie des études.
Ainsi, à l’homme parfait de Pic de la Mirandole il
substituait la république, lieu historique de la
rencontre de tous les arts, de l’art militaire et des
lettres, de l’éloquence et de la philosophie, ainsi
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que le sujet possible et concret de toutes les vertus
humaines12. Le génie universel disparaissait pour
céder la place au génie du peuple, réalisé par sa
conscience politique.
« Enimvero, auditores, summum belli ducem hac virtutum corona magis quam
cospicua galea cristaque insignari necesse est : justitia... moderatione...
continentia... clementia. Has summo belli imperatori sapientia ad eximiam belli
gloriam animi virtutes confert, eas modo mentis cognoscite. Dialectica...
geometrica... arithmetica... architectura... eloquentia... naturalis scientia ».
(Oratio V, pp. 52-53).
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