Ictères en réanimation

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ICTÈRES EN RÉANIMATION
M. Tanguy, P. Seguin, Y. Malledant.
Réanimation Chirurgicale, SAR 1, Hôpital Pontchaillou, 35033 RENNES Cedex. Email :
[email protected]
INTRODUCTION
L’ictère qui survient dans le contexte de la réanimation est habituellement franc. Cet
événement rare, souvent sans lien avec une défaillance hépatique, est en règle de bon
pronostic. Son origine est multifactorielle, mais une bonne compréhension des mécanismes physiopathologiques permet de réduire le champ des investigations et d’avoir une
conduite étiopathogénique adaptée. Négligeable en cas d’hyperbilirubinémie isolée, le
niveau du risque se majore au prorata du degré de cholestase, devenant majeur lorsqu’il
y a cessation du flux biliaire.
1. PHYSIOPATHOLOGIE DES HYPERBILIRUBINÉMIES
La bilirubine, produit de dégradation des hémoprotéines, soit essentiellement hémoglobine et cytochromes P450, est produite chez l’adulte à raison de 300 mg.j-1. Toute
accélération de l’hémolyse physiologique (médicaments, CIVD, infections, transfusions
de sang conservé) va majorer ce phénomène sur un mode plus ou moins aigu. Face à une
bilirubine native, hydrophobe et toxique, la glycuroconjugaison hépatique est l’étape
incontournable qui permettra, sous la dépendance des UDP glycosyl transférases microsomiales hépatocytaires, la production de mono et diglucuronides. L’absence congénitale
de l’activité enzymatique détermine un ictère franc dès la naissance avec mort prématurée,
mais des déficits congénitaux beaucoup plus modérés et très bénins existent. L’ictère est
alors inconstant, favorisé par le jeûne [1].
Il n’y a pas d’altérations acquises de la glycuroconjugaison [2]. Le complexe
albumine-bilirubine native se dissocie au contact de l’hépatocyte et l’intégration cellulaire,
via un transporteur spécifique, est une étape facile non limitante du métabolisme de la
bilirubine. Les sites actifs de la glycuro-conjugaison, parce que situés profondément dans
le réticulum endoplasmique, sont insensibles aux différentes agressions. La conjugaison
s’adapte au débit de production de la bilirubine, mais, s’il est majeur (type hémolyse
aiguë), une phase d’hyperbilirubinémie non conjuguée est possible.
La véritable étape limitante du métabolisme de la bilirubine est représentée par
son excrétion canaliculaire [3]. Ce processus s’effectuant contre un gradient de con-
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centration (de 10 à 1 000 fois plus importante dans la bile que dans le sang), plusieurs
conditions sont requises dont la contrainte d’un flux transhépatocytaire unidirectionnel
vers le canalicule biliaire. Dans ce processus, le cycle entéro-hépatique des acides et sels
biliaires est fondamental. Synthétisés dans le foie et sécrétés dans la bile, les acides et
sels biliaires subissent à chaque passage iléal une absorption à 95 %. Revenant au foie
par le flux portal, ils sont de nouveau excrétés dans la bile générant une force de drainage
osmotique transhépatocytaire dont profite la bilirubine conjuguée. Tout ceci repose sur
une organisation structurelle de l’hépatocyte autour de deux pôles membranaires très
distincts fonctionnellement, l’un au contact du sang (pôle sinusoïdal), l’autre au contact
de la bile (membrane constituante du canalicule biliaire). Le trajet trans-hépatocytaire
des acides et des sels biliaires comporte plusieurs étapes dont l’extraction sanguine au
pôle sinusoïdal. Il s’agit d’un transport actif contre un gradient de concentration permis
par plusieurs transporteurs membranaires ; le plus important est dépendant d’un gradient
sodique maintenu par une pompe NaK-ATPase [4]. Etape clé de la genèse de la bile
car prenant en compte 80 % de la captation sinusoïdale des sels biliaires conjugués tels
que le taurocholate, ce transporteur est finement régulé aux niveaux transcriptionnel et
post-transcriptionnel [5]. Son expression majorée dans le post-partum est réduite dans
les cholestases extra-hépatiques, les hépatectomies partielles et surtout les endotoxinémies [5-6]. Parvenus au pôle canaliculaire, bilirubine conjuguée, acides et sels biliaires
sont excrétés selon des processus complexes [5]. Cette étape concentrative unidirectionnelle est permise par un éventail de pompes excrétrices extrêmement dépendantes de
l’ATP [4]. Qu’ils soient plus volontiers dévolus à l’excrétion de la bilirubine conjuguée
ou à l’excrétion des acides et sels biliaires, ces transporteurs du pôle canaliculaire sont
caractérisés par une extrême fragilité vis-à-vis des risques hypoxiques, ischémiques. Ils
subissent, comme les transporteurs du pôle sinusoïdal, une régulation fine ; leur expression
diminue dans les cholestases extra-hépatiques. L’endotoxinémie et les cytokines proinflammatoires sont particulièrement défavorables affectant gravement et spécifiquement
le transporteur canaliculaire de la bilirubine conjuguée [5-6].
Au-delà de la bilirubine et des acides et sels biliaires, la bile est constituée d’électrolytes, de métaux lourds, dont l’extraction sanguine est largement sous la dépendance de
l'activité NaK-ATPase. Le flux biliaire naît aussi de l’excrétion canaliculaire de nombreux
lipides, phénomène étroitement lié à la sécrétion des acides et sels biliaires pour en diminuer la toxicité, de l’excrétion de protéines dont les IGA, et d’enzymes constituantes
de la membrane canaliculaire, telles les phosphatases alcalines, 5’-nucléotidases. La
sécrétion hépato-biliaire est accompagnée d’eau ; l’écoulement est facilité par la membrane canaliculaire elle-même qui interagit avec le cytosquelette de l’hépatocyte grâce
aux filaments d’actine et myosine, qui, disposés autour du pôle canaliculaire, constituent
une structure contractile propice à l’écoulement. La bipolarité fonctionnelle des hépatocytes est entretenue par la présence de zones jonctionnelles. Ces dernières préviennent
la fusion des deux types de membranes sinusoïdale et canaliculaire, et s’opposent à la
régurgitation de la bile depuis la lumière du canalicule vers l’espace inter-cellulaire. Or,
ces structures apparaissent sensibles à nombres de stimuli physiologiques, vasopressine,
adrénaline, angiotensine et toxiques ; leur altération pourrait être à l’origine d’un certain
nombre d’hyper-bilirubinémies conjuguées [7]. La stase biliaire, via une accumulation
des acides et sels biliaires, induit émulsion et solubilisation des graisses, et donc des
membranes. La peroxydation lipidique et la production des radicaux hydroxyl favorisent
l’inflammation. La cholestase s’auto-entretient avec progressive perte de la spécificité
bipolaire de l’hépatocyte, lésion de toutes les structures lipidiques membranaires et
dégénérescence progressive cellulaire ou apoptose [6].
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2. DIAGNOSTIC DE L’ICTÈRE
2.1. APPROCHE BIOLOGIQUE
Déterminer la concentration et la proportion de bilirubine conjuguée dans le plasma
est la première étape diagnostique. Physiologiquement, un reflux hépato-sanguin de 4 %
de bilirubine conjuguée existe. La rétention sérique dans une proportion plus élevée
signe un défaut d’excrétion biliaire, dont l’origine peut être hépatocytaire en aval du
processus de conjugaison ou canalaire. Il ne peut alors s’agir que d’une atteinte canalaire
diffuse ou touchant anatomiquement la voie biliaire principale ; une atteinte sectorielle
ne doit pas entraîner d’ictère, l’ensemble de la bilirubine pouvant être excrété par l’arbre
biliaire sain.
Le diagnostic différentiel entre causes intra et extra-hépatocytaires repose habituellement sur les circonstances, et un ensemble de critères cliniques, biologiques et
morphologiques. Dans le contexte de la réanimation, l’ensemble de ces critères est plus
difficile à réunir et à interpréter et les paramètres biologiques sont particulièrement
contributifs. Dans le foie, γGlutamyl Transpeptidases (γGT), phosphatases alcalines et
5’-nucléotidases sont principalement localisées au niveau des microvillosités de la membrane canaliculaire. D’autres origines hépatiques sont reconnues pour 5’-nucléotidase
soit cellules de Küpffer, endothéliums portal, centro-lobulaire, sinusoïdal et épithélium
canalaire. L’atteinte extra-hépatique, via une augmentation de pression hydrostatique
endocanalaire et un effet détergent membranaire des acides biliaires, favorise la libération
de ces enzymes. Dans toutes les séries visant à comparer le profil biologique des cholestases intra et extra-hépatiques, une différence significative quant au niveau global de ces
enzymes est retrouvée. Des travaux récents suggèrent qu’un rapport γGT/5’-nucléotidase
exprimées en multiples de la normale, inférieur à 1,9 serait hautement suggestif d’une
atteinte intra-hépatocytaire, mais la sensibilité du test est faible [8].
L’hyperbilirubinémie conjuguée doit être rapportée à l’importance de la cholestase
telle qu’établie à partir des enzymes suscitées. Une forte discordance en faveur de la
bilirubine oriente vers une augmentation de sa production avec atteinte élective du
transporteur canaliculaire. À l’inverse, une forte élévation des enzymes de la cholestase, suggère une altération plus globale de la genèse de la bile. Une hyperbilirubinémie
conjuguée, accompagnée d’emblée d’une forte élévation des transaminases, suggère une
altération primitive hépatocytaire, alors même qu’une élévation progressive et secondaire
des transaminases, lorsque l’ictère est déjà bien installé, est en faveur du retentissement
hépatocytaire de la cholestase.
2.2. APPROCHE ÉTIOLOGIQUE
2.2.1. HYPERBILIRUBINÉMIES EXCLUSIVES OU PRÉDOMINANTES
Les hémolyses aiguës de cause infectieuse ou transfusionnelle ayant quasiment disparu, l’excès de production communément observé a une cinétique plus lente permettant
à l’hépatocyte de s’adapter. Le contexte habituel est celui de la grande traumatologie avec
transfusions abondantes. L’excès de production de bilirubine découle ici de la fragilité
des érythrocytes conservés, de l’hémolyse des embolies graisseuses, de la résorption des
différents épanchements sanguins. C’est également dans ces contextes d’hémodynamique
précaire que des défaillances des transporteurs canaliculaires ATP dépendants peuvent
exister. Le rapport bilirubinémie conjuguée/bilirubinémie libre est donc variable.
2.2.2. HYPERBILIRUBINÉMIE ET CHOLESTASE
Le vrai problème se situe ici, tous les efforts devant porter en cas de cholestase biologique significative sur la recherche d’une toxicité médicamenteuse ou d’un obstacle
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sur les voies biliaires extra-hépatiques, tant seraient grandes les conséquences d’une
abstention thérapeutique.
2.3. OBSTACLES EXTRA-HÉPATIQUES
Le contexte de la réanimation n’exclut aucune cause aiguë d’obstacle et doit orienter en
cas de chirurgie sus-mésocolique vers la blessure accidentelle de la voie biliaire principale
ou sa compression extrinsèque. Un obstacle portant électivement sur une voie biliaire
segmentaire induira une hausse des enzymes sans ictère, la totalité de la bile pouvant
être excrétée par le reste de l’arbre biliaire. Le problème en réanimation plus qu’ailleurs
est à la rapide confirmation du diagnostic, tant les conséquences de la rétention biliaire
peuvent être néfastes. Les données de l’échographie soit essentiellement une dilatation
de la voie biliaire principale avec un seuil de 8 mm, et/ou une dilatation des voies biliaires intra-hépatiques, sont extrêmement spécifiques, mais peu sensibles en réanimation.
La cholangiographie IRM qui produit des résultats aussi voire plus performants que
l’examen TDM avec injection de produit de contraste est devenue le mode de diagnostic
non invasif des pathologies complexes de l’arbre biliaire, le niveau de l’obstruction peut
être déterminé dans 100 % des cas [9]. Enfin, dans certaines circonstances, une cholangiographie rétrograde per-endoscopique pour localiser l’obstacle, en préciser la nature
et libérer la bile, est nécessaire.
2.4. HÉPATOPATHIES MÉDICAMENTEUSES.
Elles doivent être systématiquement recherchées, l’ictère dans ce contexte étant
précurseur dans 20 % des cas d’une hépatite fulminante. Trois profils d’atteinte biologique sont possibles, répondant à des rapports (R) différents entre activité sérique des
alanines aminotransférases (ALAT) et des phosphatases alcalines. Les activités étant
exprimées en multiples de la normale, l’hépatite est dite cytolytique lorsque R ≥ 5, cholestatique lorsque R ≤ 2, mixte entre les deux. La difficulté réside dans la très grande
variabilité de prévalence d’hépato-toxicité d’un médicament à l’autre. Il est évident que
les molécules à haute prévalence (plus de 1 %) ne sont pas sur le marché. La plus haute
fréquence pour les drogues commercialisées est de l’ordre de 1 %, mais pour la majorité
des médicaments le risque est beaucoup plus faible, de l’ordre de 1/10 000 ou même de
1/100 000. Le nombre global de médicaments susceptible d’être hépato-toxique excède
1 100. Pour ajouter à la complexité, il y a les multiples mécanismes d’hépato-toxicités,
certains médicaments pouvant en posséder plusieurs [10].
Deux principaux mécanismes sont reconnus, soit la toxicité dose-dépendante via des
métabolites directement hépato-toxiques, soit la toxicité allergique dose-indépendante.
Le ou les métabolites ont dans ce dernier cas suscité un néo-antigène, une réponse immunitaire explosive peut être rencontrée à l’occasion de la réintroduction du médicament
chez le patient du médicament. Le rôle globalement favorisant de la réanimation est lié à
l’âge élevé des patients, à la déplétion des stocks de glutathion hépatocytaire, à la dénutrition, aux terrains alcooliques, aux nombreuses drogues administrées. Les risques sont
alors l’induction enzymatique avec augmentation de certains métabolites toxiques ou au
contraire l’inhibition avec risque de surdosage pour certaines molécules éventuellement
hépato-toxiques. Le diagnostic différentiel avec d’autres agressions hépatocytaires est
particulièrement critique. Il existe malgré tout des circonstances permettant un diagnostic
aisé. Ainsi, le paracétamol peut induire à dose thérapeutique et de façon exceptionnelle
une hépatite aiguë. Des descriptions ont été faites chez le patient alcoolique et dénutri.
Les facteurs de risque sont ici l’induction enzymatique et la déplétion en glutathion.
Une autre circonstance est celle où le rôle « challenge » pour une molécule à risque peut
être formellement démontré surtout s’il y a manifestation allergique (lésions cutanées,
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hyper-éosynophilie). Dans bien des cas, le diagnostic est seulement compatible, toutes
les autres causes de lésions hépatiques ayant été raisonnablement exclues. Il existe une
chronologie suggestive entre l’administration d’un médicament appartenant à une famille
à risque (anti-infectieux, AINS) et l’hépatotoxicité.
L’arrêt de la ou des molécules doit entraîner une régression rapide en 8 à 30 jours de
la cytolyse. Les formes cholestatiques sont de régression plus lente, la relation clairement établie dans le temps entre prise médicamenteuse et atteinte hépatique, est parfois
beaucoup plus difficile à établir. Ainsi l’association amoxicilline-acide clavulanique peut
être responsable d’une hépatite aiguë quatre semaines après l’arrêt du traitement.
2.5. CIRCONSTANCES SPÉCIFIQUES
Il existe en réanimation des circonstances hautement favorisantes d’un ictère avec
cholestase. En fait, à différents degrés isolément ou en association, tous les systèmes
de transport hépatocytaire des acides et sels biliaires et de la bilirubine conjuguée vont
pouvoir être perturbés. La survenue de l’ictère est toutefois inconstante, pour partie
génétiquement déterminée, mais aussi favorisée par une augmentation de production de
la bilirubine, par une altération pré-existante hépatique, exemple cirrhose ou résection
hépatique. L’insuffisance rénale amplifie l’hyperbilirubinémie conjuguée. Deux grands
mécanismes sont reconnus :
• L’atteinte hypoxique hépatocytaire. Elle est le plus souvent liée à un état de choc.
L’expression maximale en est l’hépatite ischémique avec élévation précoce importante
des transaminases et des LDH. L’élévation de la bilirubine conjuguée survient quelques
jours plus tard. Elle est accompagnée d’une hausse modérée des principaux marqueurs
de cholestase. Les états circulatoires précaires constituent des tableaux moins typiques car non accompagnés de grands mouvements cytolytiques, mais à l’identique ils
peuvent entraîner une défaillance de la membrane canaliculaire. L’expression ictérique
est évidemment favorisée par l’accumulation d’autres facteurs de risque.
• L’endotoxinémie. Elle affecte gravement le cycle entéro-hépatique des acides et sels
biliaires, bloquant le recaptage au pôle basal de l’hépatocyte et l’excrétion canaliculaire. Endotoxine et cytokines pro-inflammatoires ont le même effet et agissent de
façon synergique. L’hyperbilirubinémie conjuguée est ici associée à une forte hausse
de tous les marqueurs de cholestase, le tableau biologique peut être celui des cholestases extra-hépatiques ou encore des hépatites cholestatiques médicamenteuses. Une
cytolyse peut être associée [5].
2.6. ALIMENTATION PARENTÉRALE
Elle a longtemps été créditée d’une forte toxicité hépato-biliaire. Une gestion plus
stricte des indications, des apports caloriques et des différentes formules nutritionnelles,
a abouti chez l’adulte à la quasi disparition de cette complication. L’excès de calories
glucidiques, éventuellement associé à une altération de l’excrétion hépatique des triglycérides, peut conduire à une stéatose. Cette dernière est rarement symptomatique et est
exceptionnellement responsable d’un ictère. La cholestase intra-hépatique est le fait des
nutritions parentérales exclusives, particulièrement lorsqu’elles sont conduites dans le
contexte de graves souffrances intestinales ou de défects de grêle. L’interaction de deux
mécanismes favorisants se met alors en place soit la majoration de l’endotoxinémie
portale d’une part, l’inefficacité progressive du cycle entéro-hépatique des acides et sels
biliaires d’autre part [6]. Il en résulte à terme, facilitée par l’absence de péristaltisme
biliaire, une réduction du flux de bile endo-intestinale. L’absence de bile déséquilibre
la flore intestinale et majore de ce fait l’endotoxinémie. Des évidences indirectes de
ces deux mécanismes apparaissent dans l’amélioration dans certaines circonstances du
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tableau cholestatique par des antibiotiques (ex : métronidazole) et par l’administration
orale d’acide ursodeoxycholique. Une nutrition parentérale exclusive prolongée peut à
terme aboutir à un excès de boue biliaire, avec tension vésiculaire [11]. L’ensemble des
perturbations est lié au mode parentéral exclusif et non au débit continu. En effet, le
péristaltisme biliaire est conservé sous alimentation entérale continue. Une prophylaxie
logique est donc l’administration de cholécystokinine au-delà de quelques jours de
nutrition parentérale stricte. La meilleure des préventions demeure l’introduction dès que
possible d’une nutrition entérale quel qu’en soit le mode et éventuellement au simple
titre de complément de la nutrition veineuse [12].
2.7. CHOLÉCYSTITE ALITHIASIQUE
Une endotoxinémie extraphysiologique, un ralentissement du cycle entéro-hépatique
des acides et sels biliaires, un état de choc, vont pouvoir isolément ou en association
entraîner des tableaux ictériques choléstatiques sévères responsables par eux-mêmes de
perturbations systémiques. La cholécystite alithiasique peut apparaître dans ces contextes. L’ischémie vésiculaire peut être la conséquence première d’un état de choc selon
la théorie du dernier pré. La gangrène pariétale est alors favorisée par tous facteurs de
réplétion vésiculaire (ralentissement du flux biliaire, absence de stimulation digestive,
narcotiques…) [13]. La cholécystite alithiasique est associée à un ictère sans en être
forcément la cause. L’imagerie est fréquemment contributive dans un contexte évocateur
(TDM) ; un drainage percutané de la vésicule peut diminuer les conséquences de cette
distension vésiculaire alithiasique. En cas de doute sur la surinfection, la cholécystectomie est préférable [13].
3. CONSÉQUENCES DES ICTÈRES
Elles ne sont attendues qu’en cas de cholestase, l’hyperbilirubinémie n’ayant isolément
pas de toxicité majeure. Or, quelle que soit la cause de la cholestase, des mécanismes
d’auto-entretien se mettent en place avec à terme ralentissement voire cessation du flux
biliaire et complications majeures.
3.1. INFLAMMATION ET SEPSIS
La bile exerce, via acides et sels biliaires, une pression négative sur les bactéries gram
négatif du tube digestif. Elle diminue ainsi à l’état physiologique les phénomènes de
translocation et d’endotoxinémie. L’interruption du flux biliaire renverse cette tendance
puisqu’il est observé chez l’animal dont la voie biliaire principale est liée durant une
semaine, une surcroissance de bactéries gram négatif dans le tube digestif. A ce stade, la
translocation est encore limitée aux ganglions mésentériques car l’efficacité du système
réticulo-endothélial hépatique (cellules de Küpffer) n’est pas compromise. Lorsque l’obstruction dure 3 semaines ou plus, les modifications quantitatives de la flore colique ne
sont paradoxalement plus retrouvées. Par contre, la translocation gagne, intéressant tous
les organes à contenu cellulaire macrophagique dont le poumon. Alors que la normalisation de flore est attribuée au retour des acides biliaires, via une retrodiffusion digestive
à partir d’un taux sérique élevé, la diffusion systémique de l’endotoxine est rapportée à
la diminution de compétence des cellules de Küpffer [14, 15].
Quoi qu’il en soit, il y a activation macrophagique sous l’effet de l’endotoxine
et production de cytokines pro-inflammatoires. Ces dernières seront responsables au
niveau de l’hépatocyte d’un détournement des synthèses au profit des protéines de l’inflammation [16]. Ce phénomène contribuera avec l’augmentation de pression dans les
canalicules d’une part, l’effet détergent de la stase biliaire sur les membranes d’autre
part, à un phénomène d’apoptose pour l’ensemble des cellules hépatiques.
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Les effets systémiques des cytokines induiront le tableau bien connu de SIRS et
l’augmentation de morbidité et de mortalité postopératoire des ictères par rétention est
à mettre au compte de cet état pro-inflammatoire exacerbé dès la moindre agression. En
effet, il est démontré que les globules blancs polynucléaires subissent dans cette situation
un véritable « priming ». L’endotoxine, les cytokines et les acides biliaires exercent sur
le polynucléaire neutrophile, un effet synergique qui conduit, dès la moindre stimulation
à une excessive production d’enzymes protéolytiques et de radicaux oxygénés [17].
Une intervention chirurgicale, un état de choc, une agression infectieuse vont donc
d’emblée placer le sujet dans le risque d’une défaillance polyviscérale. Une même
sensibilisation des macrophages a été retrouvée et, expérimentalement, la production
de TNFα, stimulée par de faibles doses d’endotoxine est majorée chez l’animal porteur
d’une ligature de la voie biliaire comparativement à un animal contrôle [18]. La susceptibilité des patients aux infections viendrait donc d’un état inflammatoire exacerbé car,
concernant les autres composantes de l’immunité, il y a moins d’évidence et les résultats
de la littérature sont beaucoup plus discordants.
3.2. RETENTISSEMENT HÉMODYNAMIQUE ET RÉNAL
L’ictère par rétention multiplie par 50 à 60 le risque de complications rénales postopératoires. La chirurgie génère chez le patient ictérique par rétention, 10 % d’insuffisance
rénale aiguë. Ces données sont issues de séries cliniques déjà anciennes, tout comme sont
anciennes les constatations hémodynamiques qui font état de progressives hypotension
artérielle et bradycardie avec extrême susceptibilité aux agressions péri-opératoires.
Ainsi l’ictère, par rétention, facilite l’installation d’un état de choc lors d’une spoliation
sanguine, et ceci a été parfaitement démontré chez l’animal [19]. Les effets rénaux seraient
pour une part importante la conséquence d’une condition hémodynamique altérée avec
baisse des résistances vasculaires systémiques, diminution de la sensibilité aux agents
vasopresseurs et réduction de la performance myocardique pour partie masquée par la
baisse des résistances vasculaires [20].
Si un effet électif des acides biliaires sur les α-adrénorécepteurs a été démontré chez
l’animal, l’hypothèse qui prévaut est celle de l’endotoxinémie et du niveau élevé de
cytokines qui en résulte. La plupart des effets hémodynamiques seraient ainsi expliqués.
Des similitudes avec l’état hémodynamique du cirrhotique sont d’ailleurs retrouvées.
L’hémodynamique rénale est aussi celle rencontrée dans l’endotoxinémie ou encore
dans la cirrhose avant la survenue d’un syndrome hépatorénal. Le trait dominant est
la diminution du flux sanguin rénal et plus particulièrement de la perfusion corticale
d’où le risque en cas d’état de choc d’insuffisance rénale aiguë [21]. La production des
médiateurs de la vasoconstriction rénale est importante (thromboxane et endothéline)
mais une contre régulation vasodilatatrice par les prostaglandines demeure. Comme chez
le patient cirrhotique, l’administration d’anti-inflammatoires non stéroïdiens précipite
l’insuffisance rénale [21].
Quelques particularités séparent pourtant le rein de l’ictère de celui de la cirrhose.
Elles résultent d’une action spécifique des acides biliaires. Ainsi, il a été démontré chez
l’animal une action délétère synergique des acides biliaires et de l’ischémie rénale, l’insuffisance rénale aiguë apparaissant uniquement lorsque les deux facteurs sont réunis.
Un autre effet des acides et sels biliaires est l’induction d’une natriurèse exacerbée.
Ainsi les pathologies sévèrement obstructives telles que réalisées par les cholangiocarcinomes s’accompagnent d’une excrétion urinaire élevée de Na ; une sécrétion inappropriée
de peptide atrial natriurétique a été démontrée chez l’animal [22]. De ce fait, les patients ne retiennent pas leur sodium dans les situations de restriction sodée ; ils ont une
réponse natriurétique exacerbée à l’expansion volémique, qui les distingue des patients
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cirrhotiques. A l’hypovolémie relative due à la baisse des résistances, s’ajoute donc une
hypovolémie absolue que la période péri-opératoire pourra en toute occasion majorer. La
rétention sodée, dans le cadre des ictères, ne surviendra que très tardivement au stade de
cirrhose biliaire alors qu’elle est d’emblée présente dans la cirrhose alcoolique.
4. PRÉVENTION DES RISQUES DE L’ICTÈRE
La réversibilité de la cholestase doit être recherchée par la suppression des facteurs
de risque (foyers infectieux, alimentation parentérale, etc...). De nombreux travaux
expérimentaux plaident pour l’utilisation de l’acide ursodésoxycholique susceptible
de remplacer des sels biliaires hydrophobes, beaucoup plus toxiques dans le sérum, la
bile et l’hépatocyte [5]. L’effet détergent membranaire est diminué. Le mannitol quant à
lui pourrait avoir un rôle favorable de diminution de production de radicaux hydroxyl.
D’autres approches préventives existent visant à réduire le niveau endoluminal entéral
d’endotoxine, soit lactulose, antibiotiques. L’ensemble de ces traitements a fait l’objet
d’études cliniques non randomisées ou non contrôlées [23].
Beaucoup de travaux concernent le risque postopératoire d’une obstruction
biliaire [24]. La proposition de restaurer le flux biliaire par pose préopératoire d’un stent
a été étayée par les études animales. Ainsi, chez le rat dont la voie biliaire a été liée,
l’induction d’une péritonite par ligature caecale entraîne une mortalité de 83 % réduite
à 25 % par un drainage biliaire interne palliatif [25].
De tels effets ne sont pas retrouvés chez l’homme puisque la pose préopératoire de
stent se révèle inefficace dans les sous-populations sans infection des voies biliaires
ou sans atteinte de la coagulation. Malgré une efficacité en terme de diminution de la
bilirubinémie, elle n’améliore pas le pronostic de la chirurgie voire elle en aggrave les
conséquences [26].
Concernant les conséquences hémodynamiques et rénales, la seule évidence
concerne la nécessité d’optimiser volémie et hydratation [27]. Cathétérisme central, voire
cathétérisme droit sont donc utiles.
La tolérance des AINS est très faible tout comme celle d’autres néphrotoxiques. Un
traitement par aminoside induit chez le sujet ictérique un risque rénal 6 fois plus élevé
que chez le sujet normal [28].
CONCLUSION
Les facteurs de cholestase sont nombreux en réanimation. L’ictère pose par lui-même
peu de problèmes, mais il traduit souvent une altération globale du flux biliaire susceptible
si les facteurs de risque ne sont pas corrigés d’auto-aggravation et de morbidité.
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