dossier pédagogique - La Comédie de Clermont

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DOSSIER PÉDAGOGIQUE
création française
représentations
23 et 24 JANVIER 2016
sommaire
PRÉFACE
CAHIER 1
PARTIE # 1
AVANT
contre-anthologie proustienne
réalisée par de jeunes lecteurs
entrée sensible
pour de jeunes lecteurs
1900
petite (dé)contextualisation
adapter mais pas « cliché »
+ documents complémentaires
ateliers de pratiques artistiques
constellation de citations
CAHIER CENTRAL
CAHIER 3
petites recommandations douces
entretiens
clichés
CAHIER 2
pour le spectateur angoissé
PARTIE # 2
APRÈS
atelier de prise de parole
analyse de la scénographie
théâtre et vidéo
la confluence des arts
l’art du contrepoint
le jeu de l’acteur
2
PRÉFACE
Perdre le temps pour mieux le retrouver n’est pas
une pratique moderne. Étirer, déshabiller lentement
le passé comme une peau, comme une très longue
robe de nuit tendue vers les vivants, n’est plus un
état de vivre ni même un état littéraire, c’est une
habitude de revenants… Ça n’est d’ailleurs pas par
hasard que la première image du spectacle fait surgir
de l’obscurité quasi totale une scène de spiritisme
mondain… S’il s’agit de faire théâtre avec la mise en
jeu de la célèbre « mémoire involontaire », alors cette
mémoire est politique. Pour Krzysztof Warlikowski,
pas de madeleine, pas d’affects. Évoquer Proust,
adapter ce monument réputé inadaptable de la
littérature qu’est À la recherche du temps perdu, c’est
faire remonter les fantômes de la mauvaise conscience
européenne : l’antisémitisme, l’homophobie, le
racisme, plus largement la haine ordinaire de l’autre
lentement couvée dans le nid des salons de l’avantguerre. Loin de la petite muséographie de clichés
fabriqués à l’ombre des anthologies scolaires et des
téléfilms, ces « Français » nous désignent un monde
déchu qui n’en finit pas de finir : Charlus, Swann,
Verdurin, Guermantes sont ces morts très vivants
qui font retour pour nous désigner notre tragique
réalité présente.
Dans la mesure où l’adaptation de Krzysztof
Warlikowski défait sans complaisances tous les
clichés proustiens, l’objectif de ce dossier n’est pas
de reconstituer une mythologie proustienne mais
au contraire de laisser les jeunes spectateurs libres
de construire leur propre univers. Pas de madeleine
donc, pas d’aquarelles, pas de couchants normands
ou d’atmosphères de tisane… L’important ici est
que les spectateurs, par une approche impressive
de l’univers proustien, puissent par eux-mêmes
formuler les problématiques dramaturgiques dont
ils auront besoin pour apprécier le meilleur de la
représentation.
Ateliers de pratiques, approches interdisciplinaires
sont proposés pour que chacun puisse piocher à
son gré et choisir le cheminement qui conviendra le
mieux à ses classes. De même, les entrées proposées
pour l’analyse du spectacle ne sont jamais que des
propositions d’interprétation, lesquelles doivent
toujours demeurer ouvertes à la découverte sensible
des jeunes spectateurs.
« (…) j’y décrirais les hommes,
cela dût-il les faire ressembler
à des êtres monstrueux, comme
occupant dans le Temps une
place autrement considérable
que celle si restreinte qui leur
est réservée dans l’espace, une
place, au contraire, prolongée
sans mesure, puisqu’ils touchent
simultanément, comme des
géants, plongés dans les
années, à des époques vécues
par eux, si distantes, — entre
lesquelles tant de jours sont
venus se placer —
dans le Temps. »
Marcel Proust
3
partie # 1
AVANT
« Ce travail qu’avait fait notre
amour-propre, notre passion,
notre esprit d’imitation,
notre intelligence abstraite,
nos habitudes, c’est ce travail
que l’Art défera, c’est la marche
au sens contraire,
le retour aux profondeurs,
où ce qui a existé réellement
gît inconnu de nous,
qu’il nous faudra suivre. »
Marcel Proust,
Le Temps retrouvé, p. 300
ENTRÉE SENSIBLE
Faire lire les extraits de l’anthologie (cahier 1)
sélectionnés par de très jeunes lecteurs ainsi que la
constellation de citations (cahier 2).
Demander aux élèves de formuler des impressions de
lecture.
À leur avis, de quoi parle le roman, quels sont ses thèmes,
quels sont les rapports entre les personnages ? À partir de
leurs impressions, on insiste sur la dimension achronique
du texte, qui s’inscrit dans la déconstruction d’une
narration traditionnelle. À la recherche du temps perdu est
en effet un immense archipel romanesque conçu comme
une sorte de toile d’araignée dans laquelle le lecteur doit
consentir à s’abandonner. C’est à la fois une immense
peinture sociale et politique, qui accompagne des
personnages de la fin 19e jusqu’à la guerre et en même
temps, un sous-sol mental virtuose qui nous renvoie par
transferts ou par identifications à nous-même.
Pour aller plus loin
Pour compléter le paysage impressif donné
par les élèves, sans livrer aucun résumé du
roman, on leur demandera de vérifier leurs
intuitions, de confirmer leurs impressions par
des recherches documentaires en suivant
des pistes de recherche. On conseillera par
exemple la consultation des podcasts de
la série Un été avec, disponible sur France
Inter (http://www.franceinter.fr/reecouterdiffusions/660772) ou de l’ouvrage collectif
qui en découle, Un été avec Proust, Équateurs
Parallèles. Notes 2015.
4
Clichés 1900 :
Madeleines, dentelles
et chapeaux de paille…
^ Maillot 1920
^ Bain de mer
^ Couple lesbien
^ Almanach Vermot
^ Le Roi des porcs, musée des horreurs
^ Sarah Bernhardt
^ Cirage de Paris
même temps la difficulté de l’adaptation théâtrale :
absence totale de dialogues, séquences narratives, longues
descriptions notamment d’extérieurs et de paysages,
évocations poétiques, analyses psychologiques, etc. Tous
ces éléments contribuent à dire qu’une adaptation de
quelque nature que ce soit, est impossible. Comment
traduire en actions ce qui la plupart du temps est de
l’ordre du drame intérieur, de l’évocation poétique ou
du jeu d’idées ?
Petite (dé)contextualisation
pour en finir avec les clichés
proustiens
À partir des documents iconographiques proposés,
on demandera aux élèves de formuler un paysage
contextuel de l’époque 1900, puis de faire des
analogies entre leur lecture des textes de Proust et
les documents proposés.
Au cinéma
On insistera particulièrement sur le fait que ces images
présentent des clichés autant qu’elles les dénoncent. À
la discrétion de l’enseignant, on pourra éventuellement
demander des recherches plus approfondies sur le
contexte, attendu que l’objectif n’est pas ici de constituer
un bréviaire exhaustif du contexte d’écriture de La
Recherche mais au contraire de proposer une approche
par associations libres.
Les documents que nous proposons sont des clins d’œil
à l’univers de Marcel Proust : dentelle coquine qui
renvoie tendrement aux gomorrhéennes qui obsèdent
le narrateur et Swann ; maillots de bain à rayures qui à
lui seul symbolise toute une génération qui découvre les
bains de mer et les côtes Normandes (Balbec) ; ou encore
l’univers culturel avec Sarah Bernhardt qui fait écho
au personnage de la Berma puis de Rachel, lesquelles
participent à la formation culturelle du narrateur dans son
enfance. Il faut aussi souligner, cette fois-ci sans humour,
la représentation polémique de Zola qui rappelle que
À la recherche du temps perdu met en jeu des clivages
très importants entre des personnages dreyfusards
ou antidreyfusards. Enfin, le dessin humoristique de
l’almanach Vermot est une évocation libre du temps
perdu et du petit tortillard que prennent les « habitués »
à Balbec.
Faire des recherches sur les différentes adaptations
existantes de La Recherche. Il existe trois adaptations
cinématographies connues de À la recherche du temps
perdu.
Adapter mais pas « cliché »
Pour jouer…
S’amuser à créer une distribution fictive, avec
pour consigne de jouer sur le contrepoint.
Demander d’associer par exemple un personnage à
un univers artistique (référence cinématographique,
picturale, littéraire, etc.) et à des influences esthétiques
(les années 1950, le gothique, le fantastique, etc.).
Par exemple : Odette en tableau de Klimt ; Morel en
fantômette…
• Un amour de Swann, Volker Schlöndorff, 1984
• À la recherche du temps perdu, Nina Campaneez, 2011
• Le Temps retrouvé de Raoul Ruiz, 1999
On demandera aux élèves de formuler des hypothèses sur les choix opérés par les réalisateurs à
partir de l’analyse des affiches. Au choix de l’enseignant, trouver des extraits en ligne des films et
analyser et comparer les adaptations, en décrivant
l’esthétique retenue, le choix de la distribution, etc.
Du film de Nina Companeez, on retiendra un respect
dévot à l’univers du livre, façon couleur locale, à l’effet
aquarelle (costumes, etc.), au soin accordé aux décors et
à son caractère extrêmement esthétique. L’usage de plans
larges pour mettre en avant la comédie humaine alterne
avec des zooms très esthétisants. On peut demander à
regarder la bande-annonce, du film de Raoul Ruiz, qui
met en avant la « scène des catleyas ». Enfin, faire réagir
sur l’esthétique fin de siècle d’Un amour de Swann de
Volker Schlondorff, de ton acajou, infléchie par la volonté
prioritaire de coller à une convention historique.
On demandera aux élèves d’émettre des hypothèses
sur les possibilités ou pas d’adapter La Recherche.
Quel genre artistique choisiraient-ils, quels axes
thématiques ?
Quels problèmes précis poserait une adaptation
théâtrale ?
On attend des élèves qu’ils répondent automatiquement
par le cinéma et la bande dessinée, formulant dans le
6
^ Un amour de Swann,
^ Le Temps retrouvé de Raoul Ruiz, 1999
Volker Schlöndorff, 1984
^ À la recherche du temps perdu, Nina Campaneez, 2011
BD et Manga
Pour aller plus loin
Dans l’adaptation en bande dessinée de Stéphane Heuet,
l’intérêt repose sur un travail de synthèse entre narration,
description, et évocations sensibles. D’une part, l’image
prend en charge les parties descriptives du texte, par le
jeu des images, des dessins. La partie narrative est prise en
charge par des cartouches, en jouant sur une esthétique
picturale très classique, qui colle au contexte tout en
reproduisant le texte de Proust. Enfin, c’est la dimension
évocatrice de l’image qui tente d’approcher les évocations
sensibles du texte Proustien, ici la perception du paysage
et de la lumière-. L’alternance des points de vue interne
et externe et le jeu des zooms, permettent de traiter en
images le trouble sensible du narrateur.
On proposera une analyse des différentes
affiches de cinéma et des clichés qu’elles
récupèrent de Proust. Par exemple, l’affiche
de Raoul Ruiz propose une mise en abyme
du tableau de Caspar Friedrich, Le Voyageur
contemplant une mer de nuage, 1818.
Roman et scénario
Comment passe-t-on du langage littéraire
à l’image ? On demandera aux élèves
de comparer la scène en voiture décrite
par Harold Pinter (cf. Cahier 2) et son
équivalent dans le roman.
À l’inverse, le manga travaille sur la concentration et la
dramatisation du récit et montre des scènes très explicites.
Certains codes graphiques caractéristiques du manga, de
nature expressionniste, notamment dans le dynamisme
des visages (nombreuses onomatopées, « goutte de
tension sur le visage », etc.), permettent d’aborder, toutes
proportions gardées, la dimension satirique du texte de
Proust, très peu exploitée par ailleurs. Les personnages
pittoresques de Proust, comme le Baron de Charlus, se
retrouvent dans l’expressionnisme du dessin manga.
Harold Pinter tente d’adapter La Recherche et rédige ce
scénario en 1978. Il a l’intuition qu’on peut restituer de
manière cinématographie les perceptions littéraires de
Proust.
On vérifiera plus tard que KrzysztofWarlikowski fait aussi
ce choix-là.
7
< Ci-dessous et page de droite : À la recherche du temps perdu,
studio Variety Art Works, éditions Soleil Manga
> Page suivante : Marcel Proust, À la recherche du temps perdu,
« À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Noms de pays : le pays » 1/2,
adaptation et dessin de Stéphane Heuet, éditions Delcourt
8
9
10
Atelier de pratique(s)
artistique(s)
EXERCICE 4 / Installer
Réaliser « une installation Proustienne », en
demandant aux élèves de proposer une mise en
espace qui confronte à la fois l’univers sonore,
l’univers visuel, et le jeu de l’acteur.
Ce travail, qui demande de l’anticipation et une réflexion
avec l’enseignant, s’adresse à un niveau peut-être
confirmé, mais peut aussi s’adresser à des élèves d’option
arts plastique.
EXERCICE 1 / Lire
Les éditions Thélème ont concentré la totalité de
La Recherche en un coffret audio, interprété par
de grands lecteurs : André Dussollier, Lambert
Wilson, Robin Renucci, Guillaume Gallienne, Denis
Podalydès, Michaël Lonsdale. On pourra faire
écouter des extraits de ces différentes interprétations
et comparer par exemple l’interprétation d’André
Dussollier et celle de Guillaume Gallienne.
Ces installations rendraient compte de :
THÈMES CONCRETS
— L’univers végétal et animal : les fleurs, les insectes
(comme métaphore de la complexité des genres sexuels)
— L’architecture : églises et clochers
— Terre / mer / ciel
— Le regard
— Les chambres
— Les aliments (la madeleine, la mousse au chocolat, les
asperges et le bœuf en gelée de Françoise, le homard à
l’américaine et l’orangeade d’Odette).
— Les transports ( à pied, en voiture, en train)
André Dussollier se place plutôt sur une position de
lecteur, avec une sobriété de l’énonciation et du ton
retenu, tandis que Guillaume Gallienne propose une
interprétation proche de celle de l’acteur, incarnant les
personnages par des changements de voix. À partir de ces
constats, on peut demander aux élèves de réfléchir sur la
variété du travail d’interprétation de lecture et de choisir
parmi les modèles représentés un type de lecture, qu’ils
travailleront.
THÈMES ÉVOCATEURS
— Le temps, le temps perdu
— Le sommeil
— Le rêve
EXERCICE 2 / Situer
À partir de l’anthologie réalisée par des étudiants,
ou à partir d’un extrait de leur choix, on demandera
aux élèves de proposer une improvisation.
Seule consigne de contrainte : considérer que la scène
a lieu aujourd’hui et que les personnages sont des
contemporains. Pour les accompagner, on leur demandera
de centrer leur travail sur un personnage de La Recherche,
et d’essayer de lui trouver un équivalent contemporain.
Ils peuvent s’aider s’ils le désirent d’une malle à costume
avec cependant la précaution préalablement énoncée
qu’un accessoire unique est suffisant pour « signifier » un
personnage.
Exercice multidisciplinaire
Cet atelier peut être l’occasion d’une rencontre entre les
cours d’arts plastiques, de théâtre et de musique. Il s’agit
de travailler sur la puissance suggestive des différents
arts lorsqu’ils se rencontrent et qu’ils peuvent ensemble
construire du sens. Il ne s’agit en aucune manière de
réaliser des prouesses techniques, mais une recherche
analogique sur des playlist internet, des captations vidéo
gratuites, ou même de simples montages à partir d’un
vidéo projecteur. L’objectif est de faire réfléchir les élèves
sur la construction d’un espace métaphorique.
Chaque groupe d’élève choisit un thème, à l’intérieur
duquel les élèves s’attribuent par compétences un
univers artistique (vidéo, audio, chorégraphie, jeu, etc.)
La confrontation de leur production doit aboutir à une
forme qui peut faire sens.
EXERCICE 3 / Incarner
On demandera aux élèves de mettre en jeu une
ou des parties du Questionnaire de Proust,
en choisissant d’incarner un personnage de
La Recherche. Le dialogue retenu doit aussi
correspondre à une situation théâtrale. Par exemple,
Morel dansant avec Charlus en boîte de nuit.
11
Pour terminer
On demandera aux élèves de formuler leur horizon
d’attente sur le spectacle en commentant l’affiche
polonaise du spectacle.
À SUIVRE…
Le soir de la représentation, on pourra donner aux élèves
le petit guide détachable qui contient la distribution
des personnages et des rôles ainsi qu’une présentation
générale (cf. Cahier central pages suivantes).
12
> Visuel du spectacle pour les représentations au Nowy Teatr
petites
recommandations
douces
pour le spectateur
angoissé
Chaque spectacle est pour celui qui le voit, le spectacle de soi-même.
Ne vous formalisez pas si vous ne comprenez pas tout ou si vous ne pouvez pas suivre tous
les sous-titres. La langue polonaise est une difficulté que ne peuvent pas complètement
compenser les sous-titres en français. Le texte et les dialogues ne sont qu’une simple partie
du spectacle. Vous pouvez cesser de lire pour vous attacher à d’autres éléments scéniques.
L’univers de Krzysztof Warlikowski est un univers sensoriel et total : comme dans une
symphonie où on ne vous demande pas de discerner la partition de chaque instrument,
laissez votre regard et tous vos autres sens libres de voyager dans la représentation. C’est
votre liberté de spectateur de cheminer comme vous le désirez et de construire votre
propre spectacle. Pour paraphraser Proust pour qui chaque lecteur quand il lit est le propre
lecteur de soi-même, chaque spectacle est pour celui qui le voit le spectacle de soi-même.
13
LES PERSONNAGES
Guermantes. Amoureuse de Charles
Swann. Une icône de beauté, de goût,
d’humour et d’élégance.
Marcel – Narrateur du roman, alter
ego de Marcel Proust. C’est lui qui
nous fait passer d’une situation à une
autre, en étant son témoin muet ou
déclencheur de conflits. Il transforme en
mythe ses sentiments envers des femmes
qui prennent la dimension d’icônes :
Oriane de Guermantes, Odette de Crécy,
Madame 
Verdurin, Rachel. C’est ce
genre de sensibilité qui produit la liaison
du Narrateur avec Albertine. En la
soupçonnant dès le début d’inclination
homosexuelle, il la suit, la guette et
pour finir l’emprisonne dans une sorte
de résidence forcée. Après la mort
tragique d’Albertine, la fiction littéraire
de relation avec une femme prend
l’importance d’un événement réel. Le
narrateur pose jusqu’à la fin la question
sur la véracité de cet amour, qui était, de
fait, une mystification littéraire à l’égard
de son homosexualité.
Charles Swann – Alter ego de Marcel.
Juif bien intégré, riche amateur d’art.
Favori d’Oriane de Guermantes, il
évolue dans la haute société. Snobé
à cause de son mariage avec Odette,
comédienne et prostituée Odette (avec
qui il a une fille nommée Gilberte), et
à cause de ses sympathies dreyfusardes.
Odette de Crécy – Actrice de cabaret,
prostituée, femme entretenue. Après la
mort de Swann, elle hérite de sa fortune
et épouse un noble ruiné, devenant
Comtesse de Forcheville. Veuve à
nouveau, elle devient l’amante de Blaise
de Guermantes.
Le clan Guermantes
Albertine Simonet – L’une des jeunes
filles rencontrées à Balbec, le grand
amour de Marcel, lesbienne. N’a pas
d’argent, vit chez sa tante. Est l’amie
de Mlle Vinteuil, extravagante lesbienne,
fille du célèbre compositeur. Peu après
sa rupture avec Marcel, elle meurt dans
un accident, peut-être un suicide.
Blaise de Guermantes – Désigné dans
le livre sous le nom de Basin – 12e
Duc de Guermantes, membre de la
branche principale de la famille grâce
à son mariage avec sa cousine, Oriane.
Coureur de jupon invétéré. Sa femme
est la seule femme que Blaise ne désire
pas, la considérant comme sa propriété,
un des plus rares oiseaux de sa collection
qui lui donne de l’importance.
Oriane, Duchesse de Guermantes –
De la branche principale de la famille
de Guermantes, mariée à Blaise de
14
Baron de Charlus – Aussi connu sous
le nom de Palamède, membre de la
famille de Guermantes, veuf d’environ
cinquante ans, extrêmement intelligent,
à la conversation brillante, vedette de la
haute société, homosexuel, misogyne
et antisémite. Devient le protecteur du
violoniste Morel. Aristocrate hautain qui
méprise la bourgeoisie, sa réputation est
détruite par Madame Verdurin. Charlus
estime beaucoup Swann, qui est la seule
autorité qu’il reconnaisse.
artistes talentueux. Très riche. Déterminée
à monter dans la société, elle tente de
surpasser les salons aristocratiques. Elle se
considère la « maîtresse » du « petit clan »,
comme elle appelle ses hôtes. Mariée
à Gustave Verdurin. À sa mort, après
une seconde noce, elle finit par épouser
Gilbert de Guermantes et adopte le titre
de Princesse.
Charles Morel – Fils d’un valet,
violoniste. Diplômé du Conservatoire,
premier prix. Déserteur. Fournit à
Albertine ses amantes à Balbec. Protégé
de Madame. Verdurin. Vit aux dépens
de Charlus. Amant de Gilbert de
Guermantes.
Gustave Verdurin – Mari de Sidonie
Verdurin. Dévoué à sa femme et fasciné
par elle, il vit complètement dans son
ombre. Meurt pendant la guerre.
Reine de Naples – Personnage
historique, sœur de l’Impératrice
Élisabeth d’Autriche, mariée à François
II, Roi de Naples. Détrônée, elle partit
vivre dans la pauvreté, dans la banlieue
parisienne de Neuilly.
« Les fidèles » et les autres
Robert de Saint-Loup – Neveu préféré
d’Oriane, officier, ami de Marcel, amant
de l’actrice juive Rachel. Finit par
épouser la fille et héritière de Swann,
Gilberte. Marcel apprend que Robert
est homosexuel et qu’il a une liaison avec
Morel. Tué pendant la Grande Guerre
et enterré avec les honneurs militaires.
Gilbert, Prince de Guermantes – Mari
de Marie de Guermantes, bisexuel, aux
opinions conservatrices et antisémites.
Parangon de la vieille noblesse française.
A eu une liaison avec Morel. Sans
ressources après la mort de Marie, il
épouse l’ancienne Madame Verdurin,
devenue Duchesse de Duras.
Princesse de Parme – Aristocrate,
« habituée » du petit cercle des « fidèles »,
snob.
Les artistes
Gilberte – Fille de Swann et d’Odette,
premier amour, non réciproque, de
Marcel. A épousé Robert de Saint-Loup,
qui lui est infidèle. Ils ont une fille. Une
des maîtresses d’Albertine.
Marie Princesse de Guermantes –
Première femme du Prince Gilbert de
Guermantes, Duchesse de Bavière.
Le clan verdurin
Rachel – Prostituée, femme entretenue,
comédienne. Juive. Fiancée à Robert
de Saint-Loup, qui ignore son passé.
Abandonnée par Saint-Loup, elle
réapparaît, plus grande comédienne de
son temps.
Sidonie Verdurin – Tient un salon
bourgeois que les Guermantes considèrent
être le sommet de la prétention, mais qui
est néanmoins fréquenté par de jeunes
15
Alfred Dreyfus (Le fantôme de) –
Officier d’origine juive, accusé à tort
par deux fois et jugé coupable de haute
trahison. La question antisémite occupe
une grande partie des conversations
mondaines dans La Recherche où
l’action est censée se dérouler de la fin
du xixe siècle jusqu’à l’éclatement la
Grande Guerre.
Zoom sur À la Recherche du Temps Perdu
sociales (le clan Verdurin, le salon des Guermantes) et qui
est traversée par l’onde de choc de l’affaire Dreyfus (1894 –
1906). Surtout, il se fait le témoin d’une époque essoufflée
et méchante où l’ennui, sous couvert de la meilleure éducation et de la belle langue, creuse le berceau de l’ensemble
des haines raciales et sexuelles qui dévoreront le reste du
xxe siècle.
Une lente genèse
Fils d’un célèbre professeur de médecine, Marcel Proust
connaît une enfance bourgeoise à Paris. Asthmatique, il
devra très tôt composer avec la maladie. Après des études
de droit et de lettres, il se tourne vers la littérature et mène
une vie mondaine. Il connaît des débuts prometteurs de
critique littéraire et artistique.
La mort de sa mère, en 1905, constitue une rupture.
Il décide alors de devenir écrivain, publie Les Pastiches et
Contre Sainte-Beuve en 1908 et se lance dans l’écriture de
son grand œuvre. De 1909 à 1922 – année de sa mort –, il
vit reclus et malade dans sa chambre capitonnée de Liège,
écrivant la nuit.
Un narrateur omniprésent
La conscience du narrateur est le centre de cette fresque,
un « je » à partir duquel les événements et les personnages
sont perçus, à l’exception de « Un amour de Swann » qui
est écrit à la troisième personne. Proust exploite toutes les
ressources de ce narrateur-personnage : le narrateur raconte
en effet après coup ce qu’il a vécu et vu ; il est en même
temps celui qui rapporte aux lecteurs ce qui lui arrive, son
apprentissage de la vie ; il est enfin le « je » de l’écrivain en
devenir tel qu’il se découvre à la fin du « Temps retrouvé ».
Une « cathédrale »
Selon ses termes, Proust a conçu son cycle romanesque,
près de 3000 pages, comme « une cathédrale », dont tous
les éléments – personnages, lieux, thèmes – se répondent.
Le plan, évoluant au fil de l’écriture, comprendra finalement 7 volumes.
Une somme romanesque.
Le roman du temps
Comme le suggère le titre, le temps est la matière même
de l’œuvre. Le récit s’étend de la fin du xixe siècle au lendemain de la première guerre mondiale. Tout commence
par le goût d’une madeleine trempée dans du thé, qui fait
subitement resurgir le passé et le paradis de l’enfance ; tout
s’achève avec « Le Temps retrouvé » et l’évocation d’une
réception mondaine chez le duc de Guermantes. Le narrateur rassemble alors une dernière fois ses personnages pour
observer sur eux les marques du vieillissement et l’approche
de la mort.
Mais au cours de cette même réception, à trois reprises, le
narrateur éprouve une sensation extraordinaire de bonheur
qu’il parvient à éclaircir à la fin du livre : le passé survit
en nous, ressuscité à l’occasion de sensations privilégiées
auxquelles nous ne prêtons pas attention d’ordinaire. Il y
a donc une vraie part de nous-mêmes qui peut survivre au
pouvoir destructeur du temps grâce au souvenir et à l’art.
Un roman d’apprentissage
L’œuvre trouve son unité dans la conscience d’un narrateur-personnage, dont on ne connaît que le prénom,
Marcel, dont on ne sait presque rien physiquement et dont
on suit, à travers le récit qu’il en fait, les grandes étapes de
la vie : l’enfance heureuse à Combray, l’adolescence (« À
l’ombre des jeunes filles en fleurs »), l’accès à l’âge d’homme
et les premières expériences amoureuses (« La Prisonnière »,
« Albertine disparue »), et enfin, la maturité (« Le Temps
retrouvé »).
L’œuvre proustienne s’inscrit dans la tradition du roman
d’apprentissage du xixe siècle. Comme l’indique le titre, le
récit est une quête, jalonnée d’obstacles et de souffrance
– oublis, futilités mondaines, jalousies, trahisons – qui
détournent le narrateur de son but. Les initiateurs sont
des figures d’artistes : l’écrivain Bergotte, le peintre Elstir,
le musicien Vinteuil permettent à celui-ci de pénétrer les
salons et d’accéder au monde de l’art.
Le roman du lecteur
Cette immense comédie sociale, qui peut se lire aujourd’hui
sur le même modèle qu’une série, est aussi une extraordinaire saga de l’âme : l’éveil, l’attente, la jalousie, la perte, le
deuil, le vieillissement. Quel que soit l’âge où il se plonge
dans la lecture, le lecteur est toujours mis en position d’identification. Sans doute parce que l’expérience singulière du
narrateur est avant tout une recherche de compréhension, à
la fois philosophique et poétique, de nos propres processus
psychologiques. Ainsi, À la recherche du temps perdu est
aussi celle de notre temporalité intérieure, et l’œuvre, un
immense miroir retourné où « chaque lecteur est quand il
lit le propre lecteur de soi-même. »
Une fresque sociale et politique
Comme La Comédie humaine de Balzac, La Recherche
est une vaste somme qui brosse le tableau d’une époque.
Proust met en scène d’innombrables personnages qui
constituent une galerie de types humains observés à travers
leurs défauts, leurs tics, leurs ridicules, leur part d’ombre :
Odette la demi-mondaine, la duchesse de Guermantes
l’aristocrate, Charlus l’homosexuel honteux, Rachel l’ancienne prostituée devenue tragédienne ; Morel, le musicien
arriviste et corrompu…
Le romancier fait ainsi revivre, sous le regard ironique du
narrateur, toute une société avec ses clans, ses hiérarchies
16
NOTES
17
PARTIE # 2
PROPOSITIONS
DE RÉFLEXIONS
GUIDÉES POUR
UNE ANALYSE
CHORALE
ATELIER DE PRISE DE PAROLE
« CE QUE J’ATTENDAIS, CE QUI M’A ÉTONNÉ »
Voici la description détaillée de l’atelier :
Temps 1
Dans un temps limité, on demande aux élèves de
rédiger deux phrases. La première commence par « Ce
que j’attendais de ce spectacle », la seconde par « Ce qui
m’a étonné(e) dans ce spectacle ». Dans la première ils
doivent reformuler leur horizon d’attente et exprimer
l’écart que le spectacle a créé par rapport à celui-ci.
Dans la seconde, ils doivent simplement formuler
un point d’étonnement. Aucun interdit dans la
formulation à part celui-ci : exprimer un jugement.
Temps 2
Chaque élève prendra ensuite la parole et lira ses deux
phrases.
Ces 2 étapes préliminaires sont importantes notamment
pour les groupes nombreux où la prise de parole en
public est plus difficile à organiser. Elle permet également
de mesurer et d’équilibrer le temps de parole de chacun
mais aussi pour chaque intervenant de sélectionner
rigoureusement et synthétiquement le contenu de son
propos. L’échange collectif permet de reconvoquer des
points de mémoire du spectacle, mais surtout de révéler
la diversité des perceptions chez chaque spectateur.
Nous présentons ici une proposition
d’étape guidée pour une analyse chorale.
Les interprétations que nous donnons ne sont
en aucune manière des analyses dogmatiques
à caractère définitif. Il est juste de rappeler aux
élèves que les signes au théâtre sont et doivent
rester ouverts à l’interprétation subjective.
S’il est important de les inviter à suspendre
leur jugement pour entrer dans une réflexion
plus avancée, il est tout aussi important de
reconnaître avec eux le caractère polysémique
des signes théâtraux.
Qu’elle se fasse par la pratique ou de
manière plus théorique, la préparation à la
représentation a la vertu de créer un spectateur
plus actif pendant la représentation. L’avantage
– qui peut aussi être un inconvénient – est de
créer un horizon d’attente fort. Qu’il le formule
ou non, chaque spectateur arrive avec des
connaissances, des exigences, mais aussi
des attentes en matière esthétique et artistique.
Dans le cadre de la préparation d’un spectacle
en amont, l’horizon d’attente sera d’autant
plus précis que les jeunes spectateurs auront
eux-mêmes expérimenté les enjeux et les
possibles de la mise en scène, L’œil est
plus aiguisé mais il est aussi plus prompt au
jugement. C’est ce dernier écueil qu’il faut éviter.
L’objectif de cet atelier court est d’amener
les élèves à transformer l’attitude immédiate
du jugement en attitude d’étonnement.
« ÇA ME FAIT PENSER À »
… Dans la cage du temps …
Demander aux élèves de décrire de manière très
précise les éléments scéniques constituant le prologue,
en commençant par le dispositif scénographique,
puis la représentation des personnages (corps,
types, costumes), enfin l’environnement sonore.
À quels éléments de l’univers de Proust cela fait-il
référence pour eux ?
Cette scène est une réécriture théâtrale originale qui
n’appartient pas à l’œuvre. D’emblée, le parti pris est
donné que l’adaptation sera libre (cf. Cahier 3). Les
personnages, d’abord non identifiés à part Oriane,
apparaissent comme suspendus dans le temps, à
mi-chemin entre le réel et le fantastique. Viennent-ils du
passé où sont-ils du présent ? Aucun élément scénique
temporel ne permet de s’accrocher à une époque ou à
un style. Il semble que Krzysztof Warlikowski fasse surgir
les personnages de Proust dans un hors-champ temporel,
entre veille et sommeil. Ainsi, la tonalité du spectacle est
donnée. La lenteur de la séquence, les répliques décalées
18
des personnages par rapport à la situation, leur
atemporalité, le fait qu’ils soient enfermés dans une cage
de verre, confère à la scène un caractère hypnotique.
C’est donc par la perception et par l’évocation que va se
faire cette adaptation de La Recherche. Là où on pouvait
attendre un point de départ du côté de « Combray »
et des évocations de l’enfance, Krzysztof Warlikowski
propose un espace abstrait, déconstruit, qui a priori ne
renvoie pas explicitement à l’univers Proustien.
Le contrat de lecture avec le spectateur induit un rapport
poétique et métaphorique à l’adaptation de Proust. Ce
spectacle ne nous racontera donc pas d’histoire, il nous
fera entrer dans le sous-sol mental des personnages. Peutêtre sont-ils enfermés dans la cage du temps ; peut-être
sont-ils des revenants… La scène augurale ouvre la voie
vers une lecture polysémique que chaque spectateur est
libre de lire à sa façon.
19
miroirs, des parois de verre qui démultiplient à l’infini
les espaces. Pas d’utilisation référentielle de l’espace :
un bar, quelques fauteuils, une banquette-couchette
que l’on tire à jardin. L’ensemble dessine un espace
aux frontières de l’abstraction, qui se partage entre
espace à jouer, espace à projeter et espace psychique.
ANALYSE DE LA SCÉNOGRAPHIE
UN ESPACE THÉÂTRAL QUI TEND VERS
L’ABSTRACTION
« Le lieu théâtral n’est jamais, chez
Warlikowski, complètement univoque et
défini […] On peut facilement constater que
l’espace, construit par Warlikowski avec
son inséparable scénographe Malgorzata
Szczesniak, est un lieu hostile à l’homme.
Il est difficile de s’y sentir à l’aise ou de s’y
installer. Il n’y a pas de place confortable ou
accueillante. »
Piotr Gruszczynski, Alternatives Théâtrales
n° 81, p. 40
Une ménagerie de verre : dans un second temps, on
demandera aux élèves de déterminer les différentes
fonctions de la verrière en fonction des séquences du
spectacle.
— C’est un espace mondain lorsque les Guermantes
s’y installent : dans ce cas, ils sont à la fois spectacle
et spectateurs du monde, acteurs de rien et protégés
de tout. On peut évoquer ici l’idée de cage dorée,
qui est renforcée lorsqu’on observe que les Verdurin,
qui appartiennent à la classe inférieure des bourgeois,
n’entrent jamais dans cet espace.
— La cage de verre représente aussi l’espace privé, la
chambre de Marcel et Albertine. Le caractère intrusif
de la vidéo exhibe le lieu de l’intimité et démultiplie les
espaces de voyeurisme en les projetant sur les murs.
On demandera aux élèves de décrire précisément le
dispositif scénographique, en commençant par le
cadre de scène pour aller vers des détails plus précis.
Le dégagement de la cage de scène, comme dans
tous les spectacles de Krzysztof Warlikowski, est
exceptionnellement large. Si l’on compte la largeur de
l’espace de jeu, ajoutée à la largeur du train de verre
qui entre et sort à cour, le dégagement entre la scène
et les coulisses doit être d’une cinquantaine de mètres.
Cette immensité produit plusieurs effets, le premier
étant celui de rompre avec l’espace rond et confiné du
théâtre à l’italienne ; de fait c’est un contrat d’étrangeté
qui est instauré. On ne peut pas parler de décor, mais
d’installation au sens où les murs latéraux et le fond
de scène servent aussi à réfracter des images vidéo. En
réalité, les murs de scène sont agencés pour repousser
les limites spatiales. Les murs sont des écrans, des
20
— Un espace métaphorique : le train comme métaphore
du temps.
— La verrière, théâtre dans le théâtre. Les personnages
dans la verrière sont comme des acteurs sur une autre
scène. Elle représente la mise en représentation des
personnages, qui dès lors apparaissent plutôt comme des
créatures de théâtre, des entités théâtrales. Il faut ajouter
également que les performances dansées de Claude
Bardouil jouent aussi avec la cage vitrée, qui introduit
alors un espace d’étrangeté, un non-lieu, où se jouent à
la fois les représentations dansées et chantées de Rachel
et où la présence du performer déjoue la théâtralité. Plus
qu’une mise en abyme du théâtre, on peut parler d’un
effet de distanciation.
On peut lire la largeur de ce grand espace vide comme
une frise temporelle. Le train, entrant en fond de scène
à cour, peut signifier un retour vers le passé, et peutêtre symboliser une trajectoire vers le temps perdu. Ici
la réussite de cet espace scénographique est qu’il traduit
en matériaux concrets le caractère impalpable du temps.
Cette utilisation métaphorique de l’espace est une
transcription tout à fait fidèle à l’esprit de À la recherche
du temps perdu.
— Si d’une part, le train de verre peut faire référence
de manière épurée au petit tortillard que le « cercle des
fidèles » prend à Balbec, il peut aussi faire penser aux
trains de la mort : en effet, la question antisémite occupe
une grande partie des dialogues entre les personnages,
partagés entre Dreyfusisme et antidreyfusisme. Dans son
entretien, Denis Guéguin (cf. Cahier 3) explique qu’un
des projets de départ était de travailler à partir de l’hôtel
Camondo1, idée abandonnée car jugée trop illustrative.
« Ce qui est le plus fascinant dans le théâtre
de Krzysztof, c’est qu’on parvient à cette
structure de sens par des connotations,
des associations d’idées, qui ne sont pas
nécessairement logiques. »
Malgorzata Szczesniak,
Alternatives Théâtrales n° 110-111, p. 44.
^ Salon Camondo et petit tortillard (tramway à Cabourg en 1900)
21
Pour aller plus loin
On pourra engager une réflexion sur le
théâtre et l’architecture à partir des plans du
Nowy Teatr et de l’Odéon Théâtre.
« Dans le nouveau théâtre, nous avons
décidé de ne pas construire de scènes,
mais de rester au garage. C’est l’idée d’un
espace authentique, vide, dans lequel nous
nous amarrons. L’espace a déjà existé,
c’est une récupération et nous allons lui
donner une seconde vie. »
Malgorzata Szczesniak, Alternatives
Théâtrales n° 110-111, p. 47
> Plans intérieur-extérieur Odéon-Théâtre de l’Europe (à gauche),
Nowy Teatr (à droite)
22
THÉÂTRE ET VIDÉO
D’abord, on demandera aux élèves de relever
les différents genres d’expression vidéo qui sont
représentés dans le spectacle. Dans un second temps,
en s’aidant de l’entretien avec Denis Guéguin et des
deux citations de Proust ci-dessous, ils essayeront de
déterminer les relations entre la scène et les vidéos.
— La vidéo scientifique : c’est peut-être l’utilisation
la plus surprenante dans ce spectacle, par l’association
qui est faite entre des scènes jouées et les évocations
animales et florales projetées sur les écrans. Par exemple,
le personnage d’Albertine est systématiquement associé
à de petites araignées. La scène qui met en jeu les
hortensias d’Oriane décline un triptyque entre baisers de
couples, scènes de reproduction d’hippocampes, et gros
plans multiples sur des orchidées. On sait à quel point la
métaphore florale est présente chez Proust : aubépines,
pommiers, orchidées, nymphéas… Les évocations de la
nature y sont des occasions de rêverie, mais aussi des
points d’appuis pour réfléchir sur la question (homo)
sexuelle. Le rapport entre les scènes et la vidéo crée
un écart, un contrepoint qui permet de souligner la
dimension métaphorique et poétique que le dialogue
théâtral, tendu par la nécessité de l’action, ne peut pas
prendre en charge. L’utilisation de la vidéo scientifique
tend finalement ici à des effets poétiques.
— Une esthétique cinématographique : la caméra live
filme en gros plan les personnages pour les projeter
sur le mur blanc en fond de scène. Ce type d’approche
permet d’aborder les nuances psychologiques dans le
jeu de l’acteur et d’évincer l’expressionnisme théâtral
ou toute forme d’hyperthéâtralité, formes que réfute
Krzysztof Warlikowski. Les références au cinéma sont
par ailleurs nombreuses pendant la pièce, déjà dans le
choix des cadrages : Oriane est filmée comme une actrice
Hitchcockienne. On retrouve également des références
à des films dans l’esthétique visuelle, notamment à 2001
l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick.
23
« On peut faire se succéder indéfiniment
dans une description les objets qui
figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne
commencera qu’au moment où l’écrivain
prendra deux objets différents, posera
leur rapport […] et les enfermera dans
les anneaux nécessaires d’un beau
style. Même, ainsi que la vie, quand en
rapprochant une qualité commune à deux
sensations, il dégagera leur essence
commune en les réunissant l’une et l’autre
pour le soustraire aux contingences du
temps, dans une métaphore. »
Le Temps retrouvé p. 291-292
« Comment la littérature de notation auraitelle une valeur quelconque, puisque c’est
sous de petites choses comme celles qu’elle
note que la réalité est contenue (la grandeur
dans le bruit lointain d’un aéroplane, dans la
ligne du clocher de St Hilaire, le passé dans
la saveur d’une madeleine, etc.) et qu’elles
sont sans signification par elles-mêmes si
on ne l’en dégage pas. »
Le Temps retrouvé, Marcel Proust, p. 298
— La vidéo expérimentale en 3D : au milieu du spectacle,
K. Warlikowski met en espace la représentation de la
sonate de Vinteuil, défi théâtral s’il en est un : comment
ne pas tomber dans la représentation du concert, et
comment rendre compte des émotions développées par
Proust au sujet de la fameuse petite phrase ? (cf. Cahier 1)
Déjà, musicien et personnage de musicien sont dédoublés :
Morel est relégué au rang de DJ, tandis que l’Aria est
interprétée par un violoncelliste. L’évocation musicale est
doublée par une séquence vidéo. Une caméra subjective
en 3D parcourt à grande vitesse de grands espaces naturels
pour aboutir à la représentation d’un jeune homme seul,
debout au milieu de la nature. La technologie 3D et les
travellings créent un effet de vertige sensoriel. On pense par
exemple au trajet en voiture du narrateur lorsqu’il décrit
les inversions du paysage en automobile (cf. Cahier 1)
ou encore les longues descriptions pour saisir la petite
phrase de Vinteuil. L’ensemble de la scène (musique,
vidéo et acteurs) crée un effet symphonique où l’image,
de manière synesthésique, exprime la puissance visuelle du
son. Ainsi l’esthétique de Krzysztof Warlikowski réussit à
traduire en équivalent scénique les réflexions poétiques
de Proust sur les Arts (cf. Anthologie). Cette recherche
synesthésique formulée d’un point de vue littéraire chez
Proust et parfaitement accomplie ici au théâtre.
L’utilisation complexe de différents types de vidéos
participe à la création de sensations et d’évocations sans
jamais pour autant obéir au même univers esthétique.
24
LA CONFLUENCE DES ARTS,
LA SUPERPOSITION DES LANGAGES
ZOOM SUR
« Qu’est-ce qu’une
installation ? »
On demandera aux élèves de choisir une séquence où
les expressions artistiques participent à la composition
d’ensemble de la scène. Quelle fonction jouent-elles
les unes par rapport aux autres. En quoi peut-on dire
que l’esthétique du spectacle participe au principe
d’installation ?
Le concept d’installation émerge dans les années
1960 pour se généraliser à partir des années
1970. Son apparition est à mettre en relation
avec le contexte culturel foisonnant et souvent
subversif de l’époque et l’émergence de nouvelles
formes artistiques telles que les happenings, la
performance, et cætera. Cependant, ses prémices
remontent plus tôt dans le XXème siècle puisque
ce concept puise ses sources dans le mouvement
Surréaliste. En 1938, Marcel Duchamp scénographie par exemple l’exposition Internationale de
surréalisme, concevant un dispositif pouvant
être qualifié d’installation. L’installation est une
occupation spatiale à but artistique, caractérisée
par l’usage de moyens techniques très variés :
sculpture, peinture, détournement d’objets,
photographie, son, vidéo, et plus récemment
d’outils informatiques et numériques.…
L’apparition de ce concept nouveau témoigne à
l’époque d’une remise en question de la prédominance de longue date de la forme sur la matière
dans le domaine de l’art. Avec l’émergence de
l’installation, l’art contemporain tend à interroger
l’espace de présentation ou l’environnement
direct de l’œuvre et la place du spectateur, qui
sera souvent amené à interagir avec l’œuvre. De
plus, l’installation rend poreuse la frontière entre
les différents domaines artistique puisqu’elle
s’appuie sur des médias de nature très diverse.
Sophie Calle, artiste plasticienne, a souvent
recours au concept d’installation : créée en
2007 au Palais de Tokyo, son exposition Rachel,
Monique en hommage à sa mère décédée est
construite comme un parcours narratif composé
d’objets, de textes, de photographies et de
projection vidéo.
Dans la lignée de la révolution Brechtienne des
années 1950, l’avènement de la dramaturgie
comme nouvelle force expressive vient déplacer
le centre de gravité du théâtre, qui ne tournait
jusqu’alors qu’autour du texte. La mise en scène,
plutôt que d’entretenir l’illusion auprès du spectateur avec un décor réaliste, devient un moyen
d’expression à part entière. C’est par l’utilisation
de ce langage dramaturgique désormais inévitable que l’installation vient au théâtre. L’installation déconstruit le rapport frontal du spectateur à
la scène, lui ouvrant les possibilités de regard, et
multipliant les lignes de lecture.
En composante réfléchie et autonome de l’espace
scénique, elle permet ainsi de faire véhiculer le sens
par d’autres canaux que le jeu d’acteur ou le texte.
ANALYSE DE L’ENTRÉE DE MADAME VERDURIN
« Corps masculin et corps féminin. Non, je
ne suis pas déchirée par des contraires, je
ne suis qu’éparpillée. Je ne supporte pas
de regarder cette époque qui depuis cent
ans donne l’impression d’un accouchement
sans fin. Chute. Gêne. Honte. Gaffe.
Pourtant, au fond de nos amours, il y a un
hermaphrodite tapis en chacun de nous.
Être créature ne peut pas se fonder ellemême. Ne sachant par unir les sexes, elle
les sépare. Avons-nous vraiment besoin
d’un sexe véritable ? »
Madame Verdurin d’après Michel Foucault
Cette séquence propose une superposition de langages
violemment contradictoires. Déjà, Madame Verdurin
apparaît en robe de soirée pourpre, les mains et le visage
intégralement masqué, sur le rythme du très connu Ainsi
parlait Zarathoustra de Richard Strauss (https://www.
youtube.com/watch?v=IFPwm0e_K98) Cette guenon
mondaine profère au micro un monologue d’après un
essai de Michel Foucault sur la chute du monde et la
ruine des différences sexuelles. En fond de scène l’écran
25
vidéo projette un documentaire scientifique : un sous-sol
grouillant de vers de terre, ainsi que la représentation
de la croissance accélérée de pissenlits. Quelle unité
de sens donner à cette superposition de langages ? Ici,
c’est l’esprit analogique du spectateur qui travaille.
Peut-on voir une référence ironique à la méchanceté de
Madame Verdurin ? À la médiocrité de la bourgeoisie
française ici comparée à des pissenlits ? Peut-on aussi voir
une référence à la naissance du monde et de l’humanité
à travers la première femme singe (2001 L’Odyssée de
l’espace) ? Dans tous les cas, l’ensemble de la scène
restitue la monstruosité de ce monde mondain grimacier
sur le point de disparaître avec la guerre. Ici, Krzysztof
Warlikowski, comme souvent dans ses spectacles, relie
la question sexuelle à la question politique. La fin d’une
civilisation, l’attente ou l’entretien artificiel d’un monde
qui ne veut pas finir, que représentent parfaitement les
personnages de Proust, s’accompagnent de mutations
sexuelles et identitaires qui requestionnent la place de
l’individu. Charlus, Morel, Albertine, sont les témoins de
cette métamorphose à la fois sexuelle et civilisationnelle.
Est-ce là la vision que l’artiste nous donne de l’état actuel
de l’Europe ? La fin d’un monde et d’une civilisation où
l’ennui fabrique de la haine antisémite et homophobe,
et où les sexualités s’explorent jusqu’aux confins de la
destruction ? Ce n’est pas par hasard si c’est dans la bouche
de Saint-Loup que Krzysztof Warlikowski fait dire le très
violent plaidoyer anarchiste de Pessoa, Ultimatum.
« Passez, géants de fourmilières, ivres de
votre personnalité de fils de bourgeois,
avec votre manie de la grande vie volée
dans le cellier paternel, et votre hérédité
in-déracinée des nerfs […] qu’on clame bien
haut que personne ne se bat pour la liberté
ou pour le Droit ! Tout le monde se bat par
peur des autres ! »
Pessoa, Ultimatum, traduit du Portugais
par D. Touati et S. Biberfeld, éd. Mille et
une Nuits.
L’ART DU CONTREPOINT
ANALYSE DE L’ÉPILOGUE
de Racine ne peut que générer un effet tragique et
morbide. Si le temps est retrouvé, il ne l’est jamais en
tout cas de manière heureuse et sentimentale.
On demandera aux élèves de repérer les différents arts
représentés dans l’épilogue, ainsi que les différentes
esthétiques et les références possibles qu’ils peuvent
observer pour tenter une interprétation personnelle
de la scène. En quoi cela relève-t-il d’une esthétique
du contrepoint.
Krzysztof Warlikowski dans son entretien, (cf. Cahier 3)
réfute ce type d’approche. L’esthétique du contrepoint
participe de manière systématique à bousculer le
spectateur, qui ne peut se fier à un registre de lecture,
à une direction de jeu ou une tonalité unique. C’est la
rencontre fortuite de champs très divergents qui génère
des petits cataclysmes scéniques, que le spectateur doit
accueillir en acceptant que l’unité se trouve dans la
déchirure.
La scène finale superpose trois langages principaux. La très
violente interprétation des tirades de Phèdre de Racine par
Rachel, la chorégraphie décalée d’une créature mi-homme
mi-enfant, et en fond de scène la projection de champs
de blé en noir et blanc. C’est une réécriture de plusieurs
épisodes de Combray où le narrateur va pour la première
fois au théâtre voir Phèdre interprétée par la Berma. Là
encore le travail du spectateur est impressif et analogique.
Si les champs de blé et la présence de l’adolescent
peuvent éventuellement renvoyer à « Combray » et au
Temps retrouvé, il est hors de question d’entrer dans
une émotion de complaisance et d’identification. De la
même manière, le jeu de Rachel, qui hurle les alexandrins
26
LE JEU DE L’ACTEUR
LE JEU CINÉMATOGRAPHIQUE :
REFUS DU JEU PSYCHOLOGIQUE
Exercice : approche sensible de l’acteur
Demander aux élèves de reprendre la scène jouée en
préparation au spectacle, mais cette fois-ci d’aborder le
type de jeu cinématographique (l’utilisation du micro,
la lenteur des corps et des déplacements, l’utilisation
des zooms sur les visages – on peut travailler avec une
petite caméra et un vidéo projecteur) afin d’aborder
les nuances de ce type de jeu. De la même manière, on
pourra approfondir le travail en leur demandant de
créer des effets de contrepoint.
« Les années heureuses sont les années
perdues, on attend une souffrance pour
travailler. L’idée de la souffrance préalable
s’associe à l’idée du travail, on a peur de
chaque nouvelle œuvre en pensant aux
douleurs qu’il faudra supporter d’abord
pour l’imaginer. Et comme on apprend que
la souffrance est la meilleure chose que
l’on puisse rencontrer dans la vie, on pense
sans effroi, presque comme une délivrance,
à la mort. »
Marcel Proust, Le Temps retrouvé, p. 317
L’ACTEUR : LA PAROLE INSTALLATIVE
En s’appuyant sur l’entretien avec Claude Bardouil
(cf. Cahier 3) au sujet de la direction d’acteur de
Krzysztof Warlikowski, dans quelle mesure peut-on
dire que l’acteur est un élément de l’installation
théâtrale ? En quoi peut-on parler de « parole
installative » ?
L’acteur n’est jamais seul sur scène : son jeu entre dans le
champ d’un espace plastique qui va servir à démultiplier
sa présence. Si la présence du texte est très abondante,
toujours en extériorité, si l’acteur refuse toujours une
hyper-théâtralité dans le jeu, ce sont les vidéos, les
performances chorégraphiques, bref les autres champs
artistiques, qui permettent d’entrer dans l’intériorité
du personnage. L’acteur n’est qu’un morceau du
personnage : l’espace installatif en constitue la totalité
intérieure et extérieure.
LE SPECTATEUR VOYEUR, L’ACTEUR MIROIR
On fera remarquer que la mise en scène met en jeu
de façon quasi systématique la position de l’acteurspectateur. Ainsi Marcel est très souvent en retrait, en
position d’observation, personnage omniscient qui
vient ici faire entrer le spectateur dans l’intimité des
scènes représentées. Cette mise abyme du spectacle dans
le spectacle sert surtout au théâtre à créer un effet de
distanciation. Le spectateur est toujours « hors », il ne
peut s’identifier, adhérer, fusionner avec les drames qui
sont joués sur scène. Krzysztof Warlikowski met toujours
le spectateur dans cet inconfort qui empêche toute forme
de transfert.
27
CONCLUSION
On demandera pour conclure d’énumérer les
liens qu’ils ont faits avec Proust et La Recherche,
et comment l’opéra théâtral réussit à encercler,
englober le grand opéra romanesque que constitue
À la recherche du temps perdu.
« Des poupées, […] des poupées extériorisant le Temps, le Temps qui d’habitude n’est pas
visible, pour le devenir cherche des corps, partout où il les rencontre, s’en empare pour
montrer sur eux sa lanterne magique. »
Le Temps retrouvé, p. 335
28
CAHIER 1
Contre-Anthologie
PROUSTIENNE réalisée
par de jeunes lecteurs
pour de jeunes lecteurs
29
ton qu’elle s’efforçait de rendre naturel, disait de ne pas
chuchoter ainsi ; que rien n’est plus désobligeant pour
une personne qui arrive et à qui cela fait croire qu’on est
en train de dire des choses qu’elle ne doit pas entendre ;
et on envoyait en éclaireur ma grand-mère, toujours
heureuse d’avoir un prétexte pour faire un tour de jardin
de plus, et qui en profitait pour arracher subrepticement
au passage quelques tuteurs de rosiers afin de rendre aux
roses un peu de naturel, comme une mère qui, pour les
faire bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils
que le coiffeur a trop aplatis. »
Une scène à lire / Une scène à jouer
Nouhaïla
Une scène à lire : La scène du coucher.
« Ma seule consolation, quand je montais me coucher,
était que maman viendrait m’embrasser quand je serais
dans mon lit. Mais ce bonsoir durait si peu de temps,
elle redescendait si vite, que le moment où je l’entendais
monter, puis où passait dans le couloir à double porte
le bruit léger de sa robe de jardin en mousseline bleue,
à laquelle pendaient de petits cordons de paille tressée,
était pour moi un moment douloureux. Il annonçait
celui qui allait le suivre, où elle m’aurait quitté, où elle
serait redescendue. De sorte que ce bonsoir que j’aimais
tant, j’en arrivais à souhaiter qu’il vînt le plus tard
possible, à ce que se prolongeât le temps de répit où
maman n’était pas encore venue. Quelquefois quand,
après m’avoir embrassé, elle ouvrait la porte pour partir,
je voulais la rappeler, lui dire « embrasse-moi une fois
encore », mais je savais qu’aussitôt elle aurait son visage
fâché, car la concession qu’elle faisait à ma tristesse et à
mon agitation en montant m’embrasser, en m’apportant
ce baiser de paix, agaçait mon père qui trouvait ces rites
absurdes, et elle eût voulu tâcher de m’en faire perdre le
besoin, l’habitude, bien loin de me laisser prendre celle
de lui demander, quand elle était déjà sur le pas de la
porte, un baiser de plus. Or la voir fâchée détruisait tout
le calme qu’elle m’avait apporté un instant avant, quand
elle avait penché vers mon lit sa figure aimante, et me
l’avait tendue comme une hostie pour une communion
de paix où mes lèvres puiseraient sa présence réelle et le
pouvoir de m’endormir. Mais ces soirs-là, où maman en
somme restait si peu de temps dans ma chambre, étaient
doux encore en comparaison de ceux où il y avait du
monde à dîner et où, à cause de cela, elle ne montait pas
me dire bonsoir. Le monde se bornait habituellement
à M. Swann, qui, en dehors de quelques étrangers de
passage, était à peu près la seule personne qui vînt chez
nous à Combray, quelquefois pour dîner en voisin (plus
rarement depuis qu’il avait fait ce mauvais mariage,
parce que mes parents ne voulaient pas recevoir sa
femme), quelquefois après le dîner, à l’improviste. Les
soirs où, assis devant la maison sous le grand marronnier,
autour de la table de fer, nous entendions au bout du
jardin, non pas le grelot profus et criard qui arrosait,
qui étourdissait au passage de son bruit ferrugineux,
intarissable et glacé, toute personne de la maison qui
le déclenchait en entrant « sans sonner », mais le double
tintement timide, ovale et doré de la clochette pour les
étrangers, tout le monde aussitôt se demandait : « Une
visite, qui cela peut-il être ? » mais on savait bien que
cela ne pouvait être que M. Swann ; ma grand’tante
parlant à haute voix, pour prêcher d’exemple, sur un
À la recherche du temps perdu, Tome i : « Du côté de
chez Swann », chapitre i : « Combray »
Nouhaïla : j’ai choisi ce passage parce que sa grandmère faisait pareil avec elle quand elle était petite. La
cérémonie du baiser du soir fait toujours recette !
Élisa et Julie
Une scène à lire : Swann et Odette.
La complexité de l’amour…
« Ainsi, par le chimisme même de son mal, après qu’il
avait fait de la jalousie avec son amour, il recommençait
à fabriquer de la tendresse, de la pitié pour Odette. Elle
était redevenue l’Odette charmante et bonne. Il avait
des remords d’avoir été dur pour elle. Il voulait qu’elle
vînt près de lui et, auparavant, il voulait lui avoir procuré
quelque plaisir, pour voir la reconnaissance pétrir son
visage et modeler son sourire.
Aussi Odette, sûre de le voir venir après quelques jours,
aussi tendre et soumis qu’avant, lui demander une
réconciliation, prenait-elle l’habitude de ne plus craindre
de lui déplaire et même de l’irriter et lui refusait-elle,
quand cela lui était commode, les faveurs auxquelles il
tenait le plus.
Peut-être ne savait-elle pas combien il avait été sincère
vis-à-vis d’elle pendant la brouille, quand il lui avait dit
qu’il ne lui enverrait pas d’argent et chercherait à lui faire
du mal. Peut-être ne savait-elle pas davantage combien
il l’était, vis-à-vis sinon d’elle, du moins de lui-même,
en d’autres cas où dans l’intérêt de l’avenir de leur
liaison, pour montrer à Odette qu’il était capable de se
passer d’elle, qu’une rupture restait toujours possible, il
décidait de rester quelque temps sans aller chez elle. »
À la recherche du temps perdu, Tome i : « Du côté de
chez Swann », chapitre ii : « Un amour de Swann »
Elisa et Julie : l’écriture de Proust est poétique et
agréable à lire. On a un vrai intérêt pour le thème
de l’amour et de la jalousie.
30
– Ce n’est pas le capitaine qui m’a permis de rester ici ?
– Non, Dieu merci, car l’homme que vous « adorez »
pour peu de chose est le plus grand imbécile que la
terre ait jamais porté. Il est parfait pour s’occuper
de l’ordinaire et de la tenue de ses hommes ; il passe
des heures avec le maréchal des logis chef et le maître
tailleur. Voilà sa mentalité. Il méprise d’ailleurs
beaucoup, comme tout le monde, l’admirable
commandant dont je vous parle. Personne ne
fréquente celui-là, parce qu’il est franc-maçon et ne
va pas à confesse. Jamais le Prince de Borodino ne
recevrait chez lui ce petit-bourgeois. Et c’est tout de
même un fameux culot de la part d’un homme dont
l’arrière-grand-père était un petit fermier et qui, sans
les guerres de Napoléon, serait probablement fermier
aussi. Du reste il se rend bien un peu compte de la
situation ni chair ni poisson qu’il a dans la société. Il
va à peine au Jockey, tant il y est gêné, ce prétendu
prince, ajouta Robert, qui, ayant été amené par un
même esprit d’imitation à adopter les théories sociales
de ses maîtres et les préjugés mondains de ses parents,
unissait, sans s’en rendre compte, à l’amour de la
démocratie le dédain de la noblesse d’Empire. »
Elisa, Maelle et Salomé
Une scène à jouer ? :
Visite de Saint Loup chez le Narrateur.
« – Ah ! Robert, qu’on est bien chez vous, lui dis-je ;
comme il serait bon qu’il fût permis d’y dîner et d’y
coucher !
Et en effet, si cela n’avait pas été défendu, quel
repos sans tristesse j’aurais goûté là, protégé par
cette atmosphère de tranquillité, de vigilance et de
gaieté qu’entretenaient mille volontés réglées et sans
inquiétude, mille esprits insouciants, dans cette grande
communauté qu’est une caserne où, le temps ayant
pris la forme de l’action, la triste cloche des heures était
remplacée par la même joyeuse fanfare de ces appels
dont était perpétuellement tenu en suspens sur les pavés
de la ville, émietté et pulvérulent, le souvenir sonore ;
– voix sûre d’être écoutée, et musicale, parce qu’elle
n’était pas seulement le commandement de l’autorité à
l’obéissance mais aussi de la sagesse au bonheur.
– Ah ! vous aimeriez mieux coucher ici près de moi que
de partir seul à l’hôtel, me dit Saint-Loup en riant.
– Oh ! Robert, vous êtes cruel de prendre cela
avec ironie, lui dis-je, puisque vous savez que c’est
impossible et que je vais tant souffrir là-bas.
– Eh bien ! vous me flattez, me dit-il, car j’ai justement
eu, de moi-même, cette idée que vous aimeriez mieux
rester ici ce soir. Et c’est précisément cela que j’étais allé
demander au capitaine.
– Et il a permis ? m’écriai-je.
– Sans aucune difficulté.
– Oh ! je l’adore !
– Non, c’est trop. Maintenant laissez-moi appeler mon
ordonnance pour qu’il s’occupe de notre dîner, ajoutat-il, pendant que je me détournais pour cacher mes
larmes.
Plusieurs fois entrèrent l’un ou l’autre des camarades de
Saint-Loup. Il les jetait à la porte.
– Allons, fous le camp.
Je lui demandais de les laisser rester.
– Mais non, ils vous assommeraient : ce sont des êtres
tout à fait incultes, qui ne peuvent parler que courses,
si ce n’est pansage. Et puis, même pour moi, ils me
gâteraient ces instants si précieux que j’ai tant désirés.
Remarquez que si je parle de la médiocrité de mes
camarades, ce n’est pas que tout ce qui est militaire
manque d’intellectualité. Bien loin de là. Nous avons
un commandant qui est un homme admirable. Il a
fait un cours où l’histoire militaire est traitée comme
une démonstration, comme une espèce d’algèbre.
Même esthétiquement, c’est d’une beauté tour à tour
inductive et déductive à laquelle vous ne seriez pas
insensible.
À la recherche du temps perdu, Tome iii : « Du côté de
Guermantes », chapitre  i : « Du côté de Guermantes »
Elisa : Un passage amusant à lire, on y ressent de
l’exagération, et de l’ironie. Les personnages rient
aussi, et on est plongé dans une atmosphère agréable. Maëlle : J’ai sélectionné ce passage à cause de l’ironie
du personnage et de sa fâcheuse manie de prendre les
gens de haut. Nous avons un personnage hautain et
c’est son ironie qui fait rire.
Salomé : Proust se moque des personnes qui se croient
plus intelligentes que les autres sous prétexte qu’elles
sont un peu plus cultivées. Il est ironique.
Fatma
Une scène à lire : Le mystère de la musique.
« Il y a dans le violon – si, ne voyant pas l’instrument,
on ne peut pas rapporter ce qu’on entend à son image,
laquelle modifie la sonorité – des accents qui lui sont
si communs avec certaines voix de contralto, qu’on a
l’illusion qu’une chanteuse s’est ajoutée au concert. On
lève les yeux, on ne voit que les étuis, précieux comme
des boîtes chinoises, mais, par moments, on est encore
trompé par l’appel décevant de la sirène ; parfois aussi
on croit entendre un génie captif qui se débat au fond
de la docte boîte, ensorcelée et frémissante, comme un
31
diable dans un bénitier ; parfois enfin, c’est dans l’air
comme un être surnaturel et pur qui passe en déroulant
son message invisible. »
Mickaël
Une scène à lire : l’évocation de la guerre.
À la recherche du temps perdu, Tome i : « Du côté de
chez Swann », chapitre ii : « Un amour de Swann »
« La guerre se prolongeait indéfiniment et ceux qui
avaient annoncé de source sûre, il y avait déjà plusieurs
années, que les pourparlers de paix étaient commencés,
spécifiant les clauses du traité, ne prenaient pas la peine,
quand ils causaient avec vous, de s’excuser de leurs
fausses nouvelles. Ils les avaient oubliées et étaient prêts
à en propager sincèrement d’autres, qu’ils oublieraient
aussi vite. C’était l’époque où il y avait continuellement
des raids de gothas ; l’air grésillait perpétuellement
d’une vibration vigilante et sonore d’aéroplanes français.
Mais parfois retentissait la sirène comme un appel
déchirant de Walkyrie – seule musique allemande qu’on
eût entendue depuis la guerre – jusqu’à l’heure où les
pompiers annonçaient que l’alerte était finie tandis qu’à
côté d’eux la berloque, comme un invisible gamin,
commentait à intervalles réguliers la bonne nouvelle et
jetait en l’air son cri de joie. »
Fatma : Des descriptions imagées et subtiles. Proust
nous fait part des effets produits par la sonorité du
violon qui atteint mes sentiments, et nous amène à un
monde imaginaire. Il explique la vie intérieure des
sentiments.
Fatima et Katie
Une scène à lire : Chaque baiser appelle un autre
baiser
« Chaque baiser appelle un autre baiser. Ah ! dans ces
premiers temps où l’on aime, les baisers naissent si
naturellement ! Ils foisonnent si pressés les uns contre
les autres ; et l’on aurait autant de peine à compter les
baisers qu’on s’est donnés pendant une heure que les
fleurs d’un champ au mois de mai. […] Et, remarquant,
pendant ce retour, que l’astre était maintenant déplacé
par rapport à lui, et presque au bout de l’horizon,
sentant que son amour obéissait, lui aussi, à des lois
immuables et naturelles, il se demandait si cette période
où il était entré durerait encore longtemps, si bientôt
sa pensée ne verrait plus le cher visage qu’occupant
une position lointaine et diminuée, et près de cesser
de répandre du charme. Car Swann en trouvait aux
choses, depuis qu’il était amoureux, comme au temps
où, adolescent, il se croyait artiste ; mais ce n’était plus
le même charme ; celui-ci, c’est Odette seule qui le leur
conférait. Il sentait renaître en lui les inspirations de
sa jeunesse qu’une vie frivole avait dissipées, mais elles
portaient toutes le reflet, la marque d’un être particulier ;
et, dans les longues heures qu’il prenait maintenant un
plaisir délicat à passer chez lui, seul avec son âme en
convalescence, il redevenait peu à peu lui-même, mais
à une autre. »
À la recherche du temps perdu, Tome vii : « Le Temps
retrouvé », chapitre  ii : « M. De Charlus pendant la
guerre »
Mickaël : Ce passage est très bien écrit. Proust
maîtrise les mots et les phrases à rallonge. Il a un style
grandiose et réservé à la fois.
Laurène
Une scène à lire : La Petite phrase de Vinteuil
« Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement
distinguer un contour, donner un nom à ce qui lui
plaisait, charmé tout d’un coup, il avait cherché à
recueillir la phrase ou l’harmonie –il ne savait lui-même
qui passait et qui lui avait ouvert plus largement
l’âme, comme certaines odeurs de roses circulant dans
l’air humide du soir ont la propriété de dilater nos
narines. Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la
musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi
confuse, une de ces impressions qui sont peut-être
pourtant les seules purement musicales, inétendues,
entièrement originales, irréductibles à tout autre ordre
d’impressions. Une impression de ce genre, pendant un
instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans doute les
notes que nous entendons alors, tendent déjà, selon leur
hauteur et leur qualité, à nous donner des sensations
de largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les
notes sont évanouies avant que ces sensations soient
assez formées en nous pour ne pas être submergées
par celles qu’éveillent déjà les notes suivantes ou
À la recherche du temps perdu, Tome i : « Du côté de
chez Swann », chapitre ii : « Un amour de Swann »
Fatima : Je me sens concernée, et je suis aussi étonnée
d’aimer lire Proust ! J’aime beaucoup sa manière
d’écrire et d’exprimer des sentiments parfois difficiles
à expliquer
Katie : J’ai eu l’impression de revivre une expérience.
Proust explique très bien un sentiment inexplicable.
32
même simultanées. Et cette impression continuerait à
envelopper de sa liquidité et de son « fondu » les motifs
qui par instants en émergent, à peine discernables, pour
plonger aussitôt et disparaître, connus seulement par le
plaisir particulier qu’ils donnent, impossible à décrire, à
se rappeler, à nommer, ineffables. »
apporter son tribut au courant asséché, un nouveau
chant s’embranchait à la phrase interrompue. Et celle-ci
reprenait à un autre diapason, avec le même élan
inépuisable. Qui sait si, sans même que ma grand’mère
en eût conscience, tant d’états heureux et tendres
comprimés par la souffrance ne s’échappaient pas d’elle
maintenant comme ces gaz plus légers qu’on refoula
longtemps ? On aurait dit que tout ce qu’elle avait à nous
dire s’épanchait, que c’était à nous qu’elle s’adressait
avec cette prolixité, cet empressement, cette effusion.
Au pied du lit, convulsée par tous les souffles de cette
agonie, ne pleurant pas mais par moments trempée de
larmes, ma mère avait la désolation sans pensée d’un
feuillage que cingle la pluie et retourne le vent. On me
fit m’essuyer les yeux avant que j’allasse embrasser ma
grand’mère.
— Mais je croyais qu’elle ne voyait plus, dit mon père.
— On ne peut jamais savoir, répondit le docteur.
Quand mes lèvres la touchèrent, les mains de ma
grand’mère s’agitèrent, elle fut parcourue tout entière
d’un long frisson, soit réflexe, soit que certaines
tendresses aient leur hyperesthésie qui reconnaît à
travers le voile de l’inconscience ce qu’elles n’ont
presque pas besoin des sens pour chérir. Tout d’un coup
ma grand’mère se dressa à demi, fit un effort violent,
comme quelqu’un qui défend sa vie. Françoise ne put
résister à cette vue et éclata en sanglots. Me rappelant
ce que le médecin avait dit, je voulus la faire sortir de la
chambre. À ce moment, ma grand’mère ouvrit les yeux.
Je me précipitai sur Françoise pour cacher ses pleurs,
pendant que mes parents parleraient à la malade. Le
bruit de l’oxygène s’était tu, le médecin s’éloigna du lit.
Ma grand’mère était morte.
Quelques heures plus tard, Françoise put une dernière
fois et sans les faire souffrir peigner ces beaux cheveux
qui grisonnaient seulement et jusqu’ici avaient semblé
être moins âgés qu’elle. Mais maintenant, au contraire,
ils étaient seuls à imposer la couronne de la vieillesse
sur le visage redevenu jeune d’où avaient disparu les
rides, les contractions, les empâtements, les tensions,
les fléchissements que, depuis tant d’années, lui avait
ajoutés la souffrance. Comme au temps lointain où ses
parents lui avaient choisi un époux, elle avait les traits
délicatement tracés par la pureté et la soumission, les
joues brillantes d’une chaste espérance, d’un rêve de
bonheur, même d’une innocente gaieté, que les années
avaient peu à peu détruits. La vie en se retirant venait
d’emporter les désillusions de la vie. Un sourire semblait
posé sur les lèvres de ma grand’mère. Sur ce lit funèbre,
la mort, comme le sculpteur du moyen âge, l’avait
couchée sous l’apparence d’une jeune fille. »
Un amour de Swann, Le Livre de poche, p.256.
Laurène : Proust décrit ici la sensation de Charles
Swann découvrant la « petite phrase » de la sonate de
Vinteuil. Il met ici des mots sur ce sentiment qui était
jusqu’alors indescriptible pour moi – et que lui-même
qualifie d’« impossible à décrire » –, que cause parfois
la découverte d’un morceau.
Une scène à jouer : « Vous avez bonne mine, vous
savez ! »
« Tiens, vous voilà, mais il y a des éternités qu’on ne
vous a vu », dit à Swann le général qui, remarquant ses
traits tirés et concluant que c’était peut-être une maladie
grave qui l’éloignait du monde, ajouta : « Vous avez
bonne mine, vous savez ! » pendant que M. De Bréauté
demandait : « Comment, vous, mon cher, qu’est-ce que
vous pouvez bien faire ici ? » à un romancier mondain
qui venait d’installer au coin de son œil un monocle,
son seul organe d’investigation psychologique et
d’impitoyable analyse, et répondit d’un air important et
mystérieux, en roulant l’r : J’observe. »
Un amour de Swann, Le Livre de poche, p.374.
Laurène : Dans ces courtes phrases que s’échangent
les personnages, Proust condense avec justesse et non
sans humour l’hypocrisie et la fausseté des rapports
mondains de l’époque.
Hugo
Une scène à lire : La mort de ma grand-Mère.
« Le sifflement de l’oxygène cessa pendant quelques
instants. Mais la plainte heureuse de la respiration
jaillissait toujours, légère, tourmentée, inachevée, sans
cesse recommençante. Par moments, il semblait que
tout fût fini, le souffle s’arrêtait, soit par ces mêmes
changements d’octaves qu’il y a dans la respiration
d’un dormeur, soit par une intermittence naturelle, un
effet de l’anesthésie, le progrès de l’asphyxie, quelque
défaillance du cœur. Le médecin reprit le pouls de ma
grand’mère, mais déjà, comme si un affluent venait
Le Côté de Guermantes, Tome II, éd. Gallimard, coll.
Folio, p. 47 à 49
33
bas pour que je distinguasse bien les mots, une prière
qui nécessiterait sans doute qu’ils prolongeassent leur
séjour dans la boutique et qui toucha assez le giletier
pour effacer sa souffrance, car il considéra la figure du
baron, grasse et congestionnée sous les cheveux gris, de
l’air noyé de bonheur de quelqu’un dont on vient de
flatter profondément l’amour-propre, et, se décidant à
accorder à M. de Charlus ce que celui-ci venait de lui
demander, Jupien, après des remarques dépourvues de
distinction telles que : « Vous en avez un gros pétard ! »,
dit au baron d’un air souriant, ému, supérieur et
reconnaissant : « Oui, va, grand gosse ! »
Antoine
Une scène à jouer : Flirt homo et voyeurisme.
« Mais quand je fus dans la boutique, évitant de faire
craquer le moins du monde le plancher, en me rendant
compte que le moindre craquement dans la boutique
de Jupien s’entendait de la mienne, je songeai combien
Jupien et M. de Charlus avaient été imprudents et
combien la chance les avait servis.
Je n’osais bouger. Le palefrenier des Guermantes,
profitant sans doute de leur absence, avait bien transféré
dans la boutique où je me trouvais une échelle serrée
jusque-là dans la remise. Et si j’y étais monté j’aurais
pu ouvrir le vasistas et entendre comme si j’avais été
chez Jupien même. Mais je craignais de faire du bruit.
Du reste c’était inutile. Je n’eus même pas à regretter
de n’être arrivé qu’au bout de quelques minutes dans
ma boutique. Car d’après ce que j’entendis les premiers
temps dans celle de Jupien et qui ne furent que des
sons inarticulés, je suppose que peu de paroles furent
prononcées. Il est vrai que ces sons étaient si violents
que, s’ils n’avaient pas été toujours repris un octave
plus haut par une plainte parallèle, j’aurais pu croire
qu’une personne en égorgeait une autre à côté de
moi et qu’ensuite le meurtrier et sa victime ressuscitée
prenaient un bain pour effacer les traces du crime. J’en
conclus plus tard qu’il y a une chose aussi bruyante
que la souffrance, c’est le plaisir, surtout quand s’y
ajoutent — à défaut de la peur d’avoir des enfants,
ce qui ne pouvait être le cas ici, malgré l’exemple peu
probant de la Légende dorée — des soucis immédiats
de propreté. Enfin au bout d’une demi-heure environ
(pendant laquelle je m’étais hissé à pas de loup sur mon
échelle afin de voir par le vasistas que je n’ouvris pas),
une conversation s’engagea. Jupien refusait avec force
l’argent que M. de Charlus voulait lui donner.
Au bout d’une demi-heure, M. de Charlus ressortit.
« Pourquoi avez-vous votre menton rasé comme cela,
dit-il au baron d’un ton de câlinerie. C’est si beau une
belle barbe. — Fi ! c’est dégoûtant », répondit le baron.
Cependant il s’attardait encore sur le pas de la porte et
demandait à Jupien des renseignements sur le quartier.
« Vous ne savez rien sur le marchand de marrons du
coin, pas à gauche, c’est une horreur, mais du côté
pair, un grand gaillard tout noir ? Et le pharmacien
d’en face, il a un cycliste très gentil qui porte ses
médicaments. » Ces questions froissèrent sans doute
Jupien car, se redressant avec le dépit d’une grande
coquette trahie, il répondit : « Je vois que vous avez un
cœur d’artichaut. » Proféré d’un ton douloureux, glacial
et maniéré, ce reproche fut sans doute sensible à M.
de Charlus qui, pour effacer la mauvaise impression
que sa curiosité avait produite, adressa à Jupien, trop
Sodome et Gomorrhe, éd. Gallimard, coll. Folio, pages
10 à 12.
Antoine : Ici, il serait intéressant de retransposer
scéniquement la façon dont peuvent se comprendre par
le regard et l’attitude ces deux hommes, et comment le
désir sexuel réciproque peut être tel qu’il se manifeste
sans besoin de parole, sans autre nécessité que le
regard. Il est évidemment moins habituel de voir sur
scène une scène de « drague » masculine, d’autant plus
que celle-ci est silencieuse, se fait dans l’attitude et le
regard. Pour capter ces regards, il serait intéressant
de faire un travail avec de la vidéo, et des gros plans,
comme au cinéma, pour permettre au spectateur de
mieux ressentir et surtout observer ce qui passe dans
les expressions et les regards des deux personnages.
34
DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES
POUR LA première PARTIE
DOCUMENT 1
Document 2
Harold Pinter, Le Scénario Proust :
À la recherche du temps perdu
Questionnaire de Proust.
Extrait tiré de la première adaptation des Français.
Scène supprimée par la compagnie.
138. La route d’Hudimesnil. Jour.
La MARQUISE DE VILLEPARISIS, MARCEL, et la
GRAND-MERE, dans la voiture de la MARQUISE,
descendant la colline.
MARCEL regarde dans le vague.
Soudain, il se concentre, ses yeux se plissent.
139. Les arbres.
Trois arbres isolés à l’entrée d’une allée.
140. Visage de Marcel.
141. Vue en plongée. La voiture sur la route.
142. Point de vue de Marcel.
Les arbres, à distance, donnent l’impression de suivre la
voiture.
143. Visage de Marcel, rayonnant.
144. Les arbres.
Ils suivent la voiture.
145. La voiture.
Mme DE VILLEPARISIS et la GRAND MERE regarde
indolemment le paysage qui défile.
146. Visage de Marcel, intense.
147. Brève image des clochers de Martinville.
148. les arbres, s’éloignant.
149. Les arbres ne sont plus visibles.
150. Visage de Marcel.
Il continue de regarder vers l’arrière.
151. La voiture.
LA GRAND-MERE. – Que regardes-tu, mon petit ?
MARCEL. – Rien.
Mme DE VILLEPARISIS. – Il y avait quelque chose à
voir ?
MARCEL. – Non.
152. Plan rapproché. Fleurs sur le sommet de la
falaise.
Bateaux à l’horizon.
Un papillon volette entre les fleurs.
ALBERTINE Poète préféré ?
MARCEL Moi.
ALBERTINE Héroïne préférée dans la vie réelle ?
MARCEL Toi.
ALBERTINE Ton rêve de bonheur parfait ?
MARCEL Un lit immense. Plein.
ALBERTINE La qualité que tu préfères chez un
homme ?
MARCEL Une chevelure luxuriante.
ALBERTINE Chez une femme ?
MARCEL Du charme.
ALBERTINE Ta caractéristique la plus marquée ?
MARCEL La douceur.
ALBERTINE Ce que tu estimes le plus chez tes amis ?
MARCEL Le bonheur.
ALBERTINE Ton rêve de bonheur parfait ?
MARCEL Un lit immense. Plein.
ALBERTINE Ta plus grande peur ?
MARCEL Devenir chauve.
ALBERTINE Quel don de la nature aimerais-tu
le plus avoir ?
MARCEL De beaux, longs cheveux.
ALBERTINE Comment voudrais-tu mourir ?
MARCEL Dans un lit immense. Un lit plein.
ALBERTINE Ton état d’esprit actuel ?
MARCEL La gaieté.
PINTER Harold (dir.), Le Scénario Proust,
À la recherche du temps perdu, traduit de l’anglais
par Jean Pavans, Gallimard, Paris, 1978. (p. 66 - 67,
séquences 138 – 152)
35
CAHIER 2
constellation
de citations
36
pas davantage que le spectateur qu’on n’a pas laissé entrer
dans la salle, et qui, collé au carreau vitré de la porte, ne
peut rien apercevoir de ce qui se passe sur la scène. »
Idem p. 370
Amour
« Quelquefois, dans ces soirées d’attente, l’angoisse est due
à un médicament qu’on a pris. Faussement interprétée par
celui qui souffre, il croit être anxieux à cause de celle qui
ne vient pas. L’amour naît dans ce cas comme certaines
maladies nerveuses de l’explication inexacte d’un malaise
pénible. Explication qu’il n’est pas utile de rectifier, du
moins en ce qui concerne l’amour, sentiment qui (quelle
qu’en soit la cause) est toujours erroné. »
Sodome et Gomorrhe, p. 193-194.
« Je pouvais bien prendre Albertine sur mes genoux,
tenir sa tête dans mes mains, je pouvais la caresser, passer
longuement mes mains sur elle, mais, comme si j’eusse
manié une pierre qui enferme la salure des océans immémoriaux ou le rayon d’une étoile, je sentais que je touchais
seulement l’enveloppe close d’un être qui par l’intérieur
accédait à l’infini. Combien je souffrais de cette position
où nous a réduits l’oubli de la nature qui, en instituant la
division des corps, n’a pas songé à rendre possible l’interpénétration des âmes ! Et je me rendais compte qu’Albertine n’était pas même pour moi la merveilleuse captive
dont j’avais cru enrichir ma demeure, tout en y cachant
aussi parfaitement sa présence, même à ceux qui venaient
me voir et qui ne la soupçonnaient pas au bout du couloir
dans la chambre voisine, que ce personnage dont tout le
monde ignorait qu’il tenait enfermée dans une bouteille
la Princesse de Chine ; m’invitant sous une forme pressante, cruelle et sans issue, à la recherche du passé, elle
était plutôt comme une grande déesse du Temps. Et s’il a
fallu que je perdisse pour elle des années, ma fortune, et
pourvu que je puisse me dire, ce qui n’est pas sûr, hélas
qu’elle n’y a, elle, pas perdu, je n’ai pas à regretter. Sans
doute la solitude eût mieux valu, plus féconde, moins
douloureuse. »
Idem, p. 372
« Ce sont surtout de tels êtres qui nous inspirent l’amour,
pour notre désolation. Car chaque anxiété nouvelle que
nous éprouvons par eux enlève à nos yeux de leur personnalité. Nous étions résigné à la souffrance, croyant aimer
en dehors de nous, et nous nous apercevons que notre
amour est fonction de notre tristesse, que notre amour
c’est peut-être notre tristesse, et que l’objet n’en est que
pour une faible part la jeune fille à la noire chevelure. »
La Prisonnière, p. 84
« À chaque fois, une jeune fille ressemble si peu à ce qu’elle
était la fois précédente (mettant en pièces dès que nous
l’apercevons le souvenir que nous avions gardé et le désir
que nous nous proposions) que la stabilité de nature que
nous lui prêtons n’est que fictive et pour la commodité du
langage. »
Le Temps retrouvé, p. 57
« Or demain, elle désirerait qu’il y en eût de telles. Il faudrait
choisir ou de cesser de souffrir ou de cesser d’aimer. Car,
ainsi qu’au début il est formé par le désir, l’amour n’est
entretenu plus tard que par l’anxiété douloureuse. Je
sentais qu’une partie de la vie d’Albertine m’échappait.
L’amour, dans l’anxiété douloureuse comme dans le désir
heureux, est l’exigence d’un tout. Il ne naît, il ne subsiste
que si une partie reste à conquérir. On n’aime que ce
qu’on ne possède pas tout entier. » La Prisonnière, p. 98
Antisémitisme
« Dans ce monde (et ce phénomène social n’est d’ailleurs qu’une application d’une loi psychologique bien
plus générale), les nouveautés, coupables ou non, n’excitent l’horreur que tant qu’elles ne sont pas assimilées
et entourées d’éléments rassurants. […] Le dreyfusisme
était maintenant intégré dans une série de choses respectables et habituelles. Quant à se demander ce qu’il valait
en soi, personne n’y songeait, pas plus pour l’admettre
maintenant qu’autrefois pour le condamner. Il n’était plus
shocking. C’était tout ce qu’il fallait. »
Le Temps retrouvé, p. 85
« On n’aime que ce en quoi on poursuit quelque chose
d’inaccessible, on n’aime que ce qu’on ne possède pas, et
bien vite je me remettais à me rendre compte que je ne
possédais pas Albertine. Dans ses yeux, je voyais passant,
tantôt l’espérance, tantôt le souvenir, peut-être le regret,
de joies que je ne devinais pas, auxquelles dans ce cas elle
préférait renoncer plutôt que de me les dire, et que, n’en
saisissant que cette lueur dans ses prunelles, je n’apercevais
37
pas comme la musique, où les sons semblent prendre
l’inflexion de l’être, reproduire cette pointe intérieure
extrême des sensations qui est la partie qui nous donne
cette ivresse spécifique que nous retrouvons de temps
en temps et que, quand nous disons : « Quel beau
temps ! quel beau soleil ! » nous ne faisons nullement
connaître au prochain, en qui le même soleil et le même
temps éveillent des vibrations toutes différentes. […]
Il me semblait même, quand je m’abandonnais à cette
hypothèse où l’art serait réel, que c’était même plus que
la simple joie nerveuse d’un beau temps ou d’une nuit
d’opium que la musique peut rendre : une ivresse plus
réelle, plus féconde, du moins à ce que je pressentais.
Il n’est pas possible qu’une sculpture, une musique qui
donne une émotion qu’on sent plus élevée, plus pure,
plus vraie, ne corresponde pas à une certaine réalité
spirituelle, où la vie n’aurait aucun sens. »
Idem, p. 360
Art
« Où j’avais moi-même décidé d’être un artiste. En
abandonnant en fait cette ambition, avais-je renoncé à
quelque chose de réel ? La vie pouvait-elle me consoler
de l’art, y avait-il dans l’art une réalité plus profonde où
notre personnalité véritable trouve une expression que
ne lui donnent pas les actions de la vie ? Chaque grand
artiste semble en effet si différent des autres, et nous
donne tant cette sensation de l’individualité, que nous
cherchons en vain dans l’existence quotidienne ! »
La Prisonnière, p. 148
« Chaque artiste semble ainsi comme le citoyen d’une
patrie inconnue, oubliée de lui-même, différente de
celle d’où viendra, appareillant pour la terre, un autre
grand artiste. »
La Prisonnière, p. 245
« La valeur objective des arts est peu de chose en cela ; ce
qu’il s’agit de faire sortir, d’amener à la lumière, ce sont
nos sentiments, nos passions, c’est-à-dire les passions,
les sentiments de tous. »
Le Temps retrouvé, p. 314
« Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce
ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais
d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux
d’un autre, de cent autres, de voir les cents univers
que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ; et cela
nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil, avec
leurs pareils, nous volons vraiment d’étoiles en étoiles. »
Idem, p. 246
Bestiaire
« Les lois du monde végétal sont gouvernées ellesmêmes par des lois de plus en plus hautes. Si la visite
d’un insecte, c’est-à-dire l’apport de la semence d’une
autre fleur, est habituellement nécessaire pour féconder
une fleur, c’est que l’autofécondation, la fécondation de
la fleur par elle-même, comme les mariages répétés dans
une même famille, amènerait la dégénérescence et la
stérilité, tandis que le croisement opéré par les insectes
donne aux générations suivantes de la même espèce une
vigueur inconnue de leurs aînées. »
Sodome et Gomorrhe, p. 5
« Orchidée ! Quand je ne suivais que mon instinct, la
méduse me répugnait à Balbec ; mais si je savais la regarder, comme Michelet, du point de vue de l’histoire naturelle et de l’esthétique, je voyais une délicieuse girandole
d’azur. Ne sont-elles pas, avec le velours transparent de
leurs pétales, comme les mauves orchidées de la mer ? »
Sodome et Gomorrhe, p. 28
« Deux hypothèses qui se représentent pour toutes
les questions importantes : les questions de la réalité
de l’Art, de la réalité de l’Éternité de l’âme ; c’est un
choix qu’il faut faire entre elles ; et pour la musique de
Vinteuil, ce choix se représentait à tout moment sous
bien des formes.
Par exemple, cette musique me semblait quelque chose
de plus vrai que tous les livres connus.
Par instants je pensais que cela tenait à ce que ce qui est
senti par nous de la vie, ne l’étant pas sous forme d’idées,
sa traduction littéraire, c’est-à-dire intellectuelle, en
rend compte l’explique, l’analyse, mais ne le recompose
38
Changement perpétuel
« Les êtres ne cessent pas de changer de place par rapport
à nous. Dans la marche insensible mais éternelle du
monde, nous les considérons comme immobiles dans
un instant de vision, trop court pour que le mouvement
qui les entraîne soit perçu. Mais nous n’avons qu’à
choisir dans notre mémoire deux images prises d’eux
à des moments différents, assez rapprochés cependant
pour qu’ils n’aient pas changé en eux-mêmes, du moins
sensiblement, et la différence des deux images mesure le
déplacement qu’ils ont opéré par rapport à nous. »
Sodome et Gomorrhe, p. 409-410
« Mais nous ne réfléchissons pas que, même sans attendre
cette autre vie, dans celle-ci, au bout de quelques années
nous sommes infidèles à ce que nous avons été, à ce
que nous voulions rester immortellement. Même sans
supposer que la mort nous modifiât plus que ces changements qui se produisent au cours de la vie, si dans
cette autre vie nous rencontrions le moi que nous avons
été, nous nous détournerions de nous comme de ces
personnes avec qui on a été liés mais qu’on n’a pas vues
depuis longtemps […] On rêve beaucoup du paradis,
ou plutôt de nombreux paradis successifs, mais ce sont
tous, bien avant qu’on ne meure, des paradis perdus, et
où on se sentirait perdu. »
Sodome et Gomorrhe, p. 253.
Bisexualité
« Aucune de ces hypothèses n’était absurde, car chez des
femmes comme la fille d’Odette ou les jeunes filles de
la petite bande il y a une telle diversité, un tel cumul
de goûts alternants si même ils ne sont pas simultanés,
qu’elles passent aisément d’une liaison avec une femme
à un grand amour pour un homme, si bien que définir
le goût réel et dominant reste difficile. »
Le Temps retrouvé, p. 61
Deuil
« Seule, me disais-je, une véritable mort de moi-même
serait capable (mais elle est impossible) de me consoler
de la sienne. Je ne songeais pas que la mort de soi-même
n’est ni impossible, ni extraordinaire ; elle se consomme
à notre insu, au besoin contre notre gré, chaque jour, et
je souffrirais de la répétition de toutes sortes de journées
que non seulement la nature, mais des circonstances
factices, un ordre plus conventionnel introduisent dans
une saison. »
Albertine disparue, p. 66-67
« D’ailleurs mon chagrin prenait tant de formes que
parfois je ne le reconnaissais plus ; je souhaitais d’avoir
un grand amour, je voulais chercher une personne qui
vivrait auprès de moi, cela me semblait le signe que je
n’aimais plus Albertine quand c’était celui que je l’aimais toujours ; car ce besoin d’éprouver un grand amour
n’était, tout autant que le désir d’embrasser les grosses
joues d’Albertine, qu’une partie de mon regret. C’est
quand je l’aurais oubliée que je pourrais trouver plus
Bonheur
« Si l’on n’avait pas été heureux, ne fût-ce que par l’espérance, les malheurs seraient sans cruauté et par conséquent sans fruit. » Le Temps retrouvé, p. 314
39
sage, plus heureux de vivre sans amour. Ainsi le regret
d’Albertine, parce que c’était lui qui faisait naître en
moi le besoin d’une sœur, le rendait inassouvissable. Et
au fur et à mesure que mon regret d’Albertine s’affaiblirait, le besoin d’une sœur, lequel n’était qu’une forme
inconsciente de ce regret, deviendrait moins impérieux. Et pourtant ces deux reliquats de mon amour ne
suivirent pas dans leur décroissance une marche également rapide. Il y avait des heures où j’étais décidé à me
marier, tant le premier subissait une profonde éclipse,
le second au contraire gardant une grande force. Et en
revanche, plus tard mes souvenirs jaloux s’étant éteints,
tout d’un coup parfois une tendresse me remontait au
cœur pour Albertine, et alors, pensant à mes amours
pour d’autres femmes, je me disais qu’elle les aurait
compris, partagés et son vice devenait comme une cause
d’amour. »
Albertine disparue, p. 114
« De fantômes poursuivis, oubliés, recherchés à
nouveau, quelques fois pour une seule entrevue et afin
de toucher à une vie irréelle laquelle aussitôt s’enfuyait,
ces chemins de Balbec en étaient pleins. En pensant
que leurs arbres, poiriers, pommiers, tamaris, me survivraient, il me semblait recevoir d’eux le conseil de me
mettre enfin au travail pendant que je n’avais pas encore
sonné l’heure du repos éternel. »
idem.
« Quand par la différence qu’il y avait entre ce que
l’importance de sa personne et de ses actions était
pour moi et pour les autres, j’avais compris que mon
amour était moins un amour pour elle qu’un amour en
moi, j’aurais pu déduire diverses conséquences de ce
caractère subjectif de mon amour, et qu’étant un état
mental, il pouvait notamment survivre assez longtemps
à la personne, mais aussi n’ayant avec cette personne
aucun lien véritable, n’ayant aucun soutien en dehors
de soi, il devrait, comme tout état mental, même les
plus durables, se trouver un jour hors d’usage, être
« remplacé » et que ce jour-là tout ce qui me semblait
m’attacher si doucement, indissolublement, au souvenir
d’Albertine, n’existerait plus pour moi. »
Albertine disparue, p. 138-139
Homosexualité
« Les homosexuels seraient les meilleurs maris du monde
s’ils ne jouaient pas la comédie d’aimer les femmes. »
Sodome et Gomorrhe, p. 47
« Il n’y avait pas d’anormaux quand l’homosexualité
était la norme »
Sodome et Gomorrhe.
« Si l’amour fécond, destiné à perpétuer la race, noble
comme un devoir familial, social, humain, est supérieur à l’amour purement voluptueux, il n’y a pas de
hiérarchie entre les amours stériles. »
Marcel Proust, « Avant la nuit », dans la Revue Blanche,
1893.
Fantômes
« C’était naturel, et ce n’était pourtant pas indifférent ;
ils me rappelaient que mon sort était de ne poursuivre
que des fantômes, des êtres dont la réalité pour une
bonne part était dans mon imagination ; il y a des
êtres en effet – et ç’avait été dès la jeunesse mon cas pour qui tout ce qui a une valeur fixe, contestable par
d’autres, la fortune, le succès, les hautes situations, ne
comptent pas ; ce qu’il leur faut, ce sont des fantômes.
Ils y sacrifient tout le reste, mettent tout en œuvre, font
tout servir à rencontrer tel fantôme. Mais celui-ci ne
tarde pas à s’évanouir ; alors on court après tel autre,
quitte à revenir ensuite au premier. »
Sodome et Gomorrhe, p. 401
« Une des causes qui ajoutent au caractère masculin des
femmes telles de Mme de Vaugoubert est que l’abandon
où elles sont laissées par leur mari, la honte qu’elles en
éprouvent, flétrissent peu à peu chez elles tout ce qui
est de la femme. Elles finissent par prendre les qualités et les défauts que le mari n’a pas. Au fur à mesure
qu’il est plus frivole, plus efféminé, plus indiscret, elles
deviennent comme l’effigie sans charme des vertus que
l’époux devrait pratiquer. »
40
Jalousie
« La réalité n’est jamais qu’une amorce à un inconnu sur la
voie duquel nous ne pouvons aller bien loin. Il vaut mieux
ne pas savoir, penser le moins possible, ne pas fournir à
la jalousie le moindre détail concret. Malheureusement, à
défaut de la vie extérieure, des incidents aussi sont amenés
par la vie intérieure ; à défaut des promenades d’Albertine,
les hasards rencontrés dans les réflexions que je faisais seul
fournissaient parfois de ces petits fragments de réel qui
attirent à eux, à la façon d’un aimant, un peu d’inconnu
qui, dès lors, devient douloureux. On a beau vivre sous
l’équivalent d’une cloche pneumatique, les associations
d’idées, les souvenirs continuent à jouer ».
La Prisonnière, p. 18.
« En amour, notre rival heureux, autant dire notre ennemi,
est notre bienfaiteur. À un être qui n’excitait en nous
qu’un insignifiant désir physique il ajoute aussitôt une
valeur immense, étrangère, mais que nous confondons
avec lui. Si nous n’avions pas de rivaux, le plaisir ne se
transformerait pas en amour. Si nous n’en avions pas, ou
si nous ne croyions pas en avoir. Car il n’est pas nécessaire qu’ils existent réellement. Suffisante pour notre bien
est cette vie illusoire que donnent à des rivaux inexistants
notre soupçon, notre jalousie. »
Le Temps retrouvé, p. 312
Intelligence
« Mais – et la suite le montrera davantage, comme bien des
épisodes ont pu déjà l’indiquer – de ce que l’intelligence
n’est pas l’instrument le plus subtil, le plus puissant, le plus
approprié pour saisir le vrai, ce n’est qu’une raison de plus
pour commencer par l’intelligence et non par un intuitivisme de l’inconscient, par une foi aux pressentiments
toute faite. C’est la vie qui, peu à peu, cas par cas, nous
permet de remarquer que ce qui est le plus important pour
notre cœur, ou pour notre esprit, ne nous est pas appris par
le raisonnement mais par des puissances autres. Et alors,
c’est l’intelligence elle-même qui se rendant compte de
leur supériorité, abdique par raisonnement devant elles, et
accepte de devenir leur collaboratrice et leur servante. »
Albertine disparue, p. 7
Lecture
« La lecture au contraire nous apprend à relever
la valeur de la vie, valeur que nous n’avons pas
su apprécier et dont nous nous rendons compte
seulement pas le livre combien elle était grande. »
Le Temps retrouvé, p. 76
41
convenances qui lui indiquât la jurisprudence à suivre et,
ne sachant auquel donnera préférence, elle crut devoir faire
semblant de ne pas croire que la seconde alternative eût
à se poser, de façon à obéir à la première qui demandait
en ce moment moins d’efforts, et pensa que la meilleure
manière de résoudre le conflit était de le nier. « Vous voulez
plaisanter ? » dit-elle à Swann.
— Ce serait une plaisanterie d’un goût charmant, répondit
ironiquement Swann. »
Oubli
« Ce calme que je venais de goûter, c’était la première
apparition de cette grande force intermittente, qui allait
lutter en moi, contre la douleur, contre l’amour, et finirait
par en avoir raison. Ce dont je venais d’avoir l’avant-goût
et d’apprendre le présage, c’était, pour un instant seulement, ce qui plus tard serait chez moi un état permanent,
une vie où je ne pourrais plus souffrir pour Albertine, où je
ne l’aimerais plus. Et mon amour qui venait de reconnaître
le seul ennemi par lequel il pût être vaincu, l’oubli, se mit
à frémir, comme un lion dans la cage où on l’a enfermé a
aperçu tout d’un coup le serpent python qui le dévorera. »
Albertine disparue, p. 31
Sommeil
« Le pouvoir de rêver que je n’avais qu’en son absence, je le
retrouvais à ces instants auprès d’elle, comme si en dormant
elle était devenue une plante. Par là son sommeil réalisait dans
une certaine mesure, la possibilité de l’amour ; seul, je pouvais
penser à elle, mais elle me manquait, je ne la possédais pas.
Présente, je lui parlais, mais était trop absent de moi-même
pour pouvoir penser. Quand elle dormait, je n’avais plus à
parler, je savais que je n’étais plus regardé par elle, je n’avais
plus besoin de vivre à la surface de moi-même. En fermant
les yeux, en perdant la conscience, Albertine avait dépouillé,
l’un après l’autre, ses différents caractères d’humanité qui
m’avaient déçu depuis le jour où j’avais fait sa connaissance.
Elle n’était plus animée que de la vie inconsciente des
végétaux, des arbres, vie plus différente de la mienne, plus
étrange, et qui cependant m’appartenait davantage. Son moi
ne s’échappait pas à tous moments, comme quand nous
causions, par les issues de la pensée inavouée et du regard.
Elle avait rappelé à soi tout ce qui d’elle était en dehors, elle
s’était réfugiée, enclose, résumée, dans son corps. En la tenant
sous mon regard, dans mes mains, j’avais cette impression de
la posséder toute entière que je n’avais pas quand elle était
réveillée. Sa vie m’était soumise, exhalait vers moi son léger
souffle. J’écoutais cette murmurante émanation mystérieuse,
douce comme un zéphir marin, féerique comme ce clair de
lune, qu’était son sommeil. Tant qu’il persistait je pouvais rêver
à elle et pourtant la regarder, et quand ce sommeil devenait
plus profond, la toucher, l’embrasser. Ce que j’éprouvais alors
c’était un amour devant quelque chose d’aussi pur, d’aussi
immatériel, d’aussi mystérieux que si j’avais été devant les
créatures inanimées que sont les beautés de la nature. Et en
effet, dès qu’elle dormait un peu profondément, elle cessait
d’être seulement la plante qu’elle avait été, son sommeil, au
bord duquel je rêvais avec une fraîche volupté dont je ne me
fusse jamais lassé et que j’eusse pu goûter indéfiniment, c’était
pour moi tout un paysage. Son sommeil mettait à mes côtés
quelque chose d’aussi calme, d’aussi sensuellement délicieux
que ces nuits de pleine lune, dans la baie de Balbec devenue
douce comme un lac, où les branches bougent à peine ; où
étendu sur le sable, l’on écouterait sans fin se briser le reflux. »
La Prisonnière, p. 62-63
Rêve
« De ce que le monde du rêve n’est pas le monde de la
veille, il ne s’ensuit pas que le monde des rêves soit moins
vrai, au contraire. Dans le mode du sommeil nos perceptions sont tellement surchargées, chacune épaissie par une
superposée qui la double, l’aveugle inutilement, que nous
ne savons même pas distinguer ce qui se passe dans l’étourdissement du réveil. »
La Prisonnière, p. 113
Snobisme « Qu’est ce que vous me dites là ? S’écria la duchesse en
s’arrêtant une seconde dans sa marche vers la voiture et
enlevant ses beaux yeux bleus et mélancoliques, mais pleins
d’incertitude. Placée pour la première fois de sa vie entre
deux devoirs aussi différents que monter dans sa voiture
pour aller dîner en ville, et témoigner de la pitié à un
homme qui va mourir, elle ne voyait rien dans le code des
42
simulant un général Dourakine en enfance, il me semblait
que l’être humain pouvait subir des métamorphoses aussi
complètes que celles de certains insectes. J’avais l’impression de regarder derrière le vitrage instructif d’un muséum
d’histoire naturelle ce que peut-être devenu l’insecte le
plus rapide, le plus sûr en ses traits, et je ne pouvais pas
ressentir les sentiments que m’avait toujours inspirés M.
d’Argencourt devant cette molle chrysalide, plutôt vibratile que remuante. Mais je me tus, je ne félicitai pas M.
d’Argencourt d’offrir un spectacle qui semblait reculer les
limites entre lesquelles peuvent se mouvoir les transformations du corps humain. »
Le Temps retrouvé, p. 333-334
Souffrance
« Les années heureuses sont les années perdues, on
attend une souffrance pour travailler. L’idée de la souffrance préalable s’associe à l’idée du travail, on a peur de
chaque nouvelle œuvre en pensant aux douleurs qu’il
faudra supporter d’abord pour l’imaginer. Et comme on
comprend que la souffrance est la meilleure des choses
que l’on puisse rencontrer dans la vie, on pense sans effroi,
presque comme une délivrance, à la mort. »
Le Temps retrouvé, p. 317
« La souffrance, prolongement d’un choc moral imposé,
aspire à changer de forme ; on espère la volatiliser en faisant
des projets, en demandant des renseignements ; on veut
qu’elle passe par ses innombrables métamorphoses, cela
demande moins de courage que de garder sa souffrance
franche ; ce lit paraît si étroit, si dur, si froid, où l’on se
couche avec sa douleur. »
Albertine disparue, p. 13
« Des poupées, mais que pour les identifier à celui qu’on
avait connu, il fallait lire sur plusieurs plans à la fois, situés
derrière elles et qui leur donnaient de la profondeur et
forçaient à faire un travail d’esprit quand on avait devant
soi ces vieillards fantoches, car on était obligé de les regarder en même temps qu’avec les yeux avec la mémoire,
des poupées baignant dans les couleurs immatérielles des
années, des poupées extériorisant le Temps, le Temps qui
d’habitude n’est pas visible, pour le devenir cherche des
corps et, partout où il les rencontre, s’en empare pour
montrer sur eux sa lanterne magique. »
Le Temps retrouvé, p. 335
Viellissement
« J’eus un fou rire devant ce sublime gaga, aussi émollié
dans sa bénévole caricature de lui-même que l’était, dans la
manière tragique, M. de Charlus foudroyé et poli. M. d’Argencourt, dans son incarnation de moribond-bouffe d’un
Regnard exagéré par Labiche, était d’un accès aussi facile,
aussi affable que M. de Charlus roi Lear qui se découvrait
avec application devant le plus médiocre salueur. Pourtant
je n’eus pas l’idée de lui dire mon admiration pour la
vision extraordinaire qu’il offrait. Ce ne fut pas mon
antipathie ancienne qui m’en empêcha, car précisément
il était arrivé à être tellement différent de lui-même que
j’avais l’illusion d’être devant une autre personne, aussi
bienveillante, désarmée, aussi inoffensive que l’Argencourt
habituel était rogue, hostile et dangereux. Tellement une
autre personne, qu’à voir ce personnage ineffablement
grimaçant, comique et blanc, ce bonhomme de neige
43
CAHIER 3
ENTRETIENS
[Entretiens réalisés par Amélie Rouher entre le 24 et le 26 août 2015
à Gladsbeck, Festival de la Rhurtriennale]
44
ENTRETIEN AVEC KRZYSZTOF WARLIKOWSKI
« Monter La Recherche doit être un acte politique aujourd’hui. »
nombre de personnages pour
n’en garder que quelquesuns, comme les Guermantes,
les Verdurin, les couples
Swann/Odette ;
Marcel/
Albertine : Comment se sont
faits ces choix ?
K.  W. :
On
garde
les
personnages essentiels. Chaque
personnage incarne un clan :
Oriane, le clan Guermantes,
Mme Verdurin incarne le clan
Verdurin… Ensuite il y a des
couples qui répètent d’autres
couples : Swann et Odette, Marcel et Albertine.
Amélie Rouher : Dans Les
Français
tu
supprimes
la première partie de La
Recherche, « Combray ». Tu
supprimes les épisodes de
l’enfance ainsi que deux
personnages centraux qui
sont la mère et la grandmère. Pourquoi ?
Krzysztof Warlikovski : Ça
n’est pas possible de mettre
en scène les mères au théâtre,
c’est horrible ! Ou bien dans ce
cas, on monte La Ménagerie
de verre de Tennessee Williams qui est une pièce pour
la figure de la mère. C’est un personnage sentimental…
Commencer la mise en scène par le récit de l’enfance
comme dans La Recherche, on ne pouvait pas faire plus
ennuyeux ! On peut finir par cela, c’est ce que je fais.
Le spectacle finit sur une représentation de champs de
blé…
Comme dans chacun de tes spectacles, tu travailles
avec tous les arts (la danse, la vidéo, le chant ) etc.
Dans cette mise en scène les tableaux apparaissent
comme des représentations très suggestives, parfois
très poétiques de La Recherche. Je pense par exemple
aux métaphores florales, au bestiaire…
Pour cette adaptation quels ont été tes angles K.  W. : Je ne sais pas si « poétique » est le bon terme.
Quand on pense à ce grand monologue qui ouvre
d’approche ?
K.  W. : Pour moi il y a deux découvertes sur Proust qui « Sodome et Gomorrhe » les images métaphoriques sont
sont essentielles : son homosexualité et le fait qu’il est à utilisées pour traduire l’homosexualité : l’homme est
moitié juif. Proust n’est pas un écrivain du théâtre c’est une partie de la nature, il n’est ni inférieur ni supérieur
à un animal. Dans
un écrivain du fantasme ;
métaphores
de
sans doute observe-t-il Proust n’est pas un écrivain du théâtre ces
pollinisation, Proust se
le monde autour de lui,
c’est un écrivain du fantasme.
donne aussi un alibi. Il
mais quand il pense à un
homme, dans la fiction il décrit une aventure avec une n’est pas que poète de ces images, cherche à expliquer
fille comme si c’était la même chose… La tradition son homosexualité. ; il a besoin de ces images parce qu’il
française de lire Proust ou même ce qui a pu être son se sent coupable. Ou simplement, c’est un homme qui
objectif en écrivant ne m’intéresse pas. Monter La s’émerveille de la nature et qui se comprend à partir d’elle
comme faisant partie d’elle... On sait tous que l’histoire
Recherche doit être un acte politique aujourd’hui.
du Narrateur et d’Albertine est une mystification.
Mais Proust est une nature complexe parce qu’il peut
Comment appréhendes-tu la question du snobisme
être aussi ironique, méchant envers les homosexuels,
dans La Recherche ?
K.  W. : L’univers de Proust me fait penser à un snobisme comme avec les juifs. Cela me fait penser à une phrase
des icônes. Il ne s’agit pas de bourgeoisie ni d’aristocratie, qu’il écrit dans un journal avec de jeunes écrivains juifs
c’est quelque chose de presque mythologique. Ce qui dreyfusistes : « Je ne voulais pas démentir que j’étais juif
dans la vie peut relever du snobisme devient pour lui parce que j’aurais fait du tort à ma mère. »
une aventure intellectuelle, l’aventure intellectuelle de
Qu’est-ce qu’il est impossible de dire avec Proust ?
la bêtise, de la manipulation, de la jalousie etc.
Quelles sont les limites de l’adaptation ?
Dans cette adaptation, tu supprimes un grand K.  W. : Tout est impossible. Proust n’est absolument
45
pas montable au théâtre. J’essaie de faire une installation
proustienne. Je parle de Proust mais je fais une
installation proustienne.
ce système d’éducation où on impose des énormes stars.
En Pologne, nous avons Gombrovitch, c’est l’auteur
obligatoire qu’il faut lire avant le bac, l’auteur essentiel
pour un jeune intellectuel polonais. Gombrovitch est
le contraire de l’institution : il se fiche totalement de la
littérature romantique, il parle de sexe, d’excréments
pour se laver de cette fausse image de grandeur que la
littérature pense donner à la Pologne.
Pour les autres personnages d’artistes comme
Vinteuil ou Eltrir, tu les supprimes en remplaçant
le musicien par la musique, en remplaçant le peintre
par la vidéo… Pourtant, tu places au premier plan le
personnage de Rachel, l’actrice.
K.  W. : Proust est obsédé par les œuvres d’art, pour lui Pourquoi appelles-tu ce spectacle Les Français si
la vie se vit par les œuvres d’art. Moi aussi j’ai besoin tu veux défaire l’image que les Français se font de
des œuvres d’art mais au théâtre je n’ai pas besoin de Proust ?
décrire, de montrer par exemple que l’action se passe K.  W. : Ça peut-être des Français imaginés, ça peut-être
à l’opéra ou dans le salon des Guermantes. J’enlève des Polonais… des Européens… Adapter Proust est
les éléments réalistes. Pour le personnage de Rachel, beaucoup plus vivant pour moi que pour les Français.
c’est différent. Elle incarne le personnage de l’actrice C’est la même chose que monter Shakespeare pour des
C’est très important qu’elle soit la maîtresse de Anglais qui restent esclaves de la parole. Jamais je n’aurais
Robert de Saint Loup
fait Phèdre en tant que
parce qu’au départ c’est Quand je dis « Les Français » ça veut dire français, parce que ça ne
une courtisane puis une autre chose que pour vous. Mais cela veut nous laisse aucune liberté.
artiste, parce qu’enfin elle
Visconti
lui,
pouvait
est juive. Elle est révoltée dire que nos regards se contactent, qu’on imaginer, il pouvait avoir
contre la vieille école, entre en rapport… Je vous invite à rentrer besoin d’arriver à Proust ;
elle est excentrique, elle dans un univers ; je vous provoque…
il était sur le point d’y
appartient au monde de la
arriver et finalement il ne
provocation. C’est pour cela qu’elle est mon personnage l’a pas fait. Mais il n’y a pas un Français prédestiné à
dans cette installation proustienne. Je lui donne une vie, monter Proust. Pour cela il faudrait créer une grande
une importance qu’elle n’a pas dans La Recherche.
impression de cinéma, mais avec quel cinéaste ? C’était
encore possible dans les années 60 peut-être avec
À quels univers esthétiques ou artistiques as-tu les derniers grands réalisateurs italiens. Pour moi,
pensé en construisant ce projet ?
l’adaptation ne peut pas être faite par un Français ; il n’y
K.  W. : J’ai pensé à des centres d’art, tous ces lieux a pas assez de distance, il n’y a pas de regard extérieur.
d’exposition qui deviennent capitaux dans les grandes Je n’ai rien à voir avec votre imagination, moi je suis
villes, comme le Moma ou la biennale de Venise. J’essaie un étranger. Quand je dis « Les Français » ça veut dire
de faire un spectacle qui sorte du théâtre.
autre chose que pour vous. Mais cela veut dire que nos
regards se contactent, qu’on entre en rapport… Je vous
Tu termines la représentation des Français par un invite à rentrer dans un univers ; je vous provoque…
monologue de Phèdre de Racine alors que tu montes
par ailleurs un spectacle autour de Phèdre. Quel lien Qu’est-ce que tu attends du public Français ?
fais-tu entre ces deux créations ?
K.  W. : D’être concerné. C’est intéressant de voir la
K.  W. : C’est du hasard, c’est une coïncidence, qui fait confrontation du public français avec cette version de
complètement sens, bien sûr.
Proust vue par les Polonais. Mais ce n’est pas n’importe
quel polonais qui adapte Proust ; j’ai une place
À quel âge as-tu lu la Recherche pour la première particulière en tant que Polonais en France. C’est une
fois. Quel extrait alors te bouleversait ?
belle confrontation. Une belle invitation.
K.  W. : Je l’ai lu à 19 ans. Le passage ? … C’est là, c’est
ce spectacle…
Est-ce que ce spectacle peut amener les gens, les
jeunes à lire Proust.
K.  W. : Je préfère que Proust reste une lecture personnelle,
secrète. Je n’aimerais pas que le monde entier connaisse
Proust. Je partage le point de vue des jeunes français à
ne pas lire Proust parce qu’on les y oblige ! Je déteste
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ENTRETIEN AVEC Piotr Gruszczynski, dramaturge
« Le texte dans le théâtre de Krzysztof Warlikowski
est toujours le point de départ. »
Amélie Rouher : Sur le
impose au théâtre est la
métier de dramaturge et
convention apparente qui tire
le couple metteur en scène
le théâtre dans l’impasse de la
dramaturge.
Le
métier
comédie de salon. Pendant les
de dramaturge n’a pas
répétitions surgissait souvent
les mêmes fonctions d’un
le problème du « quatrième
pays à l’autre. Pouvez-vous
mur » et de l’enfermement
expliquer en quoi consiste
des salons dans leur propre
votre métier ainsi que votre
réalisme, ce qui n’est pas du
partenariat avec Krzysztof
tout la nature du texte de
Warlikowski ?
Proust.
Piotr Gruszczynski : Le travail
du dramaturge est strictement
Comment se fait la rencontre
défini par le metteur en scène
du texte avec les acteurs et le
avec lequel il travaille. Chaque fois, ces « liaisons » sont travail de plateau ?
différentes. Dans le cas de Krzysztof, le travail est divisé
en deux étapes : la première est fondée sur l’écriture P.  G. : Le texte dans le théâtre de Krzysztof Warlikowski
en commun du scénario, basée sur une composition est toujours le point de départ. Le travail ne commence
de fragments de textes différents ; la deuxième, c’est pas par des inspirations visuelles ou musicales mais
le travail avec les acteurs
par le texte, donc par
et la recherche de la Dans le cas de Proust, il était évident le sujet, donc par le cas
forme finale du texte qui
on parlera. Dans un
depuis le début qu’il ne pouvait s’agir dont
devient partie intégrante
sens, le texte est aussi le
de la vision du metteur d’une adaptation mais d’une création point d’arrivée : il devient
en scène. Le processus personnelle de Warlikowski.
un élément vivant du
dramaturgique est fondé
spectacle,
il
résonne,
sur l’extraction, au moyen de textes préexistants, de ce donne à penser et à discuter, il tient le cas et le discours,
qui est caché dans la tête du metteur en scène. Parfois on il est responsable des significations du spectacle.
cherche un texte sur un certain sujet, parfois on l’écrit,
mais en général le processus est fondé sur l’intuition et Certaines scènes, comme le Prologue, sont librement
les pressentiments. Ce n’est pas l’écriture sur scène mais inspirées de La Recherche du temps perdu, d’autres
une sorte de maïeutique.
passages sont des extraits comme l’épisode des
Catleya ou des chaussures rouge d’Oriane. Comment
Comment s’est élaboré le travail d’adaptation Quels ces choix de scène se sont-ils faits ?
axes de lecture, quels thèmes avez-vous retenus ?
P.  G. : Le spectacle est fidèle à la matière proustienne,
P.  G. : Dans le cas de Proust, il était évident depuis le mais il n’a pas toujours été possible de trouver dans le
début qu’il ne pouvait s’agir d’une adaptation mais d’une texte de Proust les scènes ou les cas dont on avait besoin
création personnelle de Warlikowski sur le cas de Proust. pour créer le spectacle. La scène du Prologue, qui est
Nous ne voulions créer ni narration ni fils fictionnels. l’invocation de l’esprit, n’existe pas dans l’œuvre de
Nous avons suivi la piste des cas et des scandales de ce Proust même si le spiritisme y est mentionné plusieurs
roman, des sujets les plus importants : l’affaire Dreyfus, fois. À partir de ce stade précoce, on savait qu’on voulait
l’antisémitisme, l’homosexualité, la vieillesse, la mort, la « entrer » dans Proust par l’invocation de l’esprit, on a
mémoire comme source de culpabilité.
donc dû construire cette scène. Toutefois, la majorité
des textes utilisés dans le spectacle provient du roman.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées dans le
travail d’adaptation ?
L’adaptation théâtrale donne l’illusion de suivre
P.  G. : Une des plus grandes difficultés que Proust l’ordre chronologique des volumes de La Recherche,
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hormis « Combray » qui est juste suggéré par les ou stérile, flétrie ou en fleur – cette floralité impose à
champs de blé à la fin du spectacle. Pourtant, les l’homme plusieurs obligations comme la reproduction
passages de la Recherche que vous intégrez ne suivent qui ne l’autorise pas à « flétrir » pour rien. Libéré de la
pas toujours l’ordre des textes. Par exemple, vous religion, Proust se permet de voir l’homme à travers
faites présider la partie
Darwin et la nature dans
À l’ombre des jeunes [Le texte] devient un élément vivant du une grande liberté et une
filles en fleurs par le spectacle, il résonne, donne à penser et pureté de l’espèce. Cela
grand monologue, essai
donne une libération de
sur
l’homosexualité, à discuter, il tient le cas et le discours, toutes les peurs, tabous et
qui introduit Sodome il est responsable des significations du psychoses.
et Gomorrhe. Quelle spectacle. (…)
logique avez-vous suivie
Vous
préparez
une
lorsque vous avez conçu La majorité des textes utilisés dans le adaptation des sousspectacle provient du roman. le montage ?
titres pour le public en
P.  G. : La logique des
français début 2016.
titres qui apparaissent dans le spectacle ne reflète Comment comptez-vous aborder le caractère très
pas souvent les liens entre le contenu et les titres du littéraire de la langue de Proust ?
roman. On a aussi changé leur ordre. C’est un premier P.  G. : La traduction polonaise faite par l’excellent
piège pour le spectateur qui a pour but de stimuler sa Tadeusz Boy-Zelenski dans les années trente a aussi un
vigilance discursive envers le spectacle. C’est aussi une caractère très littéraire et suit fidèlement l’original. Le
manifestation de la vision de Proust par Warlikowski. caractère littéraire de la langue de Proust ne masque
Le metteur en scène parle ainsi des titres dans une même pas à un quelconque degré l’acuité de ses
conversation que nous avons eue avant la première : observations et de ses opinions ce qui ne fait qu’aider
« Le spectacle est constitué de dix séquences disposées l’intention de Warlikowski.
sur la base des titres des volumes, parfois des chapitres.
Ici commence notre jeu avec ces titres et la recherche
de significations nouvelles. « Du côté de Guermantes »
ne signifie pas de voyage sentimental à Combray chez
Geneviève de Brabant mais un voyage dans le monde le
plus terrible et en même temps le plus convoité par le
Narrateur - qui le rejette à cause de sa judéité – et qui est
un monde antisémite. Dans « Du côté de chez Swann »
il n’y a pas de voyage vers le sentiment d’un enfant
envers une fillette mais un voyage chez Swann juif et
dreyfusard. Ce n’est pas
Swann qui est le héros de Libéré de la religion, Proust se permet de
cette scène mais, invoqué voir l’homme à travers Darwin et la nature
par une aristocratie idiote,
comme dans une séance dans une grande liberté et une pureté de
de spiritisme de Fellini, l’espèce. Cela donne une libération de
l’esprit
de
Dreyfus. toutes les peurs, tabous et psychoses.
« Sodome et Gomorrhe »
se déplace dans les époques de guerre et couvre le
contenu du dernier volume où le bordel masculin rempli
par les soldats français décrit le mieux, selon Proust, la
première guerre mondiale. Nous avons nommé d’après
le titre « À l’ombre des jeunes filles en fleurs » un
monologue pris de « Sodome et Gomorrhe » concernant
une classification particulière de types d’homosexuels
dans lequel Proust a transposé la nomenclature de
la nature sur le terrain humain. C’est Une première
façon de légaliser l’homosexualité en montrant
qu’elle fonctionne naturellement dans la nature. Une
présentation d’un homme comme une fleur fécondée
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ENTRETIEN AVEC Claude Bardouil
« Je suis le partenaire idéal. »
Amélie Rouher : Comment
expliques-tu la place de ton
travail au sein de l’équipe
artistique et avec Krzysztof
Warlikowski ?
Claude Bardouil : Quand on
commence les répétitions, on
arrive avec le décor. Dans un
sens, c’est une chose essentielle parce que c’est l’espace
dans lequel on doit se glisser.
La question est ensuite de
trouver la tension intérieure
de chaque scène. Krzysztof
ne résout pas les problèmes au préalable, il arrive avec
toutes les questions, toutes les possibilités et les résout
avec les acteurs. Le premier partenaire de Krzysztof c’est
le dramaturge, puis nous. Il faut comprendre que nous
sommes tous responsables de la scène, et pas que de
nous seuls. S’intégrer dans le processus de travail, c’est
toujours se poser la question : « De quoi la scène a-t-elle
besoin ? ». Ce n’est jamais : « Qu’est-ce que je vais faire ? »
C’est un processus extraordinairement naturel. Je dis
toujours qu’on ne peut pas être mauvais avec Krzysztof
parce qu’il fait en sorte que le projet devienne le nôtre.
Et c’est vrai pour chacun d’entre nous.
les dramaturges pour écrire
un scénario. Ce qui justifiait ma présence c’était les
performances de Rachel, le
personnage de l’actrice. Mais
comme on ne voulait pas faire
du théâtre dans le théâtre,
on a pensé qu’elle pouvait
chanter. Au début, on imaginait que Rachel devait avoir
un partenaire, de la même
manière qu’on avait imaginé
qu’Oriane devait également
avoir… « un noir ».
Tu travailles donc plus sur la puissance d’évocation
des images qu’à ce qu’elles désignent. Peux-tu
parler de ton travail avec les masques ?
C. B. : Par défi personnel, je voulais explorer le travail
du masque. J’ai déjà travaillé avec des perruques dans
des spectacles précédents. Ce qui m’intéresse c’est
d’explorer un langage performatif et non pas théâtral
ou chorégraphique. Le masque permet cette recherche
parce que c’est le corps qui lui donne son expression.
Surtout, le personnage sert de contrepoint à la scène des
Guermantes ; il est le personnage qui place le spectateur
à distance parce qu’il le regarde en semblant lui dire :
« Vous entendez ? »
Comment construis-tu une image chorégraphique,
celle du noir par exemple ? Comment s’inscrit-elle
dans l’ensemble de la création ?
C. B. : C’est apparu au dernier moment. Au début de la
création, mon rôle n’était pas défini ; nous avions bien
l’idée d’un personnage de couleur noir mais en même
temps nous pensions qu’il pouvait être trop réaliste.
L’idée d’un serveur noir chez les Guermantes était aussi
beaucoup trop illustratif. Puis j’ai eu l’idée du masque
de personnage noir qui met une certaine distance avec le
principe de réalisme. C’est là que nous avons introduit le
personnage de Rachel qui chante sur des pointes. Tout
cet ensemble devenait intrigant. Pourquoi un noir a-t-il
des pointes pour servir chez les Guermantes ? Pourquoi
vaporise-t-il une plante en plastique ? Les choses se sont
construites de cette façon jusqu’à devenir un numéro de
Rachel et de son performer.
Est-ce qu’on peut parler d’écriture collective, de
création collective ?
C. B. : Krzysztof a un respect profond pour les gens
avec qui il travaille. Il n’amenuise jamais les idées pour
ramener tout au même endroit. Il laisse au contraire
se développer ce que chaque artiste a à exprimer mais,
en même temps, il est le centre absolu. Parce qu’il y a
chez Krzysztof une puissance de pensée qui en termes
d’énergies est tellement jaillissante, tellement puissante
que ça t’emmène. C’est en ce sens qu’il est le centre
absolu.
Comme une force centrifuge…
C. B. : C’est quelque chose qui avale les éléments.
… Et qui est capable d’absorber autant d’univers
esthétiques différents et d’en faire une œuvre
unique…
C. B. : Absolument. Et c’est surtout la grande force
de Krzysztof, il n’a pas envie d’être Dieu, il n’a aucun
Quand est intervenu ton travail de créateur/performeur dans les étapes de la création des Français ?
C. B. : J’ai été présent, aux aguets, dès le début c’està-dire quand Krzysztof a commencé à travailler avec
49
problème de rivalité avec les artistes, les acteurs, les
vidéastes… C’est un être du présent, dans le présent
de sa vie, dans le présent de la relation. Sa pensée se
modifie sans cesse : une situation ou un événement le
soir va faire changer le spectacle le lendemain. Ça peutêtre un élément de notre vie privée qui va entrer immédiatement sur le plateau mais toujours d’une manière
non banale. Lui est dans son présent et si tu es là, il faut
que tu sois là totalement, avec tout ce que tu es et toute
ta créativité…
et soi-même, il faut toujours viser plus grand. Et dans
un sens, pour moi, le regard de Krzysztof est la chose
plus grande dans laquelle je veux m’inscrire. Pourtant
il n’est pas chorégraphe, mais c’est pour moi un très
grand chorégraphe par l’acuité de son regard : je n’ai
pas besoin qu’on me dirige, j’ai confiance en l’acuité de
son regard.
Quelle différence fais-tu entre le moment où tu étais
chorégraphe indépendant, directeur de compagnie et
cette période de collaboration active avec Krzysztof
Warlikowski ?
C. B. : Je pense que ma grande qualité – c’est un défaut
et une faiblesse aussi –, c’est que je suis avec mes collègues un partenaire de scène idéal. Parce que je ne pense
pas à moi, ce qui n’est pas du tout une attitude de saint,
mais c’est ma nature. Par exemple, la figure du duo
m’intéresse parce qu’elle implique la rencontre avec
l’autre. C’est pour cette raison je crois que je n’ai jamais
fait de solo… Je suis le partenaire idéal !
En dehors de Proust, quelles ont été tes références
culturelles ?
C. B. : Par exemple, le pas de deux dans le duo de
« Sodome et Gomorrhe » est une référence à la danse de
Merle Park et Noureev dans Casse-Noisette. C’est une
idée de Krzysztof. Au début je n’étais pas convaincu
par ce choix mais Krzysztof a insisté. Cette référence
est une de ses mythologies. Après je me suis amusé avec
le langage classique, j’ai travaillé sur le détournement
puisqu’un garçon ne travaille pas sur des pointes. Il
y a également le contexte des ballets russes qui sont
contemporains de Proust. Nijinski s’est mis à danser sur
des pointes parce qu’il voulait le premier rôle dans les
ballets souvent tenus par les femmes. Ce sont donc à
la fois des mythologies personnelles et des mythologies
proustiennes. Quand tu vois tout ce réseau de concordances se tisser, tu sais que tu es au bon endroit de la
création.
Quel est ton rapport avec l’espace et la scénographie ?
C. B. : Ce qui est incroyable chez Krzysztof, c’est que
rien n’est décoratif, c’est-à-dire que tout fait sens. Pour
cela, les espaces de Małgorzata Szcze˛śniak, la scénographe, sont des espaces rêvés. Tout y est extrêmement
concret. Tu peux être au minimum de toi, cinématographique, tu n’as pas besoin de remplir l’espace, le plateau
te rend extraordinairement fort. Tu n’es obligé de rien,
tu es puissant. Tu es presque installatif. Par exemple,
quand Oriane sort du wagon, elle marche, il y a une
vitre derrière elle, elle traverse, elle s’assied, l’endroit est
parfait… C’est une installation. Quand les personnages
parlent c’est la même chose, on peut parler d’installations verbales au sens où la parole crée de l’image.
Comment se fait le travail de direction entre toi et
Krzysztof Warlikowski ? Comment intègres-tu le
regard du public dans ton travail ?
C. B. : Je ne danse pas pour, je danse devant Krzysztof.
Parce que c’est un regard en demande. Je ne joue
jamais pour le public, parce que le public on a vu ce
que c’est, c’est immonde et magnifique à la fois, parce
que c’est l’humanité. Mais c’est totalement faux de dire
qu’on veut plaire à toute l’humanité. Entre le public
50
ENTRETIEN AVEC DENIS GUÉGUIN
Amélie
Rouher :
Pour
Comment as-tu été amené
commencer
peux-tu
te
à travailler avec Krzysztof
présenter,
situer
ton
Warlikowski ?
parcours professionnel ?
D.
G. :
J’ai
rencontré
Denis Guéguin : J’ai fait des
Krzysztof il y a 30 ans, je finisétudes de cinéma et de théâtre
sais mes études, réalisais mon
à l’Université Paris III. C’était
premier court-métrage et je
ce mélange qui m’intéressait
savais déjà que je ne voulais pas
le plus, dans l’idée aussi que je
faire de cinéma narratif. Lui
ne savais pas vraiment ce qui
n’avait pas encore commencé
m’intéressait le plus. Vite, je
ses études de théâtre. On s’est
me suis acheté ma première
perdus de vue pendant dix ans.
caméra, puis la deuxième…
Puis, j’ai travaillé avec Martial
J’ai fait de la photo, des films
Di Fonzo Bo pour le Théâtre
expérimentaux, j’ai été un La vidéo live permet de jouer avec National de Bretagne. Je cherpetit peu acteur dans des
j’expérimentais alors
la fascination du comédien, de chais,
choses improbables (rires).
des dessins de en animation
Finalement, avec le recul, tout percevoir tous ses détails, sa force qui devaient en quelque sorte
se tenait, tout était logique : le dramatique.
doubler le jeu des comédiens.
mélange des langages et des
J’en parlais beaucoup avec
arts, du cinéma et du théâtre. C’est mon métier.
Krzysztof parce qu’alors, la vidéo au théâtre n’existait
pas. Il y avait une frilosité générale mais je l’incitais à
À partir de quand as-tu vu apparaître l’utilisation
s’en servir. On a fini par le faire ensemble en 2003 pour
de la vidéo au théâtre ?
Le Songe d’une nuit d’été.
D. G. : J’ai eu deux chocs. Le premier, c’était I Was
Sitting on My Patio de Bob Wilson, j’avais 14 ans. Y a-t-il une manière spécifique d’approcher la vidéo
C’était du Super 8 projeté sur scène. Le second, c’était avec Krzysztof Warlikowski ?
les concerts rock, notamment d’un groupe qui s’appelle D. G. : Oui et non. Il n’y a pas de règles. À chaque fois
Tuxedomoon, qui faisait des shows avec des projec- c’est nouveau même si finalement il y a quand même
tions Super 8. Ça me bouleversait complètement. D’un presque des systèmes que l’on travaille un peu réguliècôté, j’étais cinéphile, je voyais Binder, Pasolini, Duras, rement : le dédoublement des personnages, surtout le
Syberberg, Oliveira et cætera. De l’autre, j’étais fasciné travail sur le temps, par exemple la narration de flashpar ce côté « film en scène ». C’était un langage expéri- back, la narration intérieure du personnage…
mental, un langage non narratif, tout de suite énigmatique. C’est une espèce de surprise qui te fait travailler Vous jouez beaucoup avec des esthétiques cinématol’imaginaire.
graphiques. Par exemple, Oriane est filmée comme
une héroïne hitchcockienne…
Quand as-tu commencé vraiment à réaliser des D. G. : Oui. La vidéo live permet de jouer avec la fascividéos pour le théâtre ?
nation du comédien, de percevoir tous ses détails (je dis
D. G. : La première fois vers 1997, c’était avec Clyde sublimes mais je suis un peu exalté), sa force dramatique.
Chabot, une metteuse en scène française. On a adapté Ce jeu avec les gros plans est aussi un moyen de transL’Hypothèse de Robert Pinger. L’Hypothèse, c’est le crire l’isolement du personnage. Et en fait, c’est aussi
monologue d’un homme en plein délire qui fait des ce qu’écrit Proust, le personnage est plus en situation
hypothèses sur ce qu’il pourrait faire. En fait, c’est un d’écoute qu’en situation de parole. On produit presque
homme qui se filme. D’ailleurs, Robert Pinget a pensé un décalage de réalités.
son texte comme une image filmée. Ça me fait penser
à Loulou d’Alban Berg. Il introduit une didascalie au Oui, et en même temps c’est un imaginaire du
milieu du film, comme pour dire ce qu’il se passe entre spectacle. C’est-à-dire que tous ces gens-là sont en
deux actes. De cette manière il nous raconte les ellipses. représentation…
51
D. G. : Absolument.
convention documentaire à tenir. Est-ce qu’il fallait
un documentaire à la TF1 avec une voix off qui tende
… Surtout vis-à-vis d’eux-mêmes, l’Autre est celui vers une sorte d’objectivité ? On a fini par se dire que ce
qui nous permet d’exister, d’où le fait aussi que le serait mieux de filmer de manière plus étrange… Peutnarrateur (Marcel) est en position d’observateur être les personnages du Temps retrouvé qui apparaîpermanent, et que le spectateur est lui-même voyeur. traient en espèce d’hologrammes… On verrait Oriane
Comme si le spectateur était la caméra ou comme s’il dans une lumière étrange, fantomatique, d’un point de
était dans l’œil de la caméra…
vue subjectif, comme un revenant qui survient la nuit…
D. G. : Voilà, et ça, c’est un
Mais cela impliquait de superjeu à la fois assez subtil et Dans cette mise en scène, c’est poser plusieurs techniques
important dans le système particulièrement
impressionnant vidéo… Ce sont des choses à
Warlikowski : la représentation
prendre en compte puisque
et l’autoreprésentation que l’on car il y a tous ces jeux de miroirs, c’est trop long à mettre en
doit comprendre au sens de la de vitres, de caméra live qui œuvre.
représentation sociale. Dans intensifient ce travail sur soi, sur
cette mise en scène, c’est partialors en es-tu
la représentation et sur l’intimité, Comment
culièrement impressionnant car
venu au triptyque qui appail y a tous ces jeux de miroirs, l’intimité volée, une intimité qui en raît pendant le monologue
de vitres, de caméra live qui fait est complètement jouée.
de Marcel ? fleurs, hippointensifient ce travail sur soi, sur
campes et baisers.
la représentation et sur l’intimité, l’intimité volée, une inti- D. G. : L’idée était de recréer l’univers métaphorique
mité qui en fait est complètement jouée. C’est de la mise de Proust, c’est-à-dire d’évoquer un atlas botanique
en scène de mise en scène. Par exemple, il n’y a pas une et entomologique de la pollinisation, les papillons, la
seule seconde où Oriane de Guermantes ne maîtrise pas le vanille… Mais ça reste quand même documentaire ! Ce
moindre détail de ses gestes.
sont des images scientifiques.
Il y a aussi des moments où la caméra est intrusive.
On se croirait dans une série B, comme si la scène
était volée et prise par une caméra amateur.
D. G. : Oui, cela intensifie la violence, cela crée comme
ça un cinéma direct, très direct même. Lorsqu’Oriane
au début est en noir et blanc, ce procédé crée un décalage, une distance. Même si c’est une caméra live, c’est
comme si elle n’était pas tout à fait présente. En anglais,
on dit un delay, c’est comme un petit retard. Ainsi, on
rentre dans l’intériorité du personnage.
Tu as donc travaillé à transformer l’image scientifique en image poétique. Par exemple, on peut dire
que les petites araignées sont des doubles métaphoriques d’Albertine…
D. G. : Exactement, l’araignée, la toile d’araignée… Tout
à coup cela devenait évident, c’était « La Prisonnière ».
Quand j’ai vu ces images, c’est devenu une évidence.
En plus, elles ajoutaient un jeu graphique avec la
chanteuse-danseuse, Rachel, et le performeur Claude
Bardouil.
Est-ce que Krzysztof Warlikowski te donne des
informations, est-ce qu’il te donne des intentions,
des feuilles de route ?
D. G. : Oui. On parle, on parle… Tout de suite il y a
eu des idées, d’ailleurs des choses qui ne sont pas dans
le spectacle. Par exemple, il fallait que je fasse un film
sur l’hôtel particulier des Camondo à Paris, une famille
Juive à l’origine, de grands collectionneurs que Proust
connaissait. Ça devait être le final du spectacle. Après Le
Temps retrouvé, et Phèdre, on y voyait comme un documentaire sur la famille Camondo. Il s’est agi de faire un
parallèle avec Dreyfus.
C’est qu’il y a une superposition de langages et de
tonalités en tous genres, sans cesse mêlées. Cela crée
toujours un écart, un effet d’étrangeté. Me vient
alors cette question : Proust est l’auteur de la sensation, de la perception. Comment as-tu approché ces
notions-là ?
D. G. : Moi, je n’ai rien approché du tout ! À un
moment donné, je me crée mon propre background, un
univers à moi, sensitif. Il faut que je trouve les images,
que je les fabrique, et il faut que je voie si ça marche
ou pas. Ces documentaires sont des fragments extrêmement précis, extrêmement choisis. Les couleurs et
le rythme sont retravaillés. Il y a certaines images qui
se répètent en boucle et décrivent peut-être un univers
qui vit tout seul, autonome, qui respire. Cela crée une
espèce de rythmique, de pulsation qui accompagne le
son ambiant.
Alors comment, de cet hôtel « historique », en es-tu
arrivé aux hippocampes, aux fleurs, aux documentaires scientifiques ?
D. G. : Il y a plusieurs entrées. Je cherchais une
52
Quel travail mènes-tu avec le musicien ?
D. G. : Le musicien est présent à chaque répétition, avec
tout son matériel. Tout au long du travail, il propose un
son, une musique, un mixage. Il n’y a pas un monologue,
un texte, une scène, qui ne soit sans son. La vidéo, c’est
beaucoup plus lourd, beaucoup plus compliqué. Je suis
obligé de travailler hors du plateau.
MARIA ŁOZINSKA
« ALBERTINE »
Comment est venue la vidéo des pissenlits pendant le
« show » de Madame Verdurin ?
D. G. : Pour l’apparition de Madame Verdurin, il fallait
que la vidéo intègre la performance du personnage : une
performeuse habillée et masquée qui est dans un environnement champêtre. J’ai d’abord filmé des vaches en
Pologne, des champs, la nature pour ne garder que le
champ de blé final. Finalement, je n’ai gardé que l’image
de la croissance des plantes. Camille a choisi les pissenlits.
Les orchidées pour Oriane, les pissenlits pour Madame
Verdurin… Il y a quelque chose d’un peu trivial, comme
ça. C’est aussi une sorte de citation de 2001 l’Odyssée de
l’espace de Stanley Kubrick à cause des singes au début
du film sur la musique de Richard Strauss, Ainsi parlait
Zarathoustra.
« Au début, Krzysztof m’a proposé une période d’essai
pour voir si je pouvais convenir parce que je suis la seule
dans ce spectacle à ne pas avoir fait d’étude de théâtre.
Il tenait à ce qu’Albertine soit juvénile, non-formée,
différente des autres personnages présents sur la scèneś
Et quel lien fais-tu entre 2001 l’Odyssée de l’espace
et le show de Madame Verdurin ?
D. G. : C’est la naissance du monde, c’est l’animal qui
devient homme. D’où l’on vient, est-ce que l’homme
a une qualité supérieure à la nature ? Peut-il ou non la
dominer ? Et puis, il y a cette scène où elle se met à grommeler où l’on se dit « Mais c’est quoi ? Elle se transforme,
c’est un singe qui va se transformer en quoi ? Est-ce
qu’elle est en train de simuler un acte sexuel, la jouissance ? » C’est très animal, je le vois comme un rappel des
origines.
Questionnaire de Proust
Ton poète préféré ?
William Blake.
Ton héroïne préférée dans la vie réelle ?
Ma mère.
La qualité que tu préfères chez un homme ?
La sensibilité.
La vidéo vient pour moi comme une puissance évocatrice, poétique comme sont les tableaux d’Elstir dans
la Recherche.
D. G. : Bien sûr, la vidéo fait que la représentation
scénique devient spectaculaire, c’est un art total.
Plusieurs médias se complètent et travaillent ensemble.
C’est une sorte d’indépendance aussi du média vidéo que
des éléments cohabitent simultanément. Il y avait pour
moi la piste de filmer un temps absolu, un temps hors du
temps, un temps galactique.
Chez une femme ?
La fermeté.
Ta caractéristique la plus marquée ?
La fragilité.
Ce que tu estimes le plus chez tes amis ?
La gaîté.
Ton rêve de bonheur parfait ?
Au coin du feu, dans une cabane, dans la forêt,
pendant qu’il neige.
En fait la vidéo, c’est la quatrième dimension du
théâtre, un cinquième mur ?
D. G. : Pour moi, la vidéo, c’est un temps sur impressions.
C’est un temps qui s’ajoute, c’est une épaisseur en plus,
une profondeur en plus. C’est un temps dédoublé… Et
par moments, par la caméra live, c’est un espace dédoublé : on voit l’acteur « en vrai » et on voit l’acteur filmé.
Ta plus grande peur ?
La solitude.
Quel don de la nature aimerais-tu le plus avoir ?
Un don pour les jeux de hasard.
53
NOTES
54
NOTES
55
CONTACTS
Dossier réalisé par Amélie Rouher,
professeur de lettres correspondante culturelle
auprès de la Comédie,
missionnée par le rectorat
[email protected]
Assistanat Laurène Bornais (licence Arts de la scène)
Photographies du spectacle Les Français © Jean-Louis Fernandez,
photographe associé à la Comédie de Clermont-Ferrand scène nationale.
contact scolaire
Laure Canezin,
chargée des relations avec les publics
[email protected]
t. 0473.170.180
56
nº licence diffuseur : 1063592 Siret : 413 893 140 000 25 APE : 9001 Z
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