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« (…) j’y décrirais les hommes,
cela dût-il les faire ressembler
à des êtres monstrueux, comme
occupant dans le Temps une
place autrement considérable
que celle si restreinte qui leur
est réservée dans l’espace, une
place, au contraire, prolongée
sans mesure, puisqu’ils touchent
simultanément, comme des
géants, plongés dans les
années, à des époques vécues
par eux, si distantes, — entre
lesquelles tant de jours sont
venus se placer —
dans le Temps. »
Marcel Proust
PRÉFACE
Perdre le temps pour mieux le retrouver n’est pas
une pratique moderne. Étirer, déshabiller lentement
le passé comme une peau, comme une très longue
robe de nuit tendue vers les vivants, n’est plus un
état de vivre ni même un état littéraire, c’est une
habitude de revenants… Ça n’est d’ailleurs pas par
hasard que la première image du spectacle fait surgir
de l’obscurité quasi totale une scène de spiritisme
mondain… S’il s’agit de faire théâtre avec la mise en
jeu de la célèbre « mémoire involontaire », alors cette
mémoire est politique. Pour Krzysztof Warlikowski,
pas de madeleine, pas d’affects. Évoquer Proust,
adapter ce monument réputé inadaptable de la
littérature qu’est À la recherche du temps perdu, c’est
faire remonter les fantômes de la mauvaise conscience
européenne : l’antisémitisme, l’homophobie, le
racisme, plus largement la haine ordinaire de l’autre
lentement couvée dans le nid des salons de l’avant-
guerre. Loin de la petite muséographie de clichés
fabriqués à l’ombre des anthologies scolaires et des
téléfilms, ces « Français » nous désignent un monde
déchu qui n’en finit pas de finir : Charlus, Swann,
Verdurin, Guermantes sont ces morts très vivants
qui font retour pour nous désigner notre tragique
réalité présente.
Dans la mesure où l’adaptation de Krzysztof
Warlikowski défait sans complaisances tous les
clichés proustiens, l’objectif de ce dossier n’est pas
de reconstituer une mythologie proustienne mais
au contraire de laisser les jeunes spectateurs libres
de construire leur propre univers. Pas de madeleine
donc, pas d’aquarelles, pas de couchants normands
ou d’atmosphères de tisane… L’important ici est
que les spectateurs, par une approche impressive
de l’univers proustien, puissent par eux-mêmes
formuler les problématiques dramaturgiques dont
ils auront besoin pour apprécier le meilleur de la
représentation.
Ateliers de pratiques, approches interdisciplinaires
sont proposés pour que chacun puisse piocher à
son gré et choisir le cheminement qui conviendra le
mieux à ses classes. De même, les entrées proposées
pour l’analyse du spectacle ne sont jamais que des
propositions d’interprétation, lesquelles doivent
toujours demeurer ouvertes à la découverte sensible
des jeunes spectateurs.