DOSSIER PÉDAGOGIQUE création française représentations 23 et 24 JANVIER 2016 sommaire PRÉFACE CAHIER 1 PARTIE # 1 AVANT contre-anthologie proustienne réalisée par de jeunes lecteurs entrée sensible pour de jeunes lecteurs 1900 petite (dé)contextualisation adapter mais pas « cliché » + documents complémentaires ateliers de pratiques artistiques constellation de citations CAHIER CENTRAL CAHIER 3 petites recommandations douces entretiens clichés CAHIER 2 pour le spectateur angoissé PARTIE # 2 APRÈS atelier de prise de parole analyse de la scénographie théâtre et vidéo la confluence des arts l’art du contrepoint le jeu de l’acteur 2 PRÉFACE Perdre le temps pour mieux le retrouver n’est pas une pratique moderne. Étirer, déshabiller lentement le passé comme une peau, comme une très longue robe de nuit tendue vers les vivants, n’est plus un état de vivre ni même un état littéraire, c’est une habitude de revenants… Ça n’est d’ailleurs pas par hasard que la première image du spectacle fait surgir de l’obscurité quasi totale une scène de spiritisme mondain… S’il s’agit de faire théâtre avec la mise en jeu de la célèbre « mémoire involontaire », alors cette mémoire est politique. Pour Krzysztof Warlikowski, pas de madeleine, pas d’affects. Évoquer Proust, adapter ce monument réputé inadaptable de la littérature qu’est À la recherche du temps perdu, c’est faire remonter les fantômes de la mauvaise conscience européenne : l’antisémitisme, l’homophobie, le racisme, plus largement la haine ordinaire de l’autre lentement couvée dans le nid des salons de l’avantguerre. Loin de la petite muséographie de clichés fabriqués à l’ombre des anthologies scolaires et des téléfilms, ces « Français » nous désignent un monde déchu qui n’en finit pas de finir : Charlus, Swann, Verdurin, Guermantes sont ces morts très vivants qui font retour pour nous désigner notre tragique réalité présente. Dans la mesure où l’adaptation de Krzysztof Warlikowski défait sans complaisances tous les clichés proustiens, l’objectif de ce dossier n’est pas de reconstituer une mythologie proustienne mais au contraire de laisser les jeunes spectateurs libres de construire leur propre univers. Pas de madeleine donc, pas d’aquarelles, pas de couchants normands ou d’atmosphères de tisane… L’important ici est que les spectateurs, par une approche impressive de l’univers proustien, puissent par eux-mêmes formuler les problématiques dramaturgiques dont ils auront besoin pour apprécier le meilleur de la représentation. Ateliers de pratiques, approches interdisciplinaires sont proposés pour que chacun puisse piocher à son gré et choisir le cheminement qui conviendra le mieux à ses classes. De même, les entrées proposées pour l’analyse du spectacle ne sont jamais que des propositions d’interprétation, lesquelles doivent toujours demeurer ouvertes à la découverte sensible des jeunes spectateurs. « (…) j’y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure, puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux, si distantes, — entre lesquelles tant de jours sont venus se placer — dans le Temps. » Marcel Proust 3 partie # 1 AVANT « Ce travail qu’avait fait notre amour-propre, notre passion, notre esprit d’imitation, notre intelligence abstraite, nos habitudes, c’est ce travail que l’Art défera, c’est la marche au sens contraire, le retour aux profondeurs, où ce qui a existé réellement gît inconnu de nous, qu’il nous faudra suivre. » Marcel Proust, Le Temps retrouvé, p. 300 ENTRÉE SENSIBLE Faire lire les extraits de l’anthologie (cahier 1) sélectionnés par de très jeunes lecteurs ainsi que la constellation de citations (cahier 2). Demander aux élèves de formuler des impressions de lecture. À leur avis, de quoi parle le roman, quels sont ses thèmes, quels sont les rapports entre les personnages ? À partir de leurs impressions, on insiste sur la dimension achronique du texte, qui s’inscrit dans la déconstruction d’une narration traditionnelle. À la recherche du temps perdu est en effet un immense archipel romanesque conçu comme une sorte de toile d’araignée dans laquelle le lecteur doit consentir à s’abandonner. C’est à la fois une immense peinture sociale et politique, qui accompagne des personnages de la fin 19e jusqu’à la guerre et en même temps, un sous-sol mental virtuose qui nous renvoie par transferts ou par identifications à nous-même. Pour aller plus loin Pour compléter le paysage impressif donné par les élèves, sans livrer aucun résumé du roman, on leur demandera de vérifier leurs intuitions, de confirmer leurs impressions par des recherches documentaires en suivant des pistes de recherche. On conseillera par exemple la consultation des podcasts de la série Un été avec, disponible sur France Inter (http://www.franceinter.fr/reecouterdiffusions/660772) ou de l’ouvrage collectif qui en découle, Un été avec Proust, Équateurs Parallèles. Notes 2015. 4 Clichés 1900 : Madeleines, dentelles et chapeaux de paille ^ Maillot 1920 ^ Bain de mer ^ Couple lesbien ^ Almanach Vermot ^ Le Roi des porcs, musée des horreurs ^ Sarah Bernhardt ^ Cirage de Paris même temps la difficulté de l’adaptation théâtrale : absence totale de dialogues, séquences narratives, longues descriptions notamment d’extérieurs et de paysages, évocations poétiques, analyses psychologiques, etc. Tous ces éléments contribuent à dire qu’une adaptation de quelque nature que ce soit, est impossible. Comment traduire en actions ce qui la plupart du temps est de l’ordre du drame intérieur, de l’évocation poétique ou du jeu d’idées ? Petite (dé)contextualisation pour en finir avec les clichés proustiens À partir des documents iconographiques proposés, on demandera aux élèves de formuler un paysage contextuel de l’époque 1900, puis de faire des analogies entre leur lecture des textes de Proust et les documents proposés. Au cinéma On insistera particulièrement sur le fait que ces images présentent des clichés autant qu’elles les dénoncent. À la discrétion de l’enseignant, on pourra éventuellement demander des recherches plus approfondies sur le contexte, attendu que l’objectif n’est pas ici de constituer un bréviaire exhaustif du contexte d’écriture de La Recherche mais au contraire de proposer une approche par associations libres. Les documents que nous proposons sont des clins d’œil à l’univers de Marcel Proust : dentelle coquine qui renvoie tendrement aux gomorrhéennes qui obsèdent le narrateur et Swann ; maillots de bain à rayures qui à lui seul symbolise toute une génération qui découvre les bains de mer et les côtes Normandes (Balbec) ; ou encore l’univers culturel avec Sarah Bernhardt qui fait écho au personnage de la Berma puis de Rachel, lesquelles participent à la formation culturelle du narrateur dans son enfance. Il faut aussi souligner, cette fois-ci sans humour, la représentation polémique de Zola qui rappelle que À la recherche du temps perdu met en jeu des clivages très importants entre des personnages dreyfusards ou antidreyfusards. Enfin, le dessin humoristique de l’almanach Vermot est une évocation libre du temps perdu et du petit tortillard que prennent les « habitués » à Balbec. Faire des recherches sur les différentes adaptations existantes de La Recherche. Il existe trois adaptations cinématographies connues de À la recherche du temps perdu. Adapter mais pas « cliché » Pour jouer… S’amuser à créer une distribution fictive, avec pour consigne de jouer sur le contrepoint. Demander d’associer par exemple un personnage à un univers artistique (référence cinématographique, picturale, littéraire, etc.) et à des influences esthétiques (les années 1950, le gothique, le fantastique, etc.). Par exemple : Odette en tableau de Klimt ; Morel en fantômette… • Un amour de Swann, Volker Schlöndorff, 1984 • À la recherche du temps perdu, Nina Campaneez, 2011 • Le Temps retrouvé de Raoul Ruiz, 1999 On demandera aux élèves de formuler des hypothèses sur les choix opérés par les réalisateurs à partir de l’analyse des affiches. Au choix de l’enseignant, trouver des extraits en ligne des films et analyser et comparer les adaptations, en décrivant l’esthétique retenue, le choix de la distribution, etc. Du film de Nina Companeez, on retiendra un respect dévot à l’univers du livre, façon couleur locale, à l’effet aquarelle (costumes, etc.), au soin accordé aux décors et à son caractère extrêmement esthétique. L’usage de plans larges pour mettre en avant la comédie humaine alterne avec des zooms très esthétisants. On peut demander à regarder la bande-annonce, du film de Raoul Ruiz, qui met en avant la « scène des catleyas ». Enfin, faire réagir sur l’esthétique fin de siècle d’Un amour de Swann de Volker Schlondorff, de ton acajou, infléchie par la volonté prioritaire de coller à une convention historique. On demandera aux élèves d’émettre des hypothèses sur les possibilités ou pas d’adapter La Recherche. Quel genre artistique choisiraient-ils, quels axes thématiques ? Quels problèmes précis poserait une adaptation théâtrale ? On attend des élèves qu’ils répondent automatiquement par le cinéma et la bande dessinée, formulant dans le 6 ^ Un amour de Swann, ^ Le Temps retrouvé de Raoul Ruiz, 1999 Volker Schlöndorff, 1984 ^ À la recherche du temps perdu, Nina Campaneez, 2011 BD et Manga Pour aller plus loin Dans l’adaptation en bande dessinée de Stéphane Heuet, l’intérêt repose sur un travail de synthèse entre narration, description, et évocations sensibles. D’une part, l’image prend en charge les parties descriptives du texte, par le jeu des images, des dessins. La partie narrative est prise en charge par des cartouches, en jouant sur une esthétique picturale très classique, qui colle au contexte tout en reproduisant le texte de Proust. Enfin, c’est la dimension évocatrice de l’image qui tente d’approcher les évocations sensibles du texte Proustien, ici la perception du paysage et de la lumière-. L’alternance des points de vue interne et externe et le jeu des zooms, permettent de traiter en images le trouble sensible du narrateur. On proposera une analyse des différentes affiches de cinéma et des clichés qu’elles récupèrent de Proust. Par exemple, l’affiche de Raoul Ruiz propose une mise en abyme du tableau de Caspar Friedrich, Le Voyageur contemplant une mer de nuage, 1818. Roman et scénario Comment passe-t-on du langage littéraire à l’image ? On demandera aux élèves de comparer la scène en voiture décrite par Harold Pinter (cf. Cahier 2) et son équivalent dans le roman. À l’inverse, le manga travaille sur la concentration et la dramatisation du récit et montre des scènes très explicites. Certains codes graphiques caractéristiques du manga, de nature expressionniste, notamment dans le dynamisme des visages (nombreuses onomatopées, « goutte de tension sur le visage », etc.), permettent d’aborder, toutes proportions gardées, la dimension satirique du texte de Proust, très peu exploitée par ailleurs. Les personnages pittoresques de Proust, comme le Baron de Charlus, se retrouvent dans l’expressionnisme du dessin manga. Harold Pinter tente d’adapter La Recherche et rédige ce scénario en 1978. Il a l’intuition qu’on peut restituer de manière cinématographie les perceptions littéraires de Proust. On vérifiera plus tard que KrzysztofWarlikowski fait aussi ce choix-là. 7 < Ci-dessous et page de droite : À la recherche du temps perdu, studio Variety Art Works, éditions Soleil Manga > Page suivante : Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, « À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Noms de pays : le pays » 1/2, adaptation et dessin de Stéphane Heuet, éditions Delcourt 8 9 10 Atelier de pratique(s) artistique(s) EXERCICE 4 / Installer Réaliser « une installation Proustienne », en demandant aux élèves de proposer une mise en espace qui confronte à la fois l’univers sonore, l’univers visuel, et le jeu de l’acteur. Ce travail, qui demande de l’anticipation et une réflexion avec l’enseignant, s’adresse à un niveau peut-être confirmé, mais peut aussi s’adresser à des élèves d’option arts plastique. EXERCICE 1 / Lire Les éditions Thélème ont concentré la totalité de La Recherche en un coffret audio, interprété par de grands lecteurs : André Dussollier, Lambert Wilson, Robin Renucci, Guillaume Gallienne, Denis Podalydès, Michaël Lonsdale. On pourra faire écouter des extraits de ces différentes interprétations et comparer par exemple l’interprétation d’André Dussollier et celle de Guillaume Gallienne. Ces installations rendraient compte de : THÈMES CONCRETS — L’univers végétal et animal : les fleurs, les insectes (comme métaphore de la complexité des genres sexuels) — L’architecture : églises et clochers — Terre / mer / ciel — Le regard — Les chambres — Les aliments (la madeleine, la mousse au chocolat, les asperges et le bœuf en gelée de Françoise, le homard à l’américaine et l’orangeade d’Odette). — Les transports ( à pied, en voiture, en train) André Dussollier se place plutôt sur une position de lecteur, avec une sobriété de l’énonciation et du ton retenu, tandis que Guillaume Gallienne propose une interprétation proche de celle de l’acteur, incarnant les personnages par des changements de voix. À partir de ces constats, on peut demander aux élèves de réfléchir sur la variété du travail d’interprétation de lecture et de choisir parmi les modèles représentés un type de lecture, qu’ils travailleront. THÈMES ÉVOCATEURS — Le temps, le temps perdu — Le sommeil — Le rêve EXERCICE 2 / Situer À partir de l’anthologie réalisée par des étudiants, ou à partir d’un extrait de leur choix, on demandera aux élèves de proposer une improvisation. Seule consigne de contrainte : considérer que la scène a lieu aujourd’hui et que les personnages sont des contemporains. Pour les accompagner, on leur demandera de centrer leur travail sur un personnage de La Recherche, et d’essayer de lui trouver un équivalent contemporain. Ils peuvent s’aider s’ils le désirent d’une malle à costume avec cependant la précaution préalablement énoncée qu’un accessoire unique est suffisant pour « signifier » un personnage. Exercice multidisciplinaire Cet atelier peut être l’occasion d’une rencontre entre les cours d’arts plastiques, de théâtre et de musique. Il s’agit de travailler sur la puissance suggestive des différents arts lorsqu’ils se rencontrent et qu’ils peuvent ensemble construire du sens. Il ne s’agit en aucune manière de réaliser des prouesses techniques, mais une recherche analogique sur des playlist internet, des captations vidéo gratuites, ou même de simples montages à partir d’un vidéo projecteur. L’objectif est de faire réfléchir les élèves sur la construction d’un espace métaphorique. Chaque groupe d’élève choisit un thème, à l’intérieur duquel les élèves s’attribuent par compétences un univers artistique (vidéo, audio, chorégraphie, jeu, etc.) La confrontation de leur production doit aboutir à une forme qui peut faire sens. EXERCICE 3 / Incarner On demandera aux élèves de mettre en jeu une ou des parties du Questionnaire de Proust, en choisissant d’incarner un personnage de La Recherche. Le dialogue retenu doit aussi correspondre à une situation théâtrale. Par exemple, Morel dansant avec Charlus en boîte de nuit. 11 Pour terminer On demandera aux élèves de formuler leur horizon d’attente sur le spectacle en commentant l’affiche polonaise du spectacle. À SUIVRE… Le soir de la représentation, on pourra donner aux élèves le petit guide détachable qui contient la distribution des personnages et des rôles ainsi qu’une présentation générale (cf. Cahier central pages suivantes). 12 > Visuel du spectacle pour les représentations au Nowy Teatr petites recommandations douces pour le spectateur angoissé Chaque spectacle est pour celui qui le voit, le spectacle de soi-même. Ne vous formalisez pas si vous ne comprenez pas tout ou si vous ne pouvez pas suivre tous les sous-titres. La langue polonaise est une difficulté que ne peuvent pas complètement compenser les sous-titres en français. Le texte et les dialogues ne sont qu’une simple partie du spectacle. Vous pouvez cesser de lire pour vous attacher à d’autres éléments scéniques. L’univers de Krzysztof Warlikowski est un univers sensoriel et total : comme dans une symphonie où on ne vous demande pas de discerner la partition de chaque instrument, laissez votre regard et tous vos autres sens libres de voyager dans la représentation. C’est votre liberté de spectateur de cheminer comme vous le désirez et de construire votre propre spectacle. Pour paraphraser Proust pour qui chaque lecteur quand il lit est le propre lecteur de soi-même, chaque spectacle est pour celui qui le voit le spectacle de soi-même. 13 LES PERSONNAGES Guermantes. Amoureuse de Charles Swann. Une icône de beauté, de goût, d’humour et d’élégance. Marcel – Narrateur du roman, alter ego de Marcel Proust. C’est lui qui nous fait passer d’une situation à une autre, en étant son témoin muet ou déclencheur de conflits. Il transforme en mythe ses sentiments envers des femmes qui prennent la dimension d’icônes : Oriane de Guermantes, Odette de Crécy, Madame Verdurin, Rachel. C’est ce genre de sensibilité qui produit la liaison du Narrateur avec Albertine. En la soupçonnant dès le début d’inclination homosexuelle, il la suit, la guette et pour finir l’emprisonne dans une sorte de résidence forcée. Après la mort tragique d’Albertine, la fiction littéraire de relation avec une femme prend l’importance d’un événement réel. Le narrateur pose jusqu’à la fin la question sur la véracité de cet amour, qui était, de fait, une mystification littéraire à l’égard de son homosexualité. Charles Swann – Alter ego de Marcel. Juif bien intégré, riche amateur d’art. Favori d’Oriane de Guermantes, il évolue dans la haute société. Snobé à cause de son mariage avec Odette, comédienne et prostituée Odette (avec qui il a une fille nommée Gilberte), et à cause de ses sympathies dreyfusardes. Odette de Crécy – Actrice de cabaret, prostituée, femme entretenue. Après la mort de Swann, elle hérite de sa fortune et épouse un noble ruiné, devenant Comtesse de Forcheville. Veuve à nouveau, elle devient l’amante de Blaise de Guermantes. Le clan Guermantes Albertine Simonet – L’une des jeunes filles rencontrées à Balbec, le grand amour de Marcel, lesbienne. N’a pas d’argent, vit chez sa tante. Est l’amie de Mlle Vinteuil, extravagante lesbienne, fille du célèbre compositeur. Peu après sa rupture avec Marcel, elle meurt dans un accident, peut-être un suicide. Blaise de Guermantes – Désigné dans le livre sous le nom de Basin – 12e Duc de Guermantes, membre de la branche principale de la famille grâce à son mariage avec sa cousine, Oriane. Coureur de jupon invétéré. Sa femme est la seule femme que Blaise ne désire pas, la considérant comme sa propriété, un des plus rares oiseaux de sa collection qui lui donne de l’importance. Oriane, Duchesse de Guermantes – De la branche principale de la famille de Guermantes, mariée à Blaise de 14 Baron de Charlus – Aussi connu sous le nom de Palamède, membre de la famille de Guermantes, veuf d’environ cinquante ans, extrêmement intelligent, à la conversation brillante, vedette de la haute société, homosexuel, misogyne et antisémite. Devient le protecteur du violoniste Morel. Aristocrate hautain qui méprise la bourgeoisie, sa réputation est détruite par Madame Verdurin. Charlus estime beaucoup Swann, qui est la seule autorité qu’il reconnaisse. artistes talentueux. Très riche. Déterminée à monter dans la société, elle tente de surpasser les salons aristocratiques. Elle se considère la « maîtresse » du « petit clan », comme elle appelle ses hôtes. Mariée à Gustave Verdurin. À sa mort, après une seconde noce, elle finit par épouser Gilbert de Guermantes et adopte le titre de Princesse. Charles Morel – Fils d’un valet, violoniste. Diplômé du Conservatoire, premier prix. Déserteur. Fournit à Albertine ses amantes à Balbec. Protégé de Madame. Verdurin. Vit aux dépens de Charlus. Amant de Gilbert de Guermantes. Gustave Verdurin – Mari de Sidonie Verdurin. Dévoué à sa femme et fasciné par elle, il vit complètement dans son ombre. Meurt pendant la guerre. Reine de Naples – Personnage historique, sœur de l’Impératrice Élisabeth d’Autriche, mariée à François II, Roi de Naples. Détrônée, elle partit vivre dans la pauvreté, dans la banlieue parisienne de Neuilly. « Les fidèles » et les autres Robert de Saint-Loup – Neveu préféré d’Oriane, officier, ami de Marcel, amant de l’actrice juive Rachel. Finit par épouser la fille et héritière de Swann, Gilberte. Marcel apprend que Robert est homosexuel et qu’il a une liaison avec Morel. Tué pendant la Grande Guerre et enterré avec les honneurs militaires. Gilbert, Prince de Guermantes – Mari de Marie de Guermantes, bisexuel, aux opinions conservatrices et antisémites. Parangon de la vieille noblesse française. A eu une liaison avec Morel. Sans ressources après la mort de Marie, il épouse l’ancienne Madame Verdurin, devenue Duchesse de Duras. Princesse de Parme – Aristocrate, « habituée » du petit cercle des « fidèles », snob. Les artistes Gilberte – Fille de Swann et d’Odette, premier amour, non réciproque, de Marcel. A épousé Robert de Saint-Loup, qui lui est infidèle. Ils ont une fille. Une des maîtresses d’Albertine. Marie Princesse de Guermantes – Première femme du Prince Gilbert de Guermantes, Duchesse de Bavière. Le clan verdurin Rachel – Prostituée, femme entretenue, comédienne. Juive. Fiancée à Robert de Saint-Loup, qui ignore son passé. Abandonnée par Saint-Loup, elle réapparaît, plus grande comédienne de son temps. Sidonie Verdurin – Tient un salon bourgeois que les Guermantes considèrent être le sommet de la prétention, mais qui est néanmoins fréquenté par de jeunes 15 Alfred Dreyfus (Le fantôme de) – Officier d’origine juive, accusé à tort par deux fois et jugé coupable de haute trahison. La question antisémite occupe une grande partie des conversations mondaines dans La Recherche où l’action est censée se dérouler de la fin du xixe siècle jusqu’à l’éclatement la Grande Guerre. Zoom sur À la Recherche du Temps Perdu sociales (le clan Verdurin, le salon des Guermantes) et qui est traversée par l’onde de choc de l’affaire Dreyfus (1894 – 1906). Surtout, il se fait le témoin d’une époque essoufflée et méchante où l’ennui, sous couvert de la meilleure éducation et de la belle langue, creuse le berceau de l’ensemble des haines raciales et sexuelles qui dévoreront le reste du xxe siècle. Une lente genèse Fils d’un célèbre professeur de médecine, Marcel Proust connaît une enfance bourgeoise à Paris. Asthmatique, il devra très tôt composer avec la maladie. Après des études de droit et de lettres, il se tourne vers la littérature et mène une vie mondaine. Il connaît des débuts prometteurs de critique littéraire et artistique. La mort de sa mère, en 1905, constitue une rupture. Il décide alors de devenir écrivain, publie Les Pastiches et Contre Sainte-Beuve en 1908 et se lance dans l’écriture de son grand œuvre. De 1909 à 1922 – année de sa mort –, il vit reclus et malade dans sa chambre capitonnée de Liège, écrivant la nuit. Un narrateur omniprésent La conscience du narrateur est le centre de cette fresque, un « je » à partir duquel les événements et les personnages sont perçus, à l’exception de « Un amour de Swann » qui est écrit à la troisième personne. Proust exploite toutes les ressources de ce narrateur-personnage : le narrateur raconte en effet après coup ce qu’il a vécu et vu ; il est en même temps celui qui rapporte aux lecteurs ce qui lui arrive, son apprentissage de la vie ; il est enfin le « je » de l’écrivain en devenir tel qu’il se découvre à la fin du « Temps retrouvé ». Une « cathédrale » Selon ses termes, Proust a conçu son cycle romanesque, près de 3000 pages, comme « une cathédrale », dont tous les éléments – personnages, lieux, thèmes – se répondent. Le plan, évoluant au fil de l’écriture, comprendra finalement 7 volumes. Une somme romanesque. Le roman du temps Comme le suggère le titre, le temps est la matière même de l’œuvre. Le récit s’étend de la fin du xixe siècle au lendemain de la première guerre mondiale. Tout commence par le goût d’une madeleine trempée dans du thé, qui fait subitement resurgir le passé et le paradis de l’enfance ; tout s’achève avec « Le Temps retrouvé » et l’évocation d’une réception mondaine chez le duc de Guermantes. Le narrateur rassemble alors une dernière fois ses personnages pour observer sur eux les marques du vieillissement et l’approche de la mort. Mais au cours de cette même réception, à trois reprises, le narrateur éprouve une sensation extraordinaire de bonheur qu’il parvient à éclaircir à la fin du livre : le passé survit en nous, ressuscité à l’occasion de sensations privilégiées auxquelles nous ne prêtons pas attention d’ordinaire. Il y a donc une vraie part de nous-mêmes qui peut survivre au pouvoir destructeur du temps grâce au souvenir et à l’art. Un roman d’apprentissage L’œuvre trouve son unité dans la conscience d’un narrateur-personnage, dont on ne connaît que le prénom, Marcel, dont on ne sait presque rien physiquement et dont on suit, à travers le récit qu’il en fait, les grandes étapes de la vie : l’enfance heureuse à Combray, l’adolescence (« À l’ombre des jeunes filles en fleurs »), l’accès à l’âge d’homme et les premières expériences amoureuses (« La Prisonnière », « Albertine disparue »), et enfin, la maturité (« Le Temps retrouvé »). L’œuvre proustienne s’inscrit dans la tradition du roman d’apprentissage du xixe siècle. Comme l’indique le titre, le récit est une quête, jalonnée d’obstacles et de souffrance – oublis, futilités mondaines, jalousies, trahisons – qui détournent le narrateur de son but. Les initiateurs sont des figures d’artistes : l’écrivain Bergotte, le peintre Elstir, le musicien Vinteuil permettent à celui-ci de pénétrer les salons et d’accéder au monde de l’art. Le roman du lecteur Cette immense comédie sociale, qui peut se lire aujourd’hui sur le même modèle qu’une série, est aussi une extraordinaire saga de l’âme : l’éveil, l’attente, la jalousie, la perte, le deuil, le vieillissement. Quel que soit l’âge où il se plonge dans la lecture, le lecteur est toujours mis en position d’identification. Sans doute parce que l’expérience singulière du narrateur est avant tout une recherche de compréhension, à la fois philosophique et poétique, de nos propres processus psychologiques. Ainsi, À la recherche du temps perdu est aussi celle de notre temporalité intérieure, et l’œuvre, un immense miroir retourné où « chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même. » Une fresque sociale et politique Comme La Comédie humaine de Balzac, La Recherche est une vaste somme qui brosse le tableau d’une époque. Proust met en scène d’innombrables personnages qui constituent une galerie de types humains observés à travers leurs défauts, leurs tics, leurs ridicules, leur part d’ombre : Odette la demi-mondaine, la duchesse de Guermantes l’aristocrate, Charlus l’homosexuel honteux, Rachel l’ancienne prostituée devenue tragédienne ; Morel, le musicien arriviste et corrompu… Le romancier fait ainsi revivre, sous le regard ironique du narrateur, toute une société avec ses clans, ses hiérarchies 16 NOTES 17 PARTIE # 2 PROPOSITIONS DE RÉFLEXIONS GUIDÉES POUR UNE ANALYSE CHORALE ATELIER DE PRISE DE PAROLE « CE QUE J’ATTENDAIS, CE QUI M’A ÉTONNÉ » Voici la description détaillée de l’atelier : Temps 1 Dans un temps limité, on demande aux élèves de rédiger deux phrases. La première commence par « Ce que j’attendais de ce spectacle », la seconde par « Ce qui m’a étonné(e) dans ce spectacle ». Dans la première ils doivent reformuler leur horizon d’attente et exprimer l’écart que le spectacle a créé par rapport à celui-ci. Dans la seconde, ils doivent simplement formuler un point d’étonnement. Aucun interdit dans la formulation à part celui-ci : exprimer un jugement. Temps 2 Chaque élève prendra ensuite la parole et lira ses deux phrases. Ces 2 étapes préliminaires sont importantes notamment pour les groupes nombreux où la prise de parole en public est plus difficile à organiser. Elle permet également de mesurer et d’équilibrer le temps de parole de chacun mais aussi pour chaque intervenant de sélectionner rigoureusement et synthétiquement le contenu de son propos. L’échange collectif permet de reconvoquer des points de mémoire du spectacle, mais surtout de révéler la diversité des perceptions chez chaque spectateur. Nous présentons ici une proposition d’étape guidée pour une analyse chorale. Les interprétations que nous donnons ne sont en aucune manière des analyses dogmatiques à caractère définitif. Il est juste de rappeler aux élèves que les signes au théâtre sont et doivent rester ouverts à l’interprétation subjective. S’il est important de les inviter à suspendre leur jugement pour entrer dans une réflexion plus avancée, il est tout aussi important de reconnaître avec eux le caractère polysémique des signes théâtraux. Qu’elle se fasse par la pratique ou de manière plus théorique, la préparation à la représentation a la vertu de créer un spectateur plus actif pendant la représentation. L’avantage – qui peut aussi être un inconvénient – est de créer un horizon d’attente fort. Qu’il le formule ou non, chaque spectateur arrive avec des connaissances, des exigences, mais aussi des attentes en matière esthétique et artistique. Dans le cadre de la préparation d’un spectacle en amont, l’horizon d’attente sera d’autant plus précis que les jeunes spectateurs auront eux-mêmes expérimenté les enjeux et les possibles de la mise en scène, L’œil est plus aiguisé mais il est aussi plus prompt au jugement. C’est ce dernier écueil qu’il faut éviter. L’objectif de cet atelier court est d’amener les élèves à transformer l’attitude immédiate du jugement en attitude d’étonnement. « ÇA ME FAIT PENSER À » … Dans la cage du temps … Demander aux élèves de décrire de manière très précise les éléments scéniques constituant le prologue, en commençant par le dispositif scénographique, puis la représentation des personnages (corps, types, costumes), enfin l’environnement sonore. À quels éléments de l’univers de Proust cela fait-il référence pour eux ? Cette scène est une réécriture théâtrale originale qui n’appartient pas à l’œuvre. D’emblée, le parti pris est donné que l’adaptation sera libre (cf. Cahier 3). Les personnages, d’abord non identifiés à part Oriane, apparaissent comme suspendus dans le temps, à mi-chemin entre le réel et le fantastique. Viennent-ils du passé où sont-ils du présent ? Aucun élément scénique temporel ne permet de s’accrocher à une époque ou à un style. Il semble que Krzysztof Warlikowski fasse surgir les personnages de Proust dans un hors-champ temporel, entre veille et sommeil. Ainsi, la tonalité du spectacle est donnée. La lenteur de la séquence, les répliques décalées 18 des personnages par rapport à la situation, leur atemporalité, le fait qu’ils soient enfermés dans une cage de verre, confère à la scène un caractère hypnotique. C’est donc par la perception et par l’évocation que va se faire cette adaptation de La Recherche. Là où on pouvait attendre un point de départ du côté de « Combray » et des évocations de l’enfance, Krzysztof Warlikowski propose un espace abstrait, déconstruit, qui a priori ne renvoie pas explicitement à l’univers Proustien. Le contrat de lecture avec le spectateur induit un rapport poétique et métaphorique à l’adaptation de Proust. Ce spectacle ne nous racontera donc pas d’histoire, il nous fera entrer dans le sous-sol mental des personnages. Peutêtre sont-ils enfermés dans la cage du temps ; peut-être sont-ils des revenants… La scène augurale ouvre la voie vers une lecture polysémique que chaque spectateur est libre de lire à sa façon. 19 miroirs, des parois de verre qui démultiplient à l’infini les espaces. Pas d’utilisation référentielle de l’espace : un bar, quelques fauteuils, une banquette-couchette que l’on tire à jardin. L’ensemble dessine un espace aux frontières de l’abstraction, qui se partage entre espace à jouer, espace à projeter et espace psychique. ANALYSE DE LA SCÉNOGRAPHIE UN ESPACE THÉÂTRAL QUI TEND VERS L’ABSTRACTION « Le lieu théâtral n’est jamais, chez Warlikowski, complètement univoque et défini […] On peut facilement constater que l’espace, construit par Warlikowski avec son inséparable scénographe Malgorzata Szczesniak, est un lieu hostile à l’homme. Il est difficile de s’y sentir à l’aise ou de s’y installer. Il n’y a pas de place confortable ou accueillante. » Piotr Gruszczynski, Alternatives Théâtrales n° 81, p. 40 Une ménagerie de verre : dans un second temps, on demandera aux élèves de déterminer les différentes fonctions de la verrière en fonction des séquences du spectacle. — C’est un espace mondain lorsque les Guermantes s’y installent : dans ce cas, ils sont à la fois spectacle et spectateurs du monde, acteurs de rien et protégés de tout. On peut évoquer ici l’idée de cage dorée, qui est renforcée lorsqu’on observe que les Verdurin, qui appartiennent à la classe inférieure des bourgeois, n’entrent jamais dans cet espace. — La cage de verre représente aussi l’espace privé, la chambre de Marcel et Albertine. Le caractère intrusif de la vidéo exhibe le lieu de l’intimité et démultiplie les espaces de voyeurisme en les projetant sur les murs. On demandera aux élèves de décrire précisément le dispositif scénographique, en commençant par le cadre de scène pour aller vers des détails plus précis. Le dégagement de la cage de scène, comme dans tous les spectacles de Krzysztof Warlikowski, est exceptionnellement large. Si l’on compte la largeur de l’espace de jeu, ajoutée à la largeur du train de verre qui entre et sort à cour, le dégagement entre la scène et les coulisses doit être d’une cinquantaine de mètres. Cette immensité produit plusieurs effets, le premier étant celui de rompre avec l’espace rond et confiné du théâtre à l’italienne ; de fait c’est un contrat d’étrangeté qui est instauré. On ne peut pas parler de décor, mais d’installation au sens où les murs latéraux et le fond de scène servent aussi à réfracter des images vidéo. En réalité, les murs de scène sont agencés pour repousser les limites spatiales. Les murs sont des écrans, des 20 — Un espace métaphorique : le train comme métaphore du temps. — La verrière, théâtre dans le théâtre. Les personnages dans la verrière sont comme des acteurs sur une autre scène. Elle représente la mise en représentation des personnages, qui dès lors apparaissent plutôt comme des créatures de théâtre, des entités théâtrales. Il faut ajouter également que les performances dansées de Claude Bardouil jouent aussi avec la cage vitrée, qui introduit alors un espace d’étrangeté, un non-lieu, où se jouent à la fois les représentations dansées et chantées de Rachel et où la présence du performer déjoue la théâtralité. Plus qu’une mise en abyme du théâtre, on peut parler d’un effet de distanciation. On peut lire la largeur de ce grand espace vide comme une frise temporelle. Le train, entrant en fond de scène à cour, peut signifier un retour vers le passé, et peutêtre symboliser une trajectoire vers le temps perdu. Ici la réussite de cet espace scénographique est qu’il traduit en matériaux concrets le caractère impalpable du temps. Cette utilisation métaphorique de l’espace est une transcription tout à fait fidèle à l’esprit de À la recherche du temps perdu. — Si d’une part, le train de verre peut faire référence de manière épurée au petit tortillard que le « cercle des fidèles » prend à Balbec, il peut aussi faire penser aux trains de la mort : en effet, la question antisémite occupe une grande partie des dialogues entre les personnages, partagés entre Dreyfusisme et antidreyfusisme. Dans son entretien, Denis Guéguin (cf. Cahier 3) explique qu’un des projets de départ était de travailler à partir de l’hôtel Camondo1, idée abandonnée car jugée trop illustrative. « Ce qui est le plus fascinant dans le théâtre de Krzysztof, c’est qu’on parvient à cette structure de sens par des connotations, des associations d’idées, qui ne sont pas nécessairement logiques. » Malgorzata Szczesniak, Alternatives Théâtrales n° 110-111, p. 44. ^ Salon Camondo et petit tortillard (tramway à Cabourg en 1900) 21 Pour aller plus loin On pourra engager une réflexion sur le théâtre et l’architecture à partir des plans du Nowy Teatr et de l’Odéon Théâtre. « Dans le nouveau théâtre, nous avons décidé de ne pas construire de scènes, mais de rester au garage. C’est l’idée d’un espace authentique, vide, dans lequel nous nous amarrons. L’espace a déjà existé, c’est une récupération et nous allons lui donner une seconde vie. » Malgorzata Szczesniak, Alternatives Théâtrales n° 110-111, p. 47 > Plans intérieur-extérieur Odéon-Théâtre de l’Europe (à gauche), Nowy Teatr (à droite) 22 THÉÂTRE ET VIDÉO D’abord, on demandera aux élèves de relever les différents genres d’expression vidéo qui sont représentés dans le spectacle. Dans un second temps, en s’aidant de l’entretien avec Denis Guéguin et des deux citations de Proust ci-dessous, ils essayeront de déterminer les relations entre la scène et les vidéos. — La vidéo scientifique : c’est peut-être l’utilisation la plus surprenante dans ce spectacle, par l’association qui est faite entre des scènes jouées et les évocations animales et florales projetées sur les écrans. Par exemple, le personnage d’Albertine est systématiquement associé à de petites araignées. La scène qui met en jeu les hortensias d’Oriane décline un triptyque entre baisers de couples, scènes de reproduction d’hippocampes, et gros plans multiples sur des orchidées. On sait à quel point la métaphore florale est présente chez Proust : aubépines, pommiers, orchidées, nymphéas Les évocations de la nature y sont des occasions de rêverie, mais aussi des points d’appuis pour réfléchir sur la question (homo) sexuelle. Le rapport entre les scènes et la vidéo crée un écart, un contrepoint qui permet de souligner la dimension métaphorique et poétique que le dialogue théâtral, tendu par la nécessité de l’action, ne peut pas prendre en charge. L’utilisation de la vidéo scientifique tend finalement ici à des effets poétiques. — Une esthétique cinématographique : la caméra live filme en gros plan les personnages pour les projeter sur le mur blanc en fond de scène. Ce type d’approche permet d’aborder les nuances psychologiques dans le jeu de l’acteur et d’évincer l’expressionnisme théâtral ou toute forme d’hyperthéâtralité, formes que réfute Krzysztof Warlikowski. Les références au cinéma sont par ailleurs nombreuses pendant la pièce, déjà dans le choix des cadrages : Oriane est filmée comme une actrice Hitchcockienne. On retrouve également des références à des films dans l’esthétique visuelle, notamment à 2001 l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick. 23 « On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport […] et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style. Même, ainsi que la vie, quand en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence commune en les réunissant l’une et l’autre pour le soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore. » Le Temps retrouvé p. 291-292 « Comment la littérature de notation auraitelle une valeur quelconque, puisque c’est sous de petites choses comme celles qu’elle note que la réalité est contenue (la grandeur dans le bruit lointain d’un aéroplane, dans la ligne du clocher de St Hilaire, le passé dans la saveur d’une madeleine, etc.) et qu’elles sont sans signification par elles-mêmes si on ne l’en dégage pas. » Le Temps retrouvé, Marcel Proust, p. 298 — La vidéo expérimentale en 3D : au milieu du spectacle, K. Warlikowski met en espace la représentation de la sonate de Vinteuil, défi théâtral s’il en est un : comment ne pas tomber dans la représentation du concert, et comment rendre compte des émotions développées par Proust au sujet de la fameuse petite phrase ? (cf. Cahier 1) Déjà, musicien et personnage de musicien sont dédoublés : Morel est relégué au rang de DJ, tandis que l’Aria est interprétée par un violoncelliste. L’évocation musicale est doublée par une séquence vidéo. Une caméra subjective en 3D parcourt à grande vitesse de grands espaces naturels pour aboutir à la représentation d’un jeune homme seul, debout au milieu de la nature. La technologie 3D et les travellings créent un effet de vertige sensoriel. On pense par exemple au trajet en voiture du narrateur lorsqu’il décrit les inversions du paysage en automobile (cf. Cahier 1) ou encore les longues descriptions pour saisir la petite phrase de Vinteuil. L’ensemble de la scène (musique, vidéo et acteurs) crée un effet symphonique où l’image, de manière synesthésique, exprime la puissance visuelle du son. Ainsi l’esthétique de Krzysztof Warlikowski réussit à traduire en équivalent scénique les réflexions poétiques de Proust sur les Arts (cf. Anthologie). Cette recherche synesthésique formulée d’un point de vue littéraire chez Proust et parfaitement accomplie ici au théâtre. L’utilisation complexe de différents types de vidéos participe à la création de sensations et d’évocations sans jamais pour autant obéir au même univers esthétique. 24 LA CONFLUENCE DES ARTS, LA SUPERPOSITION DES LANGAGES ZOOM SUR « Qu’est-ce qu’une installation ? » On demandera aux élèves de choisir une séquence où les expressions artistiques participent à la composition d’ensemble de la scène. Quelle fonction jouent-elles les unes par rapport aux autres. En quoi peut-on dire que l’esthétique du spectacle participe au principe d’installation ? Le concept d’installation émerge dans les années 1960 pour se généraliser à partir des années 1970. Son apparition est à mettre en relation avec le contexte culturel foisonnant et souvent subversif de l’époque et l’émergence de nouvelles formes artistiques telles que les happenings, la performance, et cætera. Cependant, ses prémices remontent plus tôt dans le XXème siècle puisque ce concept puise ses sources dans le mouvement Surréaliste. En 1938, Marcel Duchamp scénographie par exemple l’exposition Internationale de surréalisme, concevant un dispositif pouvant être qualifié d’installation. L’installation est une occupation spatiale à but artistique, caractérisée par l’usage de moyens techniques très variés : sculpture, peinture, détournement d’objets, photographie, son, vidéo, et plus récemment d’outils informatiques et numériques. L’apparition de ce concept nouveau témoigne à l’époque d’une remise en question de la prédominance de longue date de la forme sur la matière dans le domaine de l’art. Avec l’émergence de l’installation, l’art contemporain tend à interroger l’espace de présentation ou l’environnement direct de l’œuvre et la place du spectateur, qui sera souvent amené à interagir avec l’œuvre. De plus, l’installation rend poreuse la frontière entre les différents domaines artistique puisqu’elle s’appuie sur des médias de nature très diverse. Sophie Calle, artiste plasticienne, a souvent recours au concept d’installation : créée en 2007 au Palais de Tokyo, son exposition Rachel, Monique en hommage à sa mère décédée est construite comme un parcours narratif composé d’objets, de textes, de photographies et de projection vidéo. Dans la lignée de la révolution Brechtienne des années 1950, l’avènement de la dramaturgie comme nouvelle force expressive vient déplacer le centre de gravité du théâtre, qui ne tournait jusqu’alors qu’autour du texte. La mise en scène, plutôt que d’entretenir l’illusion auprès du spectateur avec un décor réaliste, devient un moyen d’expression à part entière. C’est par l’utilisation de ce langage dramaturgique désormais inévitable que l’installation vient au théâtre. L’installation déconstruit le rapport frontal du spectateur à la scène, lui ouvrant les possibilités de regard, et multipliant les lignes de lecture. En composante réfléchie et autonome de l’espace scénique, elle permet ainsi de faire véhiculer le sens par d’autres canaux que le jeu d’acteur ou le texte. ANALYSE DE L’ENTRÉE DE MADAME VERDURIN « Corps masculin et corps féminin. Non, je ne suis pas déchirée par des contraires, je ne suis qu’éparpillée. Je ne supporte pas de regarder cette époque qui depuis cent ans donne l’impression d’un accouchement sans fin. Chute. Gêne. Honte. Gaffe. Pourtant, au fond de nos amours, il y a un hermaphrodite tapis en chacun de nous. Être créature ne peut pas se fonder ellemême. Ne sachant par unir les sexes, elle les sépare. Avons-nous vraiment besoin d’un sexe véritable ? » Madame Verdurin d’après Michel Foucault Cette séquence propose une superposition de langages violemment contradictoires. Déjà, Madame Verdurin apparaît en robe de soirée pourpre, les mains et le visage intégralement masqué, sur le rythme du très connu Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss (https://www. youtube.com/watch?v=IFPwm0e_K98) Cette guenon mondaine profère au micro un monologue d’après un essai de Michel Foucault sur la chute du monde et la ruine des différences sexuelles. En fond de scène l’écran 25 vidéo projette un documentaire scientifique : un sous-sol grouillant de vers de terre, ainsi que la représentation de la croissance accélérée de pissenlits. Quelle unité de sens donner à cette superposition de langages ? Ici, c’est l’esprit analogique du spectateur qui travaille. Peut-on voir une référence ironique à la méchanceté de Madame Verdurin ? À la médiocrité de la bourgeoisie française ici comparée à des pissenlits ? Peut-on aussi voir une référence à la naissance du monde et de l’humanité à travers la première femme singe (2001 L’Odyssée de l’espace) ? Dans tous les cas, l’ensemble de la scène restitue la monstruosité de ce monde mondain grimacier sur le point de disparaître avec la guerre. Ici, Krzysztof Warlikowski, comme souvent dans ses spectacles, relie la question sexuelle à la question politique. La fin d’une civilisation, l’attente ou l’entretien artificiel d’un monde qui ne veut pas finir, que représentent parfaitement les personnages de Proust, s’accompagnent de mutations sexuelles et identitaires qui requestionnent la place de l’individu. Charlus, Morel, Albertine, sont les témoins de cette métamorphose à la fois sexuelle et civilisationnelle. Est-ce là la vision que l’artiste nous donne de l’état actuel de l’Europe ? La fin d’un monde et d’une civilisation où l’ennui fabrique de la haine antisémite et homophobe, et où les sexualités s’explorent jusqu’aux confins de la destruction ? Ce n’est pas par hasard si c’est dans la bouche de Saint-Loup que Krzysztof Warlikowski fait dire le très violent plaidoyer anarchiste de Pessoa, Ultimatum. « Passez, géants de fourmilières, ivres de votre personnalité de fils de bourgeois, avec votre manie de la grande vie volée dans le cellier paternel, et votre hérédité in-déracinée des nerfs […] qu’on clame bien haut que personne ne se bat pour la liberté ou pour le Droit ! Tout le monde se bat par peur des autres ! » Pessoa, Ultimatum, traduit du Portugais par D. Touati et S. Biberfeld, éd. Mille et une Nuits. L’ART DU CONTREPOINT ANALYSE DE L’ÉPILOGUE de Racine ne peut que générer un effet tragique et morbide. Si le temps est retrouvé, il ne l’est jamais en tout cas de manière heureuse et sentimentale. On demandera aux élèves de repérer les différents arts représentés dans l’épilogue, ainsi que les différentes esthétiques et les références possibles qu’ils peuvent observer pour tenter une interprétation personnelle de la scène. En quoi cela relève-t-il d’une esthétique du contrepoint. Krzysztof Warlikowski dans son entretien, (cf. Cahier 3) réfute ce type d’approche. L’esthétique du contrepoint participe de manière systématique à bousculer le spectateur, qui ne peut se fier à un registre de lecture, à une direction de jeu ou une tonalité unique. C’est la rencontre fortuite de champs très divergents qui génère des petits cataclysmes scéniques, que le spectateur doit accueillir en acceptant que l’unité se trouve dans la déchirure. La scène finale superpose trois langages principaux. La très violente interprétation des tirades de Phèdre de Racine par Rachel, la chorégraphie décalée d’une créature mi-homme mi-enfant, et en fond de scène la projection de champs de blé en noir et blanc. C’est une réécriture de plusieurs épisodes de Combray où le narrateur va pour la première fois au théâtre voir Phèdre interprétée par la Berma. Là encore le travail du spectateur est impressif et analogique. Si les champs de blé et la présence de l’adolescent peuvent éventuellement renvoyer à « Combray » et au Temps retrouvé, il est hors de question d’entrer dans une émotion de complaisance et d’identification. De la même manière, le jeu de Rachel, qui hurle les alexandrins 26 LE JEU DE L’ACTEUR LE JEU CINÉMATOGRAPHIQUE : REFUS DU JEU PSYCHOLOGIQUE Exercice : approche sensible de l’acteur Demander aux élèves de reprendre la scène jouée en préparation au spectacle, mais cette fois-ci d’aborder le type de jeu cinématographique (l’utilisation du micro, la lenteur des corps et des déplacements, l’utilisation des zooms sur les visages – on peut travailler avec une petite caméra et un vidéo projecteur) afin d’aborder les nuances de ce type de jeu. De la même manière, on pourra approfondir le travail en leur demandant de créer des effets de contrepoint. « Les années heureuses sont les années perdues, on attend une souffrance pour travailler. L’idée de la souffrance préalable s’associe à l’idée du travail, on a peur de chaque nouvelle œuvre en pensant aux douleurs qu’il faudra supporter d’abord pour l’imaginer. Et comme on apprend que la souffrance est la meilleure chose que l’on puisse rencontrer dans la vie, on pense sans effroi, presque comme une délivrance, à la mort. » Marcel Proust, Le Temps retrouvé, p. 317 L’ACTEUR : LA PAROLE INSTALLATIVE En s’appuyant sur l’entretien avec Claude Bardouil (cf. Cahier 3) au sujet de la direction d’acteur de Krzysztof Warlikowski, dans quelle mesure peut-on dire que l’acteur est un élément de l’installation théâtrale ? En quoi peut-on parler de « parole installative » ? L’acteur n’est jamais seul sur scène : son jeu entre dans le champ d’un espace plastique qui va servir à démultiplier sa présence. Si la présence du texte est très abondante, toujours en extériorité, si l’acteur refuse toujours une hyper-théâtralité dans le jeu, ce sont les vidéos, les performances chorégraphiques, bref les autres champs artistiques, qui permettent d’entrer dans l’intériorité du personnage. L’acteur n’est qu’un morceau du personnage : l’espace installatif en constitue la totalité intérieure et extérieure. LE SPECTATEUR VOYEUR, L’ACTEUR MIROIR On fera remarquer que la mise en scène met en jeu de façon quasi systématique la position de l’acteurspectateur. Ainsi Marcel est très souvent en retrait, en position d’observation, personnage omniscient qui vient ici faire entrer le spectateur dans l’intimité des scènes représentées. Cette mise abyme du spectacle dans le spectacle sert surtout au théâtre à créer un effet de distanciation. Le spectateur est toujours « hors », il ne peut s’identifier, adhérer, fusionner avec les drames qui sont joués sur scène. Krzysztof Warlikowski met toujours le spectateur dans cet inconfort qui empêche toute forme de transfert. 27 CONCLUSION On demandera pour conclure d’énumérer les liens qu’ils ont faits avec Proust et La Recherche, et comment l’opéra théâtral réussit à encercler, englober le grand opéra romanesque que constitue À la recherche du temps perdu. « Des poupées, [ ] des poupées extériorisant le Temps, le Temps qui d’habitude n’est pas visible, pour le devenir cherche des corps, partout où il les rencontre, s’en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique. » Le Temps retrouvé, p. 335 28 CAHIER 1 Contre-Anthologie PROUSTIENNE réalisée par de jeunes lecteurs pour de jeunes lecteurs 29 ton qu’elle s’efforçait de rendre naturel, disait de ne pas chuchoter ainsi ; que rien n’est plus désobligeant pour une personne qui arrive et à qui cela fait croire qu’on est en train de dire des choses qu’elle ne doit pas entendre ; et on envoyait en éclaireur ma grand-mère, toujours heureuse d’avoir un prétexte pour faire un tour de jardin de plus, et qui en profitait pour arracher subrepticement au passage quelques tuteurs de rosiers afin de rendre aux roses un peu de naturel, comme une mère qui, pour les faire bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que le coiffeur a trop aplatis. » Une scène à lire / Une scène à jouer Nouhaïla Une scène à lire : La scène du coucher. « Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était que maman viendrait m’embrasser quand je serais dans mon lit. Mais ce bonsoir durait si peu de temps, elle redescendait si vite, que le moment où je l’entendais monter, puis où passait dans le couloir à double porte le bruit léger de sa robe de jardin en mousseline bleue, à laquelle pendaient de petits cordons de paille tressée, était pour moi un moment douloureux. Il annonçait celui qui allait le suivre, où elle m’aurait quitté, où elle serait redescendue. De sorte que ce bonsoir que j’aimais tant, j’en arrivais à souhaiter qu’il vînt le plus tard possible, à ce que se prolongeât le temps de répit où maman n’était pas encore venue. Quelquefois quand, après m’avoir embrassé, elle ouvrait la porte pour partir, je voulais la rappeler, lui dire « embrasse-moi une fois encore », mais je savais qu’aussitôt elle aurait son visage fâché, car la concession qu’elle faisait à ma tristesse et à mon agitation en montant m’embrasser, en m’apportant ce baiser de paix, agaçait mon père qui trouvait ces rites absurdes, et elle eût voulu tâcher de m’en faire perdre le besoin, l’habitude, bien loin de me laisser prendre celle de lui demander, quand elle était déjà sur le pas de la porte, un baiser de plus. Or la voir fâchée détruisait tout le calme qu’elle m’avait apporté un instant avant, quand elle avait penché vers mon lit sa figure aimante, et me l’avait tendue comme une hostie pour une communion de paix où mes lèvres puiseraient sa présence réelle et le pouvoir de m’endormir. Mais ces soirs-là, où maman en somme restait si peu de temps dans ma chambre, étaient doux encore en comparaison de ceux où il y avait du monde à dîner et où, à cause de cela, elle ne montait pas me dire bonsoir. Le monde se bornait habituellement à M. Swann, qui, en dehors de quelques étrangers de passage, était à peu près la seule personne qui vînt chez nous à Combray, quelquefois pour dîner en voisin (plus rarement depuis qu’il avait fait ce mauvais mariage, parce que mes parents ne voulaient pas recevoir sa femme), quelquefois après le dîner, à l’improviste. Les soirs où, assis devant la maison sous le grand marronnier, autour de la table de fer, nous entendions au bout du jardin, non pas le grelot profus et criard qui arrosait, qui étourdissait au passage de son bruit ferrugineux, intarissable et glacé, toute personne de la maison qui le déclenchait en entrant « sans sonner », mais le double tintement timide, ovale et doré de la clochette pour les étrangers, tout le monde aussitôt se demandait : « Une visite, qui cela peut-il être ? » mais on savait bien que cela ne pouvait être que M. Swann ; ma grand’tante parlant à haute voix, pour prêcher d’exemple, sur un À la recherche du temps perdu, Tome i : « Du côté de chez Swann », chapitre i : « Combray » Nouhaïla : j’ai choisi ce passage parce que sa grandmère faisait pareil avec elle quand elle était petite. La cérémonie du baiser du soir fait toujours recette ! Élisa et Julie Une scène à lire : Swann et Odette. La complexité de l’amour… « Ainsi, par le chimisme même de son mal, après qu’il avait fait de la jalousie avec son amour, il recommençait à fabriquer de la tendresse, de la pitié pour Odette. Elle était redevenue l’Odette charmante et bonne. Il avait des remords d’avoir été dur pour elle. Il voulait qu’elle vînt près de lui et, auparavant, il voulait lui avoir procuré quelque plaisir, pour voir la reconnaissance pétrir son visage et modeler son sourire. Aussi Odette, sûre de le voir venir après quelques jours, aussi tendre et soumis qu’avant, lui demander une réconciliation, prenait-elle l’habitude de ne plus craindre de lui déplaire et même de l’irriter et lui refusait-elle, quand cela lui était commode, les faveurs auxquelles il tenait le plus. Peut-être ne savait-elle pas combien il avait été sincère vis-à-vis d’elle pendant la brouille, quand il lui avait dit qu’il ne lui enverrait pas d’argent et chercherait à lui faire du mal. Peut-être ne savait-elle pas davantage combien il l’était, vis-à-vis sinon d’elle, du moins de lui-même, en d’autres cas où dans l’intérêt de l’avenir de leur liaison, pour montrer à Odette qu’il était capable de se passer d’elle, qu’une rupture restait toujours possible, il décidait de rester quelque temps sans aller chez elle. » À la recherche du temps perdu, Tome i : « Du côté de chez Swann », chapitre ii : « Un amour de Swann » Elisa et Julie : l’écriture de Proust est poétique et agréable à lire. On a un vrai intérêt pour le thème de l’amour et de la jalousie. 30 – Ce n’est pas le capitaine qui m’a permis de rester ici ? – Non, Dieu merci, car l’homme que vous « adorez » pour peu de chose est le plus grand imbécile que la terre ait jamais porté. Il est parfait pour s’occuper de l’ordinaire et de la tenue de ses hommes ; il passe des heures avec le maréchal des logis chef et le maître tailleur. Voilà sa mentalité. Il méprise d’ailleurs beaucoup, comme tout le monde, l’admirable commandant dont je vous parle. Personne ne fréquente celui-là, parce qu’il est franc-maçon et ne va pas à confesse. Jamais le Prince de Borodino ne recevrait chez lui ce petit-bourgeois. Et c’est tout de même un fameux culot de la part d’un homme dont l’arrière-grand-père était un petit fermier et qui, sans les guerres de Napoléon, serait probablement fermier aussi. Du reste il se rend bien un peu compte de la situation ni chair ni poisson qu’il a dans la société. Il va à peine au Jockey, tant il y est gêné, ce prétendu prince, ajouta Robert, qui, ayant été amené par un même esprit d’imitation à adopter les théories sociales de ses maîtres et les préjugés mondains de ses parents, unissait, sans s’en rendre compte, à l’amour de la démocratie le dédain de la noblesse d’Empire. » Elisa, Maelle et Salomé Une scène à jouer ? : Visite de Saint Loup chez le Narrateur. « – Ah ! Robert, qu’on est bien chez vous, lui dis-je ; comme il serait bon qu’il fût permis d’y dîner et d’y coucher ! Et en effet, si cela n’avait pas été défendu, quel repos sans tristesse j’aurais goûté là, protégé par cette atmosphère de tranquillité, de vigilance et de gaieté qu’entretenaient mille volontés réglées et sans inquiétude, mille esprits insouciants, dans cette grande communauté qu’est une caserne où, le temps ayant pris la forme de l’action, la triste cloche des heures était remplacée par la même joyeuse fanfare de ces appels dont était perpétuellement tenu en suspens sur les pavés de la ville, émietté et pulvérulent, le souvenir sonore ; – voix sûre d’être écoutée, et musicale, parce qu’elle n’était pas seulement le commandement de l’autorité à l’obéissance mais aussi de la sagesse au bonheur. – Ah ! vous aimeriez mieux coucher ici près de moi que de partir seul à l’hôtel, me dit Saint-Loup en riant. – Oh ! Robert, vous êtes cruel de prendre cela avec ironie, lui dis-je, puisque vous savez que c’est impossible et que je vais tant souffrir là-bas. – Eh bien ! vous me flattez, me dit-il, car j’ai justement eu, de moi-même, cette idée que vous aimeriez mieux rester ici ce soir. Et c’est précisément cela que j’étais allé demander au capitaine. – Et il a permis ? m’écriai-je. – Sans aucune difficulté. – Oh ! je l’adore ! – Non, c’est trop. Maintenant laissez-moi appeler mon ordonnance pour qu’il s’occupe de notre dîner, ajoutat-il, pendant que je me détournais pour cacher mes larmes. Plusieurs fois entrèrent l’un ou l’autre des camarades de Saint-Loup. Il les jetait à la porte. – Allons, fous le camp. Je lui demandais de les laisser rester. – Mais non, ils vous assommeraient : ce sont des êtres tout à fait incultes, qui ne peuvent parler que courses, si ce n’est pansage. Et puis, même pour moi, ils me gâteraient ces instants si précieux que j’ai tant désirés. Remarquez que si je parle de la médiocrité de mes camarades, ce n’est pas que tout ce qui est militaire manque d’intellectualité. Bien loin de là. Nous avons un commandant qui est un homme admirable. Il a fait un cours où l’histoire militaire est traitée comme une démonstration, comme une espèce d’algèbre. Même esthétiquement, c’est d’une beauté tour à tour inductive et déductive à laquelle vous ne seriez pas insensible. À la recherche du temps perdu, Tome iii : « Du côté de Guermantes », chapitre i : « Du côté de Guermantes » Elisa : Un passage amusant à lire, on y ressent de l’exagération, et de l’ironie. Les personnages rient aussi, et on est plongé dans une atmosphère agréable. Maëlle : J’ai sélectionné ce passage à cause de l’ironie du personnage et de sa fâcheuse manie de prendre les gens de haut. Nous avons un personnage hautain et c’est son ironie qui fait rire. Salomé : Proust se moque des personnes qui se croient plus intelligentes que les autres sous prétexte qu’elles sont un peu plus cultivées. Il est ironique. Fatma Une scène à lire : Le mystère de la musique. « Il y a dans le violon – si, ne voyant pas l’instrument, on ne peut pas rapporter ce qu’on entend à son image, laquelle modifie la sonorité – des accents qui lui sont si communs avec certaines voix de contralto, qu’on a l’illusion qu’une chanteuse s’est ajoutée au concert. On lève les yeux, on ne voit que les étuis, précieux comme des boîtes chinoises, mais, par moments, on est encore trompé par l’appel décevant de la sirène ; parfois aussi on croit entendre un génie captif qui se débat au fond de la docte boîte, ensorcelée et frémissante, comme un 31 diable dans un bénitier ; parfois enfin, c’est dans l’air comme un être surnaturel et pur qui passe en déroulant son message invisible. » Mickaël Une scène à lire : l’évocation de la guerre. À la recherche du temps perdu, Tome i : « Du côté de chez Swann », chapitre ii : « Un amour de Swann » « La guerre se prolongeait indéfiniment et ceux qui avaient annoncé de source sûre, il y avait déjà plusieurs années, que les pourparlers de paix étaient commencés, spécifiant les clauses du traité, ne prenaient pas la peine, quand ils causaient avec vous, de s’excuser de leurs fausses nouvelles. Ils les avaient oubliées et étaient prêts à en propager sincèrement d’autres, qu’ils oublieraient aussi vite. C’était l’époque où il y avait continuellement des raids de gothas ; l’air grésillait perpétuellement d’une vibration vigilante et sonore d’aéroplanes français. Mais parfois retentissait la sirène comme un appel déchirant de Walkyrie – seule musique allemande qu’on eût entendue depuis la guerre – jusqu’à l’heure où les pompiers annonçaient que l’alerte était finie tandis qu’à côté d’eux la berloque, comme un invisible gamin, commentait à intervalles réguliers la bonne nouvelle et jetait en l’air son cri de joie. » Fatma : Des descriptions imagées et subtiles. Proust nous fait part des effets produits par la sonorité du violon qui atteint mes sentiments, et nous amène à un monde imaginaire. Il explique la vie intérieure des sentiments. Fatima et Katie Une scène à lire : Chaque baiser appelle un autre baiser « Chaque baiser appelle un autre baiser. Ah ! dans ces premiers temps où l’on aime, les baisers naissent si naturellement ! Ils foisonnent si pressés les uns contre les autres ; et l’on aurait autant de peine à compter les baisers qu’on s’est donnés pendant une heure que les fleurs d’un champ au mois de mai. […] Et, remarquant, pendant ce retour, que l’astre était maintenant déplacé par rapport à lui, et presque au bout de l’horizon, sentant que son amour obéissait, lui aussi, à des lois immuables et naturelles, il se demandait si cette période où il était entré durerait encore longtemps, si bientôt sa pensée ne verrait plus le cher visage qu’occupant une position lointaine et diminuée, et près de cesser de répandre du charme. Car Swann en trouvait aux choses, depuis qu’il était amoureux, comme au temps où, adolescent, il se croyait artiste ; mais ce n’était plus le même charme ; celui-ci, c’est Odette seule qui le leur conférait. Il sentait renaître en lui les inspirations de sa jeunesse qu’une vie frivole avait dissipées, mais elles portaient toutes le reflet, la marque d’un être particulier ; et, dans les longues heures qu’il prenait maintenant un plaisir délicat à passer chez lui, seul avec son âme en convalescence, il redevenait peu à peu lui-même, mais à une autre. » À la recherche du temps perdu, Tome vii : « Le Temps retrouvé », chapitre ii : « M. De Charlus pendant la guerre » Mickaël : Ce passage est très bien écrit. Proust maîtrise les mots et les phrases à rallonge. Il a un style grandiose et réservé à la fois. Laurène Une scène à lire : La Petite phrase de Vinteuil « Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un contour, donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d’un coup, il avait cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie –il ne savait lui-même qui passait et qui lui avait ouvert plus largement l’âme, comme certaines odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété de dilater nos narines. Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement musicales, inétendues, entièrement originales, irréductibles à tout autre ordre d’impressions. Une impression de ce genre, pendant un instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans doute les notes que nous entendons alors, tendent déjà, selon leur hauteur et leur qualité, à nous donner des sensations de largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les notes sont évanouies avant que ces sensations soient assez formées en nous pour ne pas être submergées par celles qu’éveillent déjà les notes suivantes ou À la recherche du temps perdu, Tome i : « Du côté de chez Swann », chapitre ii : « Un amour de Swann » Fatima : Je me sens concernée, et je suis aussi étonnée d’aimer lire Proust ! J’aime beaucoup sa manière d’écrire et d’exprimer des sentiments parfois difficiles à expliquer Katie : J’ai eu l’impression de revivre une expérience. Proust explique très bien un sentiment inexplicable. 32 même simultanées. Et cette impression continuerait à envelopper de sa liquidité et de son « fondu » les motifs qui par instants en émergent, à peine discernables, pour plonger aussitôt et disparaître, connus seulement par le plaisir particulier qu’ils donnent, impossible à décrire, à se rappeler, à nommer, ineffables. » apporter son tribut au courant asséché, un nouveau chant s’embranchait à la phrase interrompue. Et celle-ci reprenait à un autre diapason, avec le même élan inépuisable. Qui sait si, sans même que ma grand’mère en eût conscience, tant d’états heureux et tendres comprimés par la souffrance ne s’échappaient pas d’elle maintenant comme ces gaz plus légers qu’on refoula longtemps ? On aurait dit que tout ce qu’elle avait à nous dire s’épanchait, que c’était à nous qu’elle s’adressait avec cette prolixité, cet empressement, cette effusion. Au pied du lit, convulsée par tous les souffles de cette agonie, ne pleurant pas mais par moments trempée de larmes, ma mère avait la désolation sans pensée d’un feuillage que cingle la pluie et retourne le vent. On me fit m’essuyer les yeux avant que j’allasse embrasser ma grand’mère. — Mais je croyais qu’elle ne voyait plus, dit mon père. — On ne peut jamais savoir, répondit le docteur. Quand mes lèvres la touchèrent, les mains de ma grand’mère s’agitèrent, elle fut parcourue tout entière d’un long frisson, soit réflexe, soit que certaines tendresses aient leur hyperesthésie qui reconnaît à travers le voile de l’inconscience ce qu’elles n’ont presque pas besoin des sens pour chérir. Tout d’un coup ma grand’mère se dressa à demi, fit un effort violent, comme quelqu’un qui défend sa vie. Françoise ne put résister à cette vue et éclata en sanglots. Me rappelant ce que le médecin avait dit, je voulus la faire sortir de la chambre. À ce moment, ma grand’mère ouvrit les yeux. Je me précipitai sur Françoise pour cacher ses pleurs, pendant que mes parents parleraient à la malade. Le bruit de l’oxygène s’était tu, le médecin s’éloigna du lit. Ma grand’mère était morte. Quelques heures plus tard, Françoise put une dernière fois et sans les faire souffrir peigner ces beaux cheveux qui grisonnaient seulement et jusqu’ici avaient semblé être moins âgés qu’elle. Mais maintenant, au contraire, ils étaient seuls à imposer la couronne de la vieillesse sur le visage redevenu jeune d’où avaient disparu les rides, les contractions, les empâtements, les tensions, les fléchissements que, depuis tant d’années, lui avait ajoutés la souffrance. Comme au temps lointain où ses parents lui avaient choisi un époux, elle avait les traits délicatement tracés par la pureté et la soumission, les joues brillantes d’une chaste espérance, d’un rêve de bonheur, même d’une innocente gaieté, que les années avaient peu à peu détruits. La vie en se retirant venait d’emporter les désillusions de la vie. Un sourire semblait posé sur les lèvres de ma grand’mère. Sur ce lit funèbre, la mort, comme le sculpteur du moyen âge, l’avait couchée sous l’apparence d’une jeune fille. » Un amour de Swann, Le Livre de poche, p.256. Laurène : Proust décrit ici la sensation de Charles Swann découvrant la « petite phrase » de la sonate de Vinteuil. Il met ici des mots sur ce sentiment qui était jusqu’alors indescriptible pour moi – et que lui-même qualifie d’« impossible à décrire » –, que cause parfois la découverte d’un morceau. Une scène à jouer : « Vous avez bonne mine, vous savez ! » « Tiens, vous voilà, mais il y a des éternités qu’on ne vous a vu », dit à Swann le général qui, remarquant ses traits tirés et concluant que c’était peut-être une maladie grave qui l’éloignait du monde, ajouta : « Vous avez bonne mine, vous savez ! » pendant que M. De Bréauté demandait : « Comment, vous, mon cher, qu’est-ce que vous pouvez bien faire ici ? » à un romancier mondain qui venait d’installer au coin de son œil un monocle, son seul organe d’investigation psychologique et d’impitoyable analyse, et répondit d’un air important et mystérieux, en roulant l’r : J’observe. » Un amour de Swann, Le Livre de poche, p.374. Laurène : Dans ces courtes phrases que s’échangent les personnages, Proust condense avec justesse et non sans humour l’hypocrisie et la fausseté des rapports mondains de l’époque. Hugo Une scène à lire : La mort de ma grand-Mère. « Le sifflement de l’oxygène cessa pendant quelques instants. Mais la plainte heureuse de la respiration jaillissait toujours, légère, tourmentée, inachevée, sans cesse recommençante. Par moments, il semblait que tout fût fini, le souffle s’arrêtait, soit par ces mêmes changements d’octaves qu’il y a dans la respiration d’un dormeur, soit par une intermittence naturelle, un effet de l’anesthésie, le progrès de l’asphyxie, quelque défaillance du cœur. Le médecin reprit le pouls de ma grand’mère, mais déjà, comme si un affluent venait Le Côté de Guermantes, Tome II, éd. Gallimard, coll. Folio, p. 47 à 49 33 bas pour que je distinguasse bien les mots, une prière qui nécessiterait sans doute qu’ils prolongeassent leur séjour dans la boutique et qui toucha assez le giletier pour effacer sa souffrance, car il considéra la figure du baron, grasse et congestionnée sous les cheveux gris, de l’air noyé de bonheur de quelqu’un dont on vient de flatter profondément l’amour-propre, et, se décidant à accorder à M. de Charlus ce que celui-ci venait de lui demander, Jupien, après des remarques dépourvues de distinction telles que : « Vous en avez un gros pétard ! », dit au baron d’un air souriant, ému, supérieur et reconnaissant : « Oui, va, grand gosse ! » Antoine Une scène à jouer : Flirt homo et voyeurisme. « Mais quand je fus dans la boutique, évitant de faire craquer le moins du monde le plancher, en me rendant compte que le moindre craquement dans la boutique de Jupien s’entendait de la mienne, je songeai combien Jupien et M. de Charlus avaient été imprudents et combien la chance les avait servis. Je n’osais bouger. Le palefrenier des Guermantes, profitant sans doute de leur absence, avait bien transféré dans la boutique où je me trouvais une échelle serrée jusque-là dans la remise. Et si j’y étais monté j’aurais pu ouvrir le vasistas et entendre comme si j’avais été chez Jupien même. Mais je craignais de faire du bruit. Du reste c’était inutile. Je n’eus même pas à regretter de n’être arrivé qu’au bout de quelques minutes dans ma boutique. Car d’après ce que j’entendis les premiers temps dans celle de Jupien et qui ne furent que des sons inarticulés, je suppose que peu de paroles furent prononcées. Il est vrai que ces sons étaient si violents que, s’ils n’avaient pas été toujours repris un octave plus haut par une plainte parallèle, j’aurais pu croire qu’une personne en égorgeait une autre à côté de moi et qu’ensuite le meurtrier et sa victime ressuscitée prenaient un bain pour effacer les traces du crime. J’en conclus plus tard qu’il y a une chose aussi bruyante que la souffrance, c’est le plaisir, surtout quand s’y ajoutent — à défaut de la peur d’avoir des enfants, ce qui ne pouvait être le cas ici, malgré l’exemple peu probant de la Légende dorée — des soucis immédiats de propreté. Enfin au bout d’une demi-heure environ (pendant laquelle je m’étais hissé à pas de loup sur mon échelle afin de voir par le vasistas que je n’ouvris pas), une conversation s’engagea. Jupien refusait avec force l’argent que M. de Charlus voulait lui donner. Au bout d’une demi-heure, M. de Charlus ressortit. « Pourquoi avez-vous votre menton rasé comme cela, dit-il au baron d’un ton de câlinerie. C’est si beau une belle barbe. — Fi ! c’est dégoûtant », répondit le baron. Cependant il s’attardait encore sur le pas de la porte et demandait à Jupien des renseignements sur le quartier. « Vous ne savez rien sur le marchand de marrons du coin, pas à gauche, c’est une horreur, mais du côté pair, un grand gaillard tout noir ? Et le pharmacien d’en face, il a un cycliste très gentil qui porte ses médicaments. » Ces questions froissèrent sans doute Jupien car, se redressant avec le dépit d’une grande coquette trahie, il répondit : « Je vois que vous avez un cœur d’artichaut. » Proféré d’un ton douloureux, glacial et maniéré, ce reproche fut sans doute sensible à M. de Charlus qui, pour effacer la mauvaise impression que sa curiosité avait produite, adressa à Jupien, trop Sodome et Gomorrhe, éd. Gallimard, coll. Folio, pages 10 à 12. Antoine : Ici, il serait intéressant de retransposer scéniquement la façon dont peuvent se comprendre par le regard et l’attitude ces deux hommes, et comment le désir sexuel réciproque peut être tel qu’il se manifeste sans besoin de parole, sans autre nécessité que le regard. Il est évidemment moins habituel de voir sur scène une scène de « drague » masculine, d’autant plus que celle-ci est silencieuse, se fait dans l’attitude et le regard. Pour capter ces regards, il serait intéressant de faire un travail avec de la vidéo, et des gros plans, comme au cinéma, pour permettre au spectateur de mieux ressentir et surtout observer ce qui passe dans les expressions et les regards des deux personnages. 34 DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES POUR LA première PARTIE DOCUMENT 1 Document 2 Harold Pinter, Le Scénario Proust : À la recherche du temps perdu Questionnaire de Proust. Extrait tiré de la première adaptation des Français. Scène supprimée par la compagnie. 138. La route d’Hudimesnil. Jour. La MARQUISE DE VILLEPARISIS, MARCEL, et la GRAND-MERE, dans la voiture de la MARQUISE, descendant la colline. MARCEL regarde dans le vague. Soudain, il se concentre, ses yeux se plissent. 139. Les arbres. Trois arbres isolés à l’entrée d’une allée. 140. Visage de Marcel. 141. Vue en plongée. La voiture sur la route. 142. Point de vue de Marcel. Les arbres, à distance, donnent l’impression de suivre la voiture. 143. Visage de Marcel, rayonnant. 144. Les arbres. Ils suivent la voiture. 145. La voiture. Mme DE VILLEPARISIS et la GRAND MERE regarde indolemment le paysage qui défile. 146. Visage de Marcel, intense. 147. Brève image des clochers de Martinville. 148. les arbres, s’éloignant. 149. Les arbres ne sont plus visibles. 150. Visage de Marcel. Il continue de regarder vers l’arrière. 151. La voiture. LA GRAND-MERE. – Que regardes-tu, mon petit ? MARCEL. – Rien. Mme DE VILLEPARISIS. – Il y avait quelque chose à voir ? MARCEL. – Non. 152. Plan rapproché. Fleurs sur le sommet de la falaise. Bateaux à l’horizon. Un papillon volette entre les fleurs. ALBERTINE Poète préféré ? MARCEL Moi. ALBERTINE Héroïne préférée dans la vie réelle ? MARCEL Toi. ALBERTINE Ton rêve de bonheur parfait ? MARCEL Un lit immense. Plein. ALBERTINE La qualité que tu préfères chez un homme ? MARCEL Une chevelure luxuriante. ALBERTINE Chez une femme ? MARCEL Du charme. ALBERTINE Ta caractéristique la plus marquée ? MARCEL La douceur. ALBERTINE Ce que tu estimes le plus chez tes amis ? MARCEL Le bonheur. ALBERTINE Ton rêve de bonheur parfait ? MARCEL Un lit immense. Plein. ALBERTINE Ta plus grande peur ? MARCEL Devenir chauve. ALBERTINE Quel don de la nature aimerais-tu le plus avoir ? MARCEL De beaux, longs cheveux. ALBERTINE Comment voudrais-tu mourir ? MARCEL Dans un lit immense. Un lit plein. ALBERTINE Ton état d’esprit actuel ? MARCEL La gaieté. PINTER Harold (dir.), Le Scénario Proust, À la recherche du temps perdu, traduit de l’anglais par Jean Pavans, Gallimard, Paris, 1978. (p. 66 - 67, séquences 138 – 152) 35 CAHIER 2 constellation de citations 36 pas davantage que le spectateur qu’on n’a pas laissé entrer dans la salle, et qui, collé au carreau vitré de la porte, ne peut rien apercevoir de ce qui se passe sur la scène. » Idem p. 370 Amour « Quelquefois, dans ces soirées d’attente, l’angoisse est due à un médicament qu’on a pris. Faussement interprétée par celui qui souffre, il croit être anxieux à cause de celle qui ne vient pas. L’amour naît dans ce cas comme certaines maladies nerveuses de l’explication inexacte d’un malaise pénible. Explication qu’il n’est pas utile de rectifier, du moins en ce qui concerne l’amour, sentiment qui (quelle qu’en soit la cause) est toujours erroné. » Sodome et Gomorrhe, p. 193-194. « Je pouvais bien prendre Albertine sur mes genoux, tenir sa tête dans mes mains, je pouvais la caresser, passer longuement mes mains sur elle, mais, comme si j’eusse manié une pierre qui enferme la salure des océans immémoriaux ou le rayon d’une étoile, je sentais que je touchais seulement l’enveloppe close d’un être qui par l’intérieur accédait à l’infini. Combien je souffrais de cette position où nous a réduits l’oubli de la nature qui, en instituant la division des corps, n’a pas songé à rendre possible l’interpénétration des âmes ! Et je me rendais compte qu’Albertine n’était pas même pour moi la merveilleuse captive dont j’avais cru enrichir ma demeure, tout en y cachant aussi parfaitement sa présence, même à ceux qui venaient me voir et qui ne la soupçonnaient pas au bout du couloir dans la chambre voisine, que ce personnage dont tout le monde ignorait qu’il tenait enfermée dans une bouteille la Princesse de Chine ; m’invitant sous une forme pressante, cruelle et sans issue, à la recherche du passé, elle était plutôt comme une grande déesse du Temps. Et s’il a fallu que je perdisse pour elle des années, ma fortune, et pourvu que je puisse me dire, ce qui n’est pas sûr, hélas qu’elle n’y a, elle, pas perdu, je n’ai pas à regretter. Sans doute la solitude eût mieux valu, plus féconde, moins douloureuse. » Idem, p. 372 « Ce sont surtout de tels êtres qui nous inspirent l’amour, pour notre désolation. Car chaque anxiété nouvelle que nous éprouvons par eux enlève à nos yeux de leur personnalité. Nous étions résigné à la souffrance, croyant aimer en dehors de nous, et nous nous apercevons que notre amour est fonction de notre tristesse, que notre amour c’est peut-être notre tristesse, et que l’objet n’en est que pour une faible part la jeune fille à la noire chevelure. » La Prisonnière, p. 84 « À chaque fois, une jeune fille ressemble si peu à ce qu’elle était la fois précédente (mettant en pièces dès que nous l’apercevons le souvenir que nous avions gardé et le désir que nous nous proposions) que la stabilité de nature que nous lui prêtons n’est que fictive et pour la commodité du langage. » Le Temps retrouvé, p. 57 « Or demain, elle désirerait qu’il y en eût de telles. Il faudrait choisir ou de cesser de souffrir ou de cesser d’aimer. Car, ainsi qu’au début il est formé par le désir, l’amour n’est entretenu plus tard que par l’anxiété douloureuse. Je sentais qu’une partie de la vie d’Albertine m’échappait. L’amour, dans l’anxiété douloureuse comme dans le désir heureux, est l’exigence d’un tout. Il ne naît, il ne subsiste que si une partie reste à conquérir. On n’aime que ce qu’on ne possède pas tout entier. » La Prisonnière, p. 98 Antisémitisme « Dans ce monde (et ce phénomène social n’est d’ailleurs qu’une application d’une loi psychologique bien plus générale), les nouveautés, coupables ou non, n’excitent l’horreur que tant qu’elles ne sont pas assimilées et entourées d’éléments rassurants. […] Le dreyfusisme était maintenant intégré dans une série de choses respectables et habituelles. Quant à se demander ce qu’il valait en soi, personne n’y songeait, pas plus pour l’admettre maintenant qu’autrefois pour le condamner. Il n’était plus shocking. C’était tout ce qu’il fallait. » Le Temps retrouvé, p. 85 « On n’aime que ce en quoi on poursuit quelque chose d’inaccessible, on n’aime que ce qu’on ne possède pas, et bien vite je me remettais à me rendre compte que je ne possédais pas Albertine. Dans ses yeux, je voyais passant, tantôt l’espérance, tantôt le souvenir, peut-être le regret, de joies que je ne devinais pas, auxquelles dans ce cas elle préférait renoncer plutôt que de me les dire, et que, n’en saisissant que cette lueur dans ses prunelles, je n’apercevais 37 pas comme la musique, où les sons semblent prendre l’inflexion de l’être, reproduire cette pointe intérieure extrême des sensations qui est la partie qui nous donne cette ivresse spécifique que nous retrouvons de temps en temps et que, quand nous disons : « Quel beau temps ! quel beau soleil ! » nous ne faisons nullement connaître au prochain, en qui le même soleil et le même temps éveillent des vibrations toutes différentes. […] Il me semblait même, quand je m’abandonnais à cette hypothèse où l’art serait réel, que c’était même plus que la simple joie nerveuse d’un beau temps ou d’une nuit d’opium que la musique peut rendre : une ivresse plus réelle, plus féconde, du moins à ce que je pressentais. Il n’est pas possible qu’une sculpture, une musique qui donne une émotion qu’on sent plus élevée, plus pure, plus vraie, ne corresponde pas à une certaine réalité spirituelle, où la vie n’aurait aucun sens. » Idem, p. 360 Art « Où j’avais moi-même décidé d’être un artiste. En abandonnant en fait cette ambition, avais-je renoncé à quelque chose de réel ? La vie pouvait-elle me consoler de l’art, y avait-il dans l’art une réalité plus profonde où notre personnalité véritable trouve une expression que ne lui donnent pas les actions de la vie ? Chaque grand artiste semble en effet si différent des autres, et nous donne tant cette sensation de l’individualité, que nous cherchons en vain dans l’existence quotidienne ! » La Prisonnière, p. 148 « Chaque artiste semble ainsi comme le citoyen d’une patrie inconnue, oubliée de lui-même, différente de celle d’où viendra, appareillant pour la terre, un autre grand artiste. » La Prisonnière, p. 245 « La valeur objective des arts est peu de chose en cela ; ce qu’il s’agit de faire sortir, d’amener à la lumière, ce sont nos sentiments, nos passions, c’est-à-dire les passions, les sentiments de tous. » Le Temps retrouvé, p. 314 « Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cents univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ; et cela nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil, avec leurs pareils, nous volons vraiment d’étoiles en étoiles. » Idem, p. 246 Bestiaire « Les lois du monde végétal sont gouvernées ellesmêmes par des lois de plus en plus hautes. Si la visite d’un insecte, c’est-à-dire l’apport de la semence d’une autre fleur, est habituellement nécessaire pour féconder une fleur, c’est que l’autofécondation, la fécondation de la fleur par elle-même, comme les mariages répétés dans une même famille, amènerait la dégénérescence et la stérilité, tandis que le croisement opéré par les insectes donne aux générations suivantes de la même espèce une vigueur inconnue de leurs aînées. » Sodome et Gomorrhe, p. 5 « Orchidée ! Quand je ne suivais que mon instinct, la méduse me répugnait à Balbec ; mais si je savais la regarder, comme Michelet, du point de vue de l’histoire naturelle et de l’esthétique, je voyais une délicieuse girandole d’azur. Ne sont-elles pas, avec le velours transparent de leurs pétales, comme les mauves orchidées de la mer ? » Sodome et Gomorrhe, p. 28 « Deux hypothèses qui se représentent pour toutes les questions importantes : les questions de la réalité de l’Art, de la réalité de l’Éternité de l’âme ; c’est un choix qu’il faut faire entre elles ; et pour la musique de Vinteuil, ce choix se représentait à tout moment sous bien des formes. Par exemple, cette musique me semblait quelque chose de plus vrai que tous les livres connus. Par instants je pensais que cela tenait à ce que ce qui est senti par nous de la vie, ne l’étant pas sous forme d’idées, sa traduction littéraire, c’est-à-dire intellectuelle, en rend compte l’explique, l’analyse, mais ne le recompose 38 Changement perpétuel « Les êtres ne cessent pas de changer de place par rapport à nous. Dans la marche insensible mais éternelle du monde, nous les considérons comme immobiles dans un instant de vision, trop court pour que le mouvement qui les entraîne soit perçu. Mais nous n’avons qu’à choisir dans notre mémoire deux images prises d’eux à des moments différents, assez rapprochés cependant pour qu’ils n’aient pas changé en eux-mêmes, du moins sensiblement, et la différence des deux images mesure le déplacement qu’ils ont opéré par rapport à nous. » Sodome et Gomorrhe, p. 409-410 « Mais nous ne réfléchissons pas que, même sans attendre cette autre vie, dans celle-ci, au bout de quelques années nous sommes infidèles à ce que nous avons été, à ce que nous voulions rester immortellement. Même sans supposer que la mort nous modifiât plus que ces changements qui se produisent au cours de la vie, si dans cette autre vie nous rencontrions le moi que nous avons été, nous nous détournerions de nous comme de ces personnes avec qui on a été liés mais qu’on n’a pas vues depuis longtemps […] On rêve beaucoup du paradis, ou plutôt de nombreux paradis successifs, mais ce sont tous, bien avant qu’on ne meure, des paradis perdus, et où on se sentirait perdu. » Sodome et Gomorrhe, p. 253. Bisexualité « Aucune de ces hypothèses n’était absurde, car chez des femmes comme la fille d’Odette ou les jeunes filles de la petite bande il y a une telle diversité, un tel cumul de goûts alternants si même ils ne sont pas simultanés, qu’elles passent aisément d’une liaison avec une femme à un grand amour pour un homme, si bien que définir le goût réel et dominant reste difficile. » Le Temps retrouvé, p. 61 Deuil « Seule, me disais-je, une véritable mort de moi-même serait capable (mais elle est impossible) de me consoler de la sienne. Je ne songeais pas que la mort de soi-même n’est ni impossible, ni extraordinaire ; elle se consomme à notre insu, au besoin contre notre gré, chaque jour, et je souffrirais de la répétition de toutes sortes de journées que non seulement la nature, mais des circonstances factices, un ordre plus conventionnel introduisent dans une saison. » Albertine disparue, p. 66-67 « D’ailleurs mon chagrin prenait tant de formes que parfois je ne le reconnaissais plus ; je souhaitais d’avoir un grand amour, je voulais chercher une personne qui vivrait auprès de moi, cela me semblait le signe que je n’aimais plus Albertine quand c’était celui que je l’aimais toujours ; car ce besoin d’éprouver un grand amour n’était, tout autant que le désir d’embrasser les grosses joues d’Albertine, qu’une partie de mon regret. C’est quand je l’aurais oubliée que je pourrais trouver plus Bonheur « Si l’on n’avait pas été heureux, ne fût-ce que par l’espérance, les malheurs seraient sans cruauté et par conséquent sans fruit. » Le Temps retrouvé, p. 314 39 sage, plus heureux de vivre sans amour. Ainsi le regret d’Albertine, parce que c’était lui qui faisait naître en moi le besoin d’une sœur, le rendait inassouvissable. Et au fur et à mesure que mon regret d’Albertine s’affaiblirait, le besoin d’une sœur, lequel n’était qu’une forme inconsciente de ce regret, deviendrait moins impérieux. Et pourtant ces deux reliquats de mon amour ne suivirent pas dans leur décroissance une marche également rapide. Il y avait des heures où j’étais décidé à me marier, tant le premier subissait une profonde éclipse, le second au contraire gardant une grande force. Et en revanche, plus tard mes souvenirs jaloux s’étant éteints, tout d’un coup parfois une tendresse me remontait au cœur pour Albertine, et alors, pensant à mes amours pour d’autres femmes, je me disais qu’elle les aurait compris, partagés et son vice devenait comme une cause d’amour. » Albertine disparue, p. 114 « De fantômes poursuivis, oubliés, recherchés à nouveau, quelques fois pour une seule entrevue et afin de toucher à une vie irréelle laquelle aussitôt s’enfuyait, ces chemins de Balbec en étaient pleins. En pensant que leurs arbres, poiriers, pommiers, tamaris, me survivraient, il me semblait recevoir d’eux le conseil de me mettre enfin au travail pendant que je n’avais pas encore sonné l’heure du repos éternel. » idem. « Quand par la différence qu’il y avait entre ce que l’importance de sa personne et de ses actions était pour moi et pour les autres, j’avais compris que mon amour était moins un amour pour elle qu’un amour en moi, j’aurais pu déduire diverses conséquences de ce caractère subjectif de mon amour, et qu’étant un état mental, il pouvait notamment survivre assez longtemps à la personne, mais aussi n’ayant avec cette personne aucun lien véritable, n’ayant aucun soutien en dehors de soi, il devrait, comme tout état mental, même les plus durables, se trouver un jour hors d’usage, être « remplacé » et que ce jour-là tout ce qui me semblait m’attacher si doucement, indissolublement, au souvenir d’Albertine, n’existerait plus pour moi. » Albertine disparue, p. 138-139 Homosexualité « Les homosexuels seraient les meilleurs maris du monde s’ils ne jouaient pas la comédie d’aimer les femmes. » Sodome et Gomorrhe, p. 47 « Il n’y avait pas d’anormaux quand l’homosexualité était la norme » Sodome et Gomorrhe. « Si l’amour fécond, destiné à perpétuer la race, noble comme un devoir familial, social, humain, est supérieur à l’amour purement voluptueux, il n’y a pas de hiérarchie entre les amours stériles. » Marcel Proust, « Avant la nuit », dans la Revue Blanche, 1893. Fantômes « C’était naturel, et ce n’était pourtant pas indifférent ; ils me rappelaient que mon sort était de ne poursuivre que des fantômes, des êtres dont la réalité pour une bonne part était dans mon imagination ; il y a des êtres en effet – et ç’avait été dès la jeunesse mon cas pour qui tout ce qui a une valeur fixe, contestable par d’autres, la fortune, le succès, les hautes situations, ne comptent pas ; ce qu’il leur faut, ce sont des fantômes. Ils y sacrifient tout le reste, mettent tout en œuvre, font tout servir à rencontrer tel fantôme. Mais celui-ci ne tarde pas à s’évanouir ; alors on court après tel autre, quitte à revenir ensuite au premier. » Sodome et Gomorrhe, p. 401 « Une des causes qui ajoutent au caractère masculin des femmes telles de Mme de Vaugoubert est que l’abandon où elles sont laissées par leur mari, la honte qu’elles en éprouvent, flétrissent peu à peu chez elles tout ce qui est de la femme. Elles finissent par prendre les qualités et les défauts que le mari n’a pas. Au fur à mesure qu’il est plus frivole, plus efféminé, plus indiscret, elles deviennent comme l’effigie sans charme des vertus que l’époux devrait pratiquer. » 40 Jalousie « La réalité n’est jamais qu’une amorce à un inconnu sur la voie duquel nous ne pouvons aller bien loin. Il vaut mieux ne pas savoir, penser le moins possible, ne pas fournir à la jalousie le moindre détail concret. Malheureusement, à défaut de la vie extérieure, des incidents aussi sont amenés par la vie intérieure ; à défaut des promenades d’Albertine, les hasards rencontrés dans les réflexions que je faisais seul fournissaient parfois de ces petits fragments de réel qui attirent à eux, à la façon d’un aimant, un peu d’inconnu qui, dès lors, devient douloureux. On a beau vivre sous l’équivalent d’une cloche pneumatique, les associations d’idées, les souvenirs continuent à jouer ». La Prisonnière, p. 18. « En amour, notre rival heureux, autant dire notre ennemi, est notre bienfaiteur. À un être qui n’excitait en nous qu’un insignifiant désir physique il ajoute aussitôt une valeur immense, étrangère, mais que nous confondons avec lui. Si nous n’avions pas de rivaux, le plaisir ne se transformerait pas en amour. Si nous n’en avions pas, ou si nous ne croyions pas en avoir. Car il n’est pas nécessaire qu’ils existent réellement. Suffisante pour notre bien est cette vie illusoire que donnent à des rivaux inexistants notre soupçon, notre jalousie. » Le Temps retrouvé, p. 312 Intelligence « Mais – et la suite le montrera davantage, comme bien des épisodes ont pu déjà l’indiquer – de ce que l’intelligence n’est pas l’instrument le plus subtil, le plus puissant, le plus approprié pour saisir le vrai, ce n’est qu’une raison de plus pour commencer par l’intelligence et non par un intuitivisme de l’inconscient, par une foi aux pressentiments toute faite. C’est la vie qui, peu à peu, cas par cas, nous permet de remarquer que ce qui est le plus important pour notre cœur, ou pour notre esprit, ne nous est pas appris par le raisonnement mais par des puissances autres. Et alors, c’est l’intelligence elle-même qui se rendant compte de leur supériorité, abdique par raisonnement devant elles, et accepte de devenir leur collaboratrice et leur servante. » Albertine disparue, p. 7 Lecture « La lecture au contraire nous apprend à relever la valeur de la vie, valeur que nous n’avons pas su apprécier et dont nous nous rendons compte seulement pas le livre combien elle était grande. » Le Temps retrouvé, p. 76 41 convenances qui lui indiquât la jurisprudence à suivre et, ne sachant auquel donnera préférence, elle crut devoir faire semblant de ne pas croire que la seconde alternative eût à se poser, de façon à obéir à la première qui demandait en ce moment moins d’efforts, et pensa que la meilleure manière de résoudre le conflit était de le nier. « Vous voulez plaisanter ? » dit-elle à Swann. — Ce serait une plaisanterie d’un goût charmant, répondit ironiquement Swann. » Oubli « Ce calme que je venais de goûter, c’était la première apparition de cette grande force intermittente, qui allait lutter en moi, contre la douleur, contre l’amour, et finirait par en avoir raison. Ce dont je venais d’avoir l’avant-goût et d’apprendre le présage, c’était, pour un instant seulement, ce qui plus tard serait chez moi un état permanent, une vie où je ne pourrais plus souffrir pour Albertine, où je ne l’aimerais plus. Et mon amour qui venait de reconnaître le seul ennemi par lequel il pût être vaincu, l’oubli, se mit à frémir, comme un lion dans la cage où on l’a enfermé a aperçu tout d’un coup le serpent python qui le dévorera. » Albertine disparue, p. 31 Sommeil « Le pouvoir de rêver que je n’avais qu’en son absence, je le retrouvais à ces instants auprès d’elle, comme si en dormant elle était devenue une plante. Par là son sommeil réalisait dans une certaine mesure, la possibilité de l’amour ; seul, je pouvais penser à elle, mais elle me manquait, je ne la possédais pas. Présente, je lui parlais, mais était trop absent de moi-même pour pouvoir penser. Quand elle dormait, je n’avais plus à parler, je savais que je n’étais plus regardé par elle, je n’avais plus besoin de vivre à la surface de moi-même. En fermant les yeux, en perdant la conscience, Albertine avait dépouillé, l’un après l’autre, ses différents caractères d’humanité qui m’avaient déçu depuis le jour où j’avais fait sa connaissance. Elle n’était plus animée que de la vie inconsciente des végétaux, des arbres, vie plus différente de la mienne, plus étrange, et qui cependant m’appartenait davantage. Son moi ne s’échappait pas à tous moments, comme quand nous causions, par les issues de la pensée inavouée et du regard. Elle avait rappelé à soi tout ce qui d’elle était en dehors, elle s’était réfugiée, enclose, résumée, dans son corps. En la tenant sous mon regard, dans mes mains, j’avais cette impression de la posséder toute entière que je n’avais pas quand elle était réveillée. Sa vie m’était soumise, exhalait vers moi son léger souffle. J’écoutais cette murmurante émanation mystérieuse, douce comme un zéphir marin, féerique comme ce clair de lune, qu’était son sommeil. Tant qu’il persistait je pouvais rêver à elle et pourtant la regarder, et quand ce sommeil devenait plus profond, la toucher, l’embrasser. Ce que j’éprouvais alors c’était un amour devant quelque chose d’aussi pur, d’aussi immatériel, d’aussi mystérieux que si j’avais été devant les créatures inanimées que sont les beautés de la nature. Et en effet, dès qu’elle dormait un peu profondément, elle cessait d’être seulement la plante qu’elle avait été, son sommeil, au bord duquel je rêvais avec une fraîche volupté dont je ne me fusse jamais lassé et que j’eusse pu goûter indéfiniment, c’était pour moi tout un paysage. Son sommeil mettait à mes côtés quelque chose d’aussi calme, d’aussi sensuellement délicieux que ces nuits de pleine lune, dans la baie de Balbec devenue douce comme un lac, où les branches bougent à peine ; où étendu sur le sable, l’on écouterait sans fin se briser le reflux. » La Prisonnière, p. 62-63 Rêve « De ce que le monde du rêve n’est pas le monde de la veille, il ne s’ensuit pas que le monde des rêves soit moins vrai, au contraire. Dans le mode du sommeil nos perceptions sont tellement surchargées, chacune épaissie par une superposée qui la double, l’aveugle inutilement, que nous ne savons même pas distinguer ce qui se passe dans l’étourdissement du réveil. » La Prisonnière, p. 113 Snobisme « Qu’est ce que vous me dites là ? S’écria la duchesse en s’arrêtant une seconde dans sa marche vers la voiture et enlevant ses beaux yeux bleus et mélancoliques, mais pleins d’incertitude. Placée pour la première fois de sa vie entre deux devoirs aussi différents que monter dans sa voiture pour aller dîner en ville, et témoigner de la pitié à un homme qui va mourir, elle ne voyait rien dans le code des 42 simulant un général Dourakine en enfance, il me semblait que l’être humain pouvait subir des métamorphoses aussi complètes que celles de certains insectes. J’avais l’impression de regarder derrière le vitrage instructif d’un muséum d’histoire naturelle ce que peut-être devenu l’insecte le plus rapide, le plus sûr en ses traits, et je ne pouvais pas ressentir les sentiments que m’avait toujours inspirés M. d’Argencourt devant cette molle chrysalide, plutôt vibratile que remuante. Mais je me tus, je ne félicitai pas M. d’Argencourt d’offrir un spectacle qui semblait reculer les limites entre lesquelles peuvent se mouvoir les transformations du corps humain. » Le Temps retrouvé, p. 333-334 Souffrance « Les années heureuses sont les années perdues, on attend une souffrance pour travailler. L’idée de la souffrance préalable s’associe à l’idée du travail, on a peur de chaque nouvelle œuvre en pensant aux douleurs qu’il faudra supporter d’abord pour l’imaginer. Et comme on comprend que la souffrance est la meilleure des choses que l’on puisse rencontrer dans la vie, on pense sans effroi, presque comme une délivrance, à la mort. » Le Temps retrouvé, p. 317 « La souffrance, prolongement d’un choc moral imposé, aspire à changer de forme ; on espère la volatiliser en faisant des projets, en demandant des renseignements ; on veut qu’elle passe par ses innombrables métamorphoses, cela demande moins de courage que de garder sa souffrance franche ; ce lit paraît si étroit, si dur, si froid, où l’on se couche avec sa douleur. » Albertine disparue, p. 13 « Des poupées, mais que pour les identifier à celui qu’on avait connu, il fallait lire sur plusieurs plans à la fois, situés derrière elles et qui leur donnaient de la profondeur et forçaient à faire un travail d’esprit quand on avait devant soi ces vieillards fantoches, car on était obligé de les regarder en même temps qu’avec les yeux avec la mémoire, des poupées baignant dans les couleurs immatérielles des années, des poupées extériorisant le Temps, le Temps qui d’habitude n’est pas visible, pour le devenir cherche des corps et, partout où il les rencontre, s’en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique. » Le Temps retrouvé, p. 335 Viellissement « J’eus un fou rire devant ce sublime gaga, aussi émollié dans sa bénévole caricature de lui-même que l’était, dans la manière tragique, M. de Charlus foudroyé et poli. M. d’Argencourt, dans son incarnation de moribond-bouffe d’un Regnard exagéré par Labiche, était d’un accès aussi facile, aussi affable que M. de Charlus roi Lear qui se découvrait avec application devant le plus médiocre salueur. Pourtant je n’eus pas l’idée de lui dire mon admiration pour la vision extraordinaire qu’il offrait. Ce ne fut pas mon antipathie ancienne qui m’en empêcha, car précisément il était arrivé à être tellement différent de lui-même que j’avais l’illusion d’être devant une autre personne, aussi bienveillante, désarmée, aussi inoffensive que l’Argencourt habituel était rogue, hostile et dangereux. Tellement une autre personne, qu’à voir ce personnage ineffablement grimaçant, comique et blanc, ce bonhomme de neige 43 CAHIER 3 ENTRETIENS [Entretiens réalisés par Amélie Rouher entre le 24 et le 26 août 2015 à Gladsbeck, Festival de la Rhurtriennale] 44 ENTRETIEN AVEC KRZYSZTOF WARLIKOWSKI « Monter La Recherche doit être un acte politique aujourd’hui. » nombre de personnages pour n’en garder que quelquesuns, comme les Guermantes, les Verdurin, les couples Swann/Odette ; Marcel/ Albertine : Comment se sont faits ces choix ? K. W. : On garde les personnages essentiels. Chaque personnage incarne un clan : Oriane, le clan Guermantes, Mme Verdurin incarne le clan Verdurin… Ensuite il y a des couples qui répètent d’autres couples : Swann et Odette, Marcel et Albertine. Amélie Rouher : Dans Les Français tu supprimes la première partie de La Recherche, « Combray ». Tu supprimes les épisodes de l’enfance ainsi que deux personnages centraux qui sont la mère et la grandmère. Pourquoi ? Krzysztof Warlikovski : Ça n’est pas possible de mettre en scène les mères au théâtre, c’est horrible ! Ou bien dans ce cas, on monte La Ménagerie de verre de Tennessee Williams qui est une pièce pour la figure de la mère. C’est un personnage sentimental… Commencer la mise en scène par le récit de l’enfance comme dans La Recherche, on ne pouvait pas faire plus ennuyeux ! On peut finir par cela, c’est ce que je fais. Le spectacle finit sur une représentation de champs de blé… Comme dans chacun de tes spectacles, tu travailles avec tous les arts (la danse, la vidéo, le chant ) etc. Dans cette mise en scène les tableaux apparaissent comme des représentations très suggestives, parfois très poétiques de La Recherche. Je pense par exemple aux métaphores florales, au bestiaire… Pour cette adaptation quels ont été tes angles K. W. : Je ne sais pas si « poétique » est le bon terme. Quand on pense à ce grand monologue qui ouvre d’approche ? K. W. : Pour moi il y a deux découvertes sur Proust qui « Sodome et Gomorrhe » les images métaphoriques sont sont essentielles : son homosexualité et le fait qu’il est à utilisées pour traduire l’homosexualité : l’homme est moitié juif. Proust n’est pas un écrivain du théâtre c’est une partie de la nature, il n’est ni inférieur ni supérieur à un animal. Dans un écrivain du fantasme ; métaphores de sans doute observe-t-il Proust n’est pas un écrivain du théâtre ces pollinisation, Proust se le monde autour de lui, c’est un écrivain du fantasme. donne aussi un alibi. Il mais quand il pense à un homme, dans la fiction il décrit une aventure avec une n’est pas que poète de ces images, cherche à expliquer fille comme si c’était la même chose… La tradition son homosexualité. ; il a besoin de ces images parce qu’il française de lire Proust ou même ce qui a pu être son se sent coupable. Ou simplement, c’est un homme qui objectif en écrivant ne m’intéresse pas. Monter La s’émerveille de la nature et qui se comprend à partir d’elle comme faisant partie d’elle... On sait tous que l’histoire Recherche doit être un acte politique aujourd’hui. du Narrateur et d’Albertine est une mystification. Mais Proust est une nature complexe parce qu’il peut Comment appréhendes-tu la question du snobisme être aussi ironique, méchant envers les homosexuels, dans La Recherche ? K. W. : L’univers de Proust me fait penser à un snobisme comme avec les juifs. Cela me fait penser à une phrase des icônes. Il ne s’agit pas de bourgeoisie ni d’aristocratie, qu’il écrit dans un journal avec de jeunes écrivains juifs c’est quelque chose de presque mythologique. Ce qui dreyfusistes : « Je ne voulais pas démentir que j’étais juif dans la vie peut relever du snobisme devient pour lui parce que j’aurais fait du tort à ma mère. » une aventure intellectuelle, l’aventure intellectuelle de Qu’est-ce qu’il est impossible de dire avec Proust ? la bêtise, de la manipulation, de la jalousie etc. Quelles sont les limites de l’adaptation ? Dans cette adaptation, tu supprimes un grand K. W. : Tout est impossible. Proust n’est absolument 45 pas montable au théâtre. J’essaie de faire une installation proustienne. Je parle de Proust mais je fais une installation proustienne. ce système d’éducation où on impose des énormes stars. En Pologne, nous avons Gombrovitch, c’est l’auteur obligatoire qu’il faut lire avant le bac, l’auteur essentiel pour un jeune intellectuel polonais. Gombrovitch est le contraire de l’institution : il se fiche totalement de la littérature romantique, il parle de sexe, d’excréments pour se laver de cette fausse image de grandeur que la littérature pense donner à la Pologne. Pour les autres personnages d’artistes comme Vinteuil ou Eltrir, tu les supprimes en remplaçant le musicien par la musique, en remplaçant le peintre par la vidéo… Pourtant, tu places au premier plan le personnage de Rachel, l’actrice. K. W. : Proust est obsédé par les œuvres d’art, pour lui Pourquoi appelles-tu ce spectacle Les Français si la vie se vit par les œuvres d’art. Moi aussi j’ai besoin tu veux défaire l’image que les Français se font de des œuvres d’art mais au théâtre je n’ai pas besoin de Proust ? décrire, de montrer par exemple que l’action se passe K. W. : Ça peut-être des Français imaginés, ça peut-être à l’opéra ou dans le salon des Guermantes. J’enlève des Polonais… des Européens… Adapter Proust est les éléments réalistes. Pour le personnage de Rachel, beaucoup plus vivant pour moi que pour les Français. c’est différent. Elle incarne le personnage de l’actrice C’est la même chose que monter Shakespeare pour des C’est très important qu’elle soit la maîtresse de Anglais qui restent esclaves de la parole. Jamais je n’aurais Robert de Saint Loup fait Phèdre en tant que parce qu’au départ c’est Quand je dis « Les Français » ça veut dire français, parce que ça ne une courtisane puis une autre chose que pour vous. Mais cela veut nous laisse aucune liberté. artiste, parce qu’enfin elle Visconti lui, pouvait est juive. Elle est révoltée dire que nos regards se contactent, qu’on imaginer, il pouvait avoir contre la vieille école, entre en rapport… Je vous invite à rentrer besoin d’arriver à Proust ; elle est excentrique, elle dans un univers ; je vous provoque… il était sur le point d’y appartient au monde de la arriver et finalement il ne provocation. C’est pour cela qu’elle est mon personnage l’a pas fait. Mais il n’y a pas un Français prédestiné à dans cette installation proustienne. Je lui donne une vie, monter Proust. Pour cela il faudrait créer une grande une importance qu’elle n’a pas dans La Recherche. impression de cinéma, mais avec quel cinéaste ? C’était encore possible dans les années 60 peut-être avec À quels univers esthétiques ou artistiques as-tu les derniers grands réalisateurs italiens. Pour moi, pensé en construisant ce projet ? l’adaptation ne peut pas être faite par un Français ; il n’y K. W. : J’ai pensé à des centres d’art, tous ces lieux a pas assez de distance, il n’y a pas de regard extérieur. d’exposition qui deviennent capitaux dans les grandes Je n’ai rien à voir avec votre imagination, moi je suis villes, comme le Moma ou la biennale de Venise. J’essaie un étranger. Quand je dis « Les Français » ça veut dire de faire un spectacle qui sorte du théâtre. autre chose que pour vous. Mais cela veut dire que nos regards se contactent, qu’on entre en rapport… Je vous Tu termines la représentation des Français par un invite à rentrer dans un univers ; je vous provoque… monologue de Phèdre de Racine alors que tu montes par ailleurs un spectacle autour de Phèdre. Quel lien Qu’est-ce que tu attends du public Français ? fais-tu entre ces deux créations ? K. W. : D’être concerné. C’est intéressant de voir la K. W. : C’est du hasard, c’est une coïncidence, qui fait confrontation du public français avec cette version de complètement sens, bien sûr. Proust vue par les Polonais. Mais ce n’est pas n’importe quel polonais qui adapte Proust ; j’ai une place À quel âge as-tu lu la Recherche pour la première particulière en tant que Polonais en France. C’est une fois. Quel extrait alors te bouleversait ? belle confrontation. Une belle invitation. K. W. : Je l’ai lu à 19 ans. Le passage ? … C’est là, c’est ce spectacle… Est-ce que ce spectacle peut amener les gens, les jeunes à lire Proust. K. W. : Je préfère que Proust reste une lecture personnelle, secrète. Je n’aimerais pas que le monde entier connaisse Proust. Je partage le point de vue des jeunes français à ne pas lire Proust parce qu’on les y oblige ! Je déteste 46 ENTRETIEN AVEC Piotr Gruszczynski, dramaturge « Le texte dans le théâtre de Krzysztof Warlikowski est toujours le point de départ. » Amélie Rouher : Sur le impose au théâtre est la métier de dramaturge et convention apparente qui tire le couple metteur en scène le théâtre dans l’impasse de la dramaturge. Le métier comédie de salon. Pendant les de dramaturge n’a pas répétitions surgissait souvent les mêmes fonctions d’un le problème du « quatrième pays à l’autre. Pouvez-vous mur » et de l’enfermement expliquer en quoi consiste des salons dans leur propre votre métier ainsi que votre réalisme, ce qui n’est pas du partenariat avec Krzysztof tout la nature du texte de Warlikowski ? Proust. Piotr Gruszczynski : Le travail du dramaturge est strictement Comment se fait la rencontre défini par le metteur en scène du texte avec les acteurs et le avec lequel il travaille. Chaque fois, ces « liaisons » sont travail de plateau ? différentes. Dans le cas de Krzysztof, le travail est divisé en deux étapes : la première est fondée sur l’écriture P. G. : Le texte dans le théâtre de Krzysztof Warlikowski en commun du scénario, basée sur une composition est toujours le point de départ. Le travail ne commence de fragments de textes différents ; la deuxième, c’est pas par des inspirations visuelles ou musicales mais le travail avec les acteurs par le texte, donc par et la recherche de la Dans le cas de Proust, il était évident le sujet, donc par le cas forme finale du texte qui on parlera. Dans un depuis le début qu’il ne pouvait s’agir dont devient partie intégrante sens, le texte est aussi le de la vision du metteur d’une adaptation mais d’une création point d’arrivée : il devient en scène. Le processus personnelle de Warlikowski. un élément vivant du dramaturgique est fondé spectacle, il résonne, sur l’extraction, au moyen de textes préexistants, de ce donne à penser et à discuter, il tient le cas et le discours, qui est caché dans la tête du metteur en scène. Parfois on il est responsable des significations du spectacle. cherche un texte sur un certain sujet, parfois on l’écrit, mais en général le processus est fondé sur l’intuition et Certaines scènes, comme le Prologue, sont librement les pressentiments. Ce n’est pas l’écriture sur scène mais inspirées de La Recherche du temps perdu, d’autres une sorte de maïeutique. passages sont des extraits comme l’épisode des Catleya ou des chaussures rouge d’Oriane. Comment Comment s’est élaboré le travail d’adaptation Quels ces choix de scène se sont-ils faits ? axes de lecture, quels thèmes avez-vous retenus ? P. G. : Le spectacle est fidèle à la matière proustienne, P. G. : Dans le cas de Proust, il était évident depuis le mais il n’a pas toujours été possible de trouver dans le début qu’il ne pouvait s’agir d’une adaptation mais d’une texte de Proust les scènes ou les cas dont on avait besoin création personnelle de Warlikowski sur le cas de Proust. pour créer le spectacle. La scène du Prologue, qui est Nous ne voulions créer ni narration ni fils fictionnels. l’invocation de l’esprit, n’existe pas dans l’œuvre de Nous avons suivi la piste des cas et des scandales de ce Proust même si le spiritisme y est mentionné plusieurs roman, des sujets les plus importants : l’affaire Dreyfus, fois. À partir de ce stade précoce, on savait qu’on voulait l’antisémitisme, l’homosexualité, la vieillesse, la mort, la « entrer » dans Proust par l’invocation de l’esprit, on a mémoire comme source de culpabilité. donc dû construire cette scène. Toutefois, la majorité des textes utilisés dans le spectacle provient du roman. Quelles difficultés avez-vous rencontrées dans le travail d’adaptation ? L’adaptation théâtrale donne l’illusion de suivre P. G. : Une des plus grandes difficultés que Proust l’ordre chronologique des volumes de La Recherche, 47 hormis « Combray » qui est juste suggéré par les ou stérile, flétrie ou en fleur – cette floralité impose à champs de blé à la fin du spectacle. Pourtant, les l’homme plusieurs obligations comme la reproduction passages de la Recherche que vous intégrez ne suivent qui ne l’autorise pas à « flétrir » pour rien. Libéré de la pas toujours l’ordre des textes. Par exemple, vous religion, Proust se permet de voir l’homme à travers faites présider la partie Darwin et la nature dans À l’ombre des jeunes [Le texte] devient un élément vivant du une grande liberté et une filles en fleurs par le spectacle, il résonne, donne à penser et pureté de l’espèce. Cela grand monologue, essai donne une libération de sur l’homosexualité, à discuter, il tient le cas et le discours, toutes les peurs, tabous et qui introduit Sodome il est responsable des significations du psychoses. et Gomorrhe. Quelle spectacle. (…) logique avez-vous suivie Vous préparez une lorsque vous avez conçu La majorité des textes utilisés dans le adaptation des sousspectacle provient du roman. le montage ? titres pour le public en P. G. : La logique des français début 2016. titres qui apparaissent dans le spectacle ne reflète Comment comptez-vous aborder le caractère très pas souvent les liens entre le contenu et les titres du littéraire de la langue de Proust ? roman. On a aussi changé leur ordre. C’est un premier P. G. : La traduction polonaise faite par l’excellent piège pour le spectateur qui a pour but de stimuler sa Tadeusz Boy-Zelenski dans les années trente a aussi un vigilance discursive envers le spectacle. C’est aussi une caractère très littéraire et suit fidèlement l’original. Le manifestation de la vision de Proust par Warlikowski. caractère littéraire de la langue de Proust ne masque Le metteur en scène parle ainsi des titres dans une même pas à un quelconque degré l’acuité de ses conversation que nous avons eue avant la première : observations et de ses opinions ce qui ne fait qu’aider « Le spectacle est constitué de dix séquences disposées l’intention de Warlikowski. sur la base des titres des volumes, parfois des chapitres. Ici commence notre jeu avec ces titres et la recherche de significations nouvelles. « Du côté de Guermantes » ne signifie pas de voyage sentimental à Combray chez Geneviève de Brabant mais un voyage dans le monde le plus terrible et en même temps le plus convoité par le Narrateur - qui le rejette à cause de sa judéité – et qui est un monde antisémite. Dans « Du côté de chez Swann » il n’y a pas de voyage vers le sentiment d’un enfant envers une fillette mais un voyage chez Swann juif et dreyfusard. Ce n’est pas Swann qui est le héros de Libéré de la religion, Proust se permet de cette scène mais, invoqué voir l’homme à travers Darwin et la nature par une aristocratie idiote, comme dans une séance dans une grande liberté et une pureté de de spiritisme de Fellini, l’espèce. Cela donne une libération de l’esprit de Dreyfus. toutes les peurs, tabous et psychoses. « Sodome et Gomorrhe » se déplace dans les époques de guerre et couvre le contenu du dernier volume où le bordel masculin rempli par les soldats français décrit le mieux, selon Proust, la première guerre mondiale. Nous avons nommé d’après le titre « À l’ombre des jeunes filles en fleurs » un monologue pris de « Sodome et Gomorrhe » concernant une classification particulière de types d’homosexuels dans lequel Proust a transposé la nomenclature de la nature sur le terrain humain. C’est Une première façon de légaliser l’homosexualité en montrant qu’elle fonctionne naturellement dans la nature. Une présentation d’un homme comme une fleur fécondée 48 ENTRETIEN AVEC Claude Bardouil « Je suis le partenaire idéal. » Amélie Rouher : Comment expliques-tu la place de ton travail au sein de l’équipe artistique et avec Krzysztof Warlikowski ? Claude Bardouil : Quand on commence les répétitions, on arrive avec le décor. Dans un sens, c’est une chose essentielle parce que c’est l’espace dans lequel on doit se glisser. La question est ensuite de trouver la tension intérieure de chaque scène. Krzysztof ne résout pas les problèmes au préalable, il arrive avec toutes les questions, toutes les possibilités et les résout avec les acteurs. Le premier partenaire de Krzysztof c’est le dramaturge, puis nous. Il faut comprendre que nous sommes tous responsables de la scène, et pas que de nous seuls. S’intégrer dans le processus de travail, c’est toujours se poser la question : « De quoi la scène a-t-elle besoin ? ». Ce n’est jamais : « Qu’est-ce que je vais faire ? » C’est un processus extraordinairement naturel. Je dis toujours qu’on ne peut pas être mauvais avec Krzysztof parce qu’il fait en sorte que le projet devienne le nôtre. Et c’est vrai pour chacun d’entre nous. les dramaturges pour écrire un scénario. Ce qui justifiait ma présence c’était les performances de Rachel, le personnage de l’actrice. Mais comme on ne voulait pas faire du théâtre dans le théâtre, on a pensé qu’elle pouvait chanter. Au début, on imaginait que Rachel devait avoir un partenaire, de la même manière qu’on avait imaginé qu’Oriane devait également avoir… « un noir ». Tu travailles donc plus sur la puissance d’évocation des images qu’à ce qu’elles désignent. Peux-tu parler de ton travail avec les masques ? C. B. : Par défi personnel, je voulais explorer le travail du masque. J’ai déjà travaillé avec des perruques dans des spectacles précédents. Ce qui m’intéresse c’est d’explorer un langage performatif et non pas théâtral ou chorégraphique. Le masque permet cette recherche parce que c’est le corps qui lui donne son expression. Surtout, le personnage sert de contrepoint à la scène des Guermantes ; il est le personnage qui place le spectateur à distance parce qu’il le regarde en semblant lui dire : « Vous entendez ? » Comment construis-tu une image chorégraphique, celle du noir par exemple ? Comment s’inscrit-elle dans l’ensemble de la création ? C. B. : C’est apparu au dernier moment. Au début de la création, mon rôle n’était pas défini ; nous avions bien l’idée d’un personnage de couleur noir mais en même temps nous pensions qu’il pouvait être trop réaliste. L’idée d’un serveur noir chez les Guermantes était aussi beaucoup trop illustratif. Puis j’ai eu l’idée du masque de personnage noir qui met une certaine distance avec le principe de réalisme. C’est là que nous avons introduit le personnage de Rachel qui chante sur des pointes. Tout cet ensemble devenait intrigant. Pourquoi un noir a-t-il des pointes pour servir chez les Guermantes ? Pourquoi vaporise-t-il une plante en plastique ? Les choses se sont construites de cette façon jusqu’à devenir un numéro de Rachel et de son performer. Est-ce qu’on peut parler d’écriture collective, de création collective ? C. B. : Krzysztof a un respect profond pour les gens avec qui il travaille. Il n’amenuise jamais les idées pour ramener tout au même endroit. Il laisse au contraire se développer ce que chaque artiste a à exprimer mais, en même temps, il est le centre absolu. Parce qu’il y a chez Krzysztof une puissance de pensée qui en termes d’énergies est tellement jaillissante, tellement puissante que ça t’emmène. C’est en ce sens qu’il est le centre absolu. Comme une force centrifuge… C. B. : C’est quelque chose qui avale les éléments. … Et qui est capable d’absorber autant d’univers esthétiques différents et d’en faire une œuvre unique… C. B. : Absolument. Et c’est surtout la grande force de Krzysztof, il n’a pas envie d’être Dieu, il n’a aucun Quand est intervenu ton travail de créateur/performeur dans les étapes de la création des Français ? C. B. : J’ai été présent, aux aguets, dès le début c’està-dire quand Krzysztof a commencé à travailler avec 49 problème de rivalité avec les artistes, les acteurs, les vidéastes… C’est un être du présent, dans le présent de sa vie, dans le présent de la relation. Sa pensée se modifie sans cesse : une situation ou un événement le soir va faire changer le spectacle le lendemain. Ça peutêtre un élément de notre vie privée qui va entrer immédiatement sur le plateau mais toujours d’une manière non banale. Lui est dans son présent et si tu es là, il faut que tu sois là totalement, avec tout ce que tu es et toute ta créativité… et soi-même, il faut toujours viser plus grand. Et dans un sens, pour moi, le regard de Krzysztof est la chose plus grande dans laquelle je veux m’inscrire. Pourtant il n’est pas chorégraphe, mais c’est pour moi un très grand chorégraphe par l’acuité de son regard : je n’ai pas besoin qu’on me dirige, j’ai confiance en l’acuité de son regard. Quelle différence fais-tu entre le moment où tu étais chorégraphe indépendant, directeur de compagnie et cette période de collaboration active avec Krzysztof Warlikowski ? C. B. : Je pense que ma grande qualité – c’est un défaut et une faiblesse aussi –, c’est que je suis avec mes collègues un partenaire de scène idéal. Parce que je ne pense pas à moi, ce qui n’est pas du tout une attitude de saint, mais c’est ma nature. Par exemple, la figure du duo m’intéresse parce qu’elle implique la rencontre avec l’autre. C’est pour cette raison je crois que je n’ai jamais fait de solo… Je suis le partenaire idéal ! En dehors de Proust, quelles ont été tes références culturelles ? C. B. : Par exemple, le pas de deux dans le duo de « Sodome et Gomorrhe » est une référence à la danse de Merle Park et Noureev dans Casse-Noisette. C’est une idée de Krzysztof. Au début je n’étais pas convaincu par ce choix mais Krzysztof a insisté. Cette référence est une de ses mythologies. Après je me suis amusé avec le langage classique, j’ai travaillé sur le détournement puisqu’un garçon ne travaille pas sur des pointes. Il y a également le contexte des ballets russes qui sont contemporains de Proust. Nijinski s’est mis à danser sur des pointes parce qu’il voulait le premier rôle dans les ballets souvent tenus par les femmes. Ce sont donc à la fois des mythologies personnelles et des mythologies proustiennes. Quand tu vois tout ce réseau de concordances se tisser, tu sais que tu es au bon endroit de la création. Quel est ton rapport avec l’espace et la scénographie ? C. B. : Ce qui est incroyable chez Krzysztof, c’est que rien n’est décoratif, c’est-à-dire que tout fait sens. Pour cela, les espaces de Małgorzata Szcze˛śniak, la scénographe, sont des espaces rêvés. Tout y est extrêmement concret. Tu peux être au minimum de toi, cinématographique, tu n’as pas besoin de remplir l’espace, le plateau te rend extraordinairement fort. Tu n’es obligé de rien, tu es puissant. Tu es presque installatif. Par exemple, quand Oriane sort du wagon, elle marche, il y a une vitre derrière elle, elle traverse, elle s’assied, l’endroit est parfait… C’est une installation. Quand les personnages parlent c’est la même chose, on peut parler d’installations verbales au sens où la parole crée de l’image. Comment se fait le travail de direction entre toi et Krzysztof Warlikowski ? Comment intègres-tu le regard du public dans ton travail ? C. B. : Je ne danse pas pour, je danse devant Krzysztof. Parce que c’est un regard en demande. Je ne joue jamais pour le public, parce que le public on a vu ce que c’est, c’est immonde et magnifique à la fois, parce que c’est l’humanité. Mais c’est totalement faux de dire qu’on veut plaire à toute l’humanité. Entre le public 50 ENTRETIEN AVEC DENIS GUÉGUIN Amélie Rouher : Pour Comment as-tu été amené commencer peux-tu te à travailler avec Krzysztof présenter, situer ton Warlikowski ? parcours professionnel ? D. G. : J’ai rencontré Denis Guéguin : J’ai fait des Krzysztof il y a 30 ans, je finisétudes de cinéma et de théâtre sais mes études, réalisais mon à l’Université Paris III. C’était premier court-métrage et je ce mélange qui m’intéressait savais déjà que je ne voulais pas le plus, dans l’idée aussi que je faire de cinéma narratif. Lui ne savais pas vraiment ce qui n’avait pas encore commencé m’intéressait le plus. Vite, je ses études de théâtre. On s’est me suis acheté ma première perdus de vue pendant dix ans. caméra, puis la deuxième… Puis, j’ai travaillé avec Martial J’ai fait de la photo, des films Di Fonzo Bo pour le Théâtre expérimentaux, j’ai été un La vidéo live permet de jouer avec National de Bretagne. Je cherpetit peu acteur dans des j’expérimentais alors la fascination du comédien, de chais, choses improbables (rires). des dessins de en animation Finalement, avec le recul, tout percevoir tous ses détails, sa force qui devaient en quelque sorte se tenait, tout était logique : le dramatique. doubler le jeu des comédiens. mélange des langages et des J’en parlais beaucoup avec arts, du cinéma et du théâtre. C’est mon métier. Krzysztof parce qu’alors, la vidéo au théâtre n’existait pas. Il y avait une frilosité générale mais je l’incitais à À partir de quand as-tu vu apparaître l’utilisation s’en servir. On a fini par le faire ensemble en 2003 pour de la vidéo au théâtre ? Le Songe d’une nuit d’été. D. G. : J’ai eu deux chocs. Le premier, c’était I Was Sitting on My Patio de Bob Wilson, j’avais 14 ans. Y a-t-il une manière spécifique d’approcher la vidéo C’était du Super 8 projeté sur scène. Le second, c’était avec Krzysztof Warlikowski ? les concerts rock, notamment d’un groupe qui s’appelle D. G. : Oui et non. Il n’y a pas de règles. À chaque fois Tuxedomoon, qui faisait des shows avec des projec- c’est nouveau même si finalement il y a quand même tions Super 8. Ça me bouleversait complètement. D’un presque des systèmes que l’on travaille un peu réguliècôté, j’étais cinéphile, je voyais Binder, Pasolini, Duras, rement : le dédoublement des personnages, surtout le Syberberg, Oliveira et cætera. De l’autre, j’étais fasciné travail sur le temps, par exemple la narration de flashpar ce côté « film en scène ». C’était un langage expéri- back, la narration intérieure du personnage… mental, un langage non narratif, tout de suite énigmatique. C’est une espèce de surprise qui te fait travailler Vous jouez beaucoup avec des esthétiques cinématol’imaginaire. graphiques. Par exemple, Oriane est filmée comme une héroïne hitchcockienne… Quand as-tu commencé vraiment à réaliser des D. G. : Oui. La vidéo live permet de jouer avec la fascividéos pour le théâtre ? nation du comédien, de percevoir tous ses détails (je dis D. G. : La première fois vers 1997, c’était avec Clyde sublimes mais je suis un peu exalté), sa force dramatique. Chabot, une metteuse en scène française. On a adapté Ce jeu avec les gros plans est aussi un moyen de transL’Hypothèse de Robert Pinger. L’Hypothèse, c’est le crire l’isolement du personnage. Et en fait, c’est aussi monologue d’un homme en plein délire qui fait des ce qu’écrit Proust, le personnage est plus en situation hypothèses sur ce qu’il pourrait faire. En fait, c’est un d’écoute qu’en situation de parole. On produit presque homme qui se filme. D’ailleurs, Robert Pinget a pensé un décalage de réalités. son texte comme une image filmée. Ça me fait penser à Loulou d’Alban Berg. Il introduit une didascalie au Oui, et en même temps c’est un imaginaire du milieu du film, comme pour dire ce qu’il se passe entre spectacle. C’est-à-dire que tous ces gens-là sont en deux actes. De cette manière il nous raconte les ellipses. représentation… 51 D. G. : Absolument. convention documentaire à tenir. Est-ce qu’il fallait un documentaire à la TF1 avec une voix off qui tende … Surtout vis-à-vis d’eux-mêmes, l’Autre est celui vers une sorte d’objectivité ? On a fini par se dire que ce qui nous permet d’exister, d’où le fait aussi que le serait mieux de filmer de manière plus étrange… Peutnarrateur (Marcel) est en position d’observateur être les personnages du Temps retrouvé qui apparaîpermanent, et que le spectateur est lui-même voyeur. traient en espèce d’hologrammes… On verrait Oriane Comme si le spectateur était la caméra ou comme s’il dans une lumière étrange, fantomatique, d’un point de était dans l’œil de la caméra… vue subjectif, comme un revenant qui survient la nuit… D. G. : Voilà, et ça, c’est un Mais cela impliquait de superjeu à la fois assez subtil et Dans cette mise en scène, c’est poser plusieurs techniques important dans le système particulièrement impressionnant vidéo… Ce sont des choses à Warlikowski : la représentation prendre en compte puisque et l’autoreprésentation que l’on car il y a tous ces jeux de miroirs, c’est trop long à mettre en doit comprendre au sens de la de vitres, de caméra live qui œuvre. représentation sociale. Dans intensifient ce travail sur soi, sur cette mise en scène, c’est partialors en es-tu la représentation et sur l’intimité, Comment culièrement impressionnant car venu au triptyque qui appail y a tous ces jeux de miroirs, l’intimité volée, une intimité qui en raît pendant le monologue de vitres, de caméra live qui fait est complètement jouée. de Marcel ? fleurs, hippointensifient ce travail sur soi, sur campes et baisers. la représentation et sur l’intimité, l’intimité volée, une inti- D. G. : L’idée était de recréer l’univers métaphorique mité qui en fait est complètement jouée. C’est de la mise de Proust, c’est-à-dire d’évoquer un atlas botanique en scène de mise en scène. Par exemple, il n’y a pas une et entomologique de la pollinisation, les papillons, la seule seconde où Oriane de Guermantes ne maîtrise pas le vanille… Mais ça reste quand même documentaire ! Ce moindre détail de ses gestes. sont des images scientifiques. Il y a aussi des moments où la caméra est intrusive. On se croirait dans une série B, comme si la scène était volée et prise par une caméra amateur. D. G. : Oui, cela intensifie la violence, cela crée comme ça un cinéma direct, très direct même. Lorsqu’Oriane au début est en noir et blanc, ce procédé crée un décalage, une distance. Même si c’est une caméra live, c’est comme si elle n’était pas tout à fait présente. En anglais, on dit un delay, c’est comme un petit retard. Ainsi, on rentre dans l’intériorité du personnage. Tu as donc travaillé à transformer l’image scientifique en image poétique. Par exemple, on peut dire que les petites araignées sont des doubles métaphoriques d’Albertine… D. G. : Exactement, l’araignée, la toile d’araignée… Tout à coup cela devenait évident, c’était « La Prisonnière ». Quand j’ai vu ces images, c’est devenu une évidence. En plus, elles ajoutaient un jeu graphique avec la chanteuse-danseuse, Rachel, et le performeur Claude Bardouil. Est-ce que Krzysztof Warlikowski te donne des informations, est-ce qu’il te donne des intentions, des feuilles de route ? D. G. : Oui. On parle, on parle… Tout de suite il y a eu des idées, d’ailleurs des choses qui ne sont pas dans le spectacle. Par exemple, il fallait que je fasse un film sur l’hôtel particulier des Camondo à Paris, une famille Juive à l’origine, de grands collectionneurs que Proust connaissait. Ça devait être le final du spectacle. Après Le Temps retrouvé, et Phèdre, on y voyait comme un documentaire sur la famille Camondo. Il s’est agi de faire un parallèle avec Dreyfus. C’est qu’il y a une superposition de langages et de tonalités en tous genres, sans cesse mêlées. Cela crée toujours un écart, un effet d’étrangeté. Me vient alors cette question : Proust est l’auteur de la sensation, de la perception. Comment as-tu approché ces notions-là ? D. G. : Moi, je n’ai rien approché du tout ! À un moment donné, je me crée mon propre background, un univers à moi, sensitif. Il faut que je trouve les images, que je les fabrique, et il faut que je voie si ça marche ou pas. Ces documentaires sont des fragments extrêmement précis, extrêmement choisis. Les couleurs et le rythme sont retravaillés. Il y a certaines images qui se répètent en boucle et décrivent peut-être un univers qui vit tout seul, autonome, qui respire. Cela crée une espèce de rythmique, de pulsation qui accompagne le son ambiant. Alors comment, de cet hôtel « historique », en es-tu arrivé aux hippocampes, aux fleurs, aux documentaires scientifiques ? D. G. : Il y a plusieurs entrées. Je cherchais une 52 Quel travail mènes-tu avec le musicien ? D. G. : Le musicien est présent à chaque répétition, avec tout son matériel. Tout au long du travail, il propose un son, une musique, un mixage. Il n’y a pas un monologue, un texte, une scène, qui ne soit sans son. La vidéo, c’est beaucoup plus lourd, beaucoup plus compliqué. Je suis obligé de travailler hors du plateau. MARIA ŁOZINSKA « ALBERTINE » Comment est venue la vidéo des pissenlits pendant le « show » de Madame Verdurin ? D. G. : Pour l’apparition de Madame Verdurin, il fallait que la vidéo intègre la performance du personnage : une performeuse habillée et masquée qui est dans un environnement champêtre. J’ai d’abord filmé des vaches en Pologne, des champs, la nature pour ne garder que le champ de blé final. Finalement, je n’ai gardé que l’image de la croissance des plantes. Camille a choisi les pissenlits. Les orchidées pour Oriane, les pissenlits pour Madame Verdurin… Il y a quelque chose d’un peu trivial, comme ça. C’est aussi une sorte de citation de 2001 l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick à cause des singes au début du film sur la musique de Richard Strauss, Ainsi parlait Zarathoustra. « Au début, Krzysztof m’a proposé une période d’essai pour voir si je pouvais convenir parce que je suis la seule dans ce spectacle à ne pas avoir fait d’étude de théâtre. Il tenait à ce qu’Albertine soit juvénile, non-formée, différente des autres personnages présents sur la scèneś Et quel lien fais-tu entre 2001 l’Odyssée de l’espace et le show de Madame Verdurin ? D. G. : C’est la naissance du monde, c’est l’animal qui devient homme. D’où l’on vient, est-ce que l’homme a une qualité supérieure à la nature ? Peut-il ou non la dominer ? Et puis, il y a cette scène où elle se met à grommeler où l’on se dit « Mais c’est quoi ? Elle se transforme, c’est un singe qui va se transformer en quoi ? Est-ce qu’elle est en train de simuler un acte sexuel, la jouissance ? » C’est très animal, je le vois comme un rappel des origines. Questionnaire de Proust Ton poète préféré ? William Blake. Ton héroïne préférée dans la vie réelle ? Ma mère. La qualité que tu préfères chez un homme ? La sensibilité. La vidéo vient pour moi comme une puissance évocatrice, poétique comme sont les tableaux d’Elstir dans la Recherche. D. G. : Bien sûr, la vidéo fait que la représentation scénique devient spectaculaire, c’est un art total. Plusieurs médias se complètent et travaillent ensemble. C’est une sorte d’indépendance aussi du média vidéo que des éléments cohabitent simultanément. Il y avait pour moi la piste de filmer un temps absolu, un temps hors du temps, un temps galactique. Chez une femme ? La fermeté. Ta caractéristique la plus marquée ? La fragilité. Ce que tu estimes le plus chez tes amis ? La gaîté. Ton rêve de bonheur parfait ? Au coin du feu, dans une cabane, dans la forêt, pendant qu’il neige. En fait la vidéo, c’est la quatrième dimension du théâtre, un cinquième mur ? D. G. : Pour moi, la vidéo, c’est un temps sur impressions. C’est un temps qui s’ajoute, c’est une épaisseur en plus, une profondeur en plus. C’est un temps dédoublé… Et par moments, par la caméra live, c’est un espace dédoublé : on voit l’acteur « en vrai » et on voit l’acteur filmé. Ta plus grande peur ? La solitude. Quel don de la nature aimerais-tu le plus avoir ? Un don pour les jeux de hasard. 53 NOTES 54 NOTES 55 CONTACTS Dossier réalisé par Amélie Rouher, professeur de lettres correspondante culturelle auprès de la Comédie, missionnée par le rectorat [email protected] Assistanat Laurène Bornais (licence Arts de la scène) Photographies du spectacle Les Français © Jean-Louis Fernandez, photographe associé à la Comédie de Clermont-Ferrand scène nationale. contact scolaire Laure Canezin, chargée des relations avec les publics [email protected] t. 0473.170.180 56 nº licence diffuseur : 1063592 Siret : 413 893 140 000 25 APE : 9001 Z