Mauro Carbone, Proust et les idées sensibles: propos recueillis par

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Mauro Carbone, Proust et les idées sensibles
PROPOS RECUEILLIS PAR ÉLODIE PINEL
La Recherche du temps perdu a été lue de près par de nombreux philosophes, parmi lesquels
Deleuze et Merleau-Ponty, dont les analyses sont traitées dans votre ouvrage. Quelles sont, à votre
avis, les raisons d’un tel intérêt des philosophes pour le grand roman de Proust?
Sans doute aucun écrivain du XXe siècle n’a donné et ne donne à penser plus que Marcel Proust. On
ne cesse en effet de pister dans son œuvre les signes d’une recherche qui concerne et investit la
réflexion philosophique contemporaine.
Cela dit, une attention aussi large et tenace, de la part des philosophes, peut légitimement susciter la
défiance d’un littéraire. Cependant, quel qu’en ait été l’angle d’approche, chaque rencontre avec
l’œuvre de Proust a fini comme par miracle par renverser le sens de la question. D’une question
posée à une œuvre appelée à répondre de soi, on passe à une question par laquelle l’œuvre elle-
même interpelle celui qui l’aborde, qu’il soit philosophe ou littéraire. La richesse et la profondeur
de nuances des explorations proustiennes de notre expérience ne cessent pas de nous donner matière
à penser à nouveau.
A l’occasion de l’analyse de la fameuse madeleine de Proust, vous en comparez le récit avec celui
de Descartes qui cherche à opérer une suspension des choses extérieures le menant à se trouver
seul en lui-même. Vous écrivez alors : «On dirait donc que Proust a voulu faire écho à l’opération
cartésienne afin d’en désavouer plus explicitement l’efficace». Mais les buts recherchés par ces
deux auteurs sont-ils vraiment comparables? Descartes cherche un point d’appui sûr à partir
duquel «soulever le monde», une certitude première. En quoi, donc, la madeleine de Proust
invalide-t-elle l’efficace du cogito cartésien?
Quelqu’un m’a dit qu’en faisant un montage alterné du récit de Descartes et de celui de Proust, j’ai
montré l’aspect comique implicite dans le second. En effet, le Narrateur proustien, avec les échecs
répétés de ses efforts pour «faire le vide» à l’intérieur de son esprit, afin de retrouver les raisons
intimes de la «puissante joie» qu’il vient d’éprouver, semble incarner la vérité de la tentative
cartésienne de «faire le vide» à l’intérieur de l’esprit humain afin d’y trouver la «certitude
première». De cette manière «le point d’appui sûr à partir duquel “soulever le monde”» craque de
manière comique se révélant comme une fiction métaphysique.
«La réalité ne se forme que dans la mémoire» (M. Proust) : dans Proust et les idées sensibles, vous
montrez, à la suite de Merleau-Ponty, que, chez Proust, l’essence de la réalité ne trouve sa forme
qu’une fois mise à distance par le passage du temps. La réalité ne peut être réellement vecue que
sous la forme du souvenir : cette idée qui fait écho à la célèbre phrase du Temps retrouvé : «La
vraie vie, la vie réellement vécue, c’est la littérature». Dès lors, si écrire, c’est chercher à
apprivoiser la fuite du temps, la Recherche serait-elle le paradigme de toute littérature? Faut-il y
voir la raison de la fascination qu’elle exerce sur ses lecteurs?
Il faut s’entendre sur l’expression «apprivoiser la fuite du temps». Comment peut-on faire cela si on
est inévitablement «dans le Temps», pour le dire avec le final de la RechercheԜ? Je crois qu’il faut
lire dans les deux phrases citées ci-dessus ainsi que dans le roman proustien en général l’idée que le
passage du temps, comme l’a écrit Beckett dans son livre sur Proust, «a pour résultat une
modification incessante de la personnalité, dont la réalité permanente, pour autant qu’il en existe
une, ne peut être conçue que comme une hypothèse rétrospective» (S. Beckett, Proust, trad. fr. par
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E. Fournier, Paris, Les Éditions de Minuit, 1990, p. 25). C’est pourquoi « le point d’appui »
cartésien s’effrite. Mais alors, une fois liquidée la supposée unité de l’étant que la pensée
philosophique moderne avait posée sous toutes choses en tant que leur mesure et leur vérité, le sub-
jectum, peut-on encore envisager une quelconque «réalité permanente» de la personnalité humaineԜ?
Si tel est le cas, comment peut-on puiser à cette «réalité permanente» qui se façonne comme telle
seulement de manière rétrospectiveԜ? C’est parce qu’elle indique dans la littérature l’alpha et
l’oméga de ces questions qu’à mon avis la Recherche peut être vue comme «le paradigme de toute
littérature».
Mais d’un autre côté, si notre « alité permanente, pour autant qu’il en existe une, peut seulement
être perçue comme une hypothèse rétrospective », notre identité, toujours recherchée car toujours
évoquée, se révèle toujours avérée alors que nous sommes déjà transformés et devenus «autres».
Certes, cette identité est désormais reconnaissable, mais si entre temps, précisément, nous nous
sommes transformés et sommes devenus «autres», pouvons-nous vraiment convenir que notre
«réalité permanente» existeԜ? C’est cette vertigineuse question que non seulement Beckett, mais
Merleau-Ponty et Deleuze aussi ont découverte dans la Recherche, pour ne plus l’oublier : le sujet,
toujours au passé, est un effet, un résultat, proustiennement retrouvé sitôt que perdu. C’est
probablement pour cela même, plus encore que pour quelque autre motif, que l’œuvre de Proust ne
cesse d’offrir à la philosophie matière à penser aujourd’hui.
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