Nietzsche le corps et la culture

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Nietzsche
le corps et la culture
L.édition de ce livre a été effectuée sous la responsabilité
de Pierre CROCE, Chargé de mission sur la politique de publication,
Université Pierre Mendès France, Grenoble
Mise en page Gisèle PEUCHLESTRADE,UPMF
Couverture Frédéric SCHNllTI, Service communication, UPMF
cg Dépôt légal de l'édition originale, mars 1986, Presses Universitaires
108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris.
ISBN: 2 13 039208 3
www.librairieharmattan.com
diffusion [email protected]
harmattan} @wanadoo.fr
cgL'Harmattan, 2006
ISBN: 2-296-01921-8
EAN: 9782296019218
de France,
ÉRIC BLONDEL
Nietzsche
le corps et la culture
La philosophie
comme généalogie philologique
Préface de PHILIPPE SALTEL
Université Pierre Mendès France, Grenoble
Postface de l'auteur à la deuxième édition
« La Librairie des Humanités»
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique;
FRANCE
L'Hannattan Hongrie
Kônyvesbolt
Kossuth L. u. 14-16
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Adm. ; BP243, KIN XI
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Ouagadougou 12
À la mémoire de
LOUIS GUILLERNIIT et RICHARD Roos
et pour
JACQUES LEBEUF :
ou yâp É~ÔVÉpw TÔV ÀÔYOVov av ÀÉyw.
(platon,
Apologie de Socrate, 20 e.)
« Un homJJJequi veut la vérité sefait savant; un
homme qui veut jàire jouer sa suijectivité peut
devenir écrivain,. mais que doit jàire un homme
qui veut cequi est entre les deux?»
R Musil.
« La vie nefait pas la mijaurée. »
Th. Mann.
« De travers vont les grands
hommes
et les fleuves)
De travers} mais à leur but. »
Nietzsche.
Liste des abréviations
Les sigles correspondent aux titres français des ouvrages, sauf pour W ZN! (Der T'Pille
ZifrMach~ qui n'est pas traduit tel quel en français. Pour les fragments, nous donnons
la référence à la KGW ou, à défaut, celle des recueils français existants (OP ou VP,
avec indication du paragraphe et de la page), ou, en de plus rares cas, aux éditions
Ivaner (K) ou Musarion (Mus.). À la date d'achèvement de ce travail, l'édition
française correspondant à la KGW n'était pas encore complétée. Lorsque l'ouvrage
n'est pas divisé en paragraphes qui se suivent (EH, CId, etc.), nous avons indiqué a)
pour EH : en chiffres romains, les parties non numérotées expressément par
Nietzsche dans leur ordre de succession (ex. : EH, III, cw, ~ 1 = Ecce homo)Pourquoi
j'écris de si bons livres, Le cas Wagner, ~ 1) ; b) pour CId, les titres des chapitres, plus
nombreux.
A
Aurore
LPh
Le livre duphilosophe
An
APZ
CId
Col
EH
LAntéchrist
Ainsi parlait Zarathoustra
Crépusculedes idoles
Considirations intempestives
Ecce homo
Mus.
Hm
Humain trop humain
Généalogiede la morale
Le gai savoir
Nietzsche} Gesammelte WerkeJ
Musarionausgabe
Naissance de laphzlosophie à /' époque
de la tragédiegrecque
La naissancede la tragédie
Œuvres posthumes
Opinions et sentencesInêlées
Par-delà Bien et Mal
GN!
GS
K
KGW
KSA
LC
Krôner Grossoktavausgabe
Nietzsche} Werke} Kritische
Gesamtausgabe
Kritische S tudienausgabe
Lettres choisies
NPh
NT
OP
OSM
PBM
VO
VP
WZM
Le vqyageuret son ombre
La volontédepuissance (ff/ürzbach)
Trad Bianquis)
Der Wille iflr Macht (Krôner)
Les références à la KGW sont codées comme suit: tome (en chiffres romains) de la
grande édition allemande, tomaison différente dans la traduction française des Œuvres
complètes,section, cahier, numéro du fragment (références identiques dans l'original et
dans les traductions françaises des O. C.). Exemple: KGl'P, VIII, 3, 15 (82) = tome
VIII, section 3 cahier 15, fragment (82). Pour les œuvres publiées, nous n'indiquons
que les paragraphes. Pour les fragments posthumes dont nous avons retrouvé les
concordances à partir d'anciennes éditions et (ou traductions, nous avons codé ainsi:
FP (Fragments posthumes), date de compositions Guillet-août 1885, p. ex.) et numéro
de cahier puis du fragment entre crochets droits: p. ex. 35 [12]. Nous avons parfois
ajouté la référence au tome et à la page de la KSA.
J
Préface
D
evenu au meilleur sens du terme un classique des études nietzschéennes,
le livre
que l'on va lire fait accéder à un point de vue d'une grande amplitude et en
même temps d'une grande netteté sur l'une des œuvres décisives de l'histoire de la
pensée philosophique.
Il était donc temps de rééditer cet ouvrage, l'un de ceux qui
permettent au lecteur d'apprendre
à lire Nietzsche, de s'approcher
d'un texte foisonnant, déroutant, débordant en fin de compte toute interprétation
visant à en établir
la cohérence discursive, pour ne rien dire des conduites d'évitement
de la difficulté
par le rejet péremptoire ou, à l'opposé, par un enthousiasme
suspect. L'étude d'Éric
Blondel se place donc tout d'abord parmi les commentaires
qui ont la probité et le
courage de prendre Nietzsche au sérieux, et au mot, lesquels commentaires
sont
peu nombreux parmi tant d'écrits « sur» Nietzsche:
les travaux d'Eugen Fink, de
Karl Jaspers, de Jean Granier, Walter I(aufmann, Wolfgang Müller-Lauter,
Bernard
Pautrat et, plus récemment,
de Patrick Wotling - pour ne citer que ceux qui ont
aidé l'auteur de ces lignes à lire Nietzsche, sous bénéfice d'un inventaire qu'il ne
saurait faire seul - ont ceci de commun
avec Nietzsche) le corps et la culture qu'ils
n'éludent jamais la difficulté du corpus nietzschéen,
son énigme ou, comme l'écrit
Éric Blondel, son labyrinthe. il faut certainement insister sur ce point, tant Nietzsche,
en raison même de la structure originale de sa contribution
philosophique,
a pu
rendre malheureusement
possibles bien des simplifications,
projections,
recouvrements et autres dénégations de la question posée par lui à la culture occidentale, aux
« idées modernes », à ceux que nous sommes.
Justement, la question de la culture est le point de départ de la proposition
de
lecture qu'élaborent
avec précision et patience les chapitres qui suivent; la culture
fournissant une réponse à la question principale, « pourquoi vit-on? », fait l'objet,
chez Nietzsche, d'une analyse philologique scrupuleuse;
le philosophe, qui ne peut
plus être qu'analyste de la culture, la saisit, l'interprète, l'évalue ou l'écoute (voire la
« flaire ») comme un texte: au fond, oserions-nous
dire après avoir relu le Nietzsche ciaprès, le philologue (philologue-misologue,
car la philosophie
s'est toujours tenue,
depuis Platon, dans cet amour/haine
du langage) est le moraliste du XIXe, au sens de
la lignée de moralistes (principalement
français) dans laquelle Nietzsche s'inscrit:
8
NIETZSCHE, LE CORPS ET LA CULTURE
observer et critiquer (séparer, analyser, disséquer) les mœurs, en tant qu'elles répondent à cette question du « pour quoi? » à leur manière, qui n'est autre qu'un texte,
dans la mesure où, comme Nietzsche l'écrit, « la pensée morale suit notre conduite,
elle ne la dirige pas »1. D'où la tension majeure, qui traverse le texte nietzschéen
selon Éric Blondel, entre le déterminisme
d'une généalogie de la culture et l'ambition,
moraliste, de création de nouvelles valeurs, tension dont l'analyse est ici poursuivie au
plus loin, et dans tout le détail d'une assignation
de la culture, «esprit d'une
époque », « discours codé» ou « symptomatologie
>}2,au corps qui se donne par elle
les moyens d'évaluer la vie pour la maîtriser, corps dont il s'agit de savoir ce que
l'on peut en dire si « il n'y a pas de faits, rien que des interprétations
»3.
Le lecteur trouvera donc dans ce commentaire
un examen détaillé de toute
l'ambiguïté d'une philosophie conçue comme généalogie, partagée entre 1'« idéalisme»
philologique
et le «réalisme»
psychologique,
bien que son unité soit toutefois
maintenue par la référence fondamentale
à ce corps, toujours insaisissable, pensé
chez Nietzsche grâce au recours et au détour d'une physiologie imaginaire et métaphorique qui ne peut ni être réduite à un discours conceptuel ni seulement placée
en marge, considérée
comme secondaire voire négligée: le texte nietzschéen,
ici
rigoureusement
analysé dans ses procédés, son travail, son style, peut alors paraître
dans sa perspective
propre et la réévaluation
qu'il pose en indiquant ce qu'Éric
Blondel appelle «une métaphoricité
"transcendantale"
», clef de voûte de son
interprétation.
L'allusion au kantisme conduit à faire valoir les grands mérites d'un travail qui
rencontre Nietzsche, bien souvent, où nous ne l'attendrions pas: entre Schopenhauer
et I(ant, certes, mais plutôt, à sa façon, kantien, puisque le corps joue, dans le texte
philosophique
de Nietzsche, un rôle comparable mutatis mutandis à celui du noumène
chez I(ant;
un Nietzsche
« spinoziste»
(moins la Substance)
ou «leibnizien»
(moins la Pensée divine), un Nietzsche moraliste, nous l'avons dit, mais au sens où
une « grande morale » (comme il y a une « grande politique ») reposerait in fine sur le
modèle philologique
d'une morale du texte pour laquelle il n'y aurait d'autre
impératif que celui, si contraignant, d' « apprendre à lire» ; un Nietzsche écrivain et
véritable esthète, qui se fait le contemporain
de Stendhal, comme chacun sait, mais
également de Sterne, Swift, La Rochefoucauld
ou Chamfort;
un Nietzsche classique,
pour finir par là où nous avons commencé,
c'est-à-dire non point « passé» mais
« qui peut faire ses preuves et offrir ses ressources dans toutes les circonstances
déconcertantes
que doit affronter l'homme », pour citer un autre texte de l'auteur
1 La Volonté de puissance, I,
= Fragments
2
~ 216,
tr.fr. de G. Bianquis, Paris, Gallimard,
1948, t. I, p. 263,
posthumes,
printemps-été
1883, 7[1 J.
Ces deux dernières expressions
qualifient, sous la plume de Nietzsche,
la morale: cf. Crépuscule des
idoles, « Les "amélioreurs"
de l'humanité », ~ 1, tr. fro d'É. Blondel, Paris, Hatier, 2001, p. 52.
3 Der Wille zur i11.acht, 481, tr. E. Blondel.
~
PRÉFACE
9
de ce commentaire désormais classique à son tour4. Car le Nietzsche d'Éric Blondel
s'adresse, avec ce « souci moraliste» ici considéré comme primordial, à l'homme
comme «être séparé, par sa corporéité, de sa vérité 5» pour le rappeler à une
«finitude infinie» et, par suite, à un amour véritable, autrement dit probe et
courageux, de la vie. .. « comme interprétation ».
PhilippeSALTEL
4
La j)';lorale,Paris, Flammarion,
5 Chapitre X, « La Philosophie,
coll. « GF-Corpus
», 1999, p. 14.
analyse généalogique
de la culture », p. [336].
INTRODUCTION
« Wehe mir! ich bin einenuance.»
(Malheur à moi! je suis nuance)
Nietzsche.
L
IRE EST TOUJOURS une entreprise risquée:
l'affrontement
d'une énigme, le
risque d'une errance. Mais lire Nietzsche,
n'est-ce pas s'engager dans une
destinée labyrinthique
dont nul, s'il en réchappe,
ne sort jamais indemne, d'où
Ariane même est absente et qui ne se peut relater qu'en symboles?
Nul besoin de recourir au trop célèbre cliché de Nietzsche
abîmé dans l'indéfinissable de la démence. Nietzsche est égarant avant d'être égaré: il est énigme.
Comment
alors ne pas songer aussi, avec lui, à l'inquiétante
interrogation,
au
monstre équivoque qu'est la Sphinx?
« Die Sphinx.
Hier sitzest du} unerbittlich
Wie meine Neubegiet;
die mich zu dir zwang :
wohlan} Sphinx} ich bin ein Pragendet; gleich dit;. dieser Abgrund ist
unsgemetnsames wâre miJglich} dass wir mit Einem Munde
1 i\1us., xx, p. 226 (Fragments
pour
redeten ! »1
les Ditf?yrambes de Diol!YSOS,n° 26)
= GS, 13 [22], FP automne
/ Comme ma curiosité, / Qui me
/ Cet abîme nous est commun - /
1881, KSA, 9, p. 622. «La Sphinx.
Te voici tapie, inexorable
poussa vers toi: / Oui, Sphinx, je suis un questionneur
comme toi;
Il se pourrait que nous parlions par la même bouche ».
12
NIETZSCHE, LE CORPS ET LA CULTURE
Lire est toujours une entreprise osée: un Wagnis. Ce mot, Nietzsche justement
l'applique à l'entreprise
d'Œdipe, érigée en symbole de son propre déchiffrage
généalogique
de la vérité et de son enquête sur la Vie, femme-Sphinx2.
~Iais
l'énigme, est-ce donc son objet, ou n'est-ce pas aussi son texte et ses « questions
douteuses» ? Alors, « qui de nous ici est Œdipe? Qui, la Sphinx »3?
Pour affronter le monstre énigmatique,
faut-il se faire énigme monstrueuse?
Pour lire Nietzsche,
faut-il la « fatale» témérité d'Œdipe?
« Celui-là même qui
résout l'énigme de la nature - cette Sphinx hybride - doit aussi, comme meurtrier de son père et époux de sa mère, renverser les plus saintes lois de la nature »4.
Et Nietzsche
reconnaît dans Ecce homo: « Quand je me représente l'image d'un
lecteur accompli, je pense toujours à un monstre (Untier) de courage et de curiosité
(Neugierde) et au surplus quelque chose de souple, de rusé, de prudent,
un
aventurier et un découvreur né »5.
Soit. Mais pourquoi ne pas prendre Nietzsche au mot: «Quelles étranges, funestes et louches questions!
(...) Quoi d'étonnant que nous finissions par devenir un
jour méfiants, que nous perdions patience et nous détournions impatiemment?
Qu'à
notre tour aussi nous apprenions de cette Sphinx à questionner?
Qui donc est-ce là
qui nous pose ici des questions »6 ? Au fond de «l'abîme commun» entre la Sphinx
et Nietzsche, qui nous dit que ne se cache pas, comme dans le monstre mythique,
une vacuité à démystifier?
Avec Nietzsche,
sort-on jamais de l'équivoque?
Profondeur
ou imposture?
Est-ce l'obscurité sillonnée d'éclairs, comme dit Nietzsche, d'une pensée du T/ersuch,
ou seulement « la nuit où toutes les vaches sont noires» - lors même qu'en plein
jour elles sont « multicolores»
? Nietzsche ne proclame-t-il
pas - et qui n'a eu la
tentation d'y voir un aveu, d'ailleurs regrettablement
tardif? - dans Ecce homo:
« Peut-être suis-je un bouffon »7 ? N'est-ce pas le « canoniser» au contraire que d'en
faire un génie? Autrement dit, Nietzsche n'est-il pas par excellence celui qui attire
les fantasmes, les projections,
l'inconditionnalité
de lecteurs « ultras» ? Stendhal,
dont Nietzsche
citait le principe:
« Être clair, sec, sans illusions », notait que
2 PBA1, f 1. « La vie même est devenue problème (...). C'est l'amour pour une femme dont on
doute... » (Nc!J7, Epilogue, ~ 1). Sur la Vie comme femme, énigme, Sphinx, if. É. Blondel, Nietzsche:
la vie et la métaphore, in Revuephilosophique,1971, n03.
3 PBM,
f 1. Sur Œdipe et la Sphinx comme mythes généalogiques, if. notre Œdipus bei Nietzsche,
in Perspektiven der Philosophie, Band 1, 1975.
4 NT, ~ 9. D'où peut-être la conséquence:
avec le public
= KSB,
« Les temps sont à jamais révolus où j'aurais pu nouer
que celles d'une
guerre
au couteau»
(I..C, p. 292, 14 septembre
1888
~ 3.
~1.
7
relations
8, p. 429.).
EH, in,
6 PBj'J~,
5
d'autres
EH, IV, ~ 1. Cela pourrait expliquer la remarque de \Valter Kaufmann:
«Toutes sortes de gens, y
compris quelques cinglés, ont écrit sur Nietzsche.
» Mais il ajoute:
« Parmi ceux qui ont traité de ce
sujet figurent aussi Th. Mann et Camus, Jaspers et Heidegger et des poètes de grande envergure aussi
bien que des spécialistes réputés»
(Nietzsche, Philosopher, P.rychologist,Antichlist, Préface à la 3c éd., p. VI).
13
INTRODUCTION
« moins il y a d'esprit dans l'ultracisme, plus il est furibond »8. Ne faut-il pas croire} et
sottement, pour trouver en Nietzsche le garant d'une surenchère interprétative
où il
dénonçait
lui-même la louche présomption
de surestimer
sa perspicacité9
? En
revanche, ne sera-t-on pas « philistin» - V alenod « plat» ou « bête» Hon1ais - si
l'on suit les mises en garde de Kant: « Tous se prennent pour des seigneurs dans la
mesure où ils se croient dispensés de travailler (...). Il suffit de prêter l'oreille à
l'oracle au-dedans
de soi-même et d'en faire son profit pour s'assurer l'entière
possession de toute la sagesse que l'on peut attendre de la philosophie:
et cela sur
un ton qui montre que ses tenants entendent bien ne pas être mis au rang de ceux
qui, sur le mode scolaire, s'estiment tenus de progresser lentement et prudemment
(.. .), mais que, sur le mode génial, ils se font fort (...) d'effectuer
tout ce qu'un
travail appliqué peut jamais procurer »10?
En vérité, le refus préjudiciel de prendre Nietzsche au sérieux et la Schwârmerei
nietzschéenne
sont profondément
complices:
à se présenter mutuellement
comme
repoussoirs,
ils reportent tous deux l'affrontement
avec le texte et incitent même à
se demander si leur apparente opposition
ne dissimule pas, généalogiquement,
un
évitement, voire une résistance d'ordre pulsionnel devant un questionnement
qui
touche, non simplement
les opinions,
mais le « corps », un questionnement
de
Sphinx: la question généalogique. Aucune réflexion sur Nietzsche ne peut échapper
à l'obligation de l'arracher aux mystères du préjugé, de 1'« Idéal» et de la mode.
La mode a en effet accoutré l'Intempestif
en polichinelle pour magazine à sensation et ainsi, comme l'écrit H. Broch, « Nietzsche a fourni l'arsenal de la démonie
au petit-bourgeois
motorisé
du xxe siècle »11. Déjà Nietzsche,
dont bien des
critiques sur 1'« esprit moderne» pourraient être reprises telles quelles12, écrivait de
son illustre prédécesseur:
«Schopenhauer
a l'air d'être venu là par hasard (...).
D'abord
et pendant longtemps,
c'est le manque de lecteurs qui lui a nui (...) ;
ensuite, quand les lecteurs sont venus, l'incongruité
de ceux qui lui ont publiquement rendu hommage (...) ; peu à peu s'y est ajouté un danger nouveau, celui des
nombreuses
tentatives qui ont été faites pour adapter Schopenhauer
à cette époque
débile et pour l'y incorporer
à toutes petites doses, comme une épice étrange et
séduisante,
une sorte de poivre métaphysique
»13. C'est ainsi qu'« un masque se
forme perpétuellement
autour de tout esprit profond,
du fait de l'interprétation
continuellement
fausse, c'est-à-dire plate, donnée à toutes les manifestations
de sa
vie »14.
8 L.ucien
9 051\1,
Leuwen,
~ 119
éd. de la Pléiade,
p. 919.
: belle introduction
Dans
PBA1,
à toute lecture
~ 39,
Nietzsche
cite les Mélanges
10 Kant,
D'un ton grand seigneur adopté naguère en philosophie,
trade L. Guillermit,
11 H. Broch,
Lettres (1929-1951),
p. 328 (lettre du 17 février
1948).
12 Cf surtout
KGW, VIII, 2, 9 (165)
1887, 7 [17] ; FP automne
13 Col, III,~ 7.
14 PB1'1,
~ 40.
1885 - automne
p. 90.
= Ll7.zi\l, ~ 79, ainsi que W:&I, ~~ 77, 78 et 80
1886,2
de littérature.
de Nietzsche!
[121] ; FP novembre
1887 - mars
1888,
= FP
fin 1886 - print
11 [135].
14
NIETZSCHE, LE CORPS ET LA CULTURE
Sans doute pourrait-on
suggérer que les masques viennent
à propos pour
dissimuler l'inconsistance.
Mais Nietzsche ne laissait pas de tenir à l'univocité, pour
ne pas dire: à la vérité de son œuvre: «J e frémis en songeant à tous ceux qui, sans
être faits pour mes idées, se réclameront
de mon autorité »15. Entre le monolithisme «métaphysique»
et l'éclatement idéologique,
tenant un discours plus
ambivalent qu'équivoque,
liant le concept à un travail de l'imagination,
Nietzsche
tient à présenter sa pensée comme une philosophie: cela signifie que sa pensée risque
moins d'être livrée, par on ne sait quels Judas, à la métaphysique,
dont certains
s'effarouchent
aisément, que d'être reprise par le nihilisme, pensée réactive, haineuse,
pensée du rien.
Quel recours, alors? C'est presque un truisme, s'agissant de Nietzsche:
il faut
préserver l'irréductible originalité de son insurrection. «Soyons seuls (.. .), n'écoutons
pas les autres, plus de maîtres ni de modèles! »16 Mais alors, qu'est-ce qui distingue
Nietzsche? C'est et ce ne peut être que son texte. Et justement, ce que redoutent aussi
bien l'actualité que la tradition, ce qu'elles fuient opiniâtrement
en le ravalant au
travail académique,
c'est d'abord l'affrontement
direct avec l'énigme du texte de
Nietzsche. Pour rendre possible cette confrontation
de la lecture, il faut découvrir une
structure commandant
l'ordre d'un travail du texte de Nietzsche, fût-ce celui d'une
tension (entre la lettre et le corps, entre le texte et le référent généalogique), voire d'une
impossibilité. Faute de quoi, toute lecture de Nietzsche sera nécessairement
condamnée, soit qu'on s'enferme dans le silence devant un prétendu ineffable, soit, ce qui
revient au même, qu'on se livre à l'arbitraire d'un éclectique P hantasieren, bavardage
supérieur dont on ne voit pas même à quel titre Nietzsche en a, à Laputa, le privilège
exclusif.
Cet ordre structural, sera-ce celui du discours conceptuel? Et, en ce cas, est-ce à
dire qu'il faille du même coup supposer un discours conceptuel de Nietzsche?
Sans
doute, car sinon le discours du commentateur
avouerait son artifice et devrait au
demeurant définir le statut philosophique
et l'usage qu'il fait (ou ne fait pas) de ce
qui, dans les textes, est extra-discursif.
Dans quelle mesure est-il donc possible
d'assimiler les textes nietzschéens à une certaine organisation conceptuelle, discursive,
dont on tâcherait de retrouver le dessin derrière l'incontestable
incertitude
des
apparences?
On aperçoit immédiatement
la ressemblance de cette approche avec le
traitement
dualiste que l'épistémologie
rationaliste classique inflige au sensible. Si
l'on peut conceptualiser
les textes nietzschéens,
est-ce possible sans résidu, et n'eston pas forcé de le faire en produisant
une logique occulte qui, comme qu'on s'y
prenne, jouerait le rôle d'une essence, d'une vérité cachée excluant les apparences?
Ce
faisant, on risque de fausser l'originalité du texte nietzschéen et d'« oublier» notam-
15LC, n0109, à sa sœur, mi-juin 1884. Cette
sœur de Nietzsche: cette phrase se trouve dans
début mai 1884, par ailleurs truffée d'invectives
Salomé, Correspondance,p. 302-304).
16LC, n074, à P. Gast, 24 novembre 1880, p.
référence est un exemple des faux fabriqués par la
une lettre à Mahvida von Meysen, bug en date du
contre... la sœur! (KSB, 6, p. 499 = Nietzsche,Rée,
166 = KSB, 6, p. 50.
15
INTRODUCTION
ment ce que la question généalogique implique d'extra-discursif. C'est, surtout,
ramener subrepticement au rationalisme métaphysique un auteur qui en conteste les
méthodes.
Dans ces conditions, si lire consiste à relier selon un certain ordre un divers
d'emblée ambigu, voire chaotique, comment est-il possible de lireNietzsche sans le
fuir? Le peut-on sans s'abandonner ni à l'exaltant vertige d'une fantaisiste diversité,
ni non plus à l'impérialisme d'une synthèse forcée, qui fait songer aux violences
verbales d'Œdipe devant les insinuations de Tirésias, autre Sphinx?
Peut-on espérer du Àoyoç? Sans doute. Les interprétations de Jaspers, Heidegger,
Fink, pour ne citer qu'eux, ont rendu hommage à la pensée de Nietzsche et l'ont
sortie de sa marginalité en ayant recours au discours philosophique conséquent.
Mais le logos efface ce qui fait la singularité du texte nietzschéen. Non pas en
ramenant à l'unité ce qui s'offre immédiatement comme chaos: seule une approche
superficielle peut s'arrêter à ce beau désordre, pour s'y complaire ou pour le
condamner. Plus grave est qu'on ne pourra alors prêter attention qu'à ce qui relève
de la pensée discursive et qu'on devra renvoyer le restant au pittoresque, à la rhétorique, voire au statut philosophiquement ambigu de l'art. Si la rationalité, comme
rassemblement systématique de concepts, n'est pas tout dans Nietzsche, qu'en est-il
de son rapport avec le reste, et du statut de ce « reste» ? C'est notre question
principielle.
C'est une telle réduction du texte nietzschéen au discours, sinon rationnel, du
moins en tout cas « métaphysique », qui permet au plus grand des commentateurs
de Nietzsche d'éviter cette philosophie du questionnement généalogique en l'intégrant dans le procès de subjectivation et d'évolution vers la technique qui, selon lui,
caractérise la métaphysique, de Platon à Nietzsche. Aveugle à ce que le corps et la
généalogie comportent d'interprétatif, de non-instrumental et d'anti-technique chez
Nietzsche
-
ce qui ferait de la pensée
de Nietzsche
manipulation
subjective technique -,
Heidegger peut ainsi réduire la philosophie
de Nietzsche
à un moment
de l'histoire
de l'Être
-
autre chose qu'un avatar de la
ou plutôt
de l'oubli de l'Être.
Mais c'est au prix d'un effacement du Versuch, du caractère interprétatif du corps et
de la question généalogique17. Réduite à quelques conceptsclés, l'œuvre de Nietzsche
peut ne plus valoir que comme exemple de la métaphysique et, à ce titre, elle doit
être dépassée. .. dans la pensée de Heidegger.
Mais qu'à l'opposé on cherche à montrer comment la pensée de Nietzsche
échappe à la métaphysique sans pour autant sombrer dans la contradiction, en
marquant, comme K. Jaspers, les ruptures de transcendance et en recourant au saut
17 Le mot de généalogie ne figure pas parmi les « cinq termes capitaux dans la pensée de Nietzsche»
qu'analyse Heidegger (Nielifche, t. II, p. 31 sqq.). Ce n'est pas ici le lieu de discuter les arguments
de
Heidegger
(à ce sujet, cf. J. Granier, Le problème de la IJéritédans la philosophie de Nietzsche, Appendice,
p. 611628). On peut seulement
ajouter que Heidegger
ne s'interroge
jamais sur le droit qu'il s'arroge
de
reconstituer,
à partir de certains grands concepts
et
pourquoi
ceux-là?
un
système
métaphysique de Nietzsche,
comme on le ferait pour Platon, Kant ou Schopenhauer.
16
NIETZSCHE, LE CORPS ET LA CULTURE
existentiel18, ou en concevant, comme J. Granier, la vérité comme interprétation et
l'Être comme être-interprété19, le problème demeure néanmoins du statut qu'il faut
accorder à cette pensée, qui se trouve ainsi nécessairement
relativisée. Jaspers la
relativise, en effet, quand il discerne en elle une exigence de transcendance
vide, ce
qui lui permet de la référer à sa propre philosophie, tandis que J. Granier, lorsqu'il
pose l'inévitable problème du statut de l'interprétation
nietzschéenne
de l'interprétation, comme discours second sur l'interprétation,
se trouve contraint de renvoyer
à une métaphilosophie
présentée comme une tâche et donc, à son tour, de renvoyer
la pensée de Nietzsche à un en-dehors du texte20. Enfin, même si, comme le fait P.
Valadier, on expose la critique nietzschéenne
du christianisme
selon la continuité
d'une doctrine
en soudant ensemble
des thèses comme on le ferait pour la
philosophie
religieuse de Kant, on reconstitue la pensée de Nietzsche selon l'ordre
des raisons et on l'installe dans une rationalité qui, si fondée qu'elle soit, néglige
certains aspects très spécifiques des attaques antichrétiennes
de Nietzsche:
par son
objectivité même, ne s'expose-t-on
pas au reproche d'avoir effacé la violence des
textes, leur provocation, leur jeu pulsionnel, peut-être plus fondamentaux?
Alors qui, de Nietzsche ou de ses commentateurs
le plus justement réputés, est
métaphysicien?
Si, comme l'indique Nietzsche dans le ~ 2 de Par-delàBien et Mal, la
métaphysique
est caractérisée par le dualisme et réagit à l'ambiguïté de son objet en
posant des antinomies, le discours conceptuel sur Nietzsche retombe dans ce qu'il
critique avec Nietzsche. TI s'instaure, par la rigueur même des concepts et du discours
philosophique,
un étrange dualisme qui, comme le refus logiciste et la 5 chwâ'rmerei
prophétique,
élude l'énigmatique
ambiguïté du devenir du texte nietzschéen,
en
séparant ce qui ressortit au discours et ce qui ne participe que de l'irréductible
sensible: on projette ainsi, sur le texte lui-même, la volonté, d'ailleurs nullement
injustifiée, de cohérence discursive, mais au prix, comme dans toute projection, du
caractère multiple et innocent de l'objet lui-même. En outre, ce dualisme ne peut
éviter de référer la pensée de Nietzsche à un dehors ou à un au-delà qui sert de
norme à l'unité discursive et du haut duquel elle est jugée, par contumace, relative
et, en flagrant délit ou sous réserve de confirmation ultérieure, manquée.
En tout état de cause, une telle entreprise a pour résultat inévitable de rendre
relatif avant tout le commentaire
lui-même. Avant donc de rechercher
dans un
hors-texte spéculatif ce qui pourrait justifier qu'on dégage les éléments discursifs de
cette pensée, il faudrait au moins se demander quel est le statut de ce qui, dans le
texte de Nietzsche, reste hors discours, quelque appellation qu'on lui donne: éléments
pulsionnels, rhétorique, ruptures, incohérences,
Versuch, musique, comique, solennité,
art, allusions, jeux de langage. De ce point de vue le dualisme grève la lecture
même. Une distance souvent considérable
sépare les textes de Nietzsche
et les
les
éléments discursifs explicatifs - anthologies
restreintes
- que proposent
18
K. Jaspers parle des « concepts
19 Granier, op. cit., p. 603.
J.
20 Ibid, p. 606-608.
remplaçant
la transcendance)}
(Nietzsche...,
p. 434).
INTRODUCTION
17
commentaires. Nul, après avoir lu par exemple l'ouvrage, au demeurant volumineux,
de Heidegger,
n'est en mesure de rendre intégralement
compte d'un texte de
Nietzsche dans tous ses effets et son travail. Dans la pourtant pléthori'-1ue littérature
sur Nietzsche on cherche en vain, même chez les plus grands commentateurs,
ce
qui, face au texte lui-même, permettrait de relier aux thèmes discursifs ce qui en lui
résiste à la synthèse discursive. Pour ne prendre qu'un exemple: les commentateurs,
aussi bien étrangers qu'allemands,
laissent à la culture ou à l'inculture
historique du lecteur le soin délicat de déchiffrer les démêlés de Nietzsche - ainsi,
dans les Raids d'un intempestif
de Crépuscule des idoles avec les questions
d'actualité de son époque, souvent bien mystérieuses pour un lecteur contemporain
et non allemand. Et si l'on répond que cela intéresse
plus l'historien
que le
philosophe, que faut-il penser d'une vision philosophique
de Nietzsche qui négligerait son rapport singulier, d'adhésion et de recul, avec l'histoire, la contemporanéité,
l'actualité?
Celle de Nietzsche est-elle désuète maintenant,
faut-il la tenir pour un
caput mortuum du philosopher
nietzschéen,
qui cesserait ainsi, avec le temps, d'être
philosophique?
Cette attitude implicite dans les grands commentaires
philosophiques sur Nietzsche, attachés aux problématiques
pérennes, transforme
subrepticement l'Unzeitgemâ"ssheit en Zeitlosigkeit, la philosophie
intempestive
en philosophia
perennise Et dès lors, que pourrait avoir à dire Nietzsche, ou plus généralement
un
philosophe, à notre temps, sinon des généralités énoncées depuis l'abstraction de son
temps? Et même, cela ne revient-il pas à dire qu'il n'a rien à dire d'essentiel sur son
propre temps, en son temps?
Une sorte d'éternité métaphysique
pèse ainsi sur
beaucoup de commentateurs
qui s'attachent au discours conceptuel aux dépens de
ce qui le nargue ou peut-être même le porte. L'approche
discursive laisse ainsi
derrière elle un monceau de « scories» qui, perles pour Nietzsche,
figurent en
l'occurrence l'Alfall du concept, pour ainsi dire, le déchet ravalé au même statut que
le sensible du dualisme platonicien.
Faut-il se contenter
de forcer ainsi le philosophe
à l'aveu - qu'il fait aussi
volontiers, trop complaisamment,
quand il s'agit de Platon21 - que son discours ne
peut éviter de laisser échapper l'art, c'est-à-dire la rhétorique,
les images, le style,
pour les abandonner
à l'analyse littéraire, à la philologie? Il apparaît alors que le
partage dualiste permet une division du travail satisfaisante pour les deux parties: le
philologue et le philosophe. Si le premier n'a jamais cherché à s'arroger le privilège
exclusif d'étudier le style de I<ant ou celui de Spinoza, ni le second jamais songé à
nier que Goethe ou Hôlderlin soient autre chose que des métaphysiciens,
il n'en va
pas de même pour Nietzsche.
Rien d'étonnant,
dira d'abord le philologue,
que
l'analyse discursive du philosophe laisse échapper ce qu'elle ne peut comprendre:
le
commentaire
le plus complet ne saurait jamais épuiser la richesse (artistique) de
l'œuvre. Et, de fait, le philosophe
croit devoir reconnaître
que, sauf à s'enfoncer
21 cf C.P. Janz, Die Briefe Friedrich Nietzsches, p. 150 : « Par là, il (Nietzsche) est plus près de
Platon (. ..). Chez Platon également la "doctrine" n'est jamais rassemblée systématiquement
dans
l'œuvre. »
18
NIETZSCHE, LE CORPS ET LA CULTURE
dans le détail fastidieux ou à tomber dans la paraphrase, tout commentaire
ne peut
jamais viser qu'un but modestement
didactique:
mieux faire apercevoir,
dans
l'œuvre, des rapports qui échappent aux premières lectures. Or il est vrai qu'aucune
analyse de la philosophie de Kant, par exemple, ne peut remplacer le contact direct
avec son œuvre. Mais la connaissance
des principaux concepts kantiens permet de
se guider dans n'importe quel texte de IZant : le commentaire
conceptuel et l'œuvre
sont homogènes. Il en va tout autrement pour Nietzsche:
ce n'est pas le détail qui
échappe à une étude discursive générale, mais quelque chose qui lui est hétérogène.Du
coup, le philologue
peut dénoncer l'artifice d'une étude philosophique
qui non
seulement
refoule le plaisir esthétique,
mais bien souvent aussi interprète
faussement ou porte indûment dans le domaine philosophique
ce qui ne s'explique que
par le recours à l'histoire (littéraire, politique, culturelle), à l'analyse structurale, à la
linguistique,
à l'histoire de l'art, à la stylistique, par exemple. Mais, ce disant, le
philologue entérine le dualisme, tout en contestant le point de vue philosophique,
puisqu'il objecte, à une «vérité»
qu'il juge partielle, un « art» qui, aux yeux du
philosophe,
au contraire, est de l'ordre subalterne de la persuasion ou qui, relevant
de l'histoire, lui paraît relatif ou suspect22. Si l'on se borne à déplorer ce dualisme
comme un compromis
boiteux, on reste aveugle à son but essentiel:
masquer le
conflit, éviter l'affrontement
direct de l'énigme et de la contradiction,
bref rendre
impossible
la lecture de Nietzsche.
Mais qui nous dit que le conflit, l'énigme, la
lecture ne sont pas justement l'apport spécifique de Nietzsche?
Les inconvénients du dualisme discursif expliquent que Nietzsche ait fait fleurir
l'essai, désignation euphémique, souvent, de l'empirisme ou du négligé intellectuel.
On parle alors de «perspectivisme»
: mais n'est-ce pas l'alibi du vide-poche idéologique, sous le prétexte d'une référence à Nietzsche qui, selon certains, aurait ju..~taposé
des éléments disparates sans grand souci de cohérence ? L'essai éclectique a régné
jusqu'à Heidegger et Jaspers: on voyait Nietzsche comme un marginal, dilettante de
la philosophie, plaisant, déplaisant ou franchement
plaisantin, ce qui permettait à
l'interprète de se fau@er entre les contradictions de Nietzsche ou les siennes propres,
pour ne choisir, dans l'œuvre, que ce qui justifiait telle ou telle thèse: lecture en
processus primaire d'une œuvre tenue pour secondaire, en marge des choses sérieuses,
et en vérité aussi méprisante que l'idée d'un repos du guerrier cartésien ou
kantien.
Une fois le néo-kantisme
débordé, d'abord par l'irruption
à la Blücher de
Hegel, puis par la phénoménologie
- dont on oublie qu'elle a permis d'imposer à
22 C'est Nietzsche qui cite (Col, Ill, p. 34) cette phrase de Schopenhauer: «Il faut qu'un philosophe
soit d'une grande probité pour n'avoir recours à aucun procédé poétique ou rhétorique. » Parlant du
philosophe dogmatique et de son opposition «littéraire» à la philosophie critique, Kant, en cela
typique des exigences discursives du philosophe, écrit: «La langue grossière, barbare de la philosophie
critique ne lui plaira pas, alors que pourtant c'est une intrusion du beau style littéraire dans la
philosophie qu'il faut tenir pour barbare» ÇA.nnoncede la procheconclusion...,trade L. Guillermit, p. 122). Cf
aussi Th. ~Iann, lettre à W. Schmitz, 30 juillet 1948.
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