S’il n’y avait que l’expression dionysiaque, on ne pourrait pas supporter de continuer à vivre, on ne pourrait pas
aimer la vie. C’est par son mélange d’apollinien et de dionysiaque que l’art permet de lutter contre le dégoût de
l’insignifiance de la vie, d’éviter de tomber dans « la négation bouddhique du vouloir ». Pour celui qui a compris
l’absurdité de l’être, et qui ne peut plus se voiler de l’illusion, l’art est guérisseur (comme l’est Apollon) et sauve
en transformant l’horreur et l’absurdité en images sublimes. C’est alors qu’on peut tout vouloir et tout affirmer :
« Tout ce qui existe est juste et injuste, et dans les deux cas également justifié » ; autrement dit, tout ce qui, du
point de vue d’un individu, est estimé juste ou injuste par projection du point de vue humain, n’est ni l’un ni
l’autre du point de vue du tout mais seulement est, comme une simple affirmation sans jugement. Nietzsche
s’oppose ainsi au privilège accordé selon lui par Anaximandre (philosophie présocratique du VIe siècle avant
notre ère) à l’immobilité du fond commun de toutes choses par opposition à l’injustice du devenir : « Ce dont la
génération procède pour les choses qui sont, est aussi ce vers quoi elles retournent sous l’effet de la corruption,
selon la nécessité ; car elles se rendent mutuellement justice et réparent leurs injustices selon l’ordre du temps ». Ce fragment est
compris généralement comme une métaphore ou une analogie avec la justice dans les relations humaines, pour
exprimer que tout ce qui apparaît dans l’univers se détache d’un tout indifférencié, y réalisant ainsi une sorte
d’emprunt qu’il lui faut ensuite rendre une fois son temps de vie écoulé. Ainsi, l’injustice serait l’individuation et
la différenciation, tandis que la justice serait le retour au tout et à l’indifférencié. Cependant, dans La philosophie à
l’époque tragique des Grecs, Nietzsche l’interprète comme si le philosophe y exprimait une préférence pour
l’immuabilité de l’apeiron (« l’indéterminé ») par rapport au devenir des figures temporaires qui sont produites à
partir de lui et ensuite y retournent. Le devenir serait injustice, alors que chez Héraclite il est accepté comme une
nécessité totalement innocente, comme l’atteste son fameux fragment : « Le temps (Aïôn) est un enfant qui joue
avec des pions : royauté de l’enfant ». Nietzsche le commente ainsi : « Seul en ce monde, le jeu de l’artiste et de
l’enfant connaît un devenir et une mort, bâtit et détruit, sans aucune imputation morale, au sein d’une innocence
éternellement intacte. Ainsi, comme l’enfant et l’artiste, joue le feu éternellement vivant, ainsi construit-il et
détruit-il, en toute innocence... et ce jeu, c’est l’Aïôn jouant avec lui-même. [...] Une telle vision esthétique du
monde ne peut être que le fait de l’homme qui a appris, au contact de l’artiste et en voyant naître une œuvre
d’art, comment le combat de la pluralité peut néanmoins receler une loi et une justice, comment l’artiste est à la
fois contemplatif et actif à l’égard de son œuvre, comment nécessité et jeu, conflit et harmonie doivent s’allier
pour produire une œuvre d’art. Qui ira alors exiger qu’une telle philosophie nous donne en plus une morale et
son indispensable impératif « Tu dois ! » Et qui ira jusqu’à faire à Héraclite le reproche de cette absence de
morale ! L’homme jusque dans ses fibres les plus intimes, est tout entier nécessité et absolue « non-liberté » — si
l’on entend par liberté l’exigence extravagante de pouvoir changer sa nature selon son caprice, comme un
vêtement, prétention que toute philosophie digne de ce nom a jusqu’ici repoussée avec l’ironie requise. »3.
Puisque la question de la liberté et du déterminisme, question philosophique par excellence, reviendra
régulièrement dans l’œuvre nietzschéenne, avec toujours plus de précision, il est important de noter déjà que la
liberté humaine est refusée seulement si on la définit comme la possibilité de dépasser notre nature biologique,
par exemple en nous promettant une autre vie après la mort terrestre, comme le font la plupart des religions, ou
en la concevant comme une instance indépendante de tous les instincts et capable de les dominer, comme le font
la plupart des morales.
Estimer ainsi que le monde ne possède aucune signification, aucune justification, pas même moyennant une
« ruse de la raison » qui préparerait un bien là où nous voyons un mal, comprendre qu’il n’est rien en dehors d’un
devenir aveugle qui broie ses propres créations, c’est bien là une vision pessimiste que revendique Nietzsche, par
opposition aux conceptions optimistes qui veulent voir une tendance au meilleur, une providence ou du moins
une explication du mal par le bien. Cependant, ce pessimisme n’est pas né de la faiblesse et ne débouche pas sur
3 La philosophie à l’époque tragique des Grecs, Œuvres complètes, Gallimard, tome 1, vol. 2, p. 236-237.