II) Décadence et mort de la tragédie : la faute
d’Euripide ?
La tragédie est un équilibre fragile entre ces deux pôles. Pour Nietzsche, il est normal
que la tragédie se soit éteinte rapidement.
Il tente ainsi de montrer le mécanisme de cette dégénérescence.
Il repose sur deux principes, que Nietzsche personnifie en une double figure, celle d’Euripide
et celle de Socrate, qui sont autant de symptôme du déclin de l’intensité vitale, c’est-à-dire de
la capacité à surmonter artistement la souffrance.
Euripide incarne le principe du réalisme prosaïque, qui veut s’en tenir à l’ordre normal des
choses et ignorer le fond obscur dont elles proviennent. Il crée ainsi un monde rassurant,
dépouillé de l’inquiétude du sacré et de la menace du deinon.
Socrate incarne le principe dialectique et logique, qui se détourne également du vertige
dionysiaque pour ne considérer que le formalisme apollinien. Ainsi sera refoulé l’abîme
entrevu un instant par la poésie tragique.
- La réflexion se substitue à l’innocence. C’est là le signe d’une corruption
certaine qui remplace le naturel par le sentimental, trop conscient de lui-même
pour ne pas être suspecté d’affectation ou de manière
- Le conflit tragique, objectif chez Eschyle et surtout Sophocle en tant qu’il mettait
en présence deux droits également légitimes et menaçait ainsi l’unité sans
contradiction de la cité antique, devient au contraire subjectif chez Euripide.
Le conflit de devoirs n’est plus alors qu’un conflit entre les passions, et la
rigueur de la situation tragique laisse la place aux méandres de la description
psychologique. Cette psychologisation du personnage tragique commence selon
Nietzsche (qui se différencie par là de ses prédécesseurs) dès Sophocle :
« Ce même esprit non dionysiaque, hostile au mythe, nous le voyons à l’œuvre
dans la prépondérance croissante que la peinture de caractères et le raffinement
psychologique prennent dans la tragédie à partir de Sophocle ».
Cette « évolution vers le caractéristique » conduira à « la comédie nouvelle ».
Avec Euripide, la part du sacré, celle-là même que la transe dionysiaque
communiquait à l’enthousiaste, disparaît : seule demeure la réalité médiocre
d’une vie satisfaite de sa routine : « Exclure de la tragédie cet élément
dionysiaque originel et tout-puissant, afin de la reconstruire de fond en comble sur
la base d’un art, d’une morale et d’une conception du monde exclusivement non-
dionysiaques – telle est, se dévoilant désormais à nous en pleine lumière, la
tendance d’Euripide »
- Effet miroir de la tragédie, mais miroir littéral : avec Euripide, « c’est le
spectateur qui monte sur la scène »: la scène n’est plus le lieu de la vision
poétique, de l’apparition mythique née du chant du chœur dionysiaque, elle
devient la copie plate et sans esprit de la prose quotidienne :
« Dès ce moment, ce n’était plus un grand mystère que de mettre en scène la vie
quotidienne et de la faire parler avec des sentences. La médiocrité bourgeoise sur
laquelle Euripide fondait tous ses espoirs politiques, se mit alors à prendre la
parole… ».
Le héros tragique devient l’homme ordinaire.
En normalisant la tragédie, Euripide la rationalise et présente un tableau rassurant