Communication entre soignants et patients migrants dans différents services hospitaliers Girod Isabelle et Myriam Graber (intervenantes au colloque ARIC) Cette recherche s’inscrit dans le cadre des subsides Do-Ré alloués par la Confédération en vue de développer les compétences en recherche appliquée dans les Hautes Ecoles Professionnelles. Ce mandat de recherche, alloué pour six mois, est en cours. Une des particularités de ce projet se lit déjà dans la composition de l’équipe de recherche1, équipe interdisciplinaire et interprofessionnelle composée d’une dizaine de membres issus de milieux divers: Académiques Ecoles professionnelles Professionnels Linguistes Ethnologue Enseignantes aux Cefops Infirmier-chef Employés de deux centres de réfugiés Infirmière en psychiatrie Infirmières d’un home Ce tableau ne permet pas de découvrir les richesses et les potentiels de chacun mais expose simplement les milieux d’insertion et d’origine de chacun des membres. A noter que les «académiques» ont aussi une expérience d’enseignement, que le personnel du Cefops a également une formation de type académique dans le cadre de leur formation continue et que les « professionnels » ont des parcours riches de diversité. Description du projet Cette recherche vise une meilleure compréhension de la (mal) communication entre soignants et patients migrants et, au-delà, de la communication en milieu hospitalier et du rôle spécifique de l’infirmier. Elle proposera aussi bien une évaluation des outils actuellement à disposition (ex.:médiateurs culturels, interprètes) que de nouveaux outils. Ceux-ci seront à entrevoir essentiellement dans la relation directe entre patients et soignants et non dans le cadre d’une relation médiatisée par une tierce personne. En outre, leur pertinence sera envisagée en fonction des spécificités de différents services (maternité, soins aigus, psychiatrie) et des institutions (hôpital versus home médicalisé). Déroulement de l’enquête L’enquête s’est effectuée dans différentes institutions de la région du Jura bernois et concerne : home, hôpital, hôpital psychiatrique et centre des réfugiés. La récolte de données s’est effectuée en deux temps: a). Par une douzaine d’entretiens semi-directifs dans les différents lieux sus-mentionnés et dans différents services. Ils ont touché1 à 3 personnes par entretien parmi le personnel soignant, des patients migrants, migrants internes à la Suisse et non migrants ainsi que des 1 Le requérant principal est le Dr. Laurent Gajo, linguiste rattaché aux Universités de Lausanne et Neuchâtel ainsi que responsable de recherche à l’école de soins infirmiers de St Imier (CEFOPS). Il peut être contacté à l’adresse suivante : [email protected] médiateurs en tant que témoins de leur parcours migratoire, d’une part, et de leur rôle actuel, d’autre part. Cette présentation concerne une première présentation brute des données saillantes issues de ces entretiens.Tous les entretiens ont été enregistrés et retranscrit en respectant les normes en vigueur des linguistes2. b). Enregistrements d’interactions soignants / patients migrants dont les traces écrites ne sont pas aussi systématiques que pour les entretiens. Leur transcription et leur analyse est à ce jour à peine ébauchée. Le but de la recherche est double: - Nous souhaitons contribuer au développement d’outils et d’une formation spécifiques à l’intention du personnel soignant. Ces outils impliqueront notamment une réflexion sur le fonctionnement de la compétence de communication et une meilleure identification des phénomènes migratoires. La particularité de notre approche, par rapport à d’autres recherches dans le domaine, repose sur l’analyse des moyens de communication déjà mis en place par les soignants eux-mêmes et sur le projet d’en proposer d’autres que le seul recours aux médiateurs afin de garantir un contact direct entre patient et soignant. - Nous comptons susciter de nouvelles représentations du monde hospitalier en tant qu’univers particulier de communication. L’examen de la population migrante, bien que spécifique, ne fait parfois que révéler, en l’accentuant, le fonctionnement général de l’institution hospitalière, en rendant manifeste des dimensions souvent inaperçues (communication asymétrique, malentendus, implicites, protection identitaire, etc.). Nous allons brièvement présenter trois éclairages de notre recherche: 1. Un éclairage infirmier 2. Un éclairage du point de vue culturel 3. Une vision locale des phénomènes de communication dans les services de psychiatrie (Cf. l’article de Maria Eugénia Molina) En ce qui concerne l’éclairage infirmier, nous utiliserons quelques extraits des différents entretiens effectués dans les divers services de santé mentale, de chirurgie, de médecine et de maternité. Ceci afin d’illustrer la connaissance, l’utilité et les limites du recours au médiateur-culturel formé pour une interaction soignant-soigné lorsqu’il s’agit de patient migrant. 1. Quelques représentations dans les différents services hospitaliers Service de santé mentale: «On sait aussi qu’il y a une association, qu’il existe Appartenances à Lausanne. On a eu plusieurs fois l’idée d’appeler pour avoir un peu plus de données. Je crois que ça s’est fait à l’époque et puis après il y a eu une personne de cette association qui est venue donner un cours, une supervision puis c’est comme ça que la situation s’est éclaircie. Vous avez d’autres moyens ? 2 Dans ce texte, afin d’alléger la lecture, nous avons partiellement reformulé les citations. Notre propos, aujourd’hui, ne portant pas sur une analyse fine du discours. On envoie aussi les gens à Bienne là à l’aide aux victimes. Surtout quand les gens ne parlent pas l’allemand ni le français bon, nous ça nous arrive assez fréquemment alors il y a toujours l’une ou l’autre personne de l’équipe qui parle telle ou telle langue mais il y a eu des situations par exemple avec des Yougoslaves où personne ne parlait le serbo-croate ou encore avec des Turcs où personne ne pouvait communiquer, alors c’était en anglais ou par des gestes… On a aussi eu recours à des interprètes pour certains entretiens de famille…non c’est jamais quelqu’un de la famille ou des gens qui sont connus par la personne elle-même.» Les soignants, tout en connaissant l’existence d’Appartenances à Lausanne et de l’association de l’aide aux victimes de Bienne, ont plus facilement recours au personnel pour traduire une interaction quand cela est possible ou à l’aide d’une langue tierce, le plus souvent l’anglais. L’expression non verbale, par gestes, est également un moyen de communication fût-elle minimale. En psychiatrie, il est par contre délicat, pour des raisons thérapeutiques, d’avoir recours à un membre de la famille ou à une personne connue du patient pour effectuer une traduction. Service de chirurgie : «Est-ce que vous êtes parfois aussi confrontés à des personnes d’autres cultures ? Et là comment ça se passe en général ? Et ben la plupart du temps, nous on a soit recours à du personnel de la maison, pour la traduction, parce qu’il y a quand même pas mal d’étrangers ici. Donc heu j’crois qu’à ce niveau là, on arrive bon dans la mesure du possible... s’ils travaillent ce jour-là. Et puis la plupart du temps, il y a au moins un membre de la famille, une personne qui arrive à nous traduire heu, à être l’élément de communication entre nous et la personne. Vous n’avez jamais recours à des interprètes ? Non… Parce que la plupart du temps avec les Turcs, on a eu du personnel… pour les Yougoslaves aussi et puis nous avons plusieurs personnes qui savent l’anglais ou l’allemand. En général ça se passe… bon à part… non mais on n’a jamais fait venir quelqu’un. Mais ça ne pose pas de problème que ce soit un membre de la famille ou un membre du personnel qui traduise ? Ou est-ce que tu as pu remarquer quelque chose par rapport à cela ? A une époque, on a eu une petite fille, là c’était peut-être très particulier parce que c’était une petite fille avec un comportement très difficile et là peut-être… mais c’était la famille qui était en lien avec elle, elle aussi parlait un peu français mais c’est vrai que c’était une famille problématique et là peut-être c’était pas idéal mais la plupart du temps ce sont des hospitalisations assez courtes et ça se passe bien…» Ici, le personnel soignant a principalement recours à du personnel de l’hôpital. Sinon, un membre de la famille est l’élément de la communication entre soignant-patient. Mais une deuxième langue peut également servir, telles que l’anglais ou l’allemand. Ce service de chirurgie ne fait jamais appel aux médiateurs-culturels formés et cela ne semble pas leur poser de problème, sauf lorsqu’il y a des difficultés spécifiques. Parfois, également, ce n’est pas l’idéal d’avoir recours à un membre de la famille. Service de médecine: «En médecin, on remédie aux problèmes de communication par le recours à la famille ou à un membre du personnel de l’hôpital quand il s’agit de patients yougoslaves ou turques. Par contre, on a aussi des problèmes particuliers que l’on rencontre avec des patients qui viennent pour l’alcoolisme chronique ou la dépression.» Pour le service de médecine, les solutions sont le plus souvent recherchées à l’intérieur de l’entourage. Par contre, dans ce service, le personnel soignant est plus confronté qu’ailleurs à d’autres types de difficulté de communication tels ceux directement liés à la pathologie. Service de maternité: «…Je pense aussi en gynécologie des fois, pour des interruptions de grossesse ou comme ça... ça peut poser de grands problèmes alors là c’est mieux d’avoir un médiateur professionnel qui vienne vraiment de l’extérieur et qui ne soit pas … qui ne soit pas connu de la famille. (…) Un ordinateur qui traduise… Au lit du patient… au lit du patient ouais. Un ordinateur qui traduise la question… ouais on pourrait éliminer… ouais c’est un intermédiaire qui est peut être froid mais qui est… sous forme de machine, mais … vous l’utilisez comme vous voulez quoi, c’est-à-dire qu’il n’y a pas un filtre d’interprétations…» En maternité, selon le problème, il est préférable d’avoir recours à un médiateur-culturel formé, qui vienne de l’extérieur, qui ne soit pas connu de la famille. Mais, pour certains, l’idéal serait d’avoir un ordinateur, une machine qui traduise évitant ainsi tout filtre humain d’interprétation, même si la machine est froide. C’est le seul service qui ait fait mention d’une telle solution, poussant à l’extrême le souci d’avoir un outil non parasitant la relation. Pour résumer, voilà un schéma qui présente un continuum entre la non médiation et la médiation. Plus on va sur la droite, plus la médiation est fortement organisée: Type de médiation Exemples Type de stratégies Type de service Nonmédiation Relation duelle Communic. non verbale Médiation Médiation symbolique Langue véhiculaire Affrontement Maternité Médiation non profess. Membre de la famille Médiation Tiers machine profess. Médiateur Ordinateur culturel formé traduisant Substitution Evitement Evitement Médecine Chirurgie Santé mentale Santé mentale Maternité Cette rapide présentation des divers outils utilisés en fonction des services n’est qu’une ébauche, il s’agira maintenant d’analyser la richesse des données et l’inventivité du personnel soignant lorsqu’il « bricole » ses outils pour faire face à une réalité complexe. Nous voudrions maintenant illustrer, à l’aide d’un exemple, l’ampleur du domaine concerné par la médiation. 2. Exemple de «négociation culturelle» Cet exemple, nous a été relaté par une médiatrice non professionnelle (et non rémunérée) qu’un centre d’accueil du Jura bernois appelle lorsqu’il y a des requérants issus de pays arabophones. Cette médiatrice, d’origine algérienne et vivant en Suisse depuis vingt-six ans, a dû aider une requérante palestinienne arrivée depuis peu en Suisse avec sa famille (à l’exception de son fils aîné resté au pays). Enceinte de quelques mois, cette jeune femme devait se faire ausculter par un gynécologue. Or, dans la région du Jura bernois il y a peu de gynécologues femmes et elles sont surchargées. Non parce qu’il y aurait pléthore de musulmanes dans cette région mais parce que les femmes suisses également préfèrent parfois avoir recours à une gynécologue féminine. Cette Palestinienne avait le choix entre devoir se déplacer en Suisse alémanique ou accepter de se faire ausculter par un homme. La médiatrice a tenté dans un premier temps de la convaincre en lui disant qu’ici en Suisse c’est une pratique courante qu’un homme ausculte une femme. Elle lui résuma d’ailleurs sa compréhension de la déontologie médicale en terme simples : «de toute façon, le médecin il va pas te manger». Mais cette seule affirmation n’a pas suffit à rassurer son interlocutrice. La médiatrice a eu l’idée et la clairvoyance d’avoir recours à son réseau de connaissances. Elles sont donc parties les deux sur Bienne pour y rencontrer une femme musulmane pratiquante, ayant fait le pèlerinage à la Mecque ce qui lui conférait une légitimité supplémentaire et ancrait la sûreté de son jugement. Cette femme a fait part de sa propre expérience d’avoir dû accoucher ici en Suisse avec un médecin homme et lui a donné en quelque sorte l’autorisation de «faire une transgression» de ses valeurs culturelles concernant le corps et la nudité. De cet exemple nous pouvons retenir au moins deux aspects: • D’une part, en ayant recours aux bonnes personnes, susceptibles de rassurer la migrante, il est possible de renégocier des pratiques culturelles pourtant importantes puisqu’elles agissent dans l’ordre de l’intime. Cette Palestinienne a pu s’appuyer sur la solidarité de femmes de sa communauté. Le fait que la transgression ait déjà eu lieu pour d’autres femmes de même religion lui a probablement permis non seulement de se décharger d’une part de la culpabilité de « mal faire », mais encore elle a pu créer une sorte de connivence avec d’autres femmes la sortant momentanément de la solitude touchant bon nombre de requérants lors de leur arrivée en Suisse. • D’autre part, un médiateur, aussi bien formé soit-il, n’est pas à lui tout seul porteur de l’ensemble de la culture à laquelle il appartient d’où l’importance, parfois, de recourir aux réseaux constitués par des migrants de plus longue date. Dans toute culture ou communauté, il y a des rôles sociaux distincts et donc des personnes plus habilitées que d’autres à donner un avis reconnu. Au travers de cette situation, on découvre à quel point une valeur peut être réinterprétée par les acteurs eux-mêmes pour autant que les personnes ressources existent. Le parcours migratoire oblige tous les migrants à de sérieuses réélaborations culturelles qui seront d’autant moins traumatisantes qu’elles s’ancrent dans une expérience partagée. Si l’on s’accorde à penser que l’identité culturelle est en reconstruction constante au gré des interactions sociales, on découvre un espace de créativité très large qui peut orienter les choix de manière quasi infinie. Toutefois, un autre élément est venu contribuer à la bonne résolution du « problème » et réside dans l’attitude du médecin qui a su tenir compte, de manière empathique, du cadre de référence de cette femme et s’est engagé personnellement dans le processus de négociation en conviant son épouse à assister à la consultation. Le fait d’avoir choisi son épouse plutôt que son assistante médicale me paraît particulièrement fin. Bien que l’épouse soit aussi médecin, il n’est pas sûr que cet élément ait été déterminant dans cette situation, mais en agissant ainsi, il a su se prémunir de la méfiance de sa patiente et lui a donné une sorte de garantie de sa «bonne conduite». A n’en point douter, la qualité de réception de son message médical a sûrement été améliorée. Certes, cet exemple n’est pas forcément généralisable. En effet, suivant la pathologie ou la situation de la personne migrante il n’est pas toujours souhaitable de faire appel à quelqu’un de la même communauté d’origine. Par contre, cet exemple va dans le sens d’une nécessaire mise en réseau des différents acteurs pouvant œuvrer à l’amélioration de la communication. Bibliographie indicative CUCHE Denys, 2001. La notion de culture dans les sciences sociales. Paris : La Découverte BISCHOFF Alexandre et Louis LOUTAN, 1998. A mots ouverts. Genève : HUG BISCHOFF Alexandre, TONNERRE Claude, MOSER Jacques et Louis LOUTAN, 2000. « Communication interculturelle et accès aux soins, le défi du multilinguisme dans le contexte médical », in : P. CENTLIVRES et I. GIROD, Les défis migratoires, p. 395-401. Zürich : Séismo. MADER Jean, 2000. « Etre compris et comprendre, un droit fondamental du patient/client ». Soins infirmiers 8 : 66-70. WEISS Régula et Rahel STUKER, 1998. Interprétariat et médiation culturelle dans le système de soins. Neuchâtel : Forum suisse des migrations.