Approche sociale et contextuelle de l`observance

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Le Courrier de l’Observance thérapeutique
Contextes de la pratique
Approche sociale et contextuelle
de l’observance
● M. Morin*
LA NON-OBSERVANCE COMME TALON D’ACHILLE
DES PRISES EN CHARGE THÉRAPEUTIQUES
Peu après l’avènement dans le champ du
sida des multithérapies combinant l’action
des inhibiteurs de protéase et celle de deux
ou trois antirétroviraux, l’importance de
l’observance dans le traitement et la prise en
charge thérapeutique de l’infection par le
VIH a été dramatiquement posée, avec plusieurs arguments particulièrement percutants :
✔ Seule une observance stricte ou excellente
permet d’obtenir les bénéfices attendus
d’une trithérapie, ou plus généralement
d’une multithérapie, c’est-à-dire d’avoir, de
façon durable, une charge plasmatique
(ARN-VIH) non détectable (< 200 ou
50 copies/ml), ainsi qu’une restauration
immunitaire.
La non-observance peut provoquer l’échec
thérapeutique à court terme et, menace plus
insidieuse, peut empêcher le succès des
changements de traitement par la production de résistances croisées à l’intérieur
d’une même classe médicamenteuse, voire
entre classes. Elle constitue de surcroît un
danger de santé publique, des souches
virales devenues résistantes pouvant être
transmises par des personnes atteintes.
Cette ferme analyse prospective, qui s’est
formulée dans la plupart des recommandations d’experts à partir de 1997, s’est assez
vite heurtée à deux constats inquiétants :
✔ L’expérience acquise dans d’autres pathologies montre que la non-observance apparaît d’autant plus que le traitement prescrit
s’étend sur une durée longue, qu’il est complexe, qu’il impose un nombre quotidien
élevé de comprimés ou de gélules à prendre
dans des conditions très spécifiques et astreignantes, qu’il interfère avec les habitudes ou
*Laboratoire de psychologie sociale, université
de Provence & unité INSERM U379, Marseille.
contraintes de la vie quotidienne ou professionnelle, qu’il produit des effets secondaires
pénibles pour le patient et n’est pas associé
de manière visible à la disparition de symptômes. Or, ces caractéristiques sont encore,
malheureusement, fondamentalement associées aux multithérapies avec inhibiteurs de
protéase. Autrement dit, les nouveaux traitements de l’infection à VIH cumulent la plupart des facteurs favorisant les risques de
non-observance.
✔ Les premières et encore rares études empiriques de suivi des trithérapies sur des
cohortes de patients VIH ont relevé, comme
dans le cas de la cohorte française APROCO[1],
que 25 à 30 % des patients reconnaissaient
ne pas avoir pris la totalité des doses prescrites d’antiprotéases lors de la semaine
ayant précédé les visites de suivi à un et
quatre mois après la première prescription
incluant ce type de molécule (1). Plus généralement, les études qualitatives et quantitatives ont convergé pour montrer combien
l’exigence d’une observance parfaite sur le
long terme des traitements existants paraissait illusoire et irréaliste.
Le contraste est donc fort entre les exigences
des stratégies thérapeutiques recommandées et les informations dont on dispose
concernant le comportement de nombreuses
personnes atteintes. On ne peut pourtant ni
renoncer aux règles d’application des prescriptions dont on sait que leur transgression
“ne pardonne pas” (2), ni avoir une attitude
d’autruche ou de déni face aux informations
des chercheurs de sciences sociales qui relèvent des probabilités importantes de nonobservance. Ce problème difficile a engendré de multiples polémiques (3, 4), qui s’essoufflent suffisamment depuis quelque
temps pour qu’on puisse commencer à le
recadrer autour de quelques propositions et
programmes de travail, dont le but est de
rapprocher les besoins ou critères de la
recherche et les demandes de la clinique[2]. À
la base de cette perspective, une hypothèse
de travail simple : le social et le psychosocial
sont des composantes incontournables du
pronostic et d’une gestion adaptée de la thérapeutique de l’infection à VIH.
INTÉRÊT ET INSUFFISANCES DES APPROCHES
PRÉDICTIVES DE L’OBSERVANCE
Face aux risques de non-respect des traitements par les patients VIH, une première
réaction, largement compatible avec des
stratégies courantes en pratique médicale,
consiste depuis longtemps à mettre en place
un dispositif de contrôle relativement coercitif qui allie un travail de prédiction sélective
des capacités et des incapacités des patients
à se soumettre (to comply) aux consignes des
experts médicaux, et un effort de contrôle et
de suivi, d’orientation paternaliste, des
patients jugés capables de suivre le traitement. Cette approche “prédictive” (5) s’appuie sur un certain nombre de présupposés
ou de croyances, qui paraissent confirmés
par des expériences ou des anecdotes en
forme de prophéties autovérifiées. Elles
reprennent la tradition des théories impli-
[1]
La cohorte APROCO (Antiprotéase Cohorte), initiée en mai 1997 et dont le promoteur est l’Agence
nationale de recherche sur le sida (ANRS), est une recherche prospective multicentrique (47 centres
impliqués). Ses investigateurs principaux sont les Prs C. Leport et F Raffi. En janvier 1999, elle avait
recruté 1 258 patients.
[2]
L’ANRS a ainsi récemment mis en place une Action coordonnée (AC18.2) intitulée “Contextes thérapeutiques et prise en charge”, regroupant des cliniciens et des chercheurs de sciences sociales. La
recherche appliquée sur les problèmes de non-observance a été retenue comme un des axes prioritaires
qui devraient être pris en compte dans les travaux concernant les stratégies thérapeutiques. Cette ligne
est présente dans les appels d’offres adressés aux laboratoires de sciences sociales depuis 1999. Il est
cependant trop tôt pour évaluer l’apport de cette stimulation volontariste qui, malheureusement, peine
en France à mobiliser sur une durée longue des équipes de recherche.
8
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cites du mauvais patient ou du malade
“récalcitrant”, bien rodée ou lissée dans la
confrontation ancienne à d’autres maladies
comme la tuberculose ou le diabète (6). Éthiquement critiquable et critiquée pour ses
conséquences virtuellement discriminantes,
elle a néanmoins l’intérêt de se prêter à des
mises à l’épreuve empiriques, où son aspect
pragmatique peut paraître pertinent. Par
exemple, elle appelle à un inventaire patient
et laborieux des indices qui peuvent laisser
prévoir un patient indocile ou non compliant. Le sexe, l’âge, la personnalité, le revenu, etc., sont ainsi mis en relation avec des
indicateurs de l’observance, opérationnalisée comme une quantité ou comme le degré
selon lequel un patient suit un traitement
prescrit. De fait, certaines recherches montrent que la non-observance est plus souvent
associée à un âge jeune, au sexe masculin, à
un statut socio-économique bas, à une
consommation d’alcool ou de drogue, au
stress ou à des tendances dépressives (7).
Mais on relève aussi des résultats non consistants dans d’autres études, voire traduisant
des corrélations opposées (8, 9). Tout cela
commence à prendre sens dès lors qu’on
prend en compte des variables situationnelles et contextuelles. Ainsi, on va relever
dans une recherche nord-américaine, contre
des tendances majoritairement relevées dans
les revues de travaux, que les femmes sont
moins observantes que les hommes, manquant davantage de doses et de visites. On va
alors redécouvrir, si l’on s’en donne la peine,
que ce comportement statistiquement
déviant n’est pas seulement lié au sexe ou au
genre, mais aussi aux conditions de vie familiale et à des problèmes de garde d’enfant. La
mise en place d’un service d’aide fera miraculeusement disparaître l’effet “genre” dans la
variation du comportement, ou plutôt, il restituera la complexité “sociale” de la différence
des sexes dans la régulation des conduites de
soin (10). Le même constat peut être fait dans
les recherches sur l’impact des types de personnalités sur l’observance. On relève bien
quelques différences interindividuelles fondées sur des traits de personnalité, mais les
relations prévues des traits de personnalités
aux comportements de santé et de maladie
sont peu consistants et varient selon les
études et les outils de mesure (11). Comme le
proposent Moatti et Spire (5), l’approche prédictive s’enferme donc dans une quête de
relations “pseudo-causales unidirectionnelles” et exclut la possibilité que le même
individu puisse produire des comportements
qui varient en fonction de ses interactions
avec l’environnement et des contextes dans
lesquels il doit réaliser ses actes.
L’insuffisance de la démarche apparaît tout
particulièrement quand on se préoccupe de
la prescription des multithérapies à des
patients catégorisés par des traits de marginalité ou de déviance sociale. C’est le cas,
notamment, des utilisateurs de drogues illicites infectés par le VIH, dont on sait qu’ils
constituent une part très importante de la
population atteinte dans des pays comme la
France. Selon la définition de la déontologie
professionnelle et de la loi, les utilisateurs de
drogue infectés par le VIH relèvent du même
droit aux soins que tout autre groupe, et ce
droit n’est remis en cause par aucun professionnel de santé. En pratique, pourtant, une
anticipation de non-observance est communément formulée à l’égard de ces patients ;
l’accès aux trithérapies et à certains traitements longs et difficiles est (était ?) ainsi
généralement plus différé que pour d’autres
groupes. L’analyse empirique de terrain
montre cependant que, passé les étapes
retardées de leur entrée en traitement, les
utilisateurs de drogue peuvent être tout
aussi observants que les autres patients,
comme le montrent les résultats d’une
cohorte suisse (8). Cette même cohorte montrait que les anciens utilisateurs de drogue et
ceux qui recevaient un traitement de substitution étaient plus observants que les toxicomanes restés actifs. C’est cette volonté de
mettre à l’épreuve les stéréotypes qu’on
retrouve dans la cohorte française MANIF[3].
Les résultats montrent, en effet, que l’étiquette “toxicomane” ou utilisateur de
drogue ne renvoie ni à un type spécifique de
comportement de mauvais suivi de traitement, ni à des caractéristiques homogènes
qui définiraient les toxicomanes comme grou-
[3]
MANIF (Marseille, Nice, Ile-de-France) est une
cohorte multicentrique initiée en juillet 1995,
et dont les promoteurs sont l’ANRS, l’ECS
SIDACTION et le Conseil général des Bouchesdu-Rhône. Elle a inclus 467 patients VIH, toxicomanes actifs, ex-usagers de drogue et toxicomanes suivant un traitement de substitution.
9
pe social autonome. La non-observance prend
forme dans un ensemble de facteurs, parmi
lesquels l’âge, la consommation d’alcool, les
événements de vie, l’entrée ou non dans un
programme de substitution jouent un rôle de
détermination très important, sans que leur
effet soit mécaniste (12).
POUR UNE APPROCHE SOCIALE
ET CONTEXTUELLE DE LA NON-OBSERVANCE
Malgré la demande compréhensible des praticiens de disposer d’outils de contrôle, de
mesure et de prévision des comportements
des patients qu’ils engagent dans un traitement long et incertain, il paraît aujourd’hui
souhaitable de déplacer le souci de contrôle
vers un effort d’analyse et de compréhension
de la genèse et des conditions de modification des phénomènes de non-observance.
Cette orientation peut aujourd’hui s’appuyer sur un certain nombre de propositions :
● L’observance est un phénomène complexe,
qui relève d’une analyse des pratiques
sociales et de l’action. L’observance, c’est
d’abord ce que font des individus en relation
à un certain nombre de normes, de
contraintes et de représentations. Comme
dans le travail qui a été mené sur les
conduites à risque dans le champ de la prévention (13), on doit et on peut s’attaquer
“aux problèmes–symptômes” que sont les
écarts aux prescriptions médicales, en interrogeant et en mettant en relation les différents niveaux de la pratique sociale :
– le niveau individuel dans lequel se vit l’expérience de la maladie et se réalisent des actes
qui prennent sens pour la personne (14) ;
– le niveau interindividuel et interactionnel
sur lequel se négocient des attentes et des
demandes entre la personne atteinte et le
médecin, mais aussi entre le malade et les
non-malades dans l’entourage, que le
“patient” perçoit comme des “référents” ou
des “soutiens” importants pour lui ;
– le niveau institutionnel, qui définit des
règles et des interdits dans les organisations
(hôpitaux, administrations, réseau dans
lequel est éventuellement intégré le cabinet
de ville des médecins traitants, associations
de malades) ; le patient doit intégrer ces
règles selon des contrats de communication
qui sont parfois explicites, mais souvent
implicites ;
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Les actes d’observance et de nonobservance sont à la fois des causes
et des résultats. L’intérêt des cohortes qui
intègrent des dispositifs d’évaluation biopsycho-sociaux et médicaux, comme la
cohorte APROCO déjà évoquée, est de montrer qu’il est possible de contribuer à un travail d’élucidation des impacts de variations
comportementales dans le suivi des traitements, tout en cherchant à comprendre
pourquoi et comment certains observent du
mieux qu’ils peuvent les recommandations,
et d’autres non. Ainsi, on a observé
qu’après 4 mois de traitement (M4), les
déclarations de non-observance sont significativement associées à un échec virologique, mais on a également noté que ceux
qui sont en échec avaient initialement des
attitudes négatives ou sceptiques concernant l’efficacité thérapeutique des inhibiteurs de protéase (16, 17). Cela illustre et
renforce l’hypothèse selon laquelle les comportements de non-observance ne sont pas
nécessairement de simples actes de désobéissance, d’oubli, d’incompétence ou d’ir-
responsabilité du malade. Ils peuvent exprimer une cohérence entre les croyances et
les pratiques des sujets. De manière provocatrice, du reste, certains psychologues de
la santé ont forgé la notion de “non-observance intelligente” ou de “non-compliance
rationnelle” (18, 19), voulant décrire par là
le fait que les patients peuvent parfois avoir
de bonnes raisons de ne pas se plier aux instructions qui leur sont données par les
médecins, ce qui pourrait être le cas dans
certaines prises en charge thérapeutiques, y
compris du VIH.
vants à M1 (17, 20) sont non observants à
M4 (20). Ainsi, les mesures d’observance,
toujours méthodologiquement difficiles à
assurer, mais tout à fait contrôlables dans
les limites de normes professionnelles clairement identifiées[4], ne doivent pas être
utilisées comme des valeurs absolues et
définitives. Ce sont des indicateurs de position dans un continuum qui va d’un nonrespect total (très rare) des prescriptions et
du contrat thérapeutique jusqu’à un respect strict, total et permanent. Ces deux
positions extrêmes, sinon extrémistes, sont
relativement peu fréquentes, ce qui renvoie
à une question médicale encore
irrésolue pour les traitements du
sida : si l’on accepte l’idée d’une
échelle d’observance (une sorte
de thermomètre) ancrée sur le
pourcentage de médicaments
effectivement pris par le patient,
“combien” d’observance est-elle
nécessaire au succès thérapeutique ? 100 % ? C’est irréaliste.
Alors, 90 % ? 80 % ? 70 % ? À moins
que la question ne soit : “combien”
de non-observance est-elle nécessaire
à l’échec thérapeutique (5) ?
© Séverine Zampieri
– le niveau sociétal, qui combine les modèles
culturels, scientifiques et idéologiques auxquels la personne atteinte s’identifie. C’est à
ce niveau que circulent, se transforment et
se mélangent les représentations sociales,
les croyances des non-médecins, celles des
experts et celles des vulgarisateurs. Ces
croyances, qui se structurent autour de
quelques principes noyaux auxquels les
groupes sociaux sont solidement attachés,
sont largement partagées, et fonctionnent
souvent comme des guides d’action, invisibles pour les professionnels, en général
largement décalées des connaissances et des
recommandations des experts. Ainsi,
pour la toxicité représentée des
médicaments, comme le montrent
certaines enquêtes d’opinion organisées par les “Baromètres-Santé”, on
croira volontiers qu’il est dangereux
de dépasser les doses prescrites, mais
on admettra sans difficulté que diminuer des doses ne requiert pas l’avis
d’un médecin. Ou bien on trouvera
“normal” d’arrêter un traitement dès
que des symptômes disparaissent et
plutôt anormal de prendre un médicament si l’on ne perçoit aucun symptôme de maladie (15).
L’observance est un phénomène dynamique
dont la manifestation observée peut être
considérée comme une résultante, mais
aussi comme une étape dans un laps de
temps prolongé qui est celui de l’histoire
des personnes atteintes confrontées à une
offre de soin. C’est un ensemble de comportements organisés et construits à travers
des apprentissages sociaux, des événements
et des ajustements à ces événements. Elle
n’est pas formée une fois pour toutes et de
manière définitive pour les personnes
atteintes, de telle sorte qu’on serait fatalement observant ou non observant, comme
blanc ou noir. Ainsi, une analyse des données de la cohorte APROCO montre une
intéressante variation du premier mois de
traitement au quatrième mois : 9,4 % des
patients sont et restent non observants de
manière consistante, tandis que 61,9 % restent solidement observants. Mais 11,7 %
des sujets, non observants à M1, sont devenus observants à M4, et 17 % des obser10
La non-observance est un phénomène social et multifactoriel. Toute
analyse ou observation qui parvient à
isoler, contrôler et mettre en avant le rôle
d’un facteur (qu’il soit biologique, psychologique ou sociologique) sans le replacer dans
la globalité d’un processus induit une réduction illusoire des facteurs explicatifs, sans
portée durable pour une intervention modificatrice. Il faut cependant, selon nous,
maintenir une logique de recherche de
déterminants selon les techniques d’une
épidémiologie socio-comportementale qui
n’est pas nécessairement réductrice et fermée. Elle peut, en effet, contribuer de
manière irremplaçable à la lutte contre les
idées reçues. Elle peut fournir non seulement des résultats descriptifs validés, mais
aussi des hypothèses d’action, qu’on peut
ensuite mettre à l’épreuve dans une straté-
[4]
Cf. l’article de M. Souville dans le prochain
numéro.
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gie d’essai comparatif. Ainsi, la relative trivialité des données qui ont associé la pauvreté aux difficultés de suivi des traitements
a permis d’attirer l’attention sur les facteurs
contextuels que sont les modes et les conditions de vie. Le récent intérêt que l’on accorde aux situations de précarité n’est pas
qu’effet de mode ou démagogie paternaliste.
C’est le début de la construction d’outils
d’analyse capables de rendre opérationnellement et conceptuellement plus intelligibles les embarras des praticiens confrontés
dans leurs consultations aux signes non maîtrisés d’une vulnérabilité sociale, que la gratuité des soins et la performance des médicaments ne suffisent pas à contrôler. On
commence donc à pouvoir explorer des terrains d’observation, d’analyse et d’action
qui, pour être d’accès difficile, représentent
actuellement des enjeux essentiels pour la
connaissance et l’intervention contrôlée
dans le champ de l’observance. Les modes et
les conditions de vie sont bien des cadres
déterminants pour l’actualisation des pratiques de santé. Les premières et très rares
recherches pionnières engagées pour décrire et évaluer l’observance de patients en
situation de grande précarité ont déjà
ouvert la voie (21, 22). Elles suggèrent que
les traitements complexes de l’infection à
VIH peuvent aujourd’hui être appliqués et
adaptés à des situations sociales de soin particulièrement difficiles, avec une efficacité
qui peut être satisfaisante si des dispositifs
de soutien spécifiques sont mis en place, qui
prennent en compte davantage les perceptions et représentations des personnes
concernées. Elles appellent aussi à un renforcement des approches multiméthodologiques. Celles-ci devraient combiner davantage des essais d’enquêtes randomisées et
des études qualitatives centrées sur la dynamique des représentations et des interactions des personnes atteintes, en relation
avec les différents sites environnementaux
dans lesquels elles sont amenées à vivre avec
leur traitement.
CONCLUSION
Ainsi, à la tentation des approches prédictives, il faut sans doute substituer une
approche relationnelle fondée sur le projet
d’une prise en charge contextualisée selon
l’expérience subjective et sociale des personnes atteintes et non selon les canons et
règles trop abstraits de l’organisation du travail médical. J.P. Moatti (5) parle d’une
approche “empathique” pour désigner cette
stratégie d’écoute pragmatique du clinicien
qui tente de se mettre à la place du patient
avant d’ordonner le programme et le suivi
des traitements. Il s’agit, en effet, d’activer,
d’une manière ou d’une autre, un renversement de perspective dans le débat de la nonobservance. Du point de vue du chercheur et
du clinicien, la non-observance est surtout un
problème technique et médical irritant, un
obstacle et un risque qu’il faut contrôler ou
réduire. Du point de vue de la personne en
traitement, l’observance est une contrainte
de vie avec laquelle il faut composer. Dans le
cadre de la cohorte APROCO, le suivi qualitatif par entretiens sociologiques que J. Pierret
réalise en parallèle aux mesures biopsychosociales périodiques du protocole de la cohorte
montre bien que, du point de vue des
patients de la cohorte, contrairement à ce
que l’on postule souvent, ce n’est pas nécessairement la pénibilité ou la complexité physique ou cognitive de l’absorption des nombreux médicaments prescrits qui préoccupent. C’est plutôt la difficulté d’intégrer le
traitement dans la vie quotidienne et les
situations de travail ou familiales. C’est la
gestion d’une identité sociale plus ou moins
vulnérabilisée selon le cadre de vie des personnes en traitement (23).
L’évolution de perspective que les sciences
sociales de la santé encouragent actuellement
se situe ainsi dans la ligne d’un renforcement
de l’autonomie, de la responsabilité et du
pouvoir des “patients”, dont on voudrait renforcer le rôle d’“acteur” (empowerment). Ce
projet ne vise pas à remplacer une coercition
paternaliste par une démagogie maternaliste
illusoire. Il ne peut s’agir de renoncer au principe d’autorité et d’expertise médicale en
déléguant aveuglément aux personnes en
traitement le choix de suivre ou non les
consignes qui leur sont données. Il s’agit surtout de mettre en place des dispositifs d’aide
individualisée et de négociation-évaluation
périodique des traitements, en intégrant
l’idée, largement promue par les associations, que suivre un traitement, c’est aussi
vivre avec une maladie. Ces orientations
n’ont pas émergé brutalement, et elles prennent place dans la tradition des médecines
dites “centrées sur le patient” (24). Plusieurs
11
phénomènes spécifiques peuvent renforcer
aujourd’hui ce mouvement :
✔ Dans des pays comme la France, de nombreux professionnels de santé, formés par
l’expérience du sida aux dimensions sociales
de la maladie, ainsi que des associations de
malades sont engagés dans des recherches et
des actions concernées par l’observance des
traitements du VIH. La plupart témoignent
d’une sensibilité importante aux problèmes
humains et psychologiques posés par les thérapies modernes, qui doivent se gérer endehors du cadre contrôlable du système hospitalier (25).
✔ Les sciences sociales disposent maintenant
d’outils et de ressources qui prétendent légitimement à une amélioration de l’observance conciliant des objectifs d’efficacité thérapeutique et de qualité de vie des patients.
Ces ressources sont nombreuses en ce qui
concerne les outils facilitant l’observance,
qui prennent la forme d’aides à la mémoire
ou d’aides à la résolution de problèmes. Les
plus pertinentes sont articulées dans des
programmes d’éducation à la santé qui
ciblent non seulement le patient lui-même
mais les équipes de soin appelées à intervenir dans le suivi du patient. Le suivi de traitements aussi complexes que les multithérapies antirétrovirales ne se réduit pas, en
effet, à la relation centrale médecin-patient.
Il peut mobiliser notamment infirmières,
pharmaciens, travailleurs sociaux et nutritionnistes, et il est essentiel que ces différents acteurs soient engagés de manière
cohérente dans le travail de suivi (10).
✔ La promotion d’un esprit de conseil et
d’écoute dans les situations difficiles constitue une aide utile dans la mise en place du
traitement et dans la régulation du suivi.
Repenser l’observance dans les moments de
décision, c’est donc introduire la possibilité
de moments de counselling (26, 27, 28). C’est
aussi, par exemple, remplacer une tentation
d’exclusion, rationnellement justifiable,
par un travail préalable d’intervention sur
les conditions de vie jugées nécessaires à un
suivi du traitement (6). C’est encore l’adaptation aux problèmes de traitement du
VIH, et de l’expérience acquise avec les
“contrats thérapeutiques” dans la prise en
charge d’autres situations de soin comme
le diabète ou le suivi des transplantations
■
d’organe (29, 30).
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Les articles publiés dans “Le Courrier de l’Observance thérapeutique” le sont sous la seule responsabilité de leurs auteurs.
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Imprimé en France - Differdange S.A. - 95110 Sannois - Dépôt légal 4e trimestre 2000
12
Vol.1 - n° 1 - octobre 2000
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