
Le Courrier de l’Observance thérapeutique
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Vol.1 - n° 1 - octobre 2000
Contextes de la pratique
cites du mauvais patient ou du malade
“récalcitrant”, bien rodée ou lissée dans la
confrontation ancienne à d’autres maladies
comme la tuberculose ou le diabète (6). Éthi-
quement critiquable et critiquée pour ses
conséquences virtuellement discriminantes,
elle a néanmoins l’intérêt de se prêter à des
mises à l’épreuve empiriques, où son aspect
pragmatique peut paraître pertinent. Par
exemple, elle appelle à un inventaire patient
et laborieux des indices qui peuvent laisser
prévoir un patient indocile ou non com-
pliant. Le sexe, l’âge, la personnalité, le reve-
nu, etc., sont ainsi mis en relation avec des
indicateurs de l’observance, opérationnali-
sée comme une quantité ou comme le degré
selon lequel un patient suit un traitement
prescrit. De fait, certaines recherches mon-
trent que la non-observance est plus souvent
associée à un âge jeune, au sexe masculin, à
un statut socio-économique bas, à une
consommation d’alcool ou de drogue, au
stress ou à des tendances dépressives (7).
Mais on relève aussi des résultats non consis-
tants dans d’autres études, voire traduisant
des corrélations opposées (8, 9). Tout cela
commence à prendre sens dès lors qu’on
prend en compte des variables situation-
nelles et contextuelles. Ainsi, on va relever
dans une recherche nord-américaine, contre
des tendances majoritairement relevées dans
les revues de travaux, que les femmes sont
moins observantes que les hommes, man-
quant davantage de doses et de visites. On va
alors redécouvrir, si l’on s’en donne la peine,
que ce comportement statistiquement
déviant n’est pas seulement lié au sexe ou au
genre, mais aussi aux conditions de vie fami-
liale et à des problèmes de garde d’enfant. La
mise en place d’un service d’aide fera miracu-
leusement disparaître l’effet “genre” dans la
variation du comportement, ou plutôt, il res-
tituera la complexité “sociale” de la différence
des sexes dans la régulation des conduites de
soin (10). Le même constat peut être fait dans
les recherches sur l’impact des types de per-
sonnalités sur l’observance. On relève bien
quelques différences interindividuelles fon-
dées sur des traits de personnalité, mais les
relations prévues des traits de personnalités
aux comportements de santé et de maladie
sont peu consistants et varient selon les
études et les outils de mesure (11). Comme le
proposent Moatti et Spire (5), l’approche pré-
dictive s’enferme donc dans une quête de
relations “pseudo-causales unidirection-
nelles” et exclut la possibilité que le même
individu puisse produire des comportements
qui varient en fonction de ses interactions
avec l’environnement et des contextes dans
lesquels il doit réaliser ses actes.
L’insuffisance de la démarche apparaît tout
particulièrement quand on se préoccupe de
la prescription des multithérapies à des
patients catégorisés par des traits de margi-
nalité ou de déviance sociale. C’est le cas,
notamment, des utilisateurs de drogues illi-
cites infectés par le VIH, dont on sait qu’ils
constituent une part très importante de la
population atteinte dans des pays comme la
France. Selon la définition de la déontologie
professionnelle et de la loi, les utilisateurs de
drogue infectés par le VIH relèvent du même
droit aux soins que tout autre groupe, et ce
droit n’est remis en cause par aucun profes-
sionnel de santé. En pratique, pourtant, une
anticipation de non-observance est commu-
nément formulée à l’égard de ces patients ;
l’accès aux trithérapies et à certains traite-
ments longs et difficiles est (était ?) ainsi
généralement plus différé que pour d’autres
groupes. L’analyse empirique de terrain
montre cependant que, passé les étapes
retardées de leur entrée en traitement, les
utilisateurs de drogue peuvent être tout
aussi observants que les autres patients,
comme le montrent les résultats d’une
cohorte suisse (8). Cette même cohorte mon-
trait que les anciens utilisateurs de drogue et
ceux qui recevaient un traitement de substi-
tution étaient plus observants que les toxico-
manes restés actifs. C’est cette volonté de
mettre à l’épreuve les stéréotypes qu’on
retrouve dans la cohorte française MANIF[3].
Les résultats montrent, en effet, que l’éti-
quette “toxicomane” ou utilisateur de
drogue ne renvoie ni à un type spécifique de
comportement de mauvais suivi de traite-
ment, ni à des caractéristiques homogènes
qui définiraient les toxicomanes comme grou-
pe social autonome. La non-observance prend
forme dans un ensemble de facteurs, parmi
lesquels l’âge, la consommation d’alcool, les
événements de vie, l’entrée ou non dans un
programme de substitution jouent un rôle de
détermination très important, sans que leur
effet soit mécaniste (12).
POUR UNE APPROCHE SOCIALE
ET CONTEXTUELLE DE LA NON-OBSERVANCE
Malgré la demande compréhensible des pra-
ticiens de disposer d’outils de contrôle, de
mesure et de prévision des comportements
des patients qu’ils engagent dans un traite-
ment long et incertain, il paraît aujourd’hui
souhaitable de déplacer le souci de contrôle
vers un effort d’analyse et de compréhension
de la genèse et des conditions de modifica-
tion des phénomènes de non-observance.
Cette orientation peut aujourd’hui s’ap-
puyer sur un certain nombre de proposi-
tions :
●L’observance est un phénomène complexe,
qui relève d’une analyse des pratiques
sociales et de l’action. L’observance, c’est
d’abord ce que font des individus en relation
à un certain nombre de normes, de
contraintes et de représentations. Comme
dans le travail qui a été mené sur les
conduites à risque dans le champ de la pré-
vention (13), on doit et on peut s’attaquer
“aux problèmes–symptômes” que sont les
écarts aux prescriptions médicales, en inter-
rogeant et en mettant en relation les diffé-
rents niveaux de la pratique sociale :
– le niveau individuel dans lequel se vit l’expé-
rience de la maladie et se réalisent des actes
qui prennent sens pour la personne (14) ;
– le niveau interindividuel et interactionnel
sur lequel se négocient des attentes et des
demandes entre la personne atteinte et le
médecin, mais aussi entre le malade et les
non-malades dans l’entourage, que le
“patient” perçoit comme des “référents” ou
des “soutiens” importants pour lui ;
– le niveau institutionnel, qui définit des
règles et des interdits dans les organisations
(hôpitaux, administrations, réseau dans
lequel est éventuellement intégré le cabinet
de ville des médecins traitants, associations
de malades) ; le patient doit intégrer ces
règles selon des contrats de communication
qui sont parfois explicites, mais souvent
implicites ;
[3] MANIF (Marseille, Nice, Ile-de-France) est une
cohorte multicentrique initiée en juillet 1995,
et dont les promoteurs sont l’ANRS, l’ECS
SIDACTION et le Conseil général des Bouches-
du-Rhône. Elle a inclus 467 patients VIH, toxico-
manes actifs, ex-usagers de drogue et toxico-
manes suivant un traitement de substitution.