FASCICULE DU SEMINAIRE DE DROIT DES

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THEMES-FASCICULE DU
SEMINAIRE DE DROIT DES
LIBERTES FONDAMENTALES
2015-2016
Justin C. KISSANGOULA
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SOMMAIRE
1- METHODES DE LECTURE DES DECISIONS JURIDICTIONNELLES
2- LE JUGE CONSTITUTIONNEL ET LES LIBERTES FONDAMENTALES : LA QPC
3- LE DROIT A LA VIE
4- LA PROTECTION DU CORPS HUMAIN
5- LE DROIT A LA SANTE : CONSTITUTION ET SANTE
6- LE DROIT A UNE VIE PRIVEE ET FAMILIALE
7- LE DROIT A LA SURÊTE I : LES CONTRÔLES D’IDENTITE
8- LE DROIT A LA SURÊTE II : LA GARDE A VUE (GAV)
9- LE DROIT A LA SURÊTE III : L’HISTOIRE DU DROIT DE L’HOSPITALISATION SANS
CONSENTEMENT
10- LE DROIT A LA SURÊTE IV : L’ETAT D’URGENCE
11- LA LIBERTE D’ALLER ET DE VENIR
12- LE DROIT DES ETRANGERS I : LA POLICE DES ETRANGERS
13- LE DROIT DES ETRANGERS II : LE DROIT DES SALARIES SANS PAPIERS
14- LE DROIT DES ETRANGERS III : LES DROITS SOCIAUX DES ETRANGERS
15- LA LIBERTE D’EXPRESSION RELIGIEUSE ET LA LAÏCITE
16- SIGNES VESTIMENTAIRES ET RELIGIEUX
17- LA JURISPRUDENCE SUR LE BURKINI
18- LA LIBERTE D’EXPRESSION ET LES DISCOURS DE HAINE
19- LA PROTECTION DES DONNEES PERSONNELLES
20- LE DROIT A DES ELECTIONS LIBRES
21- LA LIBERTE DU COMMERCE ET DE L’INDUSTRIE
22- LA LIBERTE DE REUNION, DE MANIFESTATION ET D’ASSOCIATION
23- LE DROIT A LA MORT
BONNE LECTURE, BON COURAGE ET SURTOUT,
REUSSITE AU BOUT !!!!!!!!!
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Les outils pour apprécier l'intérêt d'un arrêt de la Cour de cassation
Par Alain Lacabarats, Conseiller à la Cour de cassation, Directeur du service de documentation et d'études
Recueil Dalloz, 2007, p. 889
Un article récent soulignait la « perplexité » que pouvait susciter la première lecture d'un arrêt de la Cour de cassation
(Deumier, RTD civ. 2006. 510). Comment, en effet, apprécier la portée d'une décision dont le contenu se résume, en cas de
cassation au visa des textes applicables, à l'affirmation d'un principe et de ses conséquences juridiques pour l'affaire
considérée, en cas de rejet à un bref exposé des faits suivi d'une réfutation souvent lapidaire des moyens de cassation ?
La question de l'importance juridique d'un arrêt de la Cour de cassation n'est pas dénuée d'intérêt dans un système qui produit
chaque année plus de 20 000 décisions. Si, pour les parties, la solution donnée à leur litige est l'essentiel, en revanche toutes
ces décisions ne présentent pas, pour la communauté des juristes, la même valeur doctrinale. La perplexité évoquée est en
outre parfaitement compréhensible, au regard de la surinformation résultant du développement des bases de données
informatiques. Celles-ci, par la diffusion uniforme de toutes les décisions de la Cour de cassation, perturbent les messages
jurisprudentiels et se montrent « réfractaires à (leur) hiérarchisation » (Canivet et Molfessis, La politique jurisprudentielle,
Mélanges en l'honneur de J. Boré, Dalloz, 2007, p. 95).
L'analyse explicative et critique de la jurisprudence incombe au premier chef à la doctrine universitaire dont l'une des
missions consiste en « l'élaboration d'une vision synthétique et ordonnée de l'ordre juridique qui permette d'en comprendre
les mécanismes fondamentaux et les finalités » (Aubert, Introduction au droit, Armand Colin, n° 182).
Encore faut-il, pour la réalisation de cet objectif, que les données analysées soient dépourvues d'ambiguïté. Or, l'examen des
notes de jurisprudence montre qu'un décryptage des décisions est parfois nécessaire (Libchaber, Autopsie d'une position
jurisprudentielle nouvellement établie, RTD civ. 2002. 604) et que le style des arrêts de la Cour de cassation est de nature à
provoquer des incertitudes ou erreurs d'interprétation, tout au moins pour ceux qui ont oublié ou ignorent la technique du
pourvoi en cassation et les limites assignées à l'office du juge de cassation.
Au-delà d'un enseignement dédié à l'interprétation des arrêts de la Cour de cassation préconisé par certains auteurs (Ghestin,
L'interprétation d'un arrêt de la Cour de cassation, D. 2004. Chron. 2239) et du rappel des spécificités de cette technique, si
déroutante pour les non initiés, de prise de décision (Weber, La portée des arrêts de cassation, Les Annonces de la Seine, 3
avr. 2006 ; Bénabent, Doctrine ou Dallas, D. 2005. Point de vue. 852), la Cour de cassation cherche à contribuer elle-même à
une meilleur compréhension de la portée normative de ses décisions, soit par des éléments extrinsèques (I), soit par les
mentions de ses décisions (II).
I - Depuis plusieurs années, la Cour de cassation a développé une politique de « promotion » de ses arrêts (Libchaber, op.
cit., p. 605) sous différentes formes :
- Outre les publications traditionnelles faites aux Bulletins civil et criminel, la Cour publie, sur son site internet, les arrêts
qu'elle juge particulièrement importants, soit au regard de la question de droit posée, soit en raison de leur impact pour
l'opinion publique, cette publication étant fréquemment accompagnée de divers éléments d'information de nature à éclairer la
portée des décisions : le rapport du conseiller rapporteur, qui contient l'ensemble des données de droit nécessaires à la
solution du pourvoi ; l'avis de l'avocat général.
- La Cour recourt aussi de plus en plus fréquemment à la publication, sur le site internet et au Bulletin d'information de la
Cour de cassation (BICC), de communiqués destinés à situer l'arrêt commenté dans un ensemble jurisprudentiel et à en
préciser les conséquences (Deumier, Les communiqués de la Cour de cassation : d'une source d'information à une source
d'interprétation, RTD civ. 2006. 510 ; voir, à titre d'exemple, le communiqué sous un arrêt de la Chambre commerciale du 3
oct. 2006, paru au BICC du 1er févr. 2007, n° 81, qui souligne que cet arrêt « résout diverses questions de principe liées au
recouvrement des impôts »).
- La Cour publie également un Bulletin trimestriel de droit du travail qui comporte des commentaires, rédigés par les
membres de la cellule sociale du service de documentation et d'études, des arrêts rendus par la Chambre sociale.
- Enfin le rapport annuel comporte une sélection des décisions saillantes rendues au cours de l'année écoulée, sous forme de
notices de présentation rappelant généralement la question posée, les éventuels précédents et l'apport de ces décisions au droit
positif.
II - Indépendamment de ces éléments d'information extrinsèques, qui ne sont pas systématiques, et des affaires orientées en
non-admission en application de l'article L. 131-6 du code de l'organisation judiciaire pour irrecevabilité manifeste ou
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absence de moyen sérieux de cassation, l'analyste ne doit pas négliger les mentions portées sur les arrêts eux-mêmes car il
peut y trouver, soit par la formation qui a rendu la décision, soit par l'étendue de la diffusion décidée par la Cour, des clés
d'appréciation de leur degré d'intérêt juridique.
Il est certain que les arrêts prononcés en Assemblée plénière de Cour ou en Chambre mixte sont ceux qui « contribuent le
plus à l'édification de la jurisprudence » et sont appelés, quel qu'en soit l'objet, « à un grand retentissement » (Droit et
pratique de la cassation en matière civile, Litec, n° 653), dès lors qu'ils ont pour finalité de résoudre des questions juridiques
de principe ou controversées.
Mais, il ne faut pas oublier la hiérarchie des formations des Chambres de la Cour, dont les arrêts précisent, en leur première
page, s'ils ont été délibéré en formation plénière de chambre (FP), en formation de section (FS) ou en formation restreinte (F),
selon un degré décroissant de complexité ou d'importance de l'affaire, la dernière formation étant réservée aux pourvois dont
la solution s'impose de manière évidente.
La question d'une éventuelle publication de l'arrêt et de l'étendue de celle-ci est appréciée par la formation qui prononce
l'arrêt, à l'issue de son délibéré (Droit et pratique de la procédure civile, Litec, n° 819).
Cette question pourrait apparaître surprenante à l'époque de la diffusion quasi-généralisée de la jurisprudence par les bases de
données. En réalité, le développement des systèmes informatiques de diffusion du droit lui a redonné une importance toute
particulière compte tenu de la nécessité de discriminer, dans la masse d'informations disponibles, celles qui contribuent
utilement à l'élaboration du droit.
La décision de publication est prise en fonction de l'intérêt normatif de la décision, cet intérêt étant notamment attaché :
- à la décision qui précise la portée d'une règle de droit ;
- à celle qui amorce ou consacre une jurisprudence nouvelle ;
- à celle qui infléchit ou modifie une solution ancienne ;
- à celle qui rappelle des principes acquis, afin qu'ils ne soient pas perdus de vue ou pour montrer l'attachement de la Cour à
des solutions controversées (sur ces critères de publications : Perdriau, Les publications de la Cour de cassation, Gaz. Pal., 14 janv. 2003, p. 2).
La décision de publication se traduit par la mention sur la première page de l'arrêt de la lettre P. L'arrêt est alors publié au
Bulletin civil ou criminel, avec un sommaire rédigé par un magistrat de la Chambre et un titrage élaboré par le service de
documentation et d'études qui permet d'insérer la décision dans la nomenclature des arrêts de la Cour. Pour en faciliter
l'exploitation, le service de documentation et d'études y ajoute, s'il y a lieu, des rapprochements avec des arrêts antérieurs.
Les arrêts publiés au Bulletin sont aussi mentionnés au BICC (lettre B) avec, en principe, les seuls titres et sommaires (sauf
pour les décisions de l'Assemblée plénière et de la Chambre mixte ou pour les demandes d'avis, publiées intégralement avec
les travaux préparatoires), pour être portés le plus rapidement possible à la connaissance de l'ensemble des magistrats et des
abonnés.
Les arrêts P+B peuvent également être assortis de la lettre R, ce qui signifie qu'ils sont destinés à être mentionnés dans la
partie du Rapport annuel retraçant les principaux arrêts de la période passée, selon les modalités déjà indiquées.
Enfin l'arrêt P+B+R est parfois diffusé sur le site internet de la Cour de cassation (lettre I), lorsque cette décision est attendue
du public ou des médias et est susceptible d'attirer leur attention. Il convient de souligner que les arrêts de l'Assemblée
plénière et des Chambres mixtes, de même que les avis de la Cour, y sont systématiquement publiés.
S'il existe ainsi une gradation des publications, il ne faudrait pas croire pour autant que les arrêts non publiés restent « secrets
». Assortis de la lettre D, ils font au contraire l'objet d'une large diffusion puisqu'ils sont mis à la disposition des abonnés du
fonds de concours de la Cour de cassation et alimentent le site internet Legifrance, celui-ci ouvrant au public l'accès à
l'ensemble des arrêts de la Cour rendus depuis 1990, outre les arrêts publiés aux bulletins depuis 1960.
Les modalités de rédaction des arrêts de la Cour de cassation font l'objet de critiques anciennes et réitérées (Touffait et Tunc,
Pour une motivation plus explicite des décisions de justice, notamment de celles de la Cour de cassation, RTD civ. 1974. 487
; Gjidara, La motivation des décisions de justice : impératifs anciens et exigences nouvelles, LPA, 26 mai 2004, p. 20),
critiques fondées en particulier sur la nécessité d'expliciter davantage les principes posés et les justifications des choix opérés
par la Cour.
En réalité, la concision des arrêts de la Cour de cassation est liée essentiellement à sa mission de contrôle juridique des
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décisions attaquées, excluant une nouvelle appréciation des faits du litige.
Si la remise en cause de cette technique n'apparaît pas à l'ordre du jour des projets de la Cour, sa volonté de mieux faire
connaître la jurisprudence ressort manifestement des moyens mis en oeuvre pour en assurer la compréhension.
Mais, comme l'a écrit Monsieur Lesueur de Givry (La diffusion de la jurisprudence, mission de service public, Rapport
annuel 2003 de la Cour de cassation, p. 280 ), il faut élaborer une « doctrine du bon emploi de l'abondance ».
A cet égard, la consécration de la diffusion de la jurisprudence comme mission de service public par le décret du 7 août 2002
a certes permis à tous les citoyens intéressés de consulter gratuitement la jurisprudence, notamment celle de la Cour de
cassation, mais sans fournir toutes les clés de lecture de ses arrêts, les seules indications extrinsèques communiquées au
public étant, en l'état, la mention d'une éventuelle publication au bulletin, les titres et sommaires de l'arrêt, lorsqu'il est publié,
et les textes cités.
La prévisibilité et l'accessibilité du droit étant l'une des exigences de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et
des libertés fondamentales, telle qu'interprétée par la Cour européenne de droits de l'homme, le mouvement de clarification
entrepris doit nécessairement poursuivre ses effets.
LA HIERARCHISATION DES ARRËTS DE LA COUR DE CASSATION (P. B. R. I.)
Les mentions « P.B.R.I » permettent de hiérarchiser les arrêts de la Cour de cassation. Elles définissent la nature de la
publication, qui est décidée par les magistrats de la chambre à l’issue du délibéré.
« P » désigne, selon le cas, les arrêts publiés au Bulletin des arrêts des chambres civiles ou au Bulletin des arrêts de la
chambre criminelle.
« B » désigne les arrêts publiés au Bulletin d’information de la Cour de cassation (BICC).
« R » désigne les arrêts analysés au rapport annuel de la Cour de cassation.
« I » désigne les arrêts diffusés sur le site internet de la Cour de cassation.
Ces différents supports de publications peuvent se combiner, un arrêt pouvant être qualifié, par exemple, « P+B »,
« P+B+R » ou encore « P+B+R+I », selon l’importance que la chambre lui accorde.
Les arrêts « D » font l’objet d’une diffusion sur Jurinet, la base des arrêts de la Cour de cassation, accessible sur le site
intranet de la Cour (non public). Ils sont également accessibles via le site Legifrance.gouv. fr sous la mention « inédits ».
Selon la complexité des pourvois, les formations des chambres diffèrent. Elles sont signalées par les lettres :
•
•
•
FP : formation plénière de chambre,
FS : formation de section (9 à 15 magistrats selon les chambres),
F ou FR : formation restreinte (le président, le doyen et le conseiller rapporteur).
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LE JUGE CONSTITUTIONNEL ET LES LIBERTES FONDAMENTALES : LA QPC
LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE
In « Justice et cassation, revue annuelle des avocats au Conseil d'État et à la Cour de cassation », 2010 – Avec l'aimable
autorisation de la revue
Par Marc GUILLAUME, Secrétaire général du Conseil constitutionnel[1]
La réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 a inséré dans la Constitution un nouvel article 61-1 et modifié son article 62
pour créer une procédure d'examen par voie d'exception de la constitutionnalité des lois.
L'article 61-1 dispose :
« Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et
libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur le renvoi du Conseil d'État ou de la Cour
de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. »
« Une loi organique détermine les conditions d'application du présent article. »
Le deuxième alinéa de l'article 62 prévoit désormais qu'« une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 611 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le
Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être
remis en cause. »
Cette réforme a un triple objectif :
•
•
•
donner un droit nouveau au justiciable en lui permettant de faire valoir les droits qu'il tire de la Constitution ;
purger l'ordre juridique des dispositions inconstitutionnelles ;
assurer la prééminence de la Constitution dans l'ordre interne.
La loi organique, prévue par le second alinéa de l'article 61-1, est la loi n° 2009-1523 du 10 décembre 2009. Dans sa décision
n° 2009-595 DC du 2 décembre 2009, le Conseil constitutionnel a examiné l'ensemble des dispositions de cette loi organique.
Il a déclaré celles-ci conformes à la Constitution. Il a formulé trois réserves, dont deux ayant la même portée :
•
que la question prioritaire de constitutionnalité ait été soulevée devant les juridictions relevant du Conseil d'État ou
de la Cour de cassation (cons. 18) ou devant ces deux juridictions elles-mêmes (cons. 21), le fait que, malgré
l'exercice de toutes les voies de recours par le requérant, une décision définitive puisse être rendue dans une
instance à l'occasion de laquelle le Conseil constitutionnel a été saisi d'une « question prioritaire de
constitutionnalité » (QPC) et sans attendre qu'il ait statué ne saurait priver le justiciable de la faculté d'introduire
une nouvelle instance pour qu'il puisse être tenu compte de la décision du Conseil constitutionnel ;
•
en l'absence de dispositions procédurales spécifiques à l'examen par le Conseil d'État et la Cour de cassation, les
dispositions des articles 23-3 à 23-7 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le
Conseil constitutionnel doivent s'entendre comme prescrivant le respect d'une procédure juste et équitable, le décret
devant, en tant que de besoin, apporter les compléments procéduraux nécessaires (cons. 28).
À la suite de l'article 61-1 de la Constitution et de la loi organique du 10 décembre 2009, toute personne pourra, à l'occasion
d'une instance, soulever la question tirée de la contrariété d'une disposition législative avec la Constitution. Cette question
pourra être soulevée devant toutes les juridictions, à toute étape de la procédure. Elle sera renvoyée au Conseil d'État et à la
Cour de cassation qui s'assureront que les critères de renvoi sont bien réunis. Ces cours suprêmes transmettront alors la
question au Conseil constitutionnel, seul juge de la constitutionnalité de la disposition législative, qui pourra, le cas échéant,
abroger celle-ci.
La loi organique du 10 décembre 2009 a principalement pour objet, en son article 1er, d'insérer un chapitre II bis « De la
question prioritaire de constitutionnalité » dans le titre II de l'ordonnance du 7 novembre 1958 modifiée portant loi
organique sur le Conseil constitutionnel. Cette ordonnance comprend trois titres : titre I « Organisation du Conseil
constitutionnel » ;
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titre II « Fonctionnement du Conseil constitutionnel » ; titre III « Dispositions diverses et transitoires ». C'est bien dans le
titre II que la question prioritaire de constitutionnalité avait sa place.
Le titre II comprend huit chapitres. Après un chapitre Ier « Dispositions communes », les chapitres II, III et IV portent
respectivement sur «Des déclarations de conformité à la Constitution », « De l'examen des textes de forme législative », « De
l'examen des fins de non-recevoir ». Les chapitres V à VIII portent sur les matières électorales et la mise en œuvre de l'article
16 de la Constitution. Dans ce cadre, un chapitre II bis est créé relatif à la QPC.
Dès le titre de ce chapitre II bis, apparaît l'expression « question prioritaire de constitutionnalité ». Cette expression traduit
deux idées conformes à l'objectif fixé par le constituant à l'article 61-1 de la Constitution.
D'une part, la question de constitutionnalité a bien un caractère « prioritaire ». Bien sûr, le juge saisi doit être le juge
compétent. En outre, la question étant formulée à l'occasion d'une demande, la recevabilité de celle-ci détermine celle de la
question. Mais, pour le reste, la question doit être regardée prioritairement avant toute autre. En effet, dans l'instance, elle a
un objet propre. Elle vise spécifiquement l'abrogation de la disposition législative contraire. Elle confère au justiciable le
droit, jusqu'alors inexistant, de demander l'abrogation de la loi. C'est en quelque sorte un recours préalable en abrogation.
Comme l'a très bien dit le professeur Bertrand Mathieu devant la commission des lois de l'Assemblée nationale : « La
question de constitutionnalité est à la disposition du justiciable mais rien ne l'oblige à la poser. Mais si elle l'est, le juge doit
répondre car on ne peut pas laisser sans réponse la demande d'abrogation formulée par le justiciable »[2]. Dès lors cette
question de constitutionnalité doit bien être « prioritaire », faute de quoi le droit ouvert par le constituant au justiciable de
voir, le cas échéant, la loi abrogée ne serait pas respectée.
D'autre part, en qualifiant cette question de « prioritaire », la loi organique montre bien qu'il ne s'agit pas d'une question «
préjudicielle ». En effet, la question doit être traitée avant toutes les autres alors que, face à une question préjudicielle, le juge
doit d'abord statuer sur les autres moyens ; il ne pose la question préjudicielle et ne surseoit à statuer que si aucun de ces
autres moyens ne lui permet de régler le litige. C'est bien l'inverse ici.
Ainsi intitulé, le chapitre II bis comprend très logiquement trois sections :
« Section I – Dispositions applicables devant les juridictions relevant du Conseil d'État ou de la Cour de cassation » (articles
23-1 à 23-3) ; « Section II – Dispositions applicables devant le Conseil d'État et la Cour de cassation » (articles 23-4 à 23–7)
; « Section III – Dispositions applicables devant le Conseil constitutionnel » (articles 23-8 à 23-12).
I ère Partie : Les dispositions applicables devant les juridictions relevant du Conseil d'État ou de la Cour de cassation
: articles 23-1 à 23-3.
1 – Article 23-1 .
L'article 23-1 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 modifiée est le premier de la section I relative aux « Dispositions
applicables devant les juridictions relevant du Conseil d'État ou de la Cour de cassation ». Il dispose :
« Devant les juridictions relevant du Conseil d'État ou de la Cour de cassation, le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte
atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est, à peine d'irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé. Un tel moyen
peut être soulevé pour la première fois en cause d'appel. Il ne peut être relevé d'office.
« Devant une juridiction relevant de la Cour de cassation, lorsque le ministère public n'est pas partie à l'instance, l'affaire lui est
communiquée dès que le moyen est soulevé afin qu'il puisse faire connaître son avis.
« Si le moyen est soulevé au cours de l'instruction pénale, la juridiction d'instruction du second degré en est saisie.
« Le moyen ne peut être soulevé devant la cour d'assises. En cas d'appel d'un arrêt rendu par la cour d'assises en premier ressort, il peut
être soulevé dans un écrit accompagnant la déclaration d'appel. Cet écrit est immédiatement transmis à la Cour de cassation. »
1.1 – En premier lieu, l'article 23-1 définit les juridictions concernées par l'article 61-1. Il le fait de manière extrêmement
large. Il inclut aussi bien les juridictions d'instruction que les juridictions de jugement, les juridictions spécialisées que les
juridictions de droit commun.
La seule restriction tient au fait que la juridiction devant laquelle est soulevée la QPC doit relever du Conseil d'État ou de la
Cour de cassation. L'article 23-1 ne semble ainsi écarter que le Tribunal des conflits et la Cour supérieure d'arbitrage. Ces
derniers ne « relèvent » ni du Conseil d'État, ni de la Cour de cassation. Pour le Tribunal des conflits, qui n'est pas saisi luimême, en tant que tel, des questions relatives aux droits et libertés, une QPC peut être soulevée avant ou après le Tribunal des
conflits devant la juridiction initialement saisie ou celle déclarée compétente. Pour la Cour supérieure d'arbitrage, instituée
par la loi du 11 février 1950 relative aux conventions collectives et aux procédures de règlement des conflits collectifs du
travail, son activité est fort réduite. En tout état de cause, l'institution du filtre du Conseil d'État et de la Cour de cassation
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trouve son fondement dans l'article 61-1 de la Constitution. Il n'était donc pas possible pour la loi organique de retenir un
autre critère que celui-ci.
L'article 23-1 de la loi organique prend un bon parti de rédaction. Il ne détaille pas les juridictions devant lesquelles une QPC
peut être soulevée. Il rappelle seulement, à la suite de l'article 61-1, que ces juridictions doivent, le cas échéant, renvoyer leur
question de constitutionnalité au Conseil d'État et à la Cour de cassation, seuls juges de cassation prévus par la Constitution et
« placés au sommet de chacun des deux ordres de juridictions reconnus » par celle-ci. C'est ce qu'a rappelé le Conseil
constitutionnel au considérant 3 de la décision n° 2009-595 DC.
En ce qui concerne le Conseil constitutionnel, il peut être relevé que celui-ci devra juger si une QPC peut être soulevée
devant lui lorsqu'il est juge électoral. Sa situation est alors différente de celle des juridictions visées à l'article 61-1 qui
renvoient la question au Conseil d'État ou à la Cour de cassation. Pour autant, il est possible que la question soit soulevée à
cette occasion. Il reviendra alors au Conseil constitutionnel de décider s'il transpose le contrôle de constitutionnalité par voie
d'exception à ce type d'instance. La Constitution ayant chargé ce seul conseil de la mission de contrôler la conformité des lois
à la Constitution, ce serait sans doute logique. Il est néanmoins trop tôt pour anticiper la position du Conseil sur cette
question.
1.2 – L'article 23-1 utilise les termes « disposition législative ». Le contrôle peut ainsi porter sur tous les actes de valeur
législative, notamment les ordonnances qui, ratifiées, ont alors cette valeur. Indépendamment de l'inclusion des lois du pays
de Nouvelle-Calédonie, deux précisions sont utiles, l'une sur les lois organiques et l'autre sur les lois référendaires.
- Les lois organiques.
D'une part, les ordonnances organiques prises en 1958-1959 en application de l'ancien article 92 de la Constitution pourront
donner lieu à des questions de constitutionnalité. Ces ordonnances organiques n'ont en effet pas été soumises au Conseil
constitutionnel qui n'a été mis en place que le 5 mars 1959. D'autre part, les lois organiques adoptées depuis lors ont été
obligatoirement soumises au Conseil constitutionnel, pour l'ensemble de leurs dispositions, en application de l'article 61 de la
Constitution. Ces lois organiques ne pourront donc faire l'objet de question de constitutionnalité. En vigueur, elles ont été
déclarées conformes à la Constitution par le Conseil. Toutefois, une exception à cette impossibilité sera constituée par le «
changement des circonstances » prévu par l'article 23-2, examiné ci-après. Seul un tel changement permettra, hormis le cas
des ordonnances organiques, de poser une question de constitutionnalité sur des dispositions organiques. C'est logique en
cette matière d'organisation des pouvoirs.
- Les lois référendaires.
Selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, le contrôle de constitutionnalité a priori tel qu'il est prévu par l'article 61
de la Constitution vise « uniquement les lois votées par le Parlement et non point celles qui, adoptées par le Peuple français
à la suite d'un référendum contrôlé par le Conseil constitutionnel au titre de l'article 60, constituent l'expression directe de la
souveraineté nationale »[3].
Selon M. Bruno Genevois, « il y aurait quelque paradoxe à ouvrir une possibilité de contrôle par la voie de l'exception (des
lois adoptées par la voie de référendum). Rien ne paraît justifier que le contrôle a posteriori puisse être plus étendu que le
contrôle a priori ». Cette logique conduirait à ce que les lois référendaires soient écartées du champ de la question prioritaire
de constitutionnalité.
- Les lois du pays de la Nouvelle-Calédonie.
Le terme « disposition législative » de l'article 61-1 de la Constitution inclut les « lois du pays » ce que vient confirmer
expressément l'article 23-8 de l'ordonnance organique relative au Conseil constitutionnel modifiée. Trois raisons militaient en
ce sens. En premier lieu, l'article 107 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie dispose
que les lois du pays ont « force de loi » (cf. ancien article 92 de la Constitution). En outre, le Conseil constitutionnel les
qualifie de « lois » dans sa décision n° 99-410 DC du 15 mars 1999 (cons. 20). Enfin, aucune raison ne justifie que ces lois
du pays bénéficient, au détriment des habitants de Nouvelle-Calédonie, d'une immunité constitutionnelle au contraire de
toutes les autres lois. Il est également possible d'interpréter l'article 77 de la Constitution comme donnant valeur législative
aux lois du pays de Nouvelle-Calédonie, qui peuvent relever du Conseil constitutionnel, alors que celles de la Polynésie
française qui peuvent être contestées devant le Conseil d'État ont le « caractère d'actes administratifs » (décision n° 2004490 DC du 12 février 2004, cons. 75).
1.3 – L'article 23-1 reprend les termes « droits et libertés » figurant à l'article 61-1 de la Constitution. Cette reprise appellera,
au fil de sa jurisprudence, des précisions de la part du Conseil constitutionnel.
* En premier lieu, l'article 61-1 exclut toute contestation de la régularité de la procédure d'adoption de la loi. De même est
exclue toute critique relative à l'empiétement de la loi sur la compétence réglementaire.
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* En deuxième lieu, la QPC n'exclut pas d'autres aspects du contrôle de constitutionnalité externe. Doit ainsi pouvoir être
soulevée une question relative à la compétence du législateur si est en cause un droit ou une liberté constitutionnellement
garanti. Il en irait ainsi au moins dans deux cas :
•
devrait pouvoir être soulevée la question du manquement à l'obligation faite à la loi de ne pas priver de garanties
légales des exigences constitutionnelles ;
•
il en irait de même dans le cas de l'incompétence négative du législateur.
Cette orientation générale, qui est, par exemple, celle de la Cour constitutionnelle italienne, ne doit pas laisser penser que le
Conseil procéderait, dans le contrôle a posteriori, à un contrôle des incompétences négatives identique à celui exercé dans le
cadre de l'article 61. Nombre d'incompétences négatives récemment censurées par le Conseil ne concernent pas les droits et
libertés (par exemple, décision n° 2008-574 DC du 29 décembre 2008 : censure de la garantie de l'État accordée à la SNPE
pour couvrir des frais de dépollution sans fixer le plafond dans la loi).
Mais d'autres incompétences négatives sont relatives aux « droits et libertés garantis par la Constitution » (décision n° 2009590 DC du 22 octobre 2009 : censure du renvoi à un décret de la fixation des règles de procédure pénale). Dans ces
hypothèses, l'article 61-1 serait invocable.
* En troisième lieu, se pose la question de savoir si les objectifs à valeur constitutionnelle (OVC) constituent des « droits et
libertés » au sens de l'article 61-1 de la Constitution.
On sait que les OVC n'énoncent pas un droit mais un but, un objectif, que le législateur doit prendre en compte lorsqu'il
légifère dans ce domaine. Ainsi constituent de tels OVC le maintien de l'ordre public (décision n° 82-141 DC du 27 juillet
1982), l'accessibilité et l'intelligibilité du droit (décision n° 99–421 DC du 16 décembre 1999), le pluralisme et
l'indépendance des médias (décision n° 2009-577 DC du 3 mars 2009). Ce sont des impératifs liés à la vie société qui doivent
guider l'action normative. Les OVC ne sont pas des droits subjectifs comme les principes de valeur constitutionnelle. Ils ne
sont pas d'application directe. Ils ne s'adressent pas aux individus mais au législateur pour lequel ils constituent des
obligations de moyens et non de résultat.
Il reviendra au Conseil constitutionnel de juger si un OVC est un « droit » ou une « liberté » au sens de l'article 61-1. Sans
anticiper sur la réponse à cette question, on peut avancer deux éléments. D'une part, il ne pourra s'agir que d'une réponse au
cas par cas, OVC par OVC. Il est probable, par exemple, que l'accessibilité et l'intelligibilité du droit ne constitue pas un «
droit » ou une « liberté » au sens de l'article 61-1. D'autre part, la QPC sera posée à l'occasion d'un litige mettant en jeu des
droits subjectifs. Dès lors, l'invocation des OVC sera moins naturelle que dans le contrôle objectif qu'est l'actuel contrôle a
priori de la norme.
1.4 – L'article 23-1 fixe une seule condition générale de recevabilité : la QPC doit être présentée dans un « mémoire distinct
et motivé ». Cette condition va permettre d'assurer le traitement rapide de la question et de s'assurer ainsi de son caractère
prioritaire. Cette règle d'un mémoire distinct figure aux articles R. 771-3, R. 771-9 et R. 771-15 du code de justice
administrative (CJA), à l'article 126-2 du code de procédure civile (CPC) et aux articles R. 49-21, R. 49-22, R. 49-24 et R.
49-29 du code de procédure pénale (CPP).
Le Conseil constitutionnel a implicitement mais nécessairement jugé que cette obligation d'un mémoire distinct et motivé
s'applique à tous les stades de la procédure. Le Conseil a en effet jugé que « le Conseil constitutionnel n'étant pas compétent
pour connaître de l'instance à l'occasion de laquelle la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, seuls l'écrit ou
le mémoire "distinct et motivé" ainsi que les mémoires et conclusions propres à cette question prioritaire de
constitutionnalité doivent lui être transmis » (cons. 27 de la décision n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009). Dès lors, il faut
bien qu'un mémoire sur la QPC puisse être distingué à chaque étape de la procédure. Il doit en aller ainsi y compris en appel
du refus de transmission ou lors d'un pourvoi en cassation. C'est la règle que reprend le décret n° 2010-148 du 10 février
2010 portant application de la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l'application de l'article 61-1 de la
Constitution, tant à l'article R. 771-12 du CJA, qu'à l'article 126-2 du CPC et à l'article R. 49-29 du CPP.
Le considérant 27 de la décision n° 2009-595 DC peut apparaître comme ayant seulement une portée procédurale. En réalité
il est fondamental. Le Conseil y rappelle, de manière limitée et strictement définie, que sa mission n'est pas de connaître de
l'instance à l'occasion de laquelle la QPC a été posée. Le Conseil est un juge spécialisé, le juge de la constitutionnalité de la
loi. Mais il n'est que cela. Il devra tenir compte de cette conception quand il fera application la dernière phrase du deuxième
alinéa de l'article 62 de la Constitution (« Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les
effets que la disposition produits sont susceptibles d'être remis en cause »). En tout état de cause, avec le considérant 27, le
Conseil constitutionnel a engagé l'avenir, pour lui-même et pour ses successeurs si ceux-ci avaient voulu une conception
différente. Le Conseil ne pourra en effet s'immiscer dans l'affaire au fond dès lors qu'il ne disposera que des écrits relatifs à la
QPC.
10
Si cette exigence d'un mémoire distinct et motivé n'est pas respectée, que se passera-t-il ? Le décret n° 2010-148 du 10 février
2010 porte application de la loi organique. Il précise certaines modalités d'application de cette loi organique en fixant des
règles de procédure complémentaire. Il en va notamment ainsi pour l'hypothèse d'absence d'un mémoire distinct et motivé de
procédure.
Devant la juridiction administrative, l'article R. 771-4 nouveau du CJA pose la règle selon laquelle il n'appartient pas à la
juridiction saisie de faire, le cas échéant, régulariser cette exigence d'un mémoire distinct et motivé. L'irrecevabilité découlant
de l'absence d'un tel mémoire peut être soulevée d'office par le juge sans en informer préalablement les parties. Ceci
n'interdira bien sûr pas aux parties de procéder spontanément à une régularisation. La même règle s'applique devant les
juridictions pénales. Il n'en va pas de même devant les juridictions civiles. L'article 126-2 nouveau du CPC dispose que « le
juge doit relever d'office l'irrecevabilité du moyen qui n'est pas présenté dans un écrit distinct et motivé ». Le juge doit alors
appliquer l'article 16 du CPC. Il ne peut sanctionner cette irrégularité qu'après avoir invité les parties à en débattre ce qui leur
permet, si elles le souhaitent, de régulariser.
Le législateur organique n'a inséré l'invocation d'une QPC dans aucun délai. La QPC peut donc être soulevée à tout moment
de l'instruction. Devant le Conseil d'État, la QPC pourra être invoquée jusqu'à la clôture de l'instruction. Devant la Cour de
cassation, la QPC devra de même également être invoquée dans les délais de production des mémoires.
1.5 – L'article 23-1 qualifie la question prioritaire de constitutionnalité de « moyen ». Compte tenu de sa nature, c'est un
moyen de droit. La QPC constitue un motif juridique invoqué par une partie au soutien d'une de ses prétentions. Elle ne peut
donc constituer la cause ou l'objet principal de l'instance : elle est soulevée au soutien d'une demande d'une partie et elle en
est l'accessoire jusqu'à ce que le Conseil constitutionnel en soit, le cas échéant, saisi (en vertu de l'article 23-9, ce n'est qu'à
compter de la saisine du Conseil constitutionnel que la QPC cesse d'être l'accessoire de l'instance à l'occasion de laquelle elle
a été soulevée, ce qui se justifie par l'effet erga omnes de la décision du Conseil constitutionnel). Ce moyen peut être invoqué
à tout moment au cours de l'instruction.
- Confirmant cette qualification de « moyen » et non de prétention, l'article 23-1 précise que la QPC peut être soulevée pour
la première fois en cause d'appel (alors qu'en matière civile, les articles 563 et 564 du CPC prohibent les prétentions
nouvelles en appel, mais permettent les moyens nouveaux).
- Confirmant que la QPC est un moyen de pur droit, l'article 23-1 précise qu'elle peut être soulevée pour la première fois en
cassation.
- En revanche, à la différence des autres moyens de pur droit, la QPC ne peut être soulevée par le juge. Cela fait suite aux
termes du premier alinéa de l'article 61-1 de la Constitution (« Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une
juridiction, il est soutenu··· »). Le Conseil constitutionnel a déduit de cette formulation qu'elle « fait interdiction à la
juridiction saisie de soulever d'office une question prioritaire de constitutionnalité » (cons. 9 de la décision n° 2009-595
DC).
Cette orientation de ne pas permettre au juge de relever d'office la QPC répond à l'objectif de donner au citoyen un droit
nouveau en lui laissant la liberté de l'exercer. En effet, tout requérant va, avec l'aide de ses conseils, développer une stratégie
judiciaire. D'une part, il peut décider de soulever cette question et il a alors le droit à ce qu'il lui soit répondu avant l'examen
de tout autre moyen. C'est en effet ainsi qu'il peut obtenir l'abrogation de la norme. Mais, d'autre part, le requérant peut
souhaiter ne pas soulever la question de constitutionnalité et, par exemple, se contenter d'un moyen de conventionnalité. Il en
ira ainsi lorsque le requérant pensera pouvoir gagner en s'appuyant sur une jurisprudence très établie de la Cour européenne
des droits de l'homme. À la suite de l'article 61-1 de la Constitution, la loi organique respecte ce choix et ne transforme pas la
question de constitutionnalité en question automatiquement examinée.
Si la loi organique est claire sur le fait que le juge ne pourra pas d'office soulever une QPC, une incertitude demeure quant à
la faculté du ministère public de le faire. Les débats parlementaires ont unanimement souligné que le ministère public sera
compétent pour soulever une QPC s'il est partie principale à l'instance. En revanche, le Gouvernement a semblé limiter cette
faculté à cette hypothèse, alors que M. Lamanda, premier président de la Cour de cassation, a souligné, lors de son audition
devant la commission des lois de l'Assemblée nationale, que « le ministère public, qui a toujours la faculté, s'il n'est déjà
partie principale, d'intervenir dans toute instance en qualité de partie jointe, aura la possibilité de soulever une question de
constitutionnalité ».
M. Warsmann, rapporteur à l'Assemblée nationale, a semblé suivre ce second point de vue dans son rapport (AN, n° 1898,
p.48) :
« Lorsque le ministère public est partie jointe, soit en raison de la matière de l'affaire, soit de sa propre initiative, soit à celle
du juge du siège, il est chargé d'intervenir " pour faire connaître son avis sur l'application de la loi " (article 424 du code de
procédure civile). Dans la mesure où l'inconstitutionnalité éventuelle d'une disposition législative est susceptible de poser la
question de l'application de cette disposition, il ne serait pas infondé que le ministère public puisse, en qualité de partie
jointe, invoquer un tel moyen. »
11
Le code de procédure civile prévoit qu'en dehors des cas où la loi prévoit l'intervention du ministère public, celui-ci « peut
agir pour la défense de l'ordre public à l'occasion des faits qui portent atteinte à celui-ci » (article 423). La jurisprudence
reconnaît depuis longtemps que l'atteinte à l'ordre public peut résulter d'un jugement (par exemple, récemment, un jugement
annulant un mariage à raison du mensonge de l'épouse sur la virginité : CA Douai, 17 novembre 2008). Il n'est donc pas
inenvisageable que l'inconstitutionnalité d'une disposition législative puisse être jugée comme portant atteinte à l'ordre public.
Il reviendra à la jurisprudence de préciser cette question du rôle du ministère public que la loi organique ne règle pas
expressément.
1.6 – L'article 23-1 pose par ailleurs une condition spéciale d'irrecevabilité : la QPC ne peut être soulevée devant la cour
d'assises. C'est là la reprise d'une disposition du projet initié par Robert Badinter en 1989. Il s'agit d'une restriction au droit
très vaste que reconnaît l'article 61-1 de la Constitution de soulever une question. Cependant, le Conseil constitutionnel a
jugé (cons. 10 de la décision n° 2009-595 DC) que cette restriction n'est pas contraire à cet article 61-1. Il en va ainsi du fait
de la latitude ouverte dans toute la phase de l'instruction en amont du procès criminel de soulever une question. Or, cette
phase en amont du procès criminel dure souvent plusieurs années. En outre, la loi organique prévoit, en cas d'appel d'une
décision de cour d'assises rendue en premier ressort, que la question pourra être soulevée au moment de la déclaration
d'appel. Un troisième élément doit être pris en compte, relatif à l'intérêt général qui s'attache à ce que les questions de droit et
de procédure soient réglées avant l'ouverture du procès criminel. Il en va de la bonne administration de la justice qui est un
objectif de valeur constitutionnelle (n° 2006-545 DC du 28 décembre 2006, cons. 24).
Il peut, par ailleurs, être indiqué que si, en matière pénale, la QPC pourra être soulevée au cours de l'instruction, la chambre
de l'instruction en sera saisie. Celle-ci est la seule à disposer du pouvoir d'annuler un acte ou une pièce de la procédure
d'instruction. Comme le souligne l'exposé des motifs de la loi organique du 10 décembre 2009 : « Il est ainsi logique de
confier à la juridiction compétente pour statuer sur la validité de la procédure la responsabilité d'apprécier si la question de
constitutionnalité soulevée affecte ou non la régularité de la procédure. La chambre de l'instruction pouvant être saisie à
tout moment par une partie ou un témoin assisté, cette disposition n'a nullement pour conséquence de restreindre le droit des
justiciables de soulever une question de constitutionnalité. »
2 – Article 23-2 .
L'article 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 modifiée dispose :
« La juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil
d'État ou à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies :
« 1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;
« 2° Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf
changement des circonstances ;
« 3° La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux.
« En tout état de cause, la juridiction doit, lorsqu'elle est saisie de moyens contestant la conformité d'une disposition législative d'une part
aux droits et libertés garantis par la Constitution et d'autre part aux engagements internationaux de la France, se prononcer en premier sur
la transmission de la question de constitutionnalité au Conseil d'État ou à la Cour de cassation.
« La décision de transmettre la question est adressée au Conseil d'État ou à la Cour de cassation.
« La décision de transmettre la question est adressée au Conseil d'État ou à la Cour de cassation dans les huit jours de son prononcé avec
les mémoires ou les conclusions des parties. Elle n'est susceptible d'aucun recours. Le refus de transmettre la question ne peut être contesté
qu'à l'occasion d'un recours contre la décision réglant tout ou partie du litige. »
2.1 – Cet article ne crée pas de délai au terme duquel le juge a quo devrait avoir statué sur la QPC. On sait que l'Assemblée
nationale avait initialement institué un délai de deux mois au terme duquel, si le juge a quo n'avait pas statué, le requérant
pouvait saisir de la question le Conseil d'État ou la Cour de cassation. Ce dispositif n'a finalement pas été retenu par le
législateur organique. Il a semblé trop lourd et trop uniforme à ce dernier.
Le Conseil constitutionnel n'a pas jugé inconstitutionnelle cette absence de délai. L'article 61-1 n'impose en effet un délai que
pour le Conseil d'État et la Cour de cassation. Pour le juge a quo, le constituant a donné une marge de manœuvre plus grande
au législateur organique. Celui-ci a pu choisir la formule
« sans délai » qui constitue une incitation à juger le plus vite possible sans enserrer pour autant le jugement dans un délai
déterminé. Comme le Conseil constitutionnel l'a jugé en 2003 à propos des délais impartis au premier président de la cour
d'appel pour se prononcer sur la demande d'effet suspensif de l'appel émanant du procureur de la République, « sans délai »
12
signifie « dans le plus bref délai » (décision n° 2003-483 DC du 20 novembre 2003, cons. 77). Le but recherché est que le
temps d'examen de la transmission et du renvoi de la QPC, puis le temps d'examen de la QPC elle-même, s'impute sur le
délai d'instruction de l'affaire et ne la rallonge pas.
Cette précision d'un jugement « sans délai » est reprise à l'article 126-4 nouveau du CPC et à l'article R. 49-25 du CPP. Par
ailleurs, pour assurer le respect de cette prescription dans le cadre d'une bonne administration de la justice, l'article R. 771-5
du CJA prévoit que, s'il apparaît de façon certaine, au vu du mémoire distinct, qu'il n'y a pas lieu de transmettre au Conseil
d'État la QPC, le mémoire distinct et motivé relatif à la QPC n'est pas notifié aux autres parties. La même règle figure à
l'article R. 49-25 du CPP.
Ce bref délai permettra également, dans les hypothèses de « contentieux de masse », qu'une juridiction, saisie d'une QPC et
informée que le Conseil d'État, la Cour de cassation ou le Conseil constitutionnel est déjà saisi d'une QPC mettant en cause,
par les mêmes motifs, la même disposition législative, attende, avant de statuer sur la transmission, la décision qui sera
rendue à l'occasion de la première QPC transmise. Dans ce cas, elle diffèrera sa décision jusqu'à ce qu'elle soit informée de la
décision du Conseil d'État, de la Cour de cassation ou, le cas échéant, du Conseil constitutionnel. Cette règle est fixée aux
articles R. 771-6 et R. 771-18 du CJA, 126-5 du CPC et R. 49-26 du CPP. Ceci impliquera par ailleurs que des fichiers,
accessibles sur internet aux requérants et à leurs avocats, soient mis en place pour indiquer les affaires pendantes tant devant
le Conseil d'État ou la Cour de cassation que devant le Conseil constitutionnel.
Cette exigence de procédure « sans délai » ne semble pas s'appliquer lors de la contestation du refus de transmission par le
juge a quo. En effet une telle exigence ne ressort ni de la loi organique, ni de la décision n° 2009-595 DC du 3 décembre
2009, ni du décret n° 2010-148 du 16 février 2010. Dès lors, le juge d'appel ne paraît pas lié par cette exigence. En appel, le
caractère prioritaire de la QPC serait ainsi relatif. Il s'agit alors seulement d'une priorité par rapport aux autres moyens
invoqués. Il ne s'agit pas d'une priorité procédurale imposant un traitement urgent. Il s'agira d'examiner ce moyen en premier
lors de l'audience de la requête.
2.2 – Les critères justifiant la transmission de la QPC au Conseil d'État ou à la Cour de cassation sont au nombre de trois. Ils
sont cumulatifs.
- Le premier critère impose que la disposition soit applicable au litige ou à la procédure ou constitue le fondement des
poursuites. Le projet de loi initial exigeait que la disposition contestée « commande l'issue du litige ou la validité de la
procédure ou constitue le fondement des poursuites ». Les termes « à l'occasion d'un litige » utilisé par l'article 61-1 ont
conduit l'Assemblée nationale à modifier cette formulation inutile. Hugues Portelli, rapporteur au Sénat, a relevé à son tour
que « les termes de l'article 61-1 (···) appellent en effet plus de souplesse »[4]. La formulation retenue présente par ailleurs
l'avantage d'éviter toute ambiguïté lorsqu'il s'est agi d'écarter l'assimilation à une question préjudicielle. Sans cette
formulation, une disposition législative aurait pu être considérée comme ne commandant plus l'issue du litige si elle avait été
écartée par le juge pour inconventionnalité. En tout état de cause, cette logique n'a pas été retenue.
– Le deuxième critère exige que la disposition n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le
dispositif d'une décision du Conseil, sauf changement des circonstances. Comme l'a souligné le Conseil dans sa décision n°
2009-595 DC (cons. 13), ce critère rappelle l'autorité des décisions du Conseil constitutionnel énoncée par l'article 62 de la
Constitution. Nécessaire, ce deuxième critère donnera lieu à une application qui impliquera quelques précisions de la part du
Conseil constitutionnel. Celui-ci a en effet connu quatre périodes différentes dans la présentation du « considérant balai » et
la rédaction du dispositif : 1960 à 1977 où le dispositif ne statue que sur les dispositions examinées ; 1977 à 1991 où le
Conseil se prononce dans le dispositif sur l'ensemble des dispositions de la loi déférée ; 1991 à 1993 où le « considérant balai
» est supprimé et le dispositif ne se prononce que sur les dispositions contestées ; depuis 1993 où le Conseil ne statue que sur
les dispositions qui lui sont expressément soumises ou qu'il a soulevées d'office. Le Conseil constitutionnel devra, rapprocher
les termes de la loi organique et ses techniques de jugement passées et notamment celles qui ont eu cours de 1977 à 1991.
Ce deuxième critère conduira également le Conseil à préciser la notion de « changement des circonstances ». Il a déjà recours
à celle-ci comme le montre la décision n° 2008-573 DC du 8 janvier 2009. Le Conseil est alors revenu sur la règle imposant
un nombre de deux députés minimum par département. Il a invoqué un changement de circonstances de droit (le maximum
de 577 députés fixé par le code électoral sur le fondement de l'article 24 de la Constitution) et un changement de
circonstances de fait (l'augmentation non homogène de la population sur le territoire).
Dans sa décision n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009, le Conseil a apporté trois précisions sur la notion de « changements
des circonstances » (cons. 13). En premier lieu, ce changement peut résider dans celui des normes de constitutionnalité
applicables, par exemple l'adossement à la Constitution de la Charte de l'environnement intervenu depuis une précédente
décision de conformité. En deuxième lieu, ce changement peut résider dans le changement des circonstances de fait qui
affecteraient la portée de la disposition législative critiquée. En troisième lieu, a contrario et sous peine de vider le critère de
toute portée, il ne faut bien sûr pas interpréter le changement de circonstances de fait comme renvoyant aux circonstances
individuelles et propres à l'instance.
13
– Le troisième critère est celui selon lequel « la question n'est pas dépourvue de caractère sérieux ». Il vise à écarter les
questions fantaisistes ou à but dilatoire. Son application sera au cœur du rôle du Conseil d'État et de la Cour de cassation. De
leur appréciation, plus ou moins restrictive, dépendra en grande partie l'évolution de la réforme.
Les décisions de transmission pourraient se contenter de viser ces trois critères pour indiquer qu'ils sont remplis. Il n'en ira
pas de même si la décision est de ne pas transmettre. Une motivation spécifique sera alors nécessaire pour indiquer quel (s)
critère (s) n'est pas rempli et pourquoi. Le critère posé par le 2° de l'article 23-2 (« déjà déclarée conforme à la Constitution
dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel ») devrait notamment, en cas de refus de transmission
sur ce fondement, appeler une référence à la décision du Conseil constitutionnel ayant statué sur la disposition législative en
cause.
2.3 – Le cinquième alinéa de l'article 23-2 dispose qu'« en tout état de cause », la juridiction doit examiner le moyen tiré de la
conformité à la Constitution avant le moyen tiré de la conformité d'une loi aux engagements internationaux de la France.
Pour éviter toute ambiguïté, cette disposition confirme le caractère « prioritaire » de la QPC.
Cette disposition est fondamentale. Si le juge pouvait refuser de transmettre la question de constitutionnalité au motif que la
loi contestée peut être écartée par un raisonnement de conventionnalité, la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 serait
triplement mise en échec :
•
Compte tenu de la proximité entre la protection constitutionnelle des droits fondamentaux et la protection qui
résulte des traités relatifs aux droits de l'homme (conventions du Conseil de l'Europe ou de l'ONU), la quasi-totalité
des questions de constitutionnalité pourrait être rejetée au motif que la loi contestée doit être écartée pour
inconventionnalité. La réforme serait vidée de tout contenu.
•
La création d'un contrôle de constitutionnalité a posteriori vise à replacer la Constitution au sommet de l'ordre
juridique français. Il est en effet apparu anormal que tous les juges puissent écarter une loi nationale pour un motif
d'inconventionnalité alors que le respect de la Constitution ne pouvait être invoqué devant eux. Si
l'inconventionnalité devait faire écran à l'inconstitutionnalité, cette anomalie subsisterait. Pire, la Constitution
deviendrait définitivement une norme seconde.
•
La réforme du 23 juillet 2008 a investi le Conseil constitutionnel, sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de
cassation, du pouvoir d'abroger les dispositions législatives non conformes aux droits et libertés que la Constitution
garantit. Cette centralisation du contrôle de constitutionnalité, avec effet abrogatif erga omnes, est un important
gage de sécurité juridique et de cohérence dans la protection des droits fondamentaux. Comme l'a voulu le
constituant, il doit primer sur le contrôle diffus et relatif de conventionnalité par les juges judiciaires et
administratifs.
Cet alinéa 5 de l'article 23-2 est le fruit tant de la hiérarchie des normes que du rôle propre au Conseil constitutionnel, au
Conseil d'État et à la Cour de cassation.
La réaffirmation de la hiérarchie des normes ne pose aucune difficulté dans l'ordre interne. Dans cet ordre interne, la
Constitution est au sommet de la hiérarchie des normes. Cette primauté est reconnue tant par le Conseil constitutionnel
(décision n° 2004-505 DC du 19 novembre 2004) que par le Conseil d'État (30 octobre 1998, Sarran) et par la Cour de
cassation (2 juin 2000, Mlle Fraisse). Cette primauté du droit constitutionnel s'exerce bien sûr à l'égard du droit
communautaire. C'est même pour cela que le Conseil constitutionnel a dégagé une jurisprudence sur l'« identité
constitutionnelle de la France ».
Le Conseil constitutionnel a souligné, dans sa décision du 3 décembre 2009, que cette priorité « a pour seul effet d'imposer,
en tout état de cause, l'ordre d'examen des moyens soulevés devant la juridiction saisie » et qu'elle n'a ni pour objet ni pour
effet de restreindre la compétence des juridictions administratives et judiciaires pour faire respecter la supériorité sur les lois
du droit international et du droit de l'Union européenne. Ainsi, elle n'est pas contraire à l'article 55, aux termes duquel « les
traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous
réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l'autre partie », ni à son article 88-1, aux termes duquel « la
République participe aux Communautés européennes et à l'Union européenne, constituées d'États qui ont choisi librement,
en vertu des traités qui les ont instituées, d'exercer en commun certaines de leurs compétences ». Il convient d'observer que
le traité de Lisbonne étant entré en vigueur le 1er décembre 2009, le Conseil constitutionnel a cité l'article 88-1 de la
Constitution dans sa nouvelle rédaction.
Le caractère « prioritaire » de la QPC est ainsi une question d'ordre d'examen procédural. Il n'empêche en rien qu'une
question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) soit posée en même temps ou dans un second
temps. C'est même un devoir pour les juridictions statuant en dernier ressort lorsqu'elles rencontrent des difficultés
d'interprétation dans le droit communautaire.
14
Ce rapport avec le droit communautaire est parfois mal compris. D'une part, la primauté du droit communautaire n'est pas
une question de constitutionnalité, ce qui impliquerait sinon que le Conseil constitutionnel assure le respect par la loi du droit
communautaire. Or, on sait que tel n'est bien sûr pas le cas. Le Conseil a seulement déduit de l'article 88-1 de la Constitution
que la « transposition en droit interne d'une directive communautaire résulte d'une exigence constitutionnelle » (décisions
nos 2004-496 DC du 10 juin 2004, 2006- 540 DC du 27 juillet 2006 et 2006-543 DC du 30 novembre 2006). D'autre part,
cette exigence constitutionnelle de transposition des directives ne semble pas entrer dans le champ de l'article 61-1 de la
Constitution. Celui-ci implique que la disposition législative contestée « porte atteinte aux droits et libertés que la
Constitution garantit ». On ne voit pas en quoi tel serait le cas d'une disposition qui méconnaîtrait une exigence
constitutionnelle de transposition d'une directive, y compris si celle-ci porte sur des droits et libertés.
Au total, la loi organique tire bien les conséquences de la hiérarchie des normes et de la place, dans l'ordre interne, de la
Constitution au sommet de cette hiérarchie. Dans ce cadre, sont soulignées la spécialisation des juges et la différence entre
contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité, y compris communautaire.
D'une part, le Conseil constitutionnel est renforcé par l'article 61-1dans sa fonction de juge constitutionnel mais il n'est pas
juge de la conventionnalité (n° 74-54 DC du 15 janvier 1975). Il est l'unique juge constitutionnel de la loi mais il n'est que
cela.
D'autre part, le Conseil d'État et la Cour de cassation sont et demeurent les plus hautes juridictions chargées de juger de la
conventionnalité de la loi. Mais le constituant a refusé qu'ils puissent écarter une loi comme contraire à la Constitution. Dans
ce cadre simple, il est par exemple impossible que le Conseil d'État ou la Cour de cassation opère des déclarations de
constitutionnalité sous réserve : une loi serait conforme à la Constitution (et donc une question non renvoyée au Conseil) si la
loi était interprétée dans un tel sens qui la rendrait conforme à la Constitution. Une telle orientation ferait d'eux des juges de
constitutionnalité. La cacophonie jurisprudentielle s'installerait.
2.4 – L'article 23-2 comporte par ailleurs diverses précisions relatives à la décision juridictionnelle prise par le juge a quo de
transmettre ou de ne pas transmettre. Le premier alinéa précise que cette décision juridictionnelle doit être motivée. Cette
précision pouvait sembler inutile et ce d'autant plus qu'une motivation par référence aux trois critères pourra souvent être
retenue.
Par ailleurs, le sixième alinéa de l'article 23-2 vise à éviter les procédures dilatoires. Il dispose, d'une part, que la décision de
transmission n'est susceptible d'aucun recours et, d'autre part, que le refus de transmettre la question ne peut faire l'objet d'un
contentieux distinct de celui de la décision au fond. Les règles sont rappelées dans le décret n° 2010-148 du 16 février 2010
(articles R. 771-9 du CJA, 126-7 du CPC et R. 49-28 du CPP).
La décision juridictionnelle de transmettre ou de ne pas transmettre une QPC n'est ainsi pas une « mesure d'administration de
la justice ». Il s'agit bien ici de trancher une contestation qui affecte les droits des parties. Une fois tranchée, la QPC ne
pourra être examinée à nouveau par le juge lorsqu'il statuera sur les autres moyens de la requête. Il en sera alors dessaisi et
l'autorité de la chose jugée de la première décision conduira seule le juge d'appel à pouvoir en connaître de nouveau. Il est
dans la logique de la loi organique que la décision de ne pas transmettre (qu'elle ait été prise par un juge ad hoc ou par une
formation de jugement) s'impose ultérieurement au juge (au fond) du litige. Celui-ci est ainsi dessaisi du moyen
d'inconstitutionnalité. Sinon la question « prioritaire » de constitutionnalité ne le serait pas. Il en va bien sûr de même si la
décision de refus de transmission émane, en cas de transmission, du Conseil d'État ou de la Cour de cassation. Le jugement
ou l'arrêt réglant le litige devrait se contenter de viser la décision de refus de transmission par le juge a quo. Une exception à
ce principe est nécessaire lorsque le refus de transmission aura été exclusivement motivé par la circonstance que la
disposition litigieuse n'a pas été regardée, au stade de l'examen d'une QPC, comme « applicable au litige ». Dans ce cas, la
formation du jugement au fond doit pouvoir déclarer le refus de transmission non avenu si elle estime, en définitive, devoir
fonder sa décision sur la disposition qui aurait fait l'objet de la QPC qui n'a pas été transmise. Ces règles sont posées aux
articles R. 771-10 du CJA, 126-6 du CPC et R. 49-27 du CPP.
3 – Article 23-3 .
L'article 23-3 de l'ordonnance de 1958 modifiée dispose : « Lorsque la question est transmise, la juridiction sursoit à statuer jusqu'à
réception de la décision du Conseil d'État ou de la Cour de cassation ou, s'il a été saisi, du Conseil constitutionnel. Le cours de l'instruction
n'est pas suspendu et la juridiction peut prendre les mesures provisoires ou conservatoires nécessaires.
« Toutefois, il n'est sursis à statuer ni lorsqu'une personne est privée de liberté à raison de l'instance, ni lorsque l'instance a pour objet de
mettre fin à une mesure privative de liberté.
« La juridiction peut également statuer sans attendre la décision relative à la question prioritaire de constitutionnalité si la loi ou le
règlement prévoit qu'elle statue dans un délai déterminé ou en urgence. Si la juridiction de première instance statue sans attendre et s'il est
formé appel de sa décision, la juridiction d'appel sursoit à statuer. Elle peut toutefois ne pas surseoir si elle est elle-même tenue de se
prononcer dans un délai déterminé ou en urgence.
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« En outre, lorsque le sursis à statuer risquerait d'entraîner des conséquences irrémédiables ou manifestement excessives pour les droits
d'une partie, la juridiction qui décide de transmettre la question peut statuer sur les points qui doivent être immédiatement tranchés.
« Si un pourvoi en cassation a été introduit alors que les juges du fond se sont prononcés sans attendre la décision du Conseil d'État ou de la
Cour de cassation ou, s'il a été saisi, celle du Conseil constitutionnel, il est sursis à toute décision sur le pourvoi tant qu'il n'a pas été statué
sur la question prioritaire de constitutionnalité. Il en va autrement quand l'intéressé est privé de liberté à raison de l'instance et que la loi
prévoit que la Cour de cassation statue dans un délai déterminé . »
L'article 23-3 fixe le principe général selon lequel la transmission de la QPC conduit la juridiction à surseoir à statuer. Elle
doit attendre la décision du Conseil d'État ou de la Cour de cassation ou, s'il a été saisi, celle du Conseil constitutionnel.
Ce principe connaît un complément général : le cours de l'instruction n'est pas suspendu et la juridiction peut prendre les
mesures provisoires ou conservatoires nécessaires.
Ce principe connaît des exceptions de deux natures :
* D'une part, la juridiction peut surseoir à statuer si la loi ou le règlement prévoit qu'elle statue dans un délai déterminé ou en
urgence.
Certaines dispositions législatives peuvent en effet imposer au juge de première instance, d'appel ou de cassation de statuer
dans un délai déterminé. Dans de tels cas, il peut sembler légitime que le juge puisse renoncer à surseoir à statuer. Il est
possible de citer :
•
pour le juge judiciaire, l'obligation de statuer dans un délai de deux mois suivant la première comparution lorsque
le prévenu est en détention provisoire (à défaut, le prévenu est mis en liberté d'office) (article 397-3 du CPP) ;
•
- pour le juge administratif, l'obligation de statuer dans un délai de deux mois sur les recours tendant à ce que soit
ordonné le logement ou le relogement d'un demandeur de logement social reconnu prioritaire (article L. 441-2-3-1
du code de la construction et de l'habitation), dans un délai de trois mois sur les recours contre les décisions
relatives au séjour assorties d'une obligation de quitter le territoire français, délai réduit à soixante-douze heures en
cas de placement en rétention de l'étranger (article L. 512-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit
d'asile), dans un délai de trois jours lorsque l'enregistrement d'une candidature à une élection est refusé (articles L.
159, L. 210-1, L. 265, L. 303, L. 351, L. 401, L. 410 et L. 420 du code électoral) et dans un délai de quarante-huit
heures lorsque le juge administratif se prononce comme juge des référés et qu'est en jeu la sauvegarde d'une liberté
fondamentale (article L. 521-2 du CJA) ;
•
pour le juge de cassation, l'obligation de statuer dans un délai de trois mois lorsqu'un pourvoi est formé contre un
arrêt de renvoi en cour d'assises (1° de l'article 604 du CPP) ou lorsqu'un pourvoi est formé contre un arrêt de la
chambre de l'instruction rendu en matière de détention provisoire (article 567-2 du CPP) et dans un délai de deux
mois lorsqu'il est fait droit la requête du demandeur en cassation tendant à faire déclarer son pourvoi
immédiatement recevable (3° de l'article 604 du CPP).
Dans tous ces cas, les délais de jugement imposés au juge devraient le conduire à renoncer à surseoir à statuer. Cependant, la
loi organique lui laisse la possibilité de surseoir et de ne pas respecter ce délai. Il en ira notamment ainsi s'il lui apparaît que
la loi contestée présente de forts risques d'inconstitutionnalité. Il préférera alors attendre la réponse à sa question pour statuer.
La loi organique prévoit un second cas dans lequel le sursis à statuer est une simple faculté : celui dans lequel le sursis
risquerait d'entraîner des conséquences irrémédiables ou manifestement excessives pour les droits des parties. Dans cette
hypothèse, la juridiction qui décide de transmettre la question peut statuer sur les points qui doivent être immédiatement
tranchés.
Dans toutes ces hypothèses de sursis facultatif lorsqu'il est formé appel de la décision, la juridiction d'appel surseoit à statuer.
Elle peut toutefois ne pas surseoir à statuer si elle est elle-même tenue de se prononcer dans un délai déterminé ou en
urgence. En tout état de cause, en cas de pourvoi en cassation, le Conseil d'État ou la Cour de cassation doivent surseoir à
statuer sur le pourvoi tant qu'il n'a pas été statué sur la QPC. Dès lors que le justiciable utilise les voies de recours qui lui sont
offertes, il peut ainsi faire obstacle à l'intervention d'une décision définitive. La QPC garde toujours son utilité.
* D'autre part, la juridiction ne peut surseoir à statuer lorsqu'une personne est privée de liberté à raison de l'instance ou
lorsque l'instance a pour objet de mettre fin à une mesure privative de liberté. Cette exception automatique n'était pas prévue
dans le projet de loi organique de 1990. Comme le souligne M. Jean- Luc Warsmann[5], « cette dérogation est justifiée par
la volonté de ne pas retarder la décision susceptible de mettre fin à cette privation de liberté ».
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L'article 23-3 prévoit néanmoins que, lorsque le juge qui a transmis la QPC à la Cour de cassation ou au Conseil d'État n'a
pas sursis à statuer, il appartient à la juridiction d'appel ou, dans d'autre cas, à la juridiction saisie en cassation de le faire.
Comme l'a relevé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 3 décembre 2009, ces règles, qui concourent au bon
fonctionnement de la justice, préservent l'effet utile de la QPC pour le justiciable qui l'a posée. Il lui est en effet possible, en
formant un recours, de bénéficier devant la juridiction d'appel ou de cassation, des conséquences, s'il y a lieu, de la décision
du Conseil constitutionnel.
Cette règle connaît toutefois une exception devant la Cour de cassation : lorsque l'intéressé est privé de liberté à raison de
l'instance et que la loi prévoit que la Cour de cassation doit statuer dans un délai déterminé, elle doit le faire sans attendre la
décision du Conseil constitutionnel, s'il a été saisi.
Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 3 décembre 2009, a relevé que cette exception pose une difficulté puisque, au
moins en théorie, elle peut conduire à ce que l'instance soit définitivement tranchée sans attendre la décision relative à la
décision de constitutionnalité.
Dès lors, dans l'hypothèse où sa décision conduirait à une censure de la disposition législative contestée, le Conseil
constitutionnel a émis une réserve pour préserver le droit du justiciable de ressaisir la juridiction.
II ème Partie – Les dispositions applicables devant le Conseil d'État et la Cour de cassation (article 23-4 à 23-7).
Les dispositions applicables devant le Conseil d'État ou la Cour de cassation sont réunies dans les articles 23-4 à 23-7 insérés
dans l'ordonnance organique du 7 novembre 1958 précitée.
1 – Article 23-4.
L'article 23-4 dispose : « Dans un délai de trois mois à compter de la réception de la transmission prévue à l'article 23-2 ou au dernier
alinéa de l'article 23-1, le Conseil d'État ou la Cour de cassation se prononce sur le renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité au
Conseil constitutionnel. Il est procédé à ce renvoi dès lors que les conditions prévues aux 1° et 2° de l'article 23-2 sont remplies et que la
question est nouvelle ou présente un caractère sérieux. »
L'article 23-4 est le premier article de la section 2 relative aux « Dispositions applicables au Conseil d'État et à la Cour de
cassation ». Il traite du rôle des cours suprêmes en cas de transmission de la question par le juge a quo (ou en cas de question
formulée lors de la déclaration d'appel d'un arrêt de cour d'assises). Cet article prévoit que les cours suprêmes ont trois mois
pour se prononcer sur la QPC. Les prescriptions de l'article 61-1 de la Constitution sont ainsi respectées (« ··· du Conseil ou
de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé »).
L'article 23-4 précise également les critères de renvoi par les cours suprêmes vers le Conseil constitutionnel. Deux des trois
conditions sont les mêmes que pour la transmission par le juge a quo aux cours suprêmes : disposition contestée applicable
au litige, disposition non déjà déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel.
Le Conseil d'État et la Cour de cassation devront ainsi appliquer la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Il ne pourra
s'agir seulement de l'autorité de la chose jugée mais également de la chose interprétée. Au demeurant, le Conseil d'État
reconnaît déjà, depuis décembre 2006, l'autorité de la chose interprétée aux décisions de la Cour de justice des Communautés
européennes (Ass., 11 décembre 2006, Sté de Groot). La même orientation serait, à l'avenir, logique, pour les décisions du
Conseil constitutionnel. Dans le futur, si le Conseil d'État et la Cour de cassation ont un doute, si cela n'a pas déjà été jugé, ils
devront renvoyer la question au Conseil constitutionnel.
La troisième condition est différente de celle formulée à l'article 23-1 pour le juge a quo. Ici, la question est renvoyée si elle «
est nouvelle ou présente un caractère sérieux. »
Le premier critère, « présente un caractère sérieux », est très proche de celui du juge a quo (« pas dépourvue de caractère
sérieux »). La condition est ici légèrement plus exigeante. Elle permettra aux cours suprêmes de jouer leur rôle de filtre. Leur
appréciation de cette condition sera à l'évidence l'un des éléments déterminants de la réussite ou non de la réforme. Comme il
a déjà été souligné, il importera notamment, dans l'application de cette condition, que le Conseil d'État ou la Cour de
cassation n'opère pas des déclarations de constitutionnalité « sous réserve ».
Le deuxième critère est celui du caractère « nouveau » de la question. Dans sa décision n° 2009-565 DC du 10 décembre
2009 (cons. 21), le Conseil a estimé que ce critère ne s'apprécie pas au regard de la disposition législative contestée. Sinon,
toute question qui n'a pas déjà été examinée par le Conseil serait toujours nouvelle. Ce critère de la « question nouvelle » doit
s'apprécier au regard de la disposition constitutionnelle à laquelle la disposition législative est confrontée. Cette hypothèse
vise sûrement le cas d'une disposition constitutionnelle qui n'a encore jamais été appliquée, notamment parce qu'elle serait
récente comme la Charte de l'environnement.
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Le critère de la « question nouvelle », alternatif au caractère sérieux, a pour but d'éviter que les juges judiciaires ou
administratifs tranchent eux-mêmes des questions non résolues par le Conseil constitutionnel sous prétexte que la difficulté
n'est pas assez sérieuse pour qu'ils ne puissent la résoudre eux-mêmes en écartant la question. Le Conseil constitutionnel est
ainsi renforcé dans son rôle d'interprète de la Constitution. Son action, dans le cadre de l'article 61-1, ne sera pas seulement
de censurer des dispositions législatives mais aussi d'assurer l'interprétation uniforme de la Constitution, même dans les cas
dans lesquels la disposition législative contestée n'apparaît pas contraire à la Constitution.
Par ailleurs, le Conseil a estimé que ce critère de la nouveauté habilitait le Conseil d'État et la Cour de cassation à apprécier,
en fonction de ce critère alternatif, l'intérêt de saisir le Conseil constitutionnel. Pourrait ainsi être qualifiée de nouvelle une
disposition législative qui fait l'objet à un recours massif à la QPC et qu'il est opportun de faire trancher définitivement par le
Conseil constitutionnel.
Le décret n° 2010-148 du 16 février 2010 apporte des précisions importantes quant à l'instruction de la QPC devant le
Conseil d'État et la Cour de cassation lorsque ceux-ci exercent leur rôle de filtre. C'est en effet à l'occasion de la notification
du jugement de transmission de la QPC par le juge a quo que les parties vont se voir donner un délai de production devant les
cours suprêmes.
Devant les juridictions administratives, l'article R. 771-9 du CJA dispose, en son deuxième alinéa, que « la notification d'une
décision de transmission mentionne que des observations peuvent être produites devant le Conseil d'État dans un délai d'un
mois ».
Devant les juridictions civiles, l'article 126-7 du CPC prévoit « qu'en cas de décision de transmission, l'avis aux parties
précise que (···) les parties qui entendent présenter des observations devant le Cour de cassation doivent se conformer aux
dispositions de l'article 126-9··· L'avis est adressé par lettre recommandée avec demande d'avis de réception aux parties qui
n'ont pas comparu ». L'article 126-9 prévoit quant à lui le délai d'un mois pour la production des observations. Le même
dispositif est applicable devant les juridictions pénales en application des articles R. 49-28 et R. 49-30 du CPP.
2 – Article 23-5.
L'article 23-5 dispose : « Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution
peut être soulevé, y compris pour la première fois en cassation, à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'État ou la Cour de cassation.
Le moyen est présenté, à peine d'irrecevabilité, dans un mémoire distinct et motivé. Il ne peut être relevé d'office.
« En tout état de cause, le Conseil d'État ou la Cour de cassation doit, lorsqu'il est saisi de moyens contestant la conformité d'une disposition
législative d'une part aux droits et libertés garantis par la Constitution et d'autre part aux engagements internationaux de la France, se
prononcer en premier sur le renvoi de la question de constitutionnalité au Conseil constitutionnel.
« Le Conseil d'État ou la Cour de cassation dispose d'un délai de trois mois à compter de la présentation du moyen pour rendre sa décision.
Le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité dès lors que les conditions prévues aux 1° et 2° de l'article
23-2 sont remplies et que la question est nouvelle ou présente un caractère sérieux.
« Lorsque le Conseil constitutionnel a été saisi, le Conseil d'État ou la Cour de cassation surseoit à statuer jusqu'à ce qu'il se soit prononcé.
Il en va autrement quand l'intéressé est privé de liberté à raison de l'instance et que la loi prévoit que la Cour de cassation statue dans un
délai déterminé. Si le Conseil d'État ou la Cour de cassation est tenu de se prononcer en urgence, il peut n'être pas sursis à statuer. »
Cet article 23-5 est relatif aux QPC soulevées directement devant le Conseil d'État ou la Cour de cassation. Ceci vise la
situation de la Cour de cassation, uniquement comme juge de cassation. Le Conseil d'État peut, quant à lui, être ici concerné
comme juge de première instance, d'appel ou de cassation. Lorsqu'une QPC est posée à l'appui d'un pourvoi en cassation
devant le Conseil d'État, l'article R. 771-17 du CJA dispose que le Conseil d'État se prononce sur le renvoi de cette question
au Conseil constitutionnel sans être tenu de statuer au préalable sur l'admission du pourvoi.
Le premier alinéa de l'article 23-5 rappelle, comme à l'article 23-1, que la QPC est un moyen de pur droit. Dès lors, il peut
être soulevé pour la première fois en cassation.
L'article 23-5 applique devant le Conseil d'État et la Cour de cassation plusieurs règles applicables devant le juge a quo :
exigence d'un mémoire distinct et motivé, question traitée prioritairement notamment à l'égard de tout moyen de
conventionnalité, délai de trois mois pour se prononcer, critères de renvoi au Conseil constitutionnel, règle générale du sursis
à statuer en cas de renvoi. Le décret n° 2010-148 du 16 février 2010 précise en conséquence ces différents points.
L'article 23-5 pose à nouveau la difficulté relevée à l'article 23-3 pour les exceptions à la règle du sursis à statuer. Elles sont
ici au nombre de deux : d'une part, automatiquement, « quand l'intéressé est privé de liberté à raison de l'instance et que la
loi prévoit que la Cour de cassation statue dans un délai déterminé » et, d'autre part, facultativement, « si le Conseil d'État
ou la Cour de cassation est tenu de se prononcer en urgence ».
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Pour répondre à cette difficulté, tenant au fait qu'une décision définitive pourrait être rendue alors que le Conseil
constitutionnel n'a pas encore statué sur la QPC dont il a été saisi, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 3 décembre
2009, a donc repris et appliqué aux deux dernières phrases du dernier alinéa de l'article 23-5 la réserve faite sur l'article 23-3.
Les règles de représentation par avocats devant le Conseil d'État et la Cour de cassation sont précisées par le décret n° 2010148 du 16 février 2010.
Devant le Conseil d'État, ce sont les règles applicables aux demandes d'avis qui ont été reprises. Ainsi l'article R. 771-20 du
CJA dispose en son deuxième alinéa : « Si la requête dont est saisie la juridiction qui a décidé le renvoi est dispensée du ministère
d'avocat devant cette juridiction, la même dispense s'applique à la production des observations devant le Conseil d'État ; dans le cas
contraire, et sauf lorsqu'elles émanent d'un ministre ou du Premier ministre, les observations doivent être présentées par un avocat au
Conseil d'État et à la Cour de cassation. »
Devant la Cour de cassation, ce sont les règles de droit commun applicables qui ont été reprises. Ainsi l'article 126-9 du CPC
dispose que les observations des parties « sont signées par un avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, dans les
matières où la représentation est obligatoire devant la Cour de cassation ». Au pénal, l'article R. 49-30 du CPP dispose que
les observations des parties « sont signées par un avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, conformément aux
règles prévues par l'article 585, sauf lorsqu'elles émanent de la personne condamnée, de la partie civile en matière
d'infraction à la loi sur la presse ou du demandeur en cassation lorsque la chambre criminelle est saisie d'un pourvoi en
application des articles 574-1 et 574-2 ».
3 – Article 23-7.
L'article 23-7 dispose : « La décision motivée du Conseil d'État ou de la Cour de cassation de saisir le Conseil constitutionnel lui est
transmise avec les mémoires ou les conclusions des parties. Le Conseil constitutionnel reçoit une copie de la décision motivée par laquelle le
Conseil d'État ou la Cour de cassation décide de ne pas le saisir d'une question prioritaire de constitutionnalité. Si le Conseil d'État ou la
Cour de cassation ne s'est pas prononcé dans les délais prévus aux articles 23-4 et 23-5, la question est transmise au Conseil constitutionnel.
« La décision du Conseil d'État ou de la Cour de cassation est communiquée à la juridiction qui a transmis la question prioritaire de
constitutionnalité et notifiée aux parties dans les huit jours de son prononcé. »
Le Conseil a validé cette disposition en précisant qu'il s'agit des mémoires et conclusions des parties propres à la QPC et non
relatives à la totalité de la procédure à l'occasion de laquelle elle a été posée. En effet, le Conseil constitutionnel n'est pas juge
de l'instance qui a donné lieu à la QPC mais seulement de cette dernière. En outre, l'exigence, à tous les stades de la
procédure, du mémoire distinct et motivé conduira à ce que les échanges de conclusions entre les parties au sujet de la
transmission, puis du renvoi de la QPC au Conseil constitutionnel soient également distincts.
Cet article 23-7 apporte des précisions utiles au « dialogue des juges ». Ainsi en cas de transmission de la QPC, la décision
de la cour suprême sera transmise au Conseil constitutionnel « avec les mémoires ou les conclusions des parties ». Par
ailleurs, en cas de non-transmission de la QPC, ces cours suprêmes adresseront copie de leur décision au Conseil
constitutionnel.
Cet article 23-7 comporte surtout une précision le rendant conforme à l'article 61-1 de la Constitution. On sait que celui-ci
prévoit que le Conseil d'État ou la Cour de cassation se prononce « dans un délai déterminé ». Cette précision avait, lors de la
révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, été ajouté par amendement de M. Warsmann. Cette précision implique une
sanction de non-respect du délai de trois mois. C'est ce que fait l'article 23-7 en prévoyant la transmission automatique de la
QPC au Conseil constitutionnel aux termes du délai de trois mois si le Conseil d'État ou la Cour de cassation ne s'est pas
prononcé. Cette transmission s'opérera de greffe à greffe.
En définitive, sur l'ensemble des dispositions applicables devant le Conseil d'État et la Cour de cassation, le Conseil
constitutionnel a formé une réserve générale relative à l'absence, dans la loi organique, de dispositions particulières
organisant la procédure applicable. Le Conseil a estimé que cette absence ne méconnaissait pas la compétence du législateur
dans la mesure où les articles 23-4 à 23-7 doivent s'interpréter comme prescrivant le respect d'une procédure juste et
équitable devant ces juridictions pour l'examen du renvoi de la QPC devant le Conseil constitutionnel.
III ème Partie – Les dispositions applicables devant le Conseil constitutionnel (articles 23-8 à 23-12).
Les règles procédurales applicables au Conseil constitutionnel découlent du caractère juridictionnel des décisions que rend
celui-ci. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a eu l'occasion de préciser son contrôle sur les cours
constitutionnelles des divers États européens.
La Cour de Strasbourg a jugé que le Conseil constitutionnel échappe à son contrôle lorsqu'il statue comme juge électoral (21
octobre 1997, Jean-Pierre Pierre-Bloch). Elle a fondé son raisonnement sur le caractère politique du contentieux électoral
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pour ne pas appliquer l'article 6 § 1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés
fondamentales qui concerne les litiges de caractère « civil ».
La question de l'application de l'article 6 § 1 ne se pose pas pour le contrôle de constitutionnalité préventif et abstrait que
pratique le Conseil constitutionnel avant la promulgation d'une loi. Il n'y a en effet ni « litige civil », ni « parties ». Le
Conseil n'est donc, à ce jour, pas concerné par la jurisprudence développée par la CEDH sur les cours constitutionnelles.
La CEDH a en revanche jugé que l'article 6 § 1 s'appliquait dans les systèmes de contrôle constitutionnel a posteriori et
concret. Il en va ainsi tant en cas de saisine directe d'un particulier devant une cour constitutionnelle (16 septembre 1996,
Süssmann c/ Allemagne), qu'en cas de question préjudicielle posée à la cour constitutionnelle par une juridiction ordinaire (23
juin 1993,Ruiz-Mateos c/ Espagne ; 3 mars 2000, Kremer c/ République tchèque). L'Espagne et la République tchèque ont,
dans ces espèces, été condamnées au motif que la procédure devant leur cour constitutionnelle n'assurait pas aux parties un
procès équitable, faute d'un échange contradictoire sur la question posée.
1 – Article 23-8.
L'article 23-8 est le premier de la section 3 relative aux « Dispositions applicables devant le Conseil constitutionnel ». Il
dispose : « Le Conseil constitutionnel, saisi en application des dispositions du présent chapitre, avise immédiatement le Président de la
République, le Premier ministre et les présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat. Ceux-ci peuvent adresser au Conseil constitutionnel
leurs observations sur la question prioritaire de constitutionnalité qui lui est soumise.
« Lorsqu'une disposition d'une loi du pays de la Nouvelle-Calédonie fait l'objet de la question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil
constitutionnel avise également le président du Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, le président du congrès et les présidents des
assemblées de province. »
Cet article assure l'information des quatre plus hautes autorités de l'État lorsque le Conseil constitutionnel est saisi de QPC.
Ces autorités pourront ainsi, si elles le souhaitent adresser leurs observations au Conseil. Les débats parlementaires ont
montré que les présidents de chaque assemblée parlementaire informeront les membres de celle-ci de ces QPC. Ainsi,
soixante députés ou soixante sénateurs, ou plus simplement tout parlementaire, pourront adresser une « porte étroite » au
Conseil s'il le désire.
La loi organique s'applique à juste titre aux lois du pays de la Nouvelle- Calédonie et procède aux quelques adaptations
nécessaires. Il en va notamment ainsi à l'article 23-8 pour l'information des autorités locales.
Le règlement de procédure du Conseil constitutionnel met en œuvre cet article 23-8 ainsi que l'article 23-10 relatif au
caractère contradictoire de la procédure devant le Conseil. L'article 1er de ce règlement prévoit que le Conseil avise les
parties et les autorités mentionnées à l'article 23-8 de la décision du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui le saisit
d'une QPC. Cet avis mentionne la date avant laquelle les parties ou ces autorités peuvent présenter des observations écrites et,
le cas échéant, produire des pièces au soutien de celles- ci. La brièveté du délai de trois mois donné au Conseil pour statuer
impose une instruction méthodique. Dès lors, les observations et pièces adressées postérieurement à cette date, laquelle ne
peut être reportée, ne sont pas versées à la procédure.
Dans un deuxième temps de l'instruction, une copie des premières observations et, le cas échéant, des pièces produites à leur
soutien, est notifiée aux parties et aux autorités de l'État. Celles-ci peuvent présenter des observations avant une date qui leur
est à nouveau fixée. Ces secondes observations ne peuvent avoir d'autre objet que de répondre aux premières. Une copie en
est également notifiée aux parties et autorités.
Le principe retenu par le Conseil constitutionnel est qu'au cours de l'instruction, tous les actes et pièces de procédure ainsi
que les avertissements ou convocations sont notifiés par voie électronique (article 3 du règlement). À cette fin, toute partie
communique au Conseil l'adresse électronique à laquelle ces notifications lui sont valablement faites. À ce principe le
Conseil a prévu une exception : en tant que de besoin et pour garantir le caractère contradictoire de la procédure, le Conseil
peut recourir à tout autre moyen de communication, notamment l'envoi de lettre avec accusé de réception.
Ce caractère contradictoire de la procédure trouve également à s'appliquer lorsque, pour le besoin de l'instruction, le Conseil
décide de recourir à une audition. Les parties et autorités sont alors invitées à y assister. Il leur est ensuite imparti un délai
pour présenter leurs observations (article 6 du règlement).
2 – Article 23-9.
L'article 23-9 dispose : « Lorsque le Conseil constitutionnel a été saisi de la question prioritaire de constitutionnalité, l'extinction, pour
quelque cause que ce soit, de l'instance à l'occasion de laquelle la question a été posée est sans conséquence sur l'examen de la question . »
Cet article 23-9 est issu d'un amendement de M. Warsmann à l'Assemblée nationale. On a déjà vu combien ses effets étaient
utiles pour faire en sorte que l'article 61-1 garde sa portée malgré des décisions définitives du Conseil d'État ou de la Cour de
cassation. Deux autres justifications ont été avancées par M. Warsmann.
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D'une part, celui-ci a souligné que la QPC « présentera un caractère de contentieux objectif, dans l'intérêt du droit – tout
comme le confirme également l'effet erga omnes de l'éventuelle décision d'abrogation du Conseil constitutionnel » (AN,
rapport n° 1898, p. 82). Cette logique de l'objectivisation de la QPC est bien celle de la réforme. Le Conseil constitutionnel
ne devient pas une cour suprême au-dessus du Conseil d'État et de la Cour de cassation. Il ne connaît d'ailleurs pas
directement de l'espèce. Il tranche une question de pur droit, de conformité de la loi à la Constitution. Fort de sa réponse, le
juge compétent résout le litige après avoir sursis à statuer.
D'autre part, M. Warsmann a rappelé que, dans le cadre de l'article 61 de la Constitution, le Conseil constitutionnel a déjà eu
l'occasion de considérer que les autorités ou les parlementaires l'ayant saisi d'une loi avant sa promulgation ne pouvaient
retirer leur saisine et empêcher ainsi le contrôle de constitutionnalité engagé d'aller à son terme[6]. La logique retenue pour le
contrôle de constitutionnalité a priori est donc ainsi transposée au contrôle de constitutionnalité a posteriori.
Le Conseil, dans sa décision du 3 décembre 2009, a relevé que cette disposition tire les conséquences de l'effet erga omnes
des décisions du Conseil constitutionnel en vertu, d'une part, du deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution et, d'autre
part, du 2° de l'article 23-2 de la loi organique.
3 – Article 23-10.
L'article 23-10 dispose : « Le Conseil constitutionnel statue dans un délai de trois mois à compter de sa saisine. Les parties sont mises à
même de présenter contradictoirement leurs observations. L'audience est publique, sauf dans les cas exceptionnels définis par le règlement
intérieur du Conseil constitutionnel. »
En premier lieu, cet article 23-10 fixe un délai de trois mois au Conseil constitutionnel pour statuer. L'article 61-1 de la
Constitution n'imposait pas à la loi organique de fixer un tel délai. Pour autant, celui-ci n'est pas contraire à la Constitution. Il
n'est pas sanctionné par le dessaisissement du Conseil constitutionnel en cas de non-respect.
En second lieu, cet article 23-10 fixe deux règles de procédure applicables devant le Conseil. D'une part, les parties seront
mises à même de présenter contradictoirement leurs observations. Il en a été question à l'occasion de l'article 23-8. D'autre
part, l'audience sera, sauf exception, publique.
Cette règle de publicité de l'audience est précisée dans le règlement intérieur du Conseil constitutionnel. Celui-ci prévoit que
le président du Conseil inscrit l'affaire à l'ordre du jour et fixe la date de l'audience. Il en informe les parties et autorités
(article 5 du règlement). Il peut, à la demande d'une partie ou d'office, restreindre la publicité de l'audience dans l'intérêt de
l'ordre public ou lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des personnes l'exigent. Il ne peut ordonner
le huis clos des débats qu'à titre exceptionnel et pour ces seuls motifs (article 8).
Compte tenu de la taille de la salle d'audience du Conseil, l'audience fait l'objet d'une retransmission audiovisuelle diffusée en
direct dans une salle ouverte au public dans l'enceinte du Conseil (article 9). Pendant cette audience et dès son ouverture, tout
autre emploi d'un appareil permettant d'enregistrer, de fixer ou de transmettre la parole ou l'image est interdit dans la salle
d'audience comme dans la salle ouverte au public. Le Président peut toutefois, après avoir recueilli l'avis des parties
présentes, ordonner la diffusion de l'audience sur le site Internet du Conseil. Il peut aussi en ordonner la conservation si elle
présente un intérêt pour la constitution d'archives historiques du Conseil.
L'article 10 du règlement de procédure du Conseil précise également le déroulement de l'audience. D'une part, il est donné
lecture de la QPC et d'un rappel des étapes de la procédure. D'autre part, les représentants des parties, s'ils sont avocats au
Conseil d'État et à la Cour de cassation ou s'ils sont avocats, sont ensuite invités à présenter leurs observations orales. Ainsi,
le Conseil constitutionnel a retenu des règles de représentation des parties très adaptées à la nature de la QPC. Les
productions écrites sont libres, ce qui découle notamment de l'absence d'avocat obligatoire devant le juge a quo, par exemple
en droit pénal ou en contentieux d'excès de pouvoir. En revanche, la barre du Conseil constitutionnel est réservée aux
avocats, qu'ils soient aux conseils ou à la cour. Il en va du bon déroulement des audiences, aucune cour constitutionnelle
comparable ne connaissant d'ailleurs d'accès libre à la barre. Ce monopole des avocats ne connaît qu'une seule exception : les
quatre plus hautes autorités de l'État peuvent se faire également représenter par des agents désignés à cet effet pour présenter
leurs observations orales.
4 – Article 23-11.
L'article 23-11 dispose : « La décision du Conseil constitutionnel est motivée. Elle est notifiée aux parties et communiquée soit au Conseil
d'État, soit à la Cour de cassation ainsi que, le cas échéant, à la juridiction devant laquelle la question prioritaire de constitutionnalité a été
soulevée.
« Le Conseil constitutionnel communique également sa décision au Président de la République, au Premier ministre et aux présidents de
l'Assemblée nationale et du Sénat ainsi que, dans le cas prévu au dernier alinéa de l'article 23-8, aux autorités qui y sont mentionnées.
« La décision du Conseil constitutionnel est publiée au Journal officiel et, le cas échéant, au Journal officiel de la Nouvelle-Calédonie. »
21
Cet article 23-11 reprend l'article 20 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel
applicable dans le cadre du contrôle de l'article 61 (« La déclaration du Conseil constitutionnel est motivée. Elle est publiée
au Journal officiel »). En outre, cet article 23-11 adapte les notifications aux contentieux de l'article 61-1 avec l'information
des parties, des cours suprêmes, le cas échéant du juge a quo, des quatre plus hautes autorités de l'État et des autorités de
Nouvelle-Calédonie.
L'article 12 du règlement de procédure du Conseil apporte diverses précisions sur les décisions du Conseil. Celles-ci
comportent le nom des parties et de leurs représentants. Cette dernière précision a été introduite par le Conseil en 2007 dans
le contentieux électoral. Dans un premier temps, les décisions ont spécifié que la requête avait été présentée « pour » le
requérant et non « par » celui-ci (décision nos 2007-3965 du 23 novembre 2007, Assemblée nationale, 12ème circonscription
des Hauts-de-Seine ; 2007-3888/3967 du 29 novembre 2007, Assemblée nationale, 1ère circonscription d'Eure-et-Loir).
Dans un second temps, le nom des avocats a été mentionné dans les décisions (décision n° 2008- 4509 à 2008-4514 du 26
juin 2008, Assemblée nationale, 1ère circonscription d'Eure-et-Loir). Avec le règlement de procédure relatif à l'article 61-1,
le Conseil généralise cette pratique de la mention de nom de l'avocat.
La décision indique également le nom du rapporteur. On sait que cette précision ne figure pas dans les autres décisions
rendues par le Conseil. Il était naturel qu'il en soit ainsi dans le contentieux de l'article 61-1. Enfin, très classiquement, la
décision comporte les visas des textes applicables à des observations communiquées, les motifs sur lesquels elles reposent et
un dispositif. Elles mentionnent le nom des membres qui ont siégé à la séance au cours de laquelle elles ont été prises. Elles
sont signées par le président, le secrétaire général et le rapporteur.
5 – Article 23-12.
L'article 23-12 dispose : « Lorsque le Conseil constitutionnel est saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité, la contribution de
l'État à la rétribution des auxiliaires de justice qui prêtent leur concours au titre de l'aide juridictionnelle est majorée selon des modalités
fixées par voie réglementaire . »
La QPC ne se distingue pas de l'instance principale dont elle constitue un incident d'instance. Dès lors, l'aide juridictionnelle
ne saurait être accordée spécialement pour soutenir une QPC. En revanche, l'article 23-12 prévoit une majoration de l'aide
juridictionnelle lorsque le Conseil constitutionnel est saisi d'une QPC. Une telle règle, qui crée une dépense à la charge du
ministère de la justice, n'aurait pu figurer dans le règlement intérieur du Conseil. Elle avait donc toute sa place dans la loi
organique.
Le décret n° 2010-149 du 16 février 2010 est relatif à la continuité de l'aide juridictionnelle en cas d'examen de la question
prioritaire de constitutionnalité par le Conseil d'État, la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel. Comme l'indique son
titre, ce décret pose le principe de la continuité de l'aide juridictionnelle accordée pour l'instance au cours de laquelle le
moyen de la conformité à la Constitution d'une disposition législative a été soulevé.
En application de ce principe, l'aide juridictionnelle demeure acquise à son bénéficiaire devant le Conseil d'État et la Cour de
cassation chargés de se prononcer sur le renvoi de la question de constitutionnalité au Conseil constitutionnel. Lorsque la
question est soulevée dans des matières où la représentation des parties est obligatoire devant les cours suprêmes, le
bénéficiaire de l'aide dispose de la faculté de demander la désignation d'un avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation
afin de garantir son droit à un procès équitable.
De même, l'aide juridictionnelle demeure acquise à son bénéficiaire devant le Conseil constitutionnel saisi le cas échéant de
cette question.
Le montant de la majoration est, devant le Conseil d'État et la Cour de cassation, identique à celui retenu pour une demande
d'avis. Devant le Conseil constitutionnel, il est identique à celui applicable devant le Tribunal des conflits.
En prévoyant ainsi la rétribution des avocats au moyen d'une « majoration » de l'aide juridictionnelle, le législateur organique
a prévu que le dispositif d'aide juridictionnelle soit géré dans le cadre de la procédure à l'origine de l'affaire. L'octroi ou le
refus de l'aide juridictionnelle et la liquidation du droit à rétribution des auxiliaires de justice sera réalisé devant le juge saisi
de l'instance à l'occasion de laquelle la QPC a été posée.
Pour obtenir le paiement de sa rétribution pour le concours prêté devant le Conseil constitutionnel, l'avocat présentera au
bureau de l'aide juridictionnelle qui l'a désigné son « attestation de fin de mission » rédigée par lui (à laquelle sera jointe la
décision du Conseil constitutionnel attestant de son intervention dans la procédure).
Le Conseil constitutionnel n'aura donc pas à tenir un « bureau d'aide juridictionnelle » pour accorder ou refuser l'aide
juridictionnelle. En conséquence, le règlement de procédure du Conseil ne comporte pas de précision sur ce point.
22
IV ème Partie – Articles 2, 3, 4 et 5 de la loi organique du 10 décembre 2009.
1 – Article 2. L'article 2 est la reprise des dispositions relatives à la QPC dans le code de justice administrative, le code
d'organisation judiciaire, le code de procédure pénale et le code de juridiction financière.
La rédaction du code des juridictions financières souligne que la Cour des comptes, juridiction administrative, relève en
cassation du Conseil d'État. L'article 61-1 de la Constitution a confirmé le principe constitutionnel relatif à l'existence de
deux ordres juridictionnels, administratif et judiciaire. Cet article a en effet réservé au Conseil d'État et à la Cour de cassation,
juridictions suprêmes de leur ordre, la mission de saisir le Conseil constitutionnel. Pour la Cour des comptes, cette saisine
s'opère via son juge de cassation, le Conseil d'État.
2 – Article 3.
L'article 3 dispose :
« Après le premier alinéa de l'article 107 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie, il est inséré un
alinéa ainsi rédigé :
« Les dispositions d'une loi du pays peuvent faire l'objet d'une question prioritaire de constitutionnalité, qui obéit aux règles définies par les
articles 23-1 à 23-12 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel. »
Il a déjà été dit que les lois du pays de la Nouvelle-Calédonie entrent dans le champ de l'article 61-1 de la Constitution. Cet
article met donc en œuvre la réforme pour ces normes particulières.
3 – Article 4.
L'article 4 dispose que :
« Les modalités d'application de la présente loi organique sont fixées dans les conditions prévues par les articles 55 et 56 de l'ordonnance n°
58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel. À l'article 56 de la même ordonnance, après les mots : "
les règles de procédure ", sont insérés les mots : " applicables devant lui ". »
L'article 56 de l'ordonnance organique de 1958 dispose que « le Conseil constitutionnel complètera par son règlement
intérieur les règles de procédure édictées par le titre II de la présente ordonnance ». Ainsi l'article 3 de la loi organique
relative à l'article 61-1 renvoie au règlement intérieur du Conseil. On peut rappeler qu'il existe déjà un règlement intérieur du
5 octobre 1988 applicable à la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les opérations relatives aux opérations
de référendum. De même, le règlement du 31 mai 1959 modifié est applicable à la procédure suivie devant le Conseil
constitutionnel pour le contentieux de l'élection des députés et des sénateurs. Ces règlements régissent la procédure devant le
Conseil. De même, le 4 février 2010, le Conseil a adopté son règlement intérieur sur la procédure suivie devant lui pour la
QPC.
L'article 4 de la loi organique relatif à l'article 61-1 renvoie également à l'article 55 de l'ordonnance organique de 1958. Cet
article 55 prévoit que « les modalités d'application de la présente ordonnance peuvent être déterminées par décret en conseil
des ministres, après consultation du Conseil constitutionnel et avis du Conseil d'État ».
Dans le prolongement de sa jurisprudence sur l'article 64 de la Constitution (décisions nos 67-31 DC du 26 janvier 1967, 98396 DC du 19 février 1998,
n° 2001-445 DC du 19 juin 2001, 2008-566 DC du 9 juillet 2008), le Conseil a, dans sa décision n° 2009-595 DC, validé ce
renvoi au décret pour fixer les modalités d'application de la loi organique.
4 – Article 5.
« La présente loi organique entre en vigueur le premier jour du troisième mois suivant celui de sa promulgation. »
La loi organique entre donc en vigueur le 1er mars 2010.
[1] Le présent article n'exprime que le point de vue de son auteur.
[2] Commission des lois, Assemblée nationale, XIIIe législature, compte rendu n° 59, 23 juin 2009.
[3] Conseil constitutionnel, décision n° 62-20 DC du 6 novembre 1962 dont les termes ont été confirmés par la décision n° 92-313 DC du 23
septembre 1992 relative au recours en inconstitutionnalité dirigé contre la loi autorisant la ratification du traité de Maastricht.
23
[4] M. Hugues Portelli, Rapport fait au nom de la commission des lois sur le projet de loi organique, adopté par l'Assemblée nationale,
relatif à l'application de l'article 61-1 de la Constitution , Sénat, session ordinaire de 2008-2009, n° 637, 29 septembre 2009, p. 41.
[5] M. Jean-Luc Warsmann, Rapport fait au nom de la commission des lois sur le projet de loi organique relatif à l'application de l'article
61-1 de la Constitution, Assemblée nationale, XIIIe législature, n° 1898, 3, septembre 2009, p. 67.
[6] Le Conseil constitutionnel a considéré « qu'aucune disposition de la Constitution non plus que de la loi organique relative au Conseil
constitutionnel ne permet aux autorités ou parlementaires habilités à déférer une loi au Conseil constitutionnel de le dessaisir en faisant
obstacle à la mise en œuvre du contrôle de constitutionnalité engagé » (décision n° 96-386 DC du 30 décembre 1996, Loi de finances
rectificative pour 1996, considérant 4).
24
Décision n° 2011-169 QPC du 30 septembre 2011
(Consorts M. et autres)
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 30 juin 2011 par la Cour de cassation (troisième chambre civile, arrêts nos 997 et 998
du 30 juin 2011), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de
constitutionnalité posée, d’une part, par MM. Pardaillan M., Octavian M. et Mirca C., ainsi que Mmes Mindra S. et Ann
Fruzina T. et, d’autre part, par M. Gheorghe M., Mme Claudia G., M. Mihai G., Mme Martha G., M. Istrati G., Mme Lydia
G., MM. Viorel G., Elvis M., Bogdan M., Mares G., Lilian M., Dria G. et Lucian G., Mme Iliana G., MM. Paul T. et Jun M.,
Mme Roxana T., M. Mihai N., Mme Argentina G. et Magarita G. et M. Gheorghe S., relative à la conformité aux droits et
libertés que la Constitution garantit de l’article 544 du code civil.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,
Vu la Constitution ;
Vu l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
Vu le code civil ;
Vu le code de procédure civile ;
Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de
constitutionnalité ;
Vu les observations produites pour les requérants par la SCP Alain-François Roger et Anne Sevaux, avocat au Conseil d’État
et à la Cour de cassation, enregistrées les 22 juillet et 5 août 2011 ;
Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées le 22 juillet 2011 ;
Vu les observations produites pour la communauté d’agglomération de Cergy-Pontoise par Me Pascal Pibault, avocat au
barreau du Val-d’Oise ;
Vu les pièces produites et jointes aux dossiers ;
Me Roger pour les requérants, Me Pibault pour la communauté d’agglomération de Cergy-Pontoise et M. Xavier Pottier,
désigné par le Premier ministre, ayant été entendus à l’audience publique du 6 septembre 2011 ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
1. Considérant qu’aux termes de l’article 544 du code civil : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la
manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements » ;
2. Considérant que, selon les requérants, le caractère absolu du droit de propriété conduit à ce que toute occupation sans droit
ni titre du bien d’autrui soit considérée par les juridictions civiles comme un trouble manifestement illicite permettant au
propriétaire d’obtenir en référé, en application de l’article 809 du code de procédure civile, l’expulsion des occupants ; que,
par ses conséquences sur la situation des personnes qui vivent dans des résidences mobiles, la définition du droit de propriété
porterait atteinte au principe de sauvegarde de la dignité de la personne contre toute forme d’asservissement et de
dégradation, au droit de mener une vie familiale normale, ainsi qu’à l’objectif de valeur constitutionnelle que constitue le
droit au logement ;
3. Considérant, d’une part, qu’aux termes du dixième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 : « La Nation assure à
l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement»; qu’aux termes du onzième alinéa de ce
Préambule, la Nation « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la
sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la
situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables
d’existence » ;
4. Considérant qu’il ressort également du Préambule de 1946 que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre
toute forme de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle ;
5. Considérant qu’il résulte de ces principes que la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent est un
objectif de valeur constitutionnelle ;
25
6. Considérant qu’aux termes de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Le but de toute
association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la
propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression » ; que son article 17 dispose : « La propriété étant un droit inviolable et
sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la
condition d’une juste et préalable indemnité » ;
7. Considérant, en outre, qu’aux termes du seizième alinéa de l’article 34 de la Constitution, la loi détermine les principes
fondamentaux « du régime de la propriété, des droits réels et des obligations civiles et commerciales » ;
8. Considérant qu’il résulte de ce qui précède que, s’il appartient au législateur de mettre en œuvre l’objectif de valeur
constitutionnelle que constitue la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent, et s’il lui est loisible, à
cette fin, d’apporter au droit de propriété les limitations qu’il estime nécessaires, c’est à la condition que celles-ci n’aient pas
un caractère de gravité tel que le sens et la portée de ce droit en soient dénaturés ; que doit être aussi sauvegardée la liberté
individuelle ;
9. Considérant que l’article 544 du code civil, qui définit le droit de propriété, ne méconnaît par lui-même aucun droit ou
liberté que la Constitution garantit ; qu’en tout état de cause, il n’appartient pas au Conseil constitutionnel d’examiner la
conformité de l’article 809 du code de procédure civile aux droits et libertés que la Constitution garantit,
DÉCIDE:
Article 1er.− L’article 544 du code civil est conforme à la Constitution.
Article 2.− La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions
prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Rendu public le 30 septembre 2011.
26
LE DROIT A LA VIE
En ne s’en tenant qu’au cycle de l’existence, la mort succède à la vie. Sans nécessairement lui succéder, l’énonciation d’un
droit à la vie devrait aller de pair avec la formulation d’un droit à la mort (ROUSSEAU J.-J., Du contrat social, Livre II,
Chap. V, « Du droit de vie et de mort », Paris, GF Flammarion, 1966). Ou pour le dire autrement, de la même façon qu’une
décision est nécessaire pour donner la vie, si tant est qu’il s’agisse toujours et à proprement parler d’une décision, il devrait
être aussi possible de décider de donner la mort, ou à tout le moins – pour focaliser ce propos sous l’angle de la philosophie
des droits de l’homme, laquelle prône l’abolition de la peine de mort en tant qu’impératif catégorique -, soit de se donner la
mort, soit d’accompagner cette dernière.
Dit de cette manière-là, cette proposition peut avoir quelque chose de proprement scandaleux, indépendamment de ce
qu’elle est coiffée du chapeau du bon sens. N’existerait-il pas ou plus « le principe du caractère « sacré » de la vie, lequel
relève des fondamentalismes religieux ou métaphysiques, transcendant la nature biologique » ? « La vie ne serait-elle plus la
condition de possibilité de tous les autres biens et la perte de la vie, la perte irréversible de cette possibilité » (FAGOTLARGEAUT A., « Vie et mort », in CANTO-SPERBER M. (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, tome 2,
Paris, P.U.F, 2004) ? On pourrait accuser ce propos de faire l’apologie du droit à la mort sous toutes ses formes.
Cette accusation paraîtrait d’autant plus justifiée que la marche des sociétés modernes, ou des « sociétés démocratiques »
pour employer la formule la plus adaptée à la situation politique actuelle, tend vers une extrême valorisation du droit à la vie
(I), en même temps qu’elles s’évertuent à dévaloriser également à l’extrême le droit à la mort qui est désormais vu en tant
que négation du droit à la vie (II).
I – Le droit à la vie, une valeur fondatrice des « sociétés démocratiques ».
Dans son arrêt Streletz, Kessler et Krenz c/ Allemagne du 22 mars 2001, La Cour européenne des droits de l’Homme
(CourEDH) motive que « le droit à la vie constitue un attribut inaliénable de la personne humaine et qu’il forme la valeur
suprême dans l’échelle des droits de l’homme » (§§87 et 94). Antérieurement, dans son autre arrêt Mc Cann et al. c/
Royaume-Uni du 27 septembre 1995, elle affirmait que « le droit à la vie consacre l’une des valeurs fondamentales des
sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe » (§147).
Compte tenu du climat international et intellectuel qui préside aux destinées de la Cour européenne des droits de l’homme,
ces formules, « valeur suprême dans l’échelle des droits de l’homme » et « valeur fondamentale des «sociétés
démocratiques » » permettent d’abord de prendre la mesure de la valeur cardinale du droit à la vie. Aussi, d’éminents auteurs
n’hésitent-ils pas à le qualifier, soit de « Roi des droits » (MARGUENAUD J.-P., in R.T.D. Civ., 2004, p. 859), soit encore de
« premier des droits de l’homme » (SUDRE F., Droit européen et international des droits de l’homme, 8e éd., Paris, P.U.F,
2006, p. 276). Mais cette valeur cardinale reconnue au droit à la vie n’a de sens qu’en ce qu’elle permet ensuite de lire et
d’interpréter ces (r)évolutions dans le droit national, européen et international des droits de l’homme comme la traduction du
passage de l’ancienne société, « la société libérale », à la nouvelle société, « la société démocratique ».
La société libérale est née, au dix-huitième siècle avec les révolutions française et américaine, de l’arrachement/libération
de l’homme du joug d’autres hommes par l’édification d’un droit universel à l’égalité de droits. Dans cette société, le
principe du suffrage universel est la valeur cardinale : il permet(tait) à l’« ancien esclave », libéré du poids de son histoire, de
croiser le regard de son « ancien maître » qui est désormais pensé comme égal, sinon de croiser le fer avec celui-ci en lui
disputant le pouvoir, devenu par la même occasion un droit. La nouvelle société démocratique a, pour sa part, éclos sous les
décombres d’Auschwitz-Birkenau de l’apprivoisement/humanisation de l’homme du joug de sa propre folie destructrice et
déshumanisante par l’érection d’un droit universel à la vie. C’est notre société actuelle dans laquelle le principe de dignité de
la personne humaine est la valeur cardinale : il permet à la communauté des humains de définir des standards d’humanité
permettant à tout être humain de prendre conscience et connaissance de la valeur inestimable et hors du commerce de toute
existence. En ce sens d’ailleurs, le droit à la vie n’est pas un droit de l’homme au sens classique du terme, c’est-à-dire qu’il
n’est pas classable en termes de droit individuel ou collectif ; il est un droit des humains de décider de l’humanité, y compris
donc contre la propre volonté de l’homme (voir à titre illustratif, Conseil d’Etat français (C.E), Ass., 27 octobre 1995,
Commune de Morsang-sur-Orge, in Rec., p. 372, conclusions FRYDMAN ; position confirmée par le Comité des droits de
l’homme des Nations-Unies, 26 juillet 2002, Wackeneim, in R.T.D.H, 2003. 1017, note LEVINET).
C’est cette nouvelle société dite démocratique que la communauté des humains - regroupée au niveau international,
régional et national - a entrepris de bâtir en érigeant le droit à la vie au firmament des différents textes de sauvegarde des
droits de l’homme élaborés et proclamés après la seconde guerre mondiale (voir au niveau international, notamment à
l’article 3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, à l’article 6 du Pacte international relatif
aux droits civils et politiques du 19 décembre 1966 et tout récemment à l’article 6 de la Convention des Nations-Unies
relative aux droits des enfants du 20 novembre 1989 ; au niveau régional, ce droit à la vie est inscrit à l’article 2 de la
Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) du 4 novembre 1950, à l’article 4 de la Convention américaine des
droits de l’homme (CADH) du 22 novembre 1969 et à l’article 4 de la Charte africaine des droits de l’homme (CHADH) du
27 juin 1981 ; enfin, pour porter la focale essentiellement sur quelques pays du Conseil de l’Europe, le droit à la vie est
inscrit notamment à l’article 2 de la loi fondamentale allemande du 23 mai 1949, à l’article 24 de la constitution portugaise
du 2 avril 1976 et à l’article 15 de la constitution espagnole du 29 décembre 1978). Ce qui revient à dire aussi que le territoire
27
de cette nouvelle société démocratique, dont le droit à la vie est l’étendard, s’étend au-delà de celui du Conseil de l’Europe
sur lequel gouverne la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH).
En tant qu’architectes et porte-étendards de la nouvelle société démocratique, les différents juges - internationaux,
régionaux et nationaux -, protecteurs des droits fondamentaux ont été confrontés à la question, aussi essentielle
qu’existentielle, de la définition même de la vie. Il leur est donc revenu d’effectuer implicitement parfois mais
nécessairement le traçage des frontières de la vie, les différents instruments juridiques énonciateurs du droit à la vie étant
eux-mêmes généralement muets sur la définition, non seulement de la vie mais plus encore de la vie bonne.
Un exemple, ô combien symbolique en ce qu’il met en scène la délicate question des titulaires de ce droit, suffit à le
montrer : l’affirmation de concert par les différents juges, protecteurs des droits fondamentaux d’un « droit à la vie dès le
commencement ». Ceux-ci considèrent d’abord qu’il y a un droit à la vie de l’enfant à naître qui découle des obligations de la
société démocratique à promouvoir la vie et du désir paternel de vie de l’enfant à naître. Ils considèrent ensuite que ce droit à
la vie reconnu à l’enfant à naître et au fœtus doit impérativement se concilier avec le droit à la vie et à la santé de la mère
porteuse de l’enfant à naître, qui se traduit par le droit de la mère à l’avortement.
Dans tous les cas, qu’il s’agisse de faire prévaloir le droit de la mère à l’avortement sur le droit à la vie du fœtus et de
l’enfant à naître (cas de la libéralisation de l’interruption volontaire de grossesse ou IVG), ou ce dernier sur le premier (cas de
l’interdiction relative de l’IVG), la décision est prise au nom de la valeur cardinale du droit à la vie… de l’enfant à naître ou
de la mère (bien que se situant sur un autre plan, voir néanmoins en sens contraire cet extrait du décret du Saint Office du 2
décembre 1940 indiquant que « …Sauver la vie d’une mère est très noble fin, mais la suppression directe de l’enfant comme
moyen d’obtenir cette fin n’est pas permise… »).
Enfin, c’est à l’aune de cette prévalence du droit à la vie dès le commencement sur toute autre considération que les
progrès des sciences et de la médecine sont pris en compte par les juges, protecteurs des droits fondamentaux. Ils
reconnaissent une très grande autonomie ou un véritable pouvoir discrétionnaire aux différents producteurs de la légalité
lorsqu’ils sont amenés à légiférer pour autoriser ce qu’il est possible d’appeler, soit les « manipulations positives de la
conception », au nombre desquelles figurent l’insémination artificielle et la fécondation in vitro, soit les « manipulations
visant à changer la vie », notamment les greffes et prélèvements d’organes et le transsexualisme » (voir notamment
REGOURD S., « Les droits de l’homme devant les manipulations de la vie et de la mort », in R.D.P, 1981, pp. 403-469).
Et c’est cette prévalence du droit à la vie sur toute autre considération qui explique la négation principielle de tout droit à
la mort par les juges, protecteurs des droits fondamentaux.
II – Le droit à la vie, une valeur négatrice du droit à la mort.
Dans son fameux arrêt Pretty c/ Royaume-Uni du 29 avril 2002, la Cour européenne des droits de l’homme reconnaît sans
ambages que le droit à la mort est une négation du droit à la vie. Au trente-huitième paragraphe de cet arrêt, elle motive en ce
sens qu’ « elle n’est pas persuadée que le « droit à la vie » garanti par l’article 2 puisse s’interpréter comme comportant un
aspect négatif ».
Au-delà de cette jurisprudence européenne, si un élément et un seul devait suffire pour montrer que le droit à la vie est une
valeur négatrice du droit à la mort dans les sociétés démocratiques, ce serait l’adoption le 2 mai 2002 du Protocole n° 13 à la
Convention européenne des droits de l’homme qui, entré en vigueur le 1er juillet 2003, abolit la peine de mort en toutes
circonstances, y compris donc pour les actes commis en temps de guerre ou de danger imminent de guerre (d’autres exemples
sortant du strict cadre européen et allant dans le même sens peuvent être cités : c’est le cas d’abord du deuxième Protocole
facultatif au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) visant à abolir la peine de mort, adopté par
l’Assemblée générale des Nations-Unies à New-York le 15 décembre 1989 ; c’est le cas ensuite de la Commission des Droits
de l’Homme des Nations-Unies dont de nombreuses résolutions recommandent la mise en place d’un moratoire sur les
exécutions, avec en point de mire l’abolition complète de la peine de mort ; c’est le cas enfin de la création aussi bien de la
Cour pénale internationale (CPI), du Tribunal pénal international pour l’Ex-Yougoslavie (TPIY) que du Tribunal pénal
international pour le Rwanda (TPIR) qui ne peuvent infliger la peine capitale comme sanction à ceux qui ont pourtant été
reconnus comme des « bouchers »).
Or, ce Protocole n° 13 fait suite d’abord au Protocole n° 6 qui, adopté le 28 avril 1983 et entré en vigueur le 1er novembre
1998, abolit la peine de mort en temps de paix, tout en l’admettant toujours en temps de guerre. Ensuite, ce Protocole n° 13
fait suite à l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme qui, proclamant d’un côté le caractère fondamental
du droit de toute personne à la vie, consacre de l’autre le droit à la mort en tant que limitation du droit à la vie. Cet article
admet en effet que la mort puisse être infligée en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le
délit est puni de cette peine par la loi. Les rédacteurs de l’instrument européen de protection et de sauvegarde des droits de
l’homme ajoutent qu’il n’y a pas non plus violation du droit à la vie dans le cas où la mort résulterait d’un recours à la force
rendu absolument nécessaire : a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ; b) pour effectuer une
arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ; c) pour réprimer, conformément à la
loi, une émeute ou une insurrection ». En d’autres termes, à l’instar de Buffon écrivant en 1750 que « la mort est aussi
naturelle que la vie », les rédacteurs du texte originel de la Convention européenne des droits de l’homme considéraient que
la sauvegarde de la vie par l’énonciation d’un droit à la vie ne pouvait ignorer l’existence des ennemis de la vie qui devaient
28
être éliminés de cet espace de célébration de la vie qu’est la société démocratique par la formulation d’un droit spécifique à la
mort.
Les interprètes de la Convention – mais ce propos concerne tous les promoteurs de la « société démocratique » qui ont agi
de la même façon en étant confrontés au même dilemme - se sont cependant rendu compte qu’il y avait une contradiction
dans les termes entre d’un côté, la volonté clairement exprimée de sauvegarder la vie et de l’autre, la tout aussi ferme
intention de supprimer la vie des ennemis de la vie. Pour expurger cette contradiction du fronton des remparts de la « société
démocratique », ses bâtisseurs européens se sont d’abord entendus pour restreindre le champ d’application du droit à la mort.
C’est le sens par exemple du Protocole n° 6 à l’instrument européen de protection des droits de l’homme (au niveau
international, c’est le sens notamment des résolutions déjà évoquées de la Commission des droits de l’homme des NationsUnies exigeant l’établissement d’un moratoire sur les exécutions). Ils se sont ensuite entendus pour proclamer
solennellement, à l’instar de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe dans son avis n° 233(2002) portant sur le
Protocole n° 13, que « la peine capitale n’a pas sa place dans les sociétés démocratiques civilisées, régies par l’Etat de droit ».
La peine capitale n’est cependant pas seule en cause. Les légitimes défenses individuelle et collective ou étatique sont aussi
en cause. En bref, c’est l’idée-même du droit à la mort qui est montrée comme étant incompatible avec les valeurs de la
société démocratique qui, née sous les décombres d’Auschwitz-Birkenau, célèbre la vie.
L’abhorration du droit à la mort en toute circonstance et sous toutes ses formes explique la position nettement défavorable
- même si elle n’est pas toujours très clairement exprimée - des porte-étendards de la société démocratique devant les progrès
des sciences et de la médecine portant sur ce qu’il est convenu d’appeler, soit les « manipulations négatives de la
conception », au nombre desquelles figurent l’avortement ou la stérilisation, soit les « manipulations visant à changer la
mort », notamment l’acharnement thérapeutique et l’euthanasie (REGOURD S., article préc.). Dans ces domaines-ci, les
juges, protecteurs des droits fondamentaux ne reconnaissent aucun pouvoir discrétionnaire aux producteurs de la légalité
qu’ils somment de respecter l’érection du droit à la vie en tant qu’étendard de la société démocratique. Ceux-ci invitent ceuxlà, au contraire, à s’abstenir de légiférer dans le sens négatif de la vie. Pour ne prendre que cet exemple de l’euthanasie dans
laquelle le débat se fait le plus vif sur la reformulation ou non d’un droit à la mort, la Cour européenne des droits de l’homme
a très clairement pris position : elle énonce, dans son arrêt Pretty c/ Royaume-Uni déjà cité du 29 avril 2002, qu’ « il n’est pas
possible de déduire de l’article 2 de la Convention un droit à mourir, que ce soit de la main d’un tiers ou avec l’assistance
d’une autorité publique » (§40). Pour les juges de la Haute Cour de Strasbourg, il n’y a ainsi aucune distinction à faire en
cette matière entre l’euthanasie proprement dite (action de provoquer la mort des malades incurables pour faire cesser leurs
souffrances), l’orthothanasie (consistant seulement à laisser mourir le malade de sa mort naturelle par abstention de soin,
équivaut à l’euthanasie passive ou par omission) et la dysthanasie (interruption des moyens artificiels de survie) (ROBERT
J., « Rapport sur le corps humain et la liberté individuelle en droit français », cité par REGOURD S., art. précité, p. 408).
Que la vie soit commémorée dans la société démocratique à travers l’énonciation d’un droit à la vie dès le commencement
est une chose, sans doute très bonne. Autre chose en revanche est cette occultation de la mort qui semble aller de pair avec la
mise en disgrâce du droit à la mort (ARIES P., Essais sur l’histoire de la mort en Occident, Paris, Seuil, 1975 ; même auteur,
L’homme devant le mort, 2 tomes, Paris, Seuil, 1977). En déshonorant la mort, n’est-ce pas les morts que « les sociétés
démocratiques » finissent par ne plus vouloir honorer ? N’est-ce pas la chaîne de la vie qui risque d’être rompue ? Que
vaudra alors le droit à la vie lorsqu’il n’y aura plus de vie à défendre…
Annuaire Internationale de Justice Constitutionnelle (A.I.J.C), Paris, Economica-P.U.A.-M., 1986 - BATTIN M. P., « Suicide », CANTOSPERBER M. (dir.) Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, P.U.F, 2004 - CALAIS B., « La mort et le droit », D., 1985, Chr.
XIV, p. 73 – CAMUS A., Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1946 – CANGUILHEM G., « Vie », Encyclopedia Universalis, Paris, 1981
- CLERCKX J., « L’embryon humain », R.D.P, 2006, p. 737 – COHEN-JONATHAN G. et SCHABAS W., La peine capitale et le droit
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29
DROIT A LA VIE DANS LA JURISPRUDENCE DE LA COUREDH
« L’article 2 Convention européenne des droits de l’homme], qui garantit le droit à la vie et définit les circonstances dans
lesquelles il peut être justifié d’infliger la mort, se place parmi les articles primordiaux de la Convention et ne souffre aucune
dérogation (…). Avec l’article 3 [qui interdit la torture et les peines et traitements inhumains ou dégradants], il consacre aussi
l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe. » (arrêt Makaratzis c. Grèce
de la Grande Chambre du 20 décembre 2004, § 56).
1.
L’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des droits de l’homme dispose que :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution
d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu
absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
Recours à la force meurtrière par l’État
Principe de nécessité
McCann et autres c. Royaume-Uni : « un critère de nécessité plus strict et impérieux »
L’utilisation de la force meurtrière a été examinée pour la première fois en détail dans l’arrêt McCann et autres c.
Royaume-Uni du 27.09.1995 : l’article 2 n’admet des exceptions au droit à la vie que si le recours à la force est rendu «
absolument nécessaire », ces termes indiquant qu’il faut appliquer un critère de nécessité plus strict et impérieux que celui
normalement employé pour déterminer si l’intervention de l’État est « nécessaire dans une société démocratique », au sens du
paragraphe 2 des articles 8 à 11 de la Convention (§ 149).
L’affaire concernait le décès de trois membres de l’IRA soupçonnés de porter sur eux un détonateur pour déclencher une
bombe à distance. Ils furent abattus dans la rue par des militaires du Special Air Service (SAS) à Gibraltar. La Cour a conclu
à la violation de l’article 2 au motif que l’opération aurait pu être organisée et contrôlée de telle manière qu’il ne fût pas
nécessaire de tuer les suspects.
Exemples récents :
Andreou c. Turquie
27.10.2009
L’affaire concernait une ressortissante britannique blessée par balles par les forces armées turques au cours de troubles dans
la zone tampon contrôlée par les Nations unies à Chypre.
30
Violation de l’article 2 : Le recours à une force potentiellement meurtrière contre la requérante n’était ni « absolument
nécessaire » ni justifié par une des exceptions autorisées par l’article 2.
Perisan et autres c. Turquie
20.05.2010
Violation de l’article 2 : la force utilisée contre les détenus pour réprimer un soulèvement dans une prison, qui fut à l’origine
du décès de huit d’entre eux, n’était pas « absolument nécessaire » au sens de l’article 2. La Cour a conclu à la violation de
cette disposition dans le chef des huit détenus décédés et dans celui des six détenus ayant survécu à leurs blessures.
Putintseva c. Russie
10.05.2012
Dans cette affaire, un jeune homme fut tué durant son service militaire obligatoire par un supérieur qui avait tiré sur lui alors
qu’il tentait de s’échapper.
Violation de l’article 2 : le cadre légal régissant le recours à la force pour empêcher un soldat de s’échapper était déficient et
les autorités n’ont pas réduit au minimum le recours à la force meurtrière.
Le recours de policiers à la force meurtrière peut être justifié dans certaines circonstances au regard de l’article 2,
mais cette disposition ne donne pas carte blanche et les opérations de police doivent être autorisées et suffisamment
réglementées par le droit national.
L’usage des armes doit être dûment réglementé et le maniement des armes à feu doit être assorti de toutes les précautions
requises dans une société démocratique (McCann et autres c. Royaume-Uni, § 212)
Exemples récents :
Natchova et autres c. Bulgarie
06.07.2005 (Grande Chambre)
Dans cette affaire, les proches des requérants furent tués par un agent de la police militaire qui tentait de procéder à leur
arrestation.
Violation de l’article 2 : la Cour a souligné une nouvelle fois que les représentants de la loi doivent être formés pour être à
même d’apprécier s’il est ou non absolument nécessaire d’utiliser les armes à feu, non seulement en suivant la lettre des
règlements pertinents mais aussi en tenant dûment compte de la prééminence du respect de la vie humaine en tant que valeur
fondamentale.
Soare et autres c. Roumanie
22.02.2011
L’affaire concernait les conditions de l’interpellation d’un jeune homme de 19 ans par la police et en particulier le fait qu’un
policier lui avait tiré une balle dans la tête – l’intéressé avait survécu mais était à moitié paralysé.
Violation de l’article 2 : le cadre juridique n’était pas suffisant pour fournir le niveau de protection « par la loi » du droit à la
vie requis par la Convention.
Gorovenky et Bugara c. Ukraine
12.01.2012
Les requérants étaient des proches de deux hommes abattus par un policier qui n’était pas en service.
Violation de l’article 2 au motif que les autorités n’avaient pas vérifié que le policier était apte au port d’armes avant de lui
délivrer une arme à feu.
2
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Fiche thématique – Droit à la vie
Sašo Gorgiev c. « L’ex-République yougoslave de Macédoine »
19.04.2012
L’affaire concernait un serveur victime des tirs ouverts dans le bar où il travaillait par un réserviste de la police censé être en
service au commissariat.
Violation de l’article 2. La Cour a estimé en particulier que le Gouvernement ne lui avait fourni des informations ni sur des
règlements qui auraient porté sur la prévention de l’usage abusif des armes de service par ses agents, ni sur le point de savoir
s’il avait été vérifié que le réserviste de la police était apte à être recruté et à porter une arme.
Principe de proportionnalité
Le principe de proportionnalité n’apparaît pas dans le libellé de l’article 2, mais il est clairement établi dans la jurisprudence
de la Cour.
Exemples récents :
Wasilewska et Kalucka c. Pologne
23.02.2010
L’affaire concernait la mort d’un suspect au cours d’une opération antiterroriste.
Violation de l’article 2 : le gouvernement polonais n’a présenté aucune observation concernant la proportionnalité de la force
utilisée par la police, l’organisation de l’action policière et la question de savoir s’il existait ou non un cadre législatif et
administratif pour protéger les personnes contre l’arbitraire et le recours abusif à la force.
Finogenov et autres c. Russie
20.12.2011
L’affaire concernait le siège, en octobre 2002, du théâtre moscovite « Dubrovka » par des séparatistes tchétchènes et la
décision de mettre les terroristes hors d’état de nuire et de libérer les otages en diffusant un gaz.
Non-violation de l’article 2 quant à la décision de résoudre la crise des otages par le recours à la force et l’utilisation d’un
gaz.
Violation de l’article 2 en raison de la mauvaise planification et mise en oeuvre de l’opération de secours.
Violation de l’article 2 en raison de l’ineffectivité de l’enquête sur les allégations de négligence des autorités quant à la
planification et la mise en oeuvre de l’opération de secours et au défaut d’assistance médicale aux otages.
Obligations positives et procédurales découlant de l’article 2 – définitions
Obligations positives
Les Etats ont non seulement le devoir de s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi celui
de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de leur juridiction, notamment par la mise
en place d’une législation pénale concrète s’appuyant sur un mécanisme d’application. (L.C.B. c. Royaume-Uni, arrêt du
9.06.1998 ; Osman c. Royaume-Uni, arrêt du 28.10.1998). L’absence d’une responsabilité directe d’un Etat dans la mort d’un
individu n’exclut pas l’application de l’article 2 (Anguelova et Iliev c. Bulgarie, no 55523/00, arrêt du 26.07.2007, § 93).
Cependant, les obligations positives découlant de l’article 2 « [doivent être interprétées] de manière à ne pas imposer aux
autorités un fardeau insupportable ou excessif ». « Face à l’allégation que les autorités ont failli à leur obligation positive de
protéger le droit à la vie (…) il faut [que la Cour puisse] se convaincre que lesdites autorités
3
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Fiche thématique – Droit à la vie
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33
Fiche thématique – Droit à la vie
Affaire pendante
Tagayeva et autres c. Russie (requête no 26562/07)
Communiquée au gouvernement russe en avril 2012
Les requérants allèguent que l’Etat a manqué à ses obligations de protéger la vie durant la prise d’otages à Beslan en 2004.
Aspect procédural des obligations positives
L’article 2 impose aux Etats des obligations positives d’ordre procédural, l’Etat ayant notamment le devoir de mener une
enquête sur les décès éventuellement survenus en violation des dispositions de la Convention (McCann et autres c. RoyaumeUni)
Il s’agit essentiellement, au travers d’une telle enquête, d’assurer l’application effective des lois internes qui protègent le droit
à la vie et, dans les affaires où des agents ou organes de l’Etat sont impliqués, de garantir que ceux-ci aient à rendre des
comptes au sujet des décès survenus sous leur responsabilité (Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 137, Jasinskis c.
Lettonie, no 45744/08, arrêt du 21.12.2010, § 72).
Une enquête doit répondre aux exigences suivantes : indépendance, célérité et diligence, capacité à établir les faits
pertinents, et accès du public et des proches.
Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni
14.03.2002
L’affaire concernait le meurtre du fils des requérants par un codétenu.
Violation de l’article 2 en raison de deux défauts (bien que l’enquête ait rempli la plupart des autres critères d’effectivité) :
absence de pouvoir de contraindre les témoins à comparaître et absence de publicité de la procédure – les requérants n’ayant
pu assister que pendant trois jours aux travaux de la commission d’enquête.
(Voir également l’affaire Seidova et autres c. Bulgarie, no 310/04, arrêt du 18.11.2010, dans laquelle les proches de la
victime furent exclus de l’enquête sur la mort de leur époux et père).
Dans plusieurs affaires, la Cour a conclu à la violation de l’article 2 au motif qu’aucune véritable mesure d’enquête n’avait
été prise par les procureurs chargés de l’enquête. Par exemple : Kolevi c. Bulgarie, arrêt du 05.11.2009 : impossibilité
d’engager des poursuites contre le procureur général soupçonné par la famille d’être l’instigateur du meurtre de la victime et
sous le contrôle duquel l’enquête était menée.
La Cour a conclu à la violation de l’article 2 dans un certain nombre d’affaires bulgares en raison du recours à la force par la
police, ou du caractère ineffectif d’enquêtes et de poursuites concernant des meurtres et des blessures (Angelova et Iliev c.
Bulgarie, arrêt du 26.07.2007; Ognyanova et Choban c. Bulgarie, arrêt du 23.02.2006, Angelova c. Bulgarie, arrêt du
13.06.2002).
Obligation de « prendre toutes les mesures raisonnables pour découvrir s’il existait une motivation raciste et pour
établir si des sentiments de haine ou des préjugés fondés sur l’origine ethnique ont joué un rôle dans les évènements ».
Natchova et autres c. Bulgarie
06.07.2005 (Grande Chambre)
Angelova et Iliev c. Bulgarie
26.7.2007
Violation de l’article 14 (interdiction de la discrimination) combiné avec l’article 2 en ce
5
34
Fiche thématique – Droit à la vie
que les autorités n’ont pas recherché si le décès des proches des requérants avait pu avoir un mobile raciste.
Mižigárová c. Slovaquie
14.12.2010
Dans cette affaire, la requérante alléguait une violation de l’article 14 combiné avec l’article 2. Elle soutenait que le fait que
son époux était rom, conjugué au lourd passé d’abus contre les Roms en garde à vue, faisait peser sur l’Etat une obligation de
rechercher si le décès avait pu avoir un mobile raciste.
Violation de l’article 2 (décès et absence d’enquête effective).
Non-violation de l’article 14. La Cour a estimé que les autorités n’avaient pas disposé d’éléments suffisamment solides pour
faire entrer en jeu leur obligation d’enquêter sur l’existence d’un mobile prétendument raciste à l’origine du comportement
du policier.
La question de l’enquête effective dans le cadre d’évènements de grande envergure.
Sandru et autres c. Roumanie
08.12.2009
Violation de l’article 2. La Cour a conclu que les autorités roumaines n’avaient pas mené d’enquête effective à la suite de la
violente répression des manifestations anticommunistes de décembre 1989.
L’affaire Association « 21 décembre 1989 » et autres c. Roumanie (arrêt du 24.05.2011), qui avait pour contexte les
événements susmentionnés, concernait le décès du fils des requérants pendant les manifestations anticommunistes.
Violation de l’article 2 en raison de l’absence d’enquête effective sur le décès.
La Cour a noté que le constat de violation de l’article 2 auquel elle était parvenue en raison de l’absence d’enquête effective
relevait d’un problème à grande échelle, étant donné que plusieurs centaines de personnes étaient impliquées comme parties
lésées dans la procédure pénale critiquée. Elle a ajouté que des mesures générales au niveau national s’imposaient dans le
cadre de l’exécution de l’arrêt Association « 21 décembre 1989 » et autres c. Roumanie.
Jularić c. Croatie
20.01.2011
L’affaire concernait le meurtre du mari de la requérante par des membres des forces paramilitaires serbes (ou armée du
peuple yougoslave).
Skendžić et Krznarić c. Croatie
20.01.2011
L’affaire concernait la disparition du mari et père des requérants à la suite de son arrestation par la police croate.
Dans ces deux affaires concernant des crimes commis pendant la guerre pour la Patrie en Croatie, la Cour a conclu à
l’ineffectivité des enquêtes menées par les autorités croates, notamment en raison de l’inactivité de celles-ci et d’un conflit
d’intérêts.
Giuliani et Gaggio c. Italie
24.03.2011 (Grande Chambre)
L’affaire concernait le décès d’un jeune homme, alors qu’il prenait part à une manifestation contre la mondialisation lors du
sommet du G8 tenu à Gênes en 2001.
Non-violation de l’article 2 concernant le recours à la force meurtrière : celle-ci n’avait été ni excessive ni disproportionnée
par rapport à ce qui était absolument nécessaire pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale.
Non-violation de l’article 2 concernant le cadre législatif interne régissant l’utilisation de la force meurtrière ou concernant
les armes dont les forces de l’ordre étaient pourvues lors du G8 de Gênes.
6
35
Non-violation de l’article 2 concernant l’organisation et la planification des opérations de police lors du G8 de Gênes. S’il
incombe aux autorités d’assurer le déroulement pacifique des manifestations licites et la sécurité de tous les citoyens, « [elles]
ne sauraient pour autant le garantir de manière absolue et [elles] jouissent d’un large pouvoir d’appréciation dans le choix de
la méthode à utiliser à cet effet ».
Non-violation de l’article 2 pour ce qui est du défaut allégué d’enquête effective concernant le décès. La Cour a estimé qu’un
examen détaillé de la balle mortelle, qui était objet d’un litige entre les parties, n’avait pas constitué un élément essentiel,
puisqu’elle a conclu que le recours à la force mortelle était justifié.
36
LA PROTECTION DU CORPS HUMAIN
Articles 16 et suivants du Code civil
Cette protection du corps humain de la personne physique est assurée "dès le commencement de la vie"
La personne physique à droit au respect de son corps (article 16-1 du Code civil introduit par la loi du 29 juillet 1994).
Le corps humain est la personne même de l'être humain en droit civil.
Le corps humain est inviolable. Le droit civil sanctionne les dommages corporels par le biais des articles 1382s et 1146s.
Le corps humain est par ailleurs protégé par le droit pénal.
La loi interdit les prélèvements d'organes humains et de produits du corps humain sur une personne vivante si celle ci n'a pas
donné son consentement.
Le principe d'inviolabilité du corps humain est tempéré par les règles concernant les interventions chirurgicales d'urgence.
La personne physique a un droit à disposer de son corps mais dans des limites irréductibles. La loi du 20 décembre 1988 fixe
la protection des personnes dans les recherches médicales.
Les dispositions du Code civil concernant le respect du corps humain
Article 16
La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l'être humain
dès le commencement de sa vie.
Article 16-1
Chacun a droit au respect de son corps.
Le corps humain est inviolable.
Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l'objet d'un droit patrimonial.
Article 16-2
Le juge peut prescrire toutes mesures propres à empêcher ou faire cesser une atteinte illicite au corps humain ou des
agissements illicites portant sur des éléments ou des produits de celui-ci.
Article 16-3
Il ne peut être porté atteinte à l'intégrité du corps humain qu'en cas de nécessité médicale pour la personne ou à titre
exceptionnel dans l'intérêt thérapeutique d'autrui.
Le consentement de l'intéressé doit être recueilli préalablement hors le cas où son état rend nécessaire une intervention
thérapeutique à laquelle il n'est pas à même de consentir.
Article 16-4
Nul ne peut porter atteinte à l'intégrité de l'espèce humaine.
37
Toute pratique eugénique tendant à l'organisation de la sélection des personnes est interdite.
Est interdite toute intervention ayant pour but de faire naître un enfant génétiquement identique à une autre personne vivante
ou décédée.
Sans préjudice des recherches tendant à la prévention et au traitement des maladies génétiques, aucune transformation ne
peut être apportée aux caractères génétiques dans le but de modifier la descendance de la personne.
Article 16-5
Les conventions ayant pour effet de conférer une valeur patrimoniale au corps humain, à ses éléments ou à ses produits sont
nulles.
Article 16-6
Aucune rémunération ne peut être allouée à celui qui se prête à une expérimentation sur sa personne, au prélèvement
d'éléments de son corps ou à la collecte de produits de celui-ci.
Article 16-7
Toute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d'autrui est nulle.
Article 16-8
Aucune information permettant d'identifier à la fois celui qui a fait don d'un élément ou d'un produit de son corps et celui qui
l'a reçu ne peut être divulguée. Le donneur ne peut connaître l'identité du receveur ni le receveur celle du donneur.
En cas de nécessité thérapeutique, seuls les médecins du donneur et du receveur peuvent avoir accès aux informations
permettant l'identification de ceux-ci.
Article 16-9
Les dispositions du présent chapitre sont d'ordre public.
38
Décision n° 2012-249 QPC du 16 mai 2012
(Société Cryo-Save France)
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 20 mars 2012 par la Conseil d’État (décisions n° 348764 et 348765 du 19 mars 2012),
dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité posée par la
société Cryo-Save France relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du IV du quatrième alinéa
de l’article L. 1241-1 du code de la santé publique.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,
Vu la Constitution ;
Vu l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
Vu le code de la santé publique ;
Vu la loi n° 2011-814 du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique ;
Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de
constitutionnalité ;
Vu les observations produites pour la société requérante par la SCP Roche et associés, le 11 avril 2012 et le 25 avril 2012 ;
Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées le 11 avril 2012 ;
Vu les pièces produites et jointes au dossier ;
Me Thomas Roche, pour la société requérante, et M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, ayant été entendus à
l’audience publique du 10 mai 2012 ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
1. Considérant qu’aux termes du quatrième alinéa de l’article L. 1241-1 du code de la santé publique : « Le prélèvement de
cellules hématopoïétiques du sang de cordon et du sang placentaire ainsi que de cellules du cordon et du placenta ne peut être
effectué qu’à des fins scientifiques ou thérapeutiques, en vue d’un don anonyme et gratuit, et à la condition que la femme,
durant sa grossesse, ait donné son consentement par écrit au prélèvement et à l’utilisation de ces cellules, après avoir reçu une
information sur les finalités de cette utilisation. Ce consentement est révocable sans forme et à tout moment tant que le
prélèvement n’est pas intervenu. Par dérogation, le don peut être dédié à l’enfant né ou aux frères ou sœurs de cet enfant en
cas de nécessité thérapeutique avérée et dûment justifiée lors du prélèvement » ;
2. Considérant que, selon la société requérante, en privant les femmes qui accouchent d’une possibilité de prélèvement de
cellules du sang de cordon ou placentaire ou de cellules du cordon ou du placenta pour un usage familial ultérieur, le
législateur a porté atteinte à la liberté individuelle ; que ces dispositions, qui feraient obstacle à des prélèvements pouvant être
utiles pour la santé des membres de la famille, méconnaîtraient également l’objectif de valeur constitutionnelle de protection
de la santé ; qu’enfin, en privant les enfants nés sains et les enfants à naître d’une même fratrie de toute possibilité de
bénéficier d’une greffe des cellules du sang de cordon ou placentaire, alors que cette faculté est ouverte aux enfants malades
de la même fratrie, ces dispositions seraient contraires au principe d’égalité ;
3. Considérant qu’il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine de sa compétence, de modifier des
textes antérieurs ou d’abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d’autres dispositions, dès lors que, ce faisant, il ne
prive pas de garanties légales des exigences constitutionnelles ;
4. Considérant que la liberté personnelle est proclamée par les articles 1er, 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen de 1789 ;
5. Considérant qu’aux termes de son article 6, la loi est « la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse » ; que
le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il
déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en
résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit ;
6. Considérant qu’aux termes du onzième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, la Nation « garantit à
tous, notamment à l’enfant, à la mère (...) la protection de la santé » ;
39
7. Considérant, en premier lieu, que la législation antérieure à la loi du 7 juillet 2011 susvisée soumettait le recueil des
cellules du sang de cordon ou placentaire ou des cellules du cordon ou du placenta au régime de recueil des résidus
opératoires organisé par l’article L. 1245-2 du code de la santé publique ; que le législateur, en introduisant les dispositions
contestées, a retenu le principe du don anonyme et gratuit de ces cellules ; qu’il a entendu faire obstacle aux prélèvements des
cellules du sang de cordon ou placentaire ou des cellules du cordon ou du placenta en vue de leur conservation par la
personne pour un éventuel usage ultérieur notamment dans le cadre familial; que le choix du législateur de conditionner le
prélèvement de ces cellules au recueil préalable du consentement écrit de la femme n’a pas eu pour objet ni pour effet de
conférer des droits sur ces cellules ; qu’il n’appartient pas au Conseil constitutionnel, qui ne dispose pas d’un pouvoir général
d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, de substituer son appréciation à celle du législateur sur
les conditions dans lesquelles de telles cellules peuvent être prélevées et les utilisations auxquelles elles sont destinées ; que,
par suite, le grief tiré de la méconnaissance de la liberté personnelle doit être écarté ;
8. Considérant, en deuxième lieu, qu’en adoptant les dispositions contestées, le législateur n’a pas autorisé des prélèvements
de cellules du sang de cordon ou placentaire ou de cellules du cordon ou du placenta destinées à des greffes dans le cadre
familial en l’absence d’une nécessité thérapeutique avérée et dûment justifiée lors du prélèvement ; qu’il a estimé qu’en
l’absence d’une telle nécessité, les greffes dans le cadre familial de ces cellules ne présentaient pas d’avantage thérapeutique
avéré par rapport aux autres greffes ; qu’il n’appartient pas au Conseil constitutionnel, qui ne dispose pas d’un pouvoir
général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, de remettre en cause, au regard de l’état des
connaissances et des techniques, les dispositions ainsi prises par le législateur ; que, par suite, l’impossibilité de procéder à un
prélèvement de cellules du sang de cordon ou placentaire ou de cellules du cordon ou du placenta aux seules fins de
conservation par la personne pour un éventuel usage ultérieur notamment dans le cadre familial sans qu’une nécessité
thérapeutique lors du prélèvement ne le justifie ne saurait être regardée comme portant atteinte à la protection de la santé telle
qu’elle est garantie par le Préambule de 1946 ;
9. Considérant, en troisième lieu, que le législateur a réservé la possibilité de prélever des cellules du sang de cordon ou
placentaire ou des cellules du cordon ou du placenta pour un usage dans le cadre familial aux seuls cas où une nécessité
thérapeutique avérée et connue à la date du prélèvement le justifie ; qu’ainsi les dispositions contestées ne soumettent pas à
des règles différentes des personnes placées dans une situation identique ; que le principe d’égalité devant la loi n’est donc
pas méconnu ;
10. Considérant que les dispositions contestées ne sont contraires à aucun autre droit ou liberté garanti par la Constitution,
DÉCIDE :
Article 1er.– Le quatrième alinéa de l’article L. 1241-1 du code de la santé publique est conforme à la Constitution.
Article 2.– La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions
prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Rendu public le 16 mai 2012.
40
LE DROIT A LA SANTE : CONSTITUTION ET SANTE
Justin C. Kissangoula
Il résulte du Préambule de la constitution de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) que la santé est « un état de complet
bien-être physique, mental et social »1.
Partant de cette définition communément admise, il est possible et sans nul doute facile d’établir un lien entre « la
constitution et la santé » en disant de la constitution qu’elle est la mesure de l’état de santé d’une société donnée et, par voie
de conséquence, de l’état de santé des différents individus composant ladite société. Constitution et santé seraient ainsi
intimement liées.
Aussi facile soit-il, ce lien ne semble pourtant pas naturel.
On irait même jusqu’à dire que « la santé a longtemps échappé au droit »2, bien qu’il soit admis que « les interventions
publiques dans le domaine de la santé sont fort anciennes. Dès le Moyen-âge, il exist(ait) déjà une police sanitaire »3.
Etudiant, « le droit à la santé dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel », Virginie Saint-James constatait, en 1997,
que « les études consacrées à ce thème sont (…) peu nombreuses. Certes, la santé demeure un sujet d’étude mais guère sous
l’angle de l’actualité jurisprudentielle constitutionnelle et plutôt dans ses prolongements déontologiques nationaux et
internationaux »4. Plus près de nous, c’est-à-dire dans une fort belle étude publiée en 2011, Lise Casaux-Labrunée note que
« la santé occupe et préoccupe. Pour autant, une étude sur le « droit à la santé » paraît à première vue peu raisonnable, pour
au moins deux raisons. D’abord la difficulté si ce n’est l’impossibilité de définir précisément ce qu’est la santé, laquelle
présente (…), un caractère subjectif, relatif. Mais aussi parce que la plupart des « droits à » sont aujourd’hui des droits en
souffrance »5.
La santé serait ainsi non pas exclusivement mais essentiellement affaire des spécialistes de la santé, les médecins en premier
lieu, lesquels ont à ce titre développé leur propre système normatif, en l’occurrence les normes déontologiques propres à
l’exercice de la profession médicale.
Rien ne serait ainsi plus éloigné du champ de la santé que le droit étatique et plus spécifiquement la norme constitutionnelle.
Il convient pourtant de relever que la santé, sous ses différentes variantes, fut une matière constitutionnelle dès la première
constitution française du 3 septembre 17916. En effet, il est possible de lire ceci dans le Titre 1er portant sur les « Dispositions
fondamentales garanties par la Constitution » : « Il sera créé et organisé un établissement général des secours publics pour
élever les enfants abandonnés, soulager les pauvres infirmes, et fournir du travail aux pauvres valides qui n’auraient pu s’en
procurer »7.
La Constitution du 24 juin 1793 va encore plus loin en disposant aux articles 1er et 21 de sa Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen, d’abord que « le but de la société est le bonheur commun », ensuite que « les secours publics sont une
dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les
moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler »8 ;
L’article 356 de la constitution thermidorienne du 5 fructidor an III (22 août 1795) dispose que « la loi surveille
particulièrement les professions qui intéressent les mœurs publiques, la sûreté et la santé des citoyens »9 ;
Dans la Constitution du 4 novembre 1848, ce que l’on formalisera comme étant le droit à la santé y est énoncé d’abord au
point VIII de son Préambule aux termes duquel « La République doit protéger le citoyen dans sa personne, sa famille, sa
religion, sa propriété, son travail, et mettre à la portée de chacun l’instruction indispensable à tous les hommes ; elle doit,
par une assistance fraternelle, assurer l’existence des citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans les limites
de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d’état de travailler », ensuite à
l’article 13 du chapitre II portant sur les « Droits des citoyens garantis par la Constitution » disposant que « la Constitution
garantit aux citoyens la liberté de travail et de l’industrie. La société favorise et encourage le développement du travail par
l’enseignement primaire gratuit, l’éducation professionnelle, l’égalité de rapports entre le patron et l’ouvrier, les institutions
1
La Constitution de l’OMS a été adoptée par la Conférence internationale de la Santé, tenue à New York du 19 juin au 22 juillet 1946,
signée par les représentants de 61 Etats le 22 juillet 1946 et est entrée en vigueur le 7 avril 1948. L’Organisation mondiale de la santé a pour
le but d’« amener tous les peuples au niveau de santé le plus élevé possible ».
2
Voir notamment Jean-Michel Lemoyne De Forges, « Santé », Denis Alland, Stéphane Rials (Dir.), Dictionnaire de la culture juridique,
coll. Quadrige, Lamy-P.U.F, Paris, 2003, pp. 1384-1389 ; Didier Truchet, Droit de la santé publique, Mémentos Dalloz, 7e éd., Paris, 2009. 3
Ibidem.
4
Virginie Saint-James, « Le droit à la santé dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel », R.D.P, 1997. 460. 5
Lise Casaux-Labrunée, « Le droit à la santé », Remy Cabrillac, Marie-Anne Frison-Roche, Thierry Revet (Dir.), Libertés et droits
fondamentaux, 17e éd., Paris, Dalloz, 2011, 6
Voir Didier Truchet, Droit de la santé publique, Mémentos Dalloz, 7e éd., p. 7.
7
Maurice Duverger, Constitutions et documents politiques, coll. Themis, PUF, Paris, 1996
8
Ibidem.
9
Ibidem. 41
de prévoyance et de crédit, les institutions agricoles, les associations volontaires, et l’établissement, par l’Etat, les
départements et les communes, de travaux publics propres à employer les bras inoccupés ; elle fournit l’assistance aux
enfants abandonnés, aux infirmes et aux vieillards sans ressources, et que les familles ne peuvent secourir »10.
Cela revient à dire qu’en disposant au 11e alinéa de son Préambule que la Nation « (…) garantit à tous, notamment à l’enfant,
à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain
qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de
travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence », la constitution du 27 octobre 1946 se
situe dans la continuité des constitutions républicaines françaises qui saisissaient déjà la santé aussi bien dans sa dimension
collective que dans sa dimension individuelle.
Mieux, cette proclamation par la Constitution française de 1946 du droit à la protection de la santé se situe aussi dans un
vaste mouvement international de proclamation constitutionnelle du droit à la santé.
Au niveau des constitutions des Etats de l’Europe occidentale, l’article 32 de la Constitution italienne du 27 décembre 1947,
pour ne retenir que celle-ci, proclame en ce sens que « La République protège la santé publique comme droit fondamental de
l’individu et intérêt de la collectivité, et assure les soins gratuits aux indigents »11.
Au niveau cette fois-ci de la prise de conscience par la communauté internationale de l’érection de ce droit à la santé, c’est
d’un côté, le Préambule de la Constitution de l’Organisation Mondiale de la Santé du 7 avril 1948 qui proclame que « La
possession du meilleur état de santé qu’il est capable d’atteindre constitue l’un des droits fondamentaux de tout être humain,
quelle que soit sa race, sa religion, ses opinions politiques, sa conduite économique ou sociale. - La santé de tous les peuples
est une condition fondamentale de la paix du monde et de la sécurité ; elle dépend de la coopération la plus étroite des
individus et des Etats » ;
Et de l’autre, l’article 25-1 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) du 10 décembre 1948 qui énonce
que « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille,
notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux
nécessaires » ;
Un peu plus tard, il est revenu à l’article 11 de la Charte sociale européenne du 18 octobre 1961, ratifiée par la France en
1972, de proclamer pour toute personne « le droit de bénéficier de toutes les mesures lui permettant de jouir du meilleur état
de santé qu’elle puisse atteindre » ;
C’est encore, l’article 12-1 du Pacte relatif aux droits sociaux, économiques et culturels (PIDSEC) ouvert à la signature des
Etats par les Nations-Unies en 1966, auquel la France a adhéré en 1980, stipulant que « Toute personne a le droit de jouir du
meilleur état de santé physique et mental qu’elle est capable d’atteindre »12.
Ce mouvement s’est poursuivi aux niveaux international, régional et interne.
Aussi, en donnant valeur constitutionnelle positive aux dispositions précitées du 11e alinéa du Préambule de la Constitution
de 1946, ou pour être plus précis, en sanctionnant le droit à la protection de la santé, donc en érigeant le droit constitutionnel
à la santé parmi les droits constitutionnels positifs, le Conseil constitutionnel n’a en rien innové. Il aurait même tardé à lui
donner plein effet.
La question se pose dès lors de savoir pourquoi le droit constitutionnel à la protection de la santé ou plus classiquement le
droit constitutionnel à la santé demeure un droit constitutionnel à part pour ne pas dire un droit constitutionnel résiduel, à
l’instar du droit d’obtenir un emploi proclamé au 4e alinéa de ce même Préambule de la Constitution de 1946.
La réponse simple consisterait à dire qu’il s’agit d’un « droit à », c’est-à-dire un droit-créance ou encore un droit de la
deuxième génération13 qui est à ce titre barré par des droits de la première génération figurant notamment dans la Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
Mais cette réponse n’est guère satisfaisante en ce sens que d’autres droits-créances ou droits de la deuxième génération - cas
du droit de grève ou plus significativement du droit à une vie familiale normale découlant du 10e alinéa du même Préambule
de la Constitution de 194614 - bénéficient d’une plus grande effectivité.
Ibidem.
Voir dans le même sens l’article 43 de la Constitution du Royaume d’Espagne du 27 décembre 1978 ; l’article 64 de la Constitution
portugaise du 2 avril 1976 ; l’article 22 de la Constitution des Pays-Bas du 17 février 1983 ; l’article 23 de la Constitution Belge du 17
février 1994 (voir notamment Bertrand Mathieu, « La protection du droit à la santé par le juge constitutionnel. A propos et à partir de la
décision de la Cour constitutionnel italienne n° 185 du 20 mai 1998 », Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 6, janvier 1999... )
12
Voir notamment Lise Causaux-Labrunée, « Le droit à la santé », Remy Cabrillac, Marie-Anne Frison-Roche, Thierry Revet (Dir.), Libertés
et droits fondamentaux, 17e éd., Paris, Dalloz, 2011 13
Ibidem.
14
Cet alinéa 10 du Préambule de la Constitution de 1946 dispose que « La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires
à leur développement ». 10
11
42
Une autre réponse consistera à dire que son statut de droit à part lui vient de sa nature-propre, c’est-à-dire de ce qu’il s’agit
d’un « tiers-droit » ou encore d’un « droit conditionnel », ainsi appelé parce qu’il a besoin d’une reformulation technicienne
ou de la médiation des professionnels de santé pour s’épanouir15.
Et c’est à l’aune de cette nature-propre, de ce qu’il s’agit d’un « tiers-droit » qu’il convient de lire la jurisprudence
constitutionnelle portant sur le droit constitutionnel à la santé.
Il résulte de la jurisprudence constitutionnelle pertinente que le droit à la santé16, formulé dans le texte constitutionnel
français en tant que droit à la protection de la santé, échappe à la distinction, dont la pertinence n’a jamais été démontrée,
entre les droits de l’homme d’un côté et les droits du citoyen de l’autre. En tout état de cause, le droit à la protection de la
santé n’est pas un droit du citoyen, car les étrangers, y compris ceux en situation irrégulière et présents en France depuis
moins de trois mois, peuvent en revendiquer la jouissance.
Cela est on ne peut plus clair dans la décision n° 89-269 DC du 22 janvier 1990. Le Conseil constitutionnel y motive
notamment que l’exclusion des étrangers résidant régulièrement en France du bénéfice de l’allocation supplémentaire du
fonds national de solidarité - accordée à des personnes âgées, notamment à celle devenues inaptes au travail, dans le cas où
elles ne disposeraient pas d’un montant de ressources, qu’elle qu’en soit l’origine, leur assurant un minimum vital - dès lors
qu’ils ne peuvent se prévaloir d’engagements internationaux ou de règlements pris sur leur fondement, méconnaît le principe
constitutionnel d’égalité.
Dans la décision n° 2003-488 DC du 29 décembre 2003, Loi de finances rectificative pour 2003, le Conseil constitutionnel
était saisi d’une disposition législative privant les étrangers en situation irrégulière et présents en France depuis moins de
trois mois de l’aide médicale d’Etat qui réside dans la prise en charge par l’Etat des frais sanitaires mentionnés à l’article L.
251-2 du code de l’action sociale et des familles. S’il a admis que le législateur puisse, sans méconnaître le principe d’égalité,
écarter de l’aide médicale de l’Etat les étrangers qui sont en France depuis moins de trois mois, c’est parce que le législateur
leur a maintenu le bénéfice des soins urgents « dont l’absence mettrait en jeu le pronostic vital » ou pourrait conduire à une
altération grave et durable de leur état de santé.
En d’autres termes, c’est parce que ces étrangers en situation irrégulière et présents en France depuis moins de trois mois
jouissent autrement du droit à la protection de la santé que par le mécanisme de l’aide médicale d’Etat que le législateur n’a
pas privé de garanties légales l’exigence résultant du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 194617.
Ce n’est sans doute pas un hasard si c’est dans des décisions où était en cause la condition des étrangers que le Conseil
constitutionnel a véritablement affirmé la nature constitutionnelle positive de ce droit à la protection de la santé18.
Ainsi que cela résulte aussi bien de la jurisprudence de la Cour de cassation, de celle du Conseil d’Etat que de celle du
Conseil constitutionnel, le droit à la protection de la santé n’est pas non plus un droit constitutionnel fondamental.
La chambre sociale de la Cour de cassation de cassation l’a dit à sa manière en jugeant notamment que la référence au droit
constitutionnel à la protection de la santé n’était pas de nature à permettre d’imposer à une Caisse primaire d’assurance
maladie la prise en charge de fournitures pharmaceutiques dans les conditions non prévues par la législation et la
réglementation en vigueur19.
La position du Conseil d’Etat est aussi connue. Dans son ordonnance du 8 septembre 2005, Garde des Sceaux, Ministre de la
Justice c/ Bunel, req. n° 284803, il motive que si « la protection de la santé constitue un principe de valeur constitutionnelle,
15
Voir par exemple, Conseil constitutionnel, n° 89-269 DC du 22 janvier 1990, cons. 26 : « La réalisation de l’objectif de la protection de la
santé publique est favorisée par le recours à une convention pour régir les rapports entre les caisses primaires d’assurance maladie et les
médecins, puisqu’elle vise à diminuer la part des honoraires médicaux qui restera en définitive à la charge des assurés sociaux » ; Conseil
constitutionnel, n° 90-287 DC du 16 janvier 1991, cons. 10-12 : « L’objectif de protection de la santé publique suppose que les personnes
exerçant les professions de médecin, chirurgien-dentiste et pharmacien aient une qualification et donc une formation suffisantes » ; Conseil
constitutionnel, n° 2004-504 DC du 12 août 2004, cons. 5 : « La protection de la santé implique la prévention des prescriptions inutiles ou
dangereuses ; Conseil constitutionnel, n° 2009-584 DC du 16 juillet 2009, cons. 19 (Sur tous ces points, voir Pierre De Montalivet,
commentaire sous la décision du Conseil constitutionnel n° 90-283 DC du 8 janvier 1991, Michel Verpeaux, Pierre De Montalivet, Agnès
Roblot-Troizier, Ariane Vidal-Naquet, Droit constitutionnel. Les grandes décisions de la jurisprudence, coll. Themis droit, PUF, Paris, 2011,
p. 482) ;
16
Voir par exemple, Conseil constitutionnel, Décision n° 77-92 DC du 18 janvier 1978, cons. 2 ; Conseil constitutionnel, Décision n° 2005523 DC du 29 juillet 2005, cons. 6 ( Sur cette distinction entre droit constitutionnel à la santé et droit à la protection de la santé dans la
jurisprudence du Conseil constitutionnel, voir Pierre De Montalivet, commentaire sous la décision du Conseil constitutionnel n° 90-283 DC
du 8 janvier 1991, Michel Verpeaux, Pierre De Montalivet, Agnès Roblot-Troizier, Ariane Vidal-Naquet, Droit constitutionnel. Les grandes
décisions de la jurisprudence, coll. Themis droit, PUF, Paris, 2011, p.475)
17
Dans sa décision du 27 mai 2008, N. c/ Royaume-Uni (n° 26565/05), la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que l’article 3 de la
Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales n’emporte pas l’obligation pour un Etat de
fournir gratuitement et de manière illimitée des soins aux personnes en situation irrégulière (cité par Xavier Dupré De Boulois, Droits et
libertés fondamentaux, op. cit., p. 65).
18
Voir par exemple, Décision n° 89-269 DC du 22 janvier 1990, cons. 26 ; Décision n° 93-325 DC du 13 août 1993, cons. N° 70
19
Voir Soc. 10 octobre 1996, CPAM Valenciennes c/ Duwelz, n° 92-21250 (citée par Xavier Dupré de Boulois, Droits et libertés
fondamentaux, coll. Licence Droit, P.U.F, Paris, 2010, p.44).
43
il n’en résulte pas (…) que le droit à la santé soit au nombre des libertés fondamentales auxquelles s’applique l’article L.
521-2 du Code de justice administrative ».
Quant au Conseil constitutionnel, il soutient « qu'il incombe au législateur comme à l'autorité réglementaire, selon leurs
compétences respectives, de déterminer, dans le respect des principes posés par le onzième alinéa du Préambule, leurs
modalités concrètes d'application ; qu'il leur appartient en particulier de fixer des règles appropriées tendant à la réalisation
de l'objectif défini par le Préambule ; qu'à cet égard, le recours à une convention pour régir les rapports entre les caisses
primaires d'assurance maladie et les médecins vise à diminuer la part des honoraires médicaux qui restera, en définitive, à
la charge des assurés sociaux et, en conséquence, à permettre l'application effective du principe posé par les dispositions
précitées du Préambule ; que la possibilité d'organiser par des conventions distinctes les rapports entre les caisses primaires
d'assurance maladie et respectivement les médecins généralistes et les médecins spécialistes a pour dessein de rendre plus
aisée la conclusion de telles conventions ; que, dans ces conditions, il ne saurait être fait grief à l'article 17 de la loi de
méconnaître les dispositions du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 » (Décision n° 89-269 DC du 22
janvier 1990).
Dans le même sens, il vient par exemple d’indiquer que « le législateur n’a pas privé de garanties légales les exigences
constitutionnelles du onzième alinéa du Préambule de 1946 relatives au droit à la protection de la santé en adoptant des
dispositions qui imposent aux opérateurs de jeux, d’une part, de faire obstacle à la participation des personnes interdites de
jeu et, d’autre part, de mettre en place différentes mesures destinées à prévenir et lutter contre l’assuétude ; qui interdisent
que les mineurs prennent part aux jeux d’argent et de hasard et prohibent la publicité de tels jeux à destination des mineurs ;
qui soumettent les opérateurs de jeux à des obligations en faveur de la promotion du « jeu responsable » et qui interdisent le
jeu à crédit »20.
Enfin, et c’est en cela qu’il peut véritablement être qualifié de « tiers-droit », le droit constitutionnel à la protection de la
santé est un objectif et/ou une exigence, voire un impératif de valeur constitutionnelle. Ce qui veut très simplement dire qu’il
est multidimensionnel : il peut par exemple servir pour limiter la portée d’autres droits et libertés constitutionnels, dans ce
cas, il fait corps avec les notions d’intérêt général ou d’ordre public sanitaire mais il peut aussi servir à exiger des différents
acteurs chargés de le mettre en œuvre d’agir dans un certain sens, dans ce cas, il peut prendre la forme du principe de
précaution ou la forme d’objectif de « maîtrise de l’évolution des dépenses de santé ».
Dans sa décision n° 90-283 DC du 8 janvier 1991 (Rec., p. 11), le Conseil constitutionnel soutient en ce sens d’une part que
« l'article 3 de la loi n'interdit, ni la production, ni la distribution, ni la vente du tabac ou des produits du tabac ; qu'est
réservée la possibilité d'informer le consommateur à l'intérieur des débits de tabac ; que la prohibition d'autres formes de
publicité ou de propagande est fondée sur les exigences de la protection de la santé publique, qui ont valeur constitutionnelle
; qu'il suit de là que l'article 3 de la loi ne porte pas à la liberté d'entreprendre une atteinte qui serait contraire à la
Constitution ». (cons.15) ; Et d’autre part que « les restrictions apportées par le législateur à la propagande ou à la publicité
en faveur des boissons alcooliques ont pour objectif d'éviter un excès de consommation d'alcool, notamment chez les jeunes ;
que de telles restrictions reposent sur un impératif de protection de la santé publique, principe de valeur constitutionnelle ;
que le législateur qui a entendu prévenir une consommation excessive d'alcool, s'est borné à limiter la publicité en ce
domaine, sans la prohiber de façon générale et absolue ; que, de surcroît, les dispositions de l'article L. 17 du code des débits
de boissons et des mesures contre l'alcoolisme, telles qu'elles résultent de l'article 10-IV de la loi, ne produiront effet qu'à
compter du 1er janvier 1993 ; qu'au surplus, postérieurement à cette date, l'article 11 de la loi déférée prévoit que, par
dérogation à l'article L. 17, "l'exécution des contrats en cours au 1er janvier 1991 des opérations de publicité dans l'enceinte
des débits de boissons est poursuivie jusqu'au 31 décembre 1993" » (cons. 29)21.
De la santé retrouvée de la Constitution à la constitution de la santé, il n’y a ainsi qu’un pas que la Question Prioritaire de
Constitutionnalité permet allègrement de franchir…
Décision n° 2010-605 DC du 12 mai 2010, cons. 34, Rec., p. 78.
Pour le commentaire de cette décision, voir Pierre De Montalivet, commentaire sous la décision du Conseil constitutionnel n° 90-283 DC
du 8 janvier 1991, Michel Verpeaux, Pierre De Montalivet, Agnès Roblot-Troizier, Ariane Vidal-Naquet, Droit constitutionnel. Les grandes
décisions de la jurisprudence, coll. Themis droit, PUF, Paris, 2011, p.475
20
21
44
LE DROIT A UNE VIE PRIVEE FAMILIALE
Décision n° 99-416 DC du 23 juillet 1999
Loi portant création d'une couverture maladie universelle
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 1er juillet 1999 dans les conditions prévues à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution
de la conformité à celle-ci de la loi portant création d'une couverture maladie universelle,
Le Conseil constitutionnel,
Vu la Constitution ;
Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment le
chapitre II du titre II de ladite ordonnance ;
Vu la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 modifiée relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés ;
Vu la loi n° 89-1009 du 31 décembre 1989 modifiée renforçant les garanties offertes aux personnes assurées contre certains
risques ;
Vu la loi n° 91-650 du 9 juillet 1991 modifiée portant réforme des procédures civiles d'exécution ;
Vu la loi n° 93-936 du 22 juillet 1993 modifiée relative aux pensions de retraite et à la sauvegarde de la protection sociale ;
Vu le code général des impôts ;
Vu le code de la santé publique ;
Vu le code rural ;
Vu le code des assurances ;
Vu le code de la sécurité sociale ;
Vu les observations du Gouvernement enregistrées le 13 juillet 1999 ;
Le rapporteur ayant été entendu,
1. Considérant que les députés requérants demandent au Conseil constitutionnel de déclarer non conforme à la Constitution la
loi portant création d'une couverture maladie universelle ; qu'ils contestent la régularité de la procédure d'adoption du titre V
de la loi et mettent en cause la conformité à la Constitution, en tout ou partie, de ses articles 3, 14, 18, 20, 23, 27, 36 et 41 ;
- SUR LES GRIEFS DIRIGES CONTRE LES DISPOSITIONS RELATIVES A LA " COUVERTURE MALADIE
UNIVERSELLE "
. En ce qui concerne l'égalité entre assurés sociaux :
2. Considérant qu'aux termes de son article 1er, la loi déférée a pour objet de créer, " pour les résidents de la France
métropolitaine et des départements d'outre-mer, une couverture maladie universelle qui garantit à tous une prise en charge
des soins par un régime d'assurance maladie, et aux personnes dont les revenus sont les plus faibles le droit à une protection
complémentaire et à la dispense d'avance de frais " ; qu'à cet effet, l'article 3 de la loi insère au titre VIII du livre III du code
de la sécurité sociale, dans un chapitre préliminaire intitulé : " Personnes affiliées au régime général du fait de leur résidence
en France ", un article L. 380-1 aux termes duquel : " Toute personne résidant en France métropolitaine ou dans un
département d'outre-mer de façon stable et régulière relève du régime général lorsqu'elle n'a droit à aucun autre titre aux
prestations en nature d'un régime d'assurance maladie et maternité " ; qu'il est précisé par le nouvel article L. 380-2, inséré
dans le même chapitre par l'article 3, que les personnes ainsi affiliées au régime général " sont redevables d'une cotisation
lorsque leurs ressources dépassent un plafond fixé par décret, révisé chaque année pour tenir compte de l'évolution des prix" ;
que, par ailleurs, l'article 20 de la loi place dans le chapitre 1er du nouveau titre VI du livre VIII du code de la sécurité
sociale, intitulé " Protection complémentaire en matière de santé ", un article L. 861-1 dont le premier paragraphe dispose : "
Les personnes résidant en France dans les conditions prévues par l'article L. 380-1, dont les ressources sont inférieures à un
plafond déterminé par décret, révisé chaque année pour tenir compte de l'évolution des prix, ont droit à une couverture
complémentaire dans les conditions définies à l'article L. 861-3. Ce plafond varie selon la composition du foyer et le nombre
de personnes à charge" ; que l'article L. 861-3 énumère les dépenses de santé qui seront prises en charge " sans contrepartie
contributive " au titre de la protection complémentaire ainsi instituée ;
3. Considérant que les requérants font grief à ces dispositions d'instituer de " graves inégalités entre assurés sociaux ", en
méconnaissance de l'article 2 de la Constitution, de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et
du " droit constitutionnel à l'égalité d'accès aux soins " qui découle du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de
1946 ; qu'ils font valoir que ce dispositif institue " un seuil couperet " excluant du bénéfice de la couverture maladie
45
universelle les personnes dont les revenus sont à peine supérieurs au plafond, alors même que celles-ci disposent d'un niveau
de ressources voisin de celui de ses bénéficiaires ; qu'aucun dispositif n'est prévu par la loi pour tempérer les conséquences
néfastes de cet " effet de seuil " pour de nombreuses personnes défavorisées ; qu'en outre, le montant de 3 500 francs de
revenus mensuels envisagé pour une personne seule se situe en dessous des minima sociaux ainsi que du seuil de pauvreté ;
que, par ailleurs, ce dispositif ne permet pas de résoudre les difficultés résultant des disparités existant entre les différents
régimes de sécurité sociale, certaines personnes devant continuer à cotiser pour un régime de base, alors que leurs revenus
sont inférieurs au seuil d'accès à la couverture maladie universelle ;
4. Considérant qu'aux termes du dixième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 : " La Nation assure à l'individu et à
la famille les conditions nécessaires à leur développement " ; que, selon son onzième alinéa : " Elle garantit à tous,
notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les
loisirs... " ;
5. Considérant qu'il incombe au législateur, comme à l'autorité réglementaire, conformément à leurs compétences respectives,
de déterminer, dans le respect des principes posés par ces dispositions, les modalités concrètes de leur mise en œuvre ;
6. Considérant, en particulier, qu'il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine qui lui est réservé par
l'article 34 de la Constitution, d'adopter, pour la réalisation ou la conciliation d'objectifs de nature constitutionnelle, des
modalités nouvelles dont il lui appartient d'apprécier l'opportunité ; que, cependant, l'exercice de ce pouvoir ne saurait aboutir
à priver de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel ;
7. Considérant que le grief tiré de l'existence d'un " effet de seuil " n'a pas la même portée selon qu'il s'agit de la couverture
de base ou de la couverture complémentaire ;
8. Considérant, en premier lieu, que l'article L. 380-2 du code de la sécurité sociale se borne à exonérer de cotisations,
s'agissant de la couverture de base attribuée sur critère de résidence en application de l'article L. 380-1 du même code, les
personnes affiliées au régime général du fait de leur résidence en France lorsque leurs revenus sont inférieurs à un plafond
fixé par décret ; que les cotisations dues par les personnes dont les ressources excèdent ce plafond sont proportionnelles à la
part de leurs ressources dépassant ledit plafond ; que, par suite, le moyen tiré de l'existence d'un " effet de seuil " manque en
fait s'agissant de la couverture de base ;
9. Considérant, par ailleurs, que le législateur s'est fixé pour objectif, selon les termes de l'article L. 380-1 précité, d'offrir une
couverture de base aux personnes n'ayant " droit à aucun autre titre aux prestations en nature d'un régime d'assurance maladie
et maternité " ; que le principe d'égalité ne saurait imposer au législateur, lorsqu'il s'efforce, comme en l'espèce, de réduire les
disparités de traitement en matière de protection sociale, de remédier concomitamment à l'ensemble des disparités existantes ;
que la différence de traitement dénoncée par les requérants entre les nouveaux bénéficiaires de la couverture maladie
universelle et les personnes qui, déjà assujetties à un régime d'assurance maladie, restent obligées, à revenu équivalent, de
verser des cotisations, est inhérente aux modalités selon lesquelles s'est progressivement développée l'assurance maladie en
France ainsi qu'à la diversité corrélative des régimes, que la loi déférée ne remet pas en cause ;
10. Considérant, en second lieu, s'agissant de la couverture complémentaire sur critère de ressources prévue par l'article L.
861-1 du code de la sécurité sociale, que le législateur a choisi d'instituer au profit de ses bénéficiaires, compte tenu de la
faiblesse de leurs ressources et de la situation de précarité qui en résulte, une prise en charge intégrale des dépenses de santé
et une dispense d'avance de frais, l'organisme prestataire bénéficiant d'une compensation financière de la part d'un
établissement public créé à cet effet par l'article 27 de la loi ; que le choix d'un plafond de ressources, pour déterminer les
bénéficiaires d'un tel régime, est en rapport avec l'objet de la loi ; qu'il n'appartient pas au Conseil constitutionnel de
rechercher si les objectifs que s'est assignés le législateur auraient pu être atteints par d'autres voies, dès lors que les
modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées ; qu'en l'espèce, en raison tout à la fois des options
prises, du fait que la protection instituée par la loi porte sur des prestations en nature et non en espèces, du fait que ces
prestations ont un caractère non contributif, et eu égard aux difficultés auxquelles se heurterait en conséquence l'institution
d'un mécanisme de lissage des effets de seuil, le législateur ne peut être regardé comme ayant méconnu le principe d'égalité ;
11. Considérant, toutefois, qu'il appartiendra au pouvoir réglementaire de fixer le montant des plafonds de ressources prévus
par les articles L. 380-2 et L. 861-1 du code de la sécurité sociale, ainsi que les modalités de leur révision annuelle, de façon
à respecter les dispositions précitées du Préambule de la Constitution de 1946 ; que, sous cette réserve, le grief doit être
écarté ;
. En ce qui concerne l'égalité entre les organismes d'assurance maladie et les organismes de protection sociale
complémentaire :
12. Considérant qu'en vertu de l'article L. 861-4 inséré dans le code de la sécurité sociale par l'article 20 de la loi déférée, les
personnes en droit de bénéficier de la couverture complémentaire prévue à l'article L. 861-1 obtiennent le bénéfice des
prestations qui leur sont dues, à leur choix, soit auprès des organismes d'assurance maladie, gestionnaires de ces prestations
pour le compte de l'État, soit par adhésion à une mutuelle, ou par souscription d'un contrat auprès d'une institution de
prévoyance ou d'une société d'assurance ; que le " Fonds de financement de la protection complémentaire de la couverture
universelle du risque maladie " créé par l'article L. 862-1, inséré dans le code de la sécurité sociale par l'article 27 de la loi
déférée, versera en contrepartie aux organismes d'assurance maladie une somme égale aux dépenses engagées ; que la
compensation prévue par l'article L. 862-4 du même code pour les mutuelles, les institutions de prévoyance et les sociétés
d'assurance est une somme trimestrielle forfaitaire de 375 francs par personne prise en charge s'imputant sur la contribution
spéciale à laquelle ces organismes sont assujettis en vertu du même article ;
46
13. Considérant que, selon les requérants, les modalités ainsi retenues instituent une " concurrence déloyale entre des
organismes placés dans la même situation et cela sans qu'un motif d'intérêt général le justifie " ; qu'en raison du " monopole
reconnu aux caisses primaires concernant l'instruction des dossiers de demande de couverture maladie universelle ", les
bénéficiaires de celle-ci " se tourneront tout naturellement vers les caisses pour leur protection complémentaire " ; que cette
disparité est aggravée par les modalités de compensation des dépenses engagées au titre de la couverture complémentaire, les
organismes d'assurance maladie ayant droit au remboursement intégral des dépenses effectuées, alors que les organismes de
protection sociale complémentaire ne toucheront qu'une somme forfaitaire ; qu'en outre, cet avantage concurrentiel constitue
" un abus de position dominante " au sens de l'article 86 du Traité instituant la Communauté européenne ;
14. Considérant que, s'il est vrai que les conditions de compensation des dépenses engagées au titre de la protection
complémentaire des bénéficiaires de la couverture maladie universelle ne sont pas les mêmes selon que le choix des
intéressés se porte sur un organisme d'assurance maladie ou sur un organisme de protection sociale complémentaire, les
différences de traitement qui en résultent entre organismes sont la conséquence de la différence de situation de ces derniers
au regard de l'objet de la loi ; qu'en effet, les organismes d'assurance maladie ont l'obligation de prendre en charge, dans le
cadre de leur mission de service public et pour le compte de l'État, la couverture complémentaire des bénéficiaires de la
couverture maladie universelle qui leur en font la demande ; qu'en revanche, les organismes de protection sociale
complémentaire ont la simple faculté de participer à ce dispositif et la liberté de s'en retirer ; que la différence de traitement
critiquée est en rapport direct avec l'objet de la loi, lequel consiste à garantir l'accès à une protection complémentaire en
matière de santé aux personnes dont les ressources sont les plus faibles ;
15. Considérant qu'est également conforme à cet objectif, en raison de la simplification des démarches qu'il permet, le choix
fait par le législateur de confier aux organismes d'assurance maladie la mission d'instruire toutes les demandes d'admission au
bénéfice de la couverture maladie universelle ; qu'il appartiendra néanmoins à ces organismes d'informer les assurés de la
possibilité de choix qui s'offre à eux et de leur communiquer, à cette fin, la liste des organismes de protection sociale
complémentaire ayant déclaré vouloir participer à ce dispositif ;
16. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que les différences de traitement critiquées ne sont pas contraires à la
Constitution ; qu'il n'appartient pas au Conseil constitutionnel, saisi en application de l'article 61 de la Constitution,
d'examiner la conformité à un traité de la loi qui lui est déférée ;
. En ce qui concerne l'égalité devant les charges publiques :
17. Considérant que les requérants soutiennent que le mode de financement de la couverture maladie universelle crée une
inégalité devant les charges publiques au détriment des organismes de protection sociale complémentaire ; qu'à l'appui de
leur argumentation, ils font valoir que seuls les organismes de protection sociale complémentaire seront assujettis au
prélèvement sur le " chiffre d'affaires santé ", institué par la loi en vue de financer la couverture médicale complémentaire des
bénéficiaires de la couverture maladie universelle ; que ce prélèvement sera, selon eux, soumis à l'impôt sur les sociétés et,
par suite, constitutif d'une double imposition ; que le coût dudit prélèvement sera mis doublement à la charge des adhérents
des organismes complémentaires " par l'impôt au titre de la solidarité et par l'accroissement de leurs cotisations
complémentaires afin de continuer à avoir un accès suffisant aux soins " ; qu'en revanche, " les organismes européens de
couverture complémentaire intervenant sur le marché français " pourront éviter d'être assujettis à ce prélèvement ;
18. Considérant que les requérants soutiennent également que la loi impose indûment aux organismes de protection sociale
complémentaire de " maintenir les droits du bénéficiaire de la couverture maladie universelle pendant l'année suivant sa
sortie de ce régime d'assurance maladie " ; qu'ils soutiennent enfin que la loi conduira à la résiliation de plein droit, sans
indemnisation, des contrats d'assurance complémentaire déjà souscrits par les futurs bénéficiaires de la couverture maladie
universelle ;
19. Considérant qu'aux termes de l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : " Pour l'entretien de la
force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également
répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés " ; que, si ce principe n'interdit pas au législateur de mettre à la
charge de certaines catégories de personnes des charges particulières en vue d'améliorer les conditions de vie d'autres
catégories de personnes, il ne doit pas en résulter de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques ; qu'en
outre, s'il est loisible au législateur d'apporter, pour des motifs d'intérêt général, des modifications à des contrats en cours
d'exécution, il ne saurait porter à l'économie des contrats légalement conclus une atteinte d'une gravité telle qu'elle
méconnaisse manifestement la liberté découlant de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ;
20. Considérant, en premier lieu, que l'article L. 862-4 du code de la sécurité sociale institue à la charge des organismes de
protection sociale complémentaire une contribution destinée à alimenter le " Fonds de financement de la protection
complémentaire de la couverture universelle du risque maladie " ; que cette contribution est assise sur " le montant hors taxes
des primes ou cotisations émises au cours d'un trimestre civil, déduction faite des annulations et des remboursements, ou, à
défaut d'émission, recouvrées, afférentes à la protection complémentaire en matière de frais de soins de santé, à l'exclusion
des réassurances " ;
21. Considérant qu'il appartient au législateur, lorsqu'il établit une imposition, d'en déterminer librement l'assiette et le taux
sous réserve du respect des principes et des règles de valeur constitutionnelle ; qu'en particulier, pour assurer le respect du
principe d'égalité, il doit fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu'il se propose ;
22. Considérant qu'en soumettant les organismes de protection sociale complémentaire à un prélèvement sur leur chiffre
d'affaires en matière de santé, le législateur a entendu les faire participer au financement de la couverture maladie universelle
; qu'il s'est fondé, à cette fin, sur des critères objectifs et rationnels ; qu'en définissant comme il l'a fait l'assiette de la
47
contribution en cause et en en fixant le taux à 1,75 %, le législateur n'a pas créé de rupture caractérisée de l'égalité devant les
charges publiques ; qu'il a pu exonérer de contribution les organismes d'assurance maladie en raison de leur place dans le
système de protection sociale, des missions de service public qui leur sont confiées et des contraintes spécifiques qui, de ce
fait, pèsent sur eux ;
23. Considérant, en deuxième lieu, que manque en fait le moyen tiré d'une double imposition, dès lors que la contribution
contestée sera, conformément aux dispositions du 4° du 1 de l'article 39 du code général des impôts, déductible du bénéfice
sur lequel est assis l'impôt sur les sociétés ;
24. Considérant, en troisième lieu, que la loi met la contribution qu'elle institue à la charge des organismes de protection
sociale complémentaire eux-mêmes et non de leurs adhérents ; que la circonstance que certains organismes pourraient en
répercuter le coût sur les primes et cotisations versées par leurs adhérents ne saurait entacher d'inconstitutionnalité les
dispositions critiquées ;
25. Considérant, en quatrième lieu, qu'en vertu du b de l'article L. 862-7, inséré dans le code de la sécurité sociale par l'article
27 de la loi déférée, " les organismes d'assurance et assimilés non établis en France et admis à y opérer en libre prestation de
services en application de l'article L. 310-2 du code des assurances désignent un représentant, résidant en France,
personnellement responsable des opérations déclaratives et du versement des sommes dues " ; que, par suite, ces organismes,
comme les autres organismes de protection sociale complémentaire, sont assujettis à la contribution instituée par la loi ; que
l'éventualité d'une méconnaissance de la loi ne saurait entacher celle-ci d'inconstitutionnalité ; que, dès lors, le grief tiré de ce
que, en violation de l'article L. 862-7 précité, les organismes complémentaires européens opérant sur le marché français
pourraient ne pas désigner de représentant ne peut être accueilli ;
26. Considérant, en cinquième lieu, qu'il résulte de l'article 6-1, inséré dans la loi susvisée du 31 décembre 1989 par l'article
23 de la loi déférée, qu'à l'expiration de son droit aux prestations, toute personne ayant bénéficié de la couverture maladie
universelle reçoit de l'organisme qui en assurait la charge " la proposition de prolonger son adhésion ou son contrat pour une
période d'un an, avec les mêmes prestations et pour un tarif n'excédant pas un montant fixé par arrêté " ; que, sous réserve
que l'arrêté qu'elles prévoient ne fixe pas le tarif maximal à un niveau entraînant une rupture caractérisée de l'égalité devant
les charges publiques, ces dispositions ne méconnaissent pas l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen
;
27. Considérant, enfin, qu'en prévoyant à l'article 6-2, inséré dans la même loi par l'article 23 de la loi déférée, que les
bénéficiaires de la couverture maladie universelle antérieurement affiliés à un organisme de protection sociale
complémentaire pourront obtenir de plein droit la résiliation de la garantie souscrite auprès de cet organisme, si ce dernier a
fait le choix de ne pas participer au dispositif créé par la loi, le législateur a mis en oeuvre l'exigence constitutionnelle
d'égalité devant la loi entre tous les bénéficiaires de la couverture maladie universelle ; que, n'ayant pas entendu exclure toute
indemnisation, le législateur n'a pas porté aux contrats en cours d'exécution une atteinte contraire, par sa gravité, aux
principes posés par les articles 4 et 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ;
. En ce qui concerne les principes fondamentaux de la protection sociale :
28. Considérant que les requérants soutiennent que la mise en œuvre du droit à la protection de la santé, affirmé par le
onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, suppose le respect de principes fondamentaux de la protection
sociale, de valeur constitutionnelle ; que la création de la couverture maladie universelle porterait à cet égard atteinte au "
principe contributif " en accordant la gratuité des prestations sans aucune compensation financière et en méconnaissant le "
principe de la liberté d'assurance " ; qu'elle contreviendrait en outre au " principe de remboursement des soins en fonction des
besoins et non des revenus " en plaçant sous conditions de ressources une partie de l'assurance maladie ; que, s'agissant de la
couverture complémentaire, seraient méconnus les " principes fondateurs d'adhésion, de cotisation, d'égalité de
remboursement et de participation à la vie de la famille mutualiste " ;
29. Considérant qu'aucun des principes ainsi invoqués par les requérants ne constitue une norme de valeur constitutionnelle ;
que les moyens tirés de leur violation sont, dès lors, inopérants ;
30. Considérant que, si les requérants soutiennent enfin que la loi risque à terme de remettre en cause le monopole de gestion
des régimes de base par les caisses de sécurité sociale, un tel moyen, lié à des suites purement éventuelles de la réforme, ne
peut être utilement invoqué à l'encontre de la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel ;
. En ce qui concerne le respect par le législateur de sa propre compétence :
31. Considérant que les requérants font valoir que le " Fonds de financement de la protection complémentaire de la
couverture universelle du risque maladie ", établissement public national à caractère administratif créé par l'article 27 de la
loi déférée, ne ressortit à aucune catégorie existante d'établissements publics ; que la loi aurait dû, dès lors, en fixer les règles
constitutives ; qu'en renvoyant au pouvoir réglementaire, notamment le soin de déterminer la composition de ses organes de
direction et les conditions de sa gestion, le législateur a méconnu la compétence qu'il tient de l'article 34 de la Constitution ;
32. Considérant que doivent être regardés comme entrant dans une même catégorie, au sens des dispositions de cet article, les
établissements dont l'activité s'exerce territorialement sous la même tutelle administrative et qui ont une spécialité analogue ;
33. Considérant que l'activité du Fonds de financement de la protection complémentaire de la couverture universelle du
risque maladie s'exercera, comme celle du Fonds de solidarité vieillesse, établissement public national à caractère
administratif régi par les articles L. 135-1 et suivants introduits dans le code de la sécurité sociale par la loi susvisée du 22
48
juillet 1993, sous la tutelle de l'État ; que les deux établissements publics ont pour mission de gérer des transferts financiers
entre l'État et les organismes de protection sociale ; qu'ainsi, les requérants ne sont pas fondés à soutenir que le fonds créé par
l'article 27 constituerait à lui seul une nouvelle catégorie d'établissements publics ; que le grief tiré de l'incompétence
négative du législateur doit être rejeté ;
- SUR LES GRIEFS DIRIGES CONTRE LES AUTRES DISPOSITIONS DE LA LOI :
. En ce qui concerne l'article 14 :
34. Considérant que le II de l'article 14 de la loi modifie l'article L. 652-3 du code de la sécurité sociale afin d'instaurer une
nouvelle procédure d'exécution forcée en vue du recouvrement des cotisations, majorations et pénalités de retard dues aux
organismes d'assurance maladie et maternité et aux caisses d'assurance vieillesse des professions non salariées non agricoles
qui bénéficient du privilège prévu par l'article L. 243-4 du code de la sécurité sociale ou ont donné lieu à une inscription de
privilège en application de l'article L. 243-5 du même code ; qu'en vertu du III de l'article 14, les dispositions de l'article L.
652-3 sont également applicables au recouvrement des cotisations dues par les employeurs et travailleurs indépendants aux
unions pour le recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales ; que le IX de l'article 14 de la loi
insère un article 1143-8 dans le code rural qui a pour effet la mise en place, au profit des caisses de mutualité sociale agricole,
d'une procédure de recouvrement identique à la précédente ;
35. Considérant qu'il résulte des dispositions contestées que, lorsqu'ils sont munis d'un titre exécutoire au sens de l'article 3 de
la loi du 9 juillet 1991 susvisée, les organismes sociaux habilités à décerner une contrainte, en application soit de l'article L.
244-9 du code de la sécurité sociale, soit de l'article 1143-2 du code rural, peuvent procéder à une opposition à tiers détenteur
; que cette opposition vaut injonction " aux tiers dépositaires, détenteurs ou redevables de sommes appartenant ou devant
revenir au débiteur, de verser, au lieu et place de celui-ci,... les fonds qu'ils détiennent ou qu'ils doivent à concurrence des
cotisations et des majorations et pénalités de retard " bénéficiant d'un privilège ou ayant donné lieu à une inscription de
privilège ; qu'une telle opposition peut ainsi être formée non seulement lorsque les organismes sont en possession d'un
jugement ayant force exécutoire reconnaissant leur droit de créance, mais aussi lorsqu'ils décernent eux-mêmes une
contrainte valant titre exécutoire ;
36. Considérant que les requérants font grief aux dispositions de l'article 14 d'être " contraires au respect des droits de la
défense et au principe du contradictoire " ; qu'ils relèvent à cet égard que, si l'assuré social peut contester la procédure, le juge
n'interviendra " qu'a posteriori et non a priori " ; qu'en outre, du fait qu'il " concentre entre les mains du seul créancier à la
fois la délivrance du titre exécutoire et l'exécution de celui-ci ", le dispositif en cause serait contraire au droit à un recours
juridictionnel effectif ;
37. Considérant que la régularité au regard de la Constitution des termes d'une loi déjà promulguée peut être utilement
contestée à l'occasion de l'examen par le Conseil constitutionnel de dispositions législatives qui affectent son domaine, la
complètent ou, même sans en changer la portée, la modifient ;
38. Considérant qu'aux termes de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : " Toute société dans
laquelle la garantie des droits n'est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution " ; qu'il
résulte de cette disposition qu'il ne doit pas être porté d'atteintes substantielles au droit des personnes intéressées d'exercer un
recours effectif devant une juridiction ; que le respect des droits de la défense constitue un des principes fondamentaux
reconnus par les lois de la République réaffirmés par le Préambule de la Constitution de 1946, auquel se réfère le Préambule
de la Constitution de 1958 ;
39. Considérant que, si le législateur peut conférer un effet exécutoire à certains titres délivrés par des personnes morales de
droit public et, le cas échéant, par des personnes morales de droit privé chargées d'une mission de service public, et permettre
ainsi la mise en œuvre de mesures d'exécution forcée, il doit garantir au débiteur le droit à un recours effectif en ce qui
concerne tant le bien-fondé desdits titres et l'obligation de payer que le déroulement de la procédure d'exécution forcée ; que,
lorsqu'un tiers peut être mis en cause, un recours effectif doit également lui être assuré ;
40. Considérant, en premier lieu, qu'il résulte des dispositions critiquées que la contrainte décernée par les divers organismes
intéressés, après mise en demeure restée infructueuse, peut être contestée par le débiteur devant le tribunal des affaires de
sécurité sociale ; que ce n'est qu'à l'expiration du délai prévu pour former ce recours que la contrainte comporte les effets d'un
jugement et que l'organisme créancier peut procéder à l'opposition à tiers détenteur ; qu'en outre, si la contrainte est contestée,
l'opposition à tiers détenteur ne peut être formée qu'une fois rendue une décision juridictionnelle exécutoire fixant les droits
de l'organisme créancier ; qu'une telle procédure sauvegarde le droit du débiteur d'exercer un recours juridictionnel ;
41. Considérant, en second lieu, que l'opposition à tiers détenteur est notifiée tant à celui-ci qu'au débiteur ; que, si elle
emporte attribution immédiate des sommes concernées à l'organisme créancier, elle peut cependant être contestée dans le
mois suivant sa notification devant le juge de l'exécution, tant par le débiteur que par le tiers détenteur ; que le paiement est
différé pendant le délai de recours et, en cas de recours, jusqu'à ce qu'il soit statué sur celui-ci, sauf décision contraire du juge
; qu'est dès lors garanti au débiteur comme au tiers détenteur, également à ce stade de la procédure, le respect de leur droit à
un recours effectif ;
42. Considérant que les voies de recours ouvertes au débiteur et au tiers détenteur par les dispositions critiquées respectent,
aux différents stades de la procédure, les droits de la défense et le principe du contradictoire qui en est le corollaire ;
49
. En ce qui concerne l'article 36 :
43. Considérant que l'article 36 modifie les articles L. 161-31 et L. 162-1-6 du code de la sécurité sociale relatifs au contenu
et à l'utilisation d'une "carte électronique individuelle inter-régimes" ainsi qu'à sa délivrance à tout bénéficiaire de l'assurance
maladie ;
44. Considérant que les requérants font grief à ce dispositif de porter atteinte au respect de la vie privée ; qu'ils font valoir que
le système informatisé de transmission d'informations relatives à la santé des titulaires de la carte ne présente pas toutes les
garanties et " comporte le risque d'être déjoué " ;
45. Considérant qu'aux termes de l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : " Le but de toute
association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la
propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression. " ; que la liberté proclamée par cet article implique le respect de la vie
privée ;
46. Considérant qu'aux termes du I de l'article L. 161-31 du code de la sécurité sociale, la carte électronique individuelle "
doit permettre d'exprimer de manière précise l'accord du titulaire ou de son représentant légal pour faire apparaître les
éléments nécessaires non seulement à la coordination des soins mais aussi à un suivi sanitaire " ; que le II du même article
dispose : " Dans l'intérêt de la santé du patient, cette carte comporte un volet de santé... destiné à ne recevoir que les
informations nécessaires aux interventions urgentes ainsi que les éléments permettant la continuité et la coordination des
soins " ; qu'en vertu du I de l'article L.162-1-6 du code de la sécurité sociale, l'inscription, sur la carte, de ces informations est
subordonnée dans tous les cas à l'accord du titulaire ou, s'agissant d'un mineur ou d'un majeur incapable, de son représentant
légal ; que les personnes habilitées à donner cet accord peuvent, par ailleurs, " conditionner l'accès à une partie des
informations contenues dans le volet de santé à l'utilisation d'un code secret qu'elles auront elles-mêmes établi " ; que
l'intéressé a accès au contenu du volet de santé par l'intermédiaire d'un professionnel de santé habilité ; qu'il dispose du droit
de rectification, du droit d'obtenir la suppression de certaines mentions et du droit de s'opposer à ce que, en cas de
modification du contenu du volet de santé, certaines informations soient mentionnées ; qu'en outre, il appartiendra à un décret
en Conseil d'État, pris après avis public et motivé du Conseil national de l'Ordre des médecins et de la Commission nationale
de l'informatique et des libertés, de fixer la nature des informations portées sur le volet de santé, les modalités d'identification
des professionnels ayant inscrit des informations sur ce volet, ainsi que les conditions dans lesquelles, en fonction des types
d'information, les professionnels de santé seront habilités à consulter, inscrire ou effacer les informations ; que la
méconnaissance des règles permettant la communication d'informations figurant sur le volet de santé, ainsi que celle des
règles relatives à la modification des informations, seront réprimées dans les conditions prévues par le VI de l'article L. 1621-6 du code de la sécurité sociale ; que les sanctions pénales prévues par ces dernières dispositions s'appliqueront sans
préjudice des dispositions de la section V du chapitre VI du titre II du livre deuxième du code pénal intitulée " Des atteintes
aux droits de la personne résultant des fichiers ou des traitements informatiques " ; qu'enfin, le législateur n'a pas entendu
déroger aux dispositions de l'article 21 de la loi du 6 janvier 1978 susvisée relatives aux pouvoirs de surveillance et de
contrôle de la Commission nationale de l'informatique et des libertés ;
47. Considérant que l'ensemble des garanties dont est assortie la mise en œuvre des dispositions de l'article 36 de la loi, au
nombre desquelles il convient de ranger les caractéristiques assurant la sécurité du système, sont de nature à sauvegarder le
respect de la vie privée ;
. En ce qui concerne l'article 41 :
48. Considérant que cet article insère dans la loi susvisée du 6 janvier 1978 un chapitre V ter intitulé " Traitement des
données personnelles de santé à des fins d'évaluation ou d'analyse des activités de soins et de prévention " comportant les
articles 40-11 à 40-15 ; que ces articles définissent les modalités de communication, y compris à des personnes extérieures à
l'administration, des données de santé en vue de permettre l'évaluation ou l'analyse des activités de soins et de prévention ;
que l'article 40-12 établit en principe que " les données issues des systèmes d'information visés à l'article L. 710-6 du code de
la santé publique, celles issues des dossiers médicaux détenus dans le cadre de l'exercice libéral des professions de santé,
ainsi que celles issues des systèmes d'information des caisses d'assurance maladie, ne peuvent être communiquées à des fins
statistiques d'évaluation ou d'analyse des pratiques et des activités de soins et de prévention que sous la forme de statistiques
agrégées ou de données par patient constituées de telle sorte que les personnes concernées ne puissent être identifiées. " ; qu'il
prévoit qu'il ne peut être dérogé à cette règle que sur autorisation de la Commission nationale de l'informatique et des
libertés, les données utilisées ne pouvant, dans ce cas, comporter ni le nom, ni le prénom des personnes, ni leur numéro
d'inscription au répertoire national d'identification des personnes physiques ; que les articles 40-13 à 40-15 déterminent les
pouvoirs de contrôle de la Commission nationale de l'informatique et des libertés ; qu'en particulier, celle-ci doit s'assurer de
la " nécessité de recourir à des données personnelles et de la pertinence du traitement au regard de sa finalité déclarée
d'évaluation ou d'analyse des pratiques ou des activités de soins et de prévention " ; que, dans l'hypothèse où le demandeur
n'apporte pas d'éléments suffisants pour attester la nécessité de disposer de certaines informations parmi celles dont le
traitement est envisagé, la Commission peut " interdire la communication de ces informations par l'organisme qui les détient
et n'autoriser le traitement que des données ainsi réduites " ; qu'elle dispose, à compter de sa saisine par le demandeur, d'un
délai de deux mois, renouvelable une seule fois, pour se prononcer, son silence valant décision de rejet ;
49. Considérant que les requérants soutiennent qu'en subordonnant la communication de " données statistiques anonymes " à
un " avis conforme de la Commission nationale de l'informatique et des libertés ", l'article 41 porte atteinte à la liberté de
communication énoncée à l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ; qu'au surplus, cette
50
formalité ne constitue pas, selon eux, " une garantie suffisante pour éviter la rupture de l'anonymat " ;
50. Considérant, en premier lieu, qu'il résulte des termes de la loi que les données de santé, si elles ne sont ni directement ni
indirectement nominatives, peuvent être librement communiquées ; que manque donc en fait le moyen tiré de ce que la loi
subordonne à autorisation de la Commission nationale de l'informatique et des libertés la communication de données ne
permettant pas l'identification des personnes ;
51. Considérant, en second lieu, qu'il appartenait au législateur d'instituer une procédure propre à sauvegarder le respect de la
vie privée des personnes, lorsqu'est demandée la communication de données de santé susceptibles de permettre
l'identification de ces personnes ; qu'en subordonnant cette communication à autorisation de la Commission nationale de
l'informatique et des libertés, le législateur, sans méconnaître l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen, a fixé en l'espèce des modalités assurant le respect de la vie privée ;
. En ce qui concerne les conditions d'adoption du titre V de la loi :
52. Considérant que les auteurs de la saisine font grief au titre V de la loi d'être sans rapport direct avec l'objet de cette
dernière et de constituer en lui-même une loi portant diverses mesures d'ordre social, adoptée en " contradiction avec les
règles tant de présentation que d'examen des projets de loi ordinaires " ; qu'il méconnaît, selon eux, la distinction entre projets
et propositions de loi, d'une part, et amendements, d'autre part ; qu'il doit être, en conséquence, " considéré comme contraire
aux articles 39 et 44 de notre Constitution, ainsi qu'aux droits fondamentaux reconnus des parlementaires " ;
53. Considérant qu'aux termes de la première phrase du deuxième alinéa de l'article 39 de la Constitution : " Les projets de loi
sont délibérés en Conseil des ministres après avis du Conseil d'État et déposés sur le bureau de l'une des deux assemblées " et
qu'aux termes du premier alinéa de son article 44 : " Les membres du Parlement et du Gouvernement ont le droit
d'amendement " ;
54. Considérant que le projet de loi portant création d'une couverture maladie universelle a été déposé sur le bureau de
l'Assemblée nationale le 3 mars 1999, après délibération du Conseil des ministres en date du même jour et avis du Conseil
d'État rendu le 1er mars 1999 ; qu'il comportait dès l'origine un titre IV, devenu titre V, intitulé " Modernisation sanitaire et
sociale " regroupant diverses dispositions d'ordre sanitaire et social ; que si, au cours de la procédure législative, plusieurs
dispositions ont été introduites dans ce titre par voie d'amendement, elles l'ont été avant la réunion de la commission mixte
paritaire, ne sont pas dénuées de lien avec le texte en discussion et ne dépassent pas, par leur objet ou leur portée, les limites
inhérentes au droit d'amendement ;
55. Considérant, en revanche, que l'article 42, relatif au contenu de l'étiquetage des denrées alimentaires préemballées, est
issu d'un amendement adopté après échec de la commission mixte paritaire ; qu'il est sans relation directe avec aucune des
dispositions du texte en discussion ; que son adoption n'est pas davantage justifiée par la nécessité d'une coordination avec
d'autres textes en cours d'examen au Parlement ; qu'il y a lieu, en conséquence, de le déclarer contraire à la Constitution
comme ayant été adopté au terme d'une procédure irrégulière ;
56. Considérant qu'il n'y a lieu pour le Conseil constitutionnel d'examiner d'office aucune question de conformité à la
Constitution ;
Décide :
Article premier : L'article 42 est déclaré contraire à la Constitution.
Article 2 : Sous les réserves énoncées dans la présente décision, les articles 3, 14, 18, 20, 23, 27, 36 et 41 sont déclarés
conformes à la Constitution.
Article 3 : La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.
51
LE DROIT A LA SURÊTE I : LES CONTRÔLES D’IDENTITE
Décision n° 93-323 DC du 05 août 1993
Loi relative aux contrôles et vérifications d'identité
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 12 juillet 1993 dans les conditions prévues à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution,
de la conformité à celle-ci de la loi relative aux contrôles et vérifications d'identité ;
Le Conseil constitutionnel,
Vu la Constitution ;
Vu la convention d'application de l'accord de Schengen, signée le 19 juin 1990 ;
Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
Vu le code de procédure pénale, notamment son article 78-2 ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
1. Considérant que les députés, auteurs de la saisine, défèrent au Conseil constitutionnel la loi relative aux contrôles et
vérifications d'identité dans son ensemble en faisant valoir que l'article 1er de cette loi méconnaîtrait différents principes et
règles de valeur constitutionnelle et que les autres dispositions de ladite loi, énoncées à ses articles 2 et 3, sont inséparables
de l'article 1er ;
2. Considérant que l'article 1er de la loi insère dans l'article 78-2 du Code de procédure pénale un sixième, un septième et un
huitième alinéas lesquels remplacent le sixième alinéa actuellement en vigueur ;
- SUR LE SIXIEME ALINEA DE L'ARTICLE 78-2 DU CODE DE PROCEDURE PENALE :
3. Considérant que cet alinéa prévoit un cas supplémentaire dans lequel peuvent être engagées des procédures de contrôle et
de vérification d'identité, sur réquisitions écrites du procureur de la République pour la recherche et la poursuite d'infractions,
dans des lieux et pour une période de temps qui doivent être précisés par ce magistrat ; qu'il indique que le fait que de tels
contrôles d'identité révèlent des infractions autres que celles visées dans les réquisitions du procureur de la République ne
constitue pas une cause de nullité des procédures incidentes ;
4. Considérant que les auteurs de la saisine soutiennent que cette dernière précision méconnaît la liberté individuelle et sa
protection par l'autorité judiciaire que garantit l'article 66 de la Constitution dès lors que la prise en compte d'infractions qui
ne seraient pas énoncées a priori par le procureur de la République prive selon eux "l'autorité judiciaire de toute maîtrise
effective de l'opération" ;
5. Considérant qu'il appartient au législateur d'assurer la conciliation entre, d'une part, l'exercice des libertés
constitutionnellement garanties et, d'autre part, les besoins de la recherche des auteurs d'infractions, qui sont nécessaires l'un
et l'autre à la sauvegarde de droits de valeur constitutionnelle ; qu'il incombe à l'autorité judiciaire, conformément à l'article
66 de la Constitution, d'exercer un contrôle effectif sur le respect des conditions de forme et de fond par lesquelles le
législateur a entendu assurer cette conciliation ;
6. Considérant que le législateur a confié au procureur de la République, magistrat de l'ordre judiciaire, la responsabilité de
définir précisément les conditions dans lesquelles les procédures de contrôle et de vérification d'identité qu'il prescrit doivent
être effectuées ; que la circonstance que le déroulement de ces opérations conduise les autorités de police judiciaire à relever
des infractions qui n'auraient pas été visées préalablement par ce magistrat ne saurait, eu égard aux exigences de la recherche
des auteurs de telles infractions, priver ces autorités des pouvoirs qu'elles tiennent de façon générale des dispositions du code
de procédure pénale ; que par ailleurs celles-ci demeurent soumises aux obligations qui leur incombent en application des
prescriptions de ce code, notamment à l'égard du procureur de la République ; que, dès lors, les garanties attachées au respect
de la liberté individuelle sous le contrôle de l'autorité judiciaire ne sont pas méconnues ; qu'ainsi le grief invoqué doit être
écarté ;
- SUR LE SEPTIEME ALINEA DE L'ARTICLE 78-2 DU CODE DE PROCEDURE PENALE :
7. Considérant que cet alinéa reprend des dispositions déjà en vigueur en vertu desquelles un contrôle d'identité peut être
opéré, selon les mêmes modalités que dans les autres cas, pour prévenir une atteinte à l'ordre public, notamment à la sécurité
des personnes ou des biens, en ajoutant la précision nouvelle selon laquelle peut être contrôlée l'identité de toute personne
"quel que soit son comportement" ;
8. Considérant que les députés auteurs de la saisine soutiennent que cet ajout en conduisant à autoriser des contrôles d'identité
sans que soient justifiés les motifs de l'opération effectuée, porte une atteinte excessive à la liberté individuelle en la privant
de garanties légales ;
52
9. Considérant que la prévention d'atteintes à l'ordre public, notamment d'atteintes à la sécurité des personnes ou des biens,
est nécessaire à la sauvegarde de principes et de droits ayant valeur constitutionnelle ; que toutefois la pratique de contrôles
d'identité généralisés et discrétionnaires serait incompatible avec le respect de la liberté individuelle ; que s'il est loisible au
législateur de prévoir que le contrôle d'identité d'une personne peut ne pas être lié à son comportement, il demeure que
l'autorité concernée doit justifier, dans tous les cas, des circonstances particulières établissant le risque d'atteinte à l'ordre
public qui a motivé le contrôle ; que ce n'est que sous cette réserve d'interprétation que le législateur peut être regardé comme
n'ayant pas privé de garanties légales l'existence de libertés constitutionnellement garanties ;
10. Considérant qu'il appartient aux autorités administratives et judiciaires de veiller au respect intégral de l'ensemble des
conditions de forme et de fond posées par le législateur ; qu'en particulier il incombe aux tribunaux compétents de censurer et
de réprimer les illégalités qui seraient commises et de pourvoir éventuellement à la réparation de leurs conséquences
dommageables ; qu'ainsi il revient à l'autorité judiciaire gardienne de la liberté individuelle de contrôler en particulier les
conditions relatives à la légalité, à la réalité et à la pertinence des raisons ayant motivé les opérations de contrôle et de
vérification d'identité ; qu'à cette fin il lui appartient d'apprécier, s'il y a lieu, le comportement des personnes concernées ;
- SUR LE HUITIEME ALINEA DE L'ARTICLE 78-2 DU CODE DE PROCEDURE PENALE :
11. Considérant que cette disposition autorise le contrôle de l'identité de toute personne en vue de vérifier le respect des
obligations de détention, de port et de présentation des titres et documents prévues par la loi non seulement dans des zones de
desserte de transports internationaux, mais encore dans une zone comprise entre la frontière terrestre de la France avec les
Etats parties à la Convention signée à Schengen le 19 juin 1990 et une ligne tracée à vingt kilomètres en deçà ; que cette
distance peut être portée jusqu'à quarante kilomètres par arrêté interministériel dans des conditions à prévoir par décret en
Conseil d'État ;
12. Considérant que l'article 3 de la loi déférée prévoit que les dispositions de cet alinéa ne prendront effet qu'à la date
d'entrée en vigueur de ladite Convention ;
13. Considérant que les auteurs de la saisine font valoir que les dispositions de cet alinéa imposent à la liberté individuelle
des restrictions excessives en la privant de garanties légales ; qu'elles méconnaissent les principes d'égalité devant la loi et
d'indivisibilité de la République dans la mesure où elles imposent à certaines personnes sans justification appropriée des
contraintes particulières liées à leurs attaches avec certaines parties du territoire français ; qu'ils ajoutent qu'en reconnaissant
au pouvoir réglementaire la latitude d'accroître très sensiblement les zones concernées, le législateur a méconnu sa propre
compétence ;
14. Considérant que les stipulations de la Convention signée à Schengen le 19 juin 1990 suppriment les contrôles "aux
frontières intérieures" concernant les personnes sauf pour une période limitée lorsque l'ordre public ou la sécurité nationale
l'exigent ; que le législateur a estimé que par les dispositions contestées il prenait dans le cadre de l'application de ces
stipulations des mesures nécessaires à la recherche des auteurs d'infractions et à la prévention d'atteintes à l'ordre public ;
15. Considérant que s'agissant, d'une part, des zones accessibles au public des ports, aéroports et gares ferroviaires ou
routières ouvertes au trafic international, d'autre part de celles qui sont comprises entre les frontières terrestres de la France
avec les Etats parties à la Convention et une ligne tracée à 20 kilomètres en deçà, le législateur a, dès lors que certains
contrôles aux frontières seraient supprimés, autorisé des contrôles d'identité ; que ceux-ci doivent être conformes aux
conditions de forme et de fond auxquelles de telles opérations sont de manière générale soumises ; que ces contrôles sont
effectués en vue d'assurer le respect des obligations, prévues par la loi, de détention, de port et de présentation de titres et
documents ; que les zones concernées, précisément définies dans leur nature et leur étendue, présentent des risques
particuliers d'infractions et d'atteintes à l'ordre public liés à la circulation internationale des personnes ; que, dès lors, la
suppression de certains contrôles aux frontières qui découlerait de la mise en vigueur des accords de Schengen pouvait
conduire le législateur à prendre les dispositions susmentionnées sans rompre l'équilibre que le respect de la Constitution
impose d'assurer entre les nécessités de l'ordre public et la sauvegarde de la liberté individuelle ; que les contraintes
supplémentaires ainsi occasionnées pour les personnes qui résident ou se déplacent dans les zones concernées du territoire
français ne portent pas atteinte au principe d'égalité dès lors que les autres personnes sont placées dans des situations
différentes au regard des objectifs que le législateur s'est assigné ; qu'en outre de telles dispositions ne sauraient être
regardées en elles-mêmes comme portant atteinte à l'indivisibilité de la République ;
16. Considérant en revanche qu'en ménageant la possibilité de porter la limite de la zone frontalière concernée au-delà de
vingt kilomètres, le législateur a apporté en l'absence de justifications appropriées tirées d'impératifs constants et particuliers
de la sécurité publique et compte tenu des moyens de contrôle dont par ailleurs l'autorité publique dispose de façon générale,
des atteintes excessives à la liberté individuelle ; que, de surcroît, le législateur a méconnu sa compétence en déléguant au
pouvoir réglementaire le soin de fixer cette extension ; que dès lors doivent être déclarés contraires à la Constitution les mots
suivants "cette ligne pouvant être portée, dans des conditions fixées par décret en Conseil d'État, jusqu'à 40 kilomètres par
arrêté conjoint du ministre de l'intérieur et du ministre de la justice" et les mots "conjoint des deux ministres susvisés" qui en
sont inséparables ;
Décide :
Article premier : Sont déclarés contraires à la Constitution, au quatrième alinéa de l'article 1er de la loi les mots " cette ligne
pouvant être portée, dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat, jusqu'à 40 kilomètres par arrêté conjoint du
ministre de l'intérieur et du ministre de la justice " et les mots : " conjoint des deux ministres susvisés ".
Article 2 : La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.
53
ARRÊT DE LA COUR (Grande Chambre)
22 juin 2010
«Renvoi préjudiciel – Article 267 TFUE – Examen de la conformité d’une loi nationale tant avec le droit de l’Union
qu’avec la Constitution nationale – Réglementation nationale prévoyant le caractère prioritaire d’une procédure
incidente de contrôle de constitutionnalité – Article 67 TFUE – Libre circulation des personnes – Suppression du
contrôle aux frontières intérieures – Règlement (CE) n° 562/2006 – Articles 20 et 21 – Réglementation nationale
autorisant des contrôles d’identité dans la zone comprise entre la frontière terrestre de la France avec les États parties
à la convention d’application de l’accord de Schengen et une ligne tracée à 20 kilomètres en deçà de cette frontière»
Dans les affaires jointes C-188/10 et C-189/10,
ayant pour objet des demandes de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduites par la Cour de
cassation (France), par décisions du 16 avril 2010, parvenues à la Cour le même jour, dans les procédures contre
Aziz Melki (C-188/10),
Sélim Abdeli (C-189/10),
LA COUR (Grande Chambre),
composée de M. V. Skouris, président, MM. J. N. Cunha Rodrigues, K. Lenaerts, J.-C. Bonichot, Mmes R. Silva de
Lapuerta et C. Toader, présidents de chambre, MM. K. Schiemann, E. Juhász, T. von Danwitz (rapporteur), J.-J.
Kasel et M. Safjan, juges,
avocat général : M. J. Mazák,
greffier : M. M.-A. Gaudissart, chef d’unité,
vu l’ordonnance du président de la Cour du 12 mai 2010 décidant de soumettre les renvois préjudiciels à une
procédure accélérée conformément aux articles 23 bis du statut de la Cour de justice de l’Union européenne et 104
bis, premier alinéa, du règlement de procédure,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 2 juin 2010,
considérant les observations présentées :
– pour MM. Melki et Abdeli, par Me R. Boucq, avocat,
– pour le gouvernement français, par Mme E. Belliard, M. G. de Bergues et Mme B. Beaupère-Manokha, en qualité
d’agents,
– pour le gouvernement belge, par Mmes C. Pochet et M. Jacobs ainsi que par M. T. Materne, en qualité d’agents,
assistés de Me F. Tulkens, avocat,
– pour le gouvernement tchèque, par M. M. Smolek, en qualité d’agent,
– pour le gouvernement allemand, par MM. J. Möller, B. Klein et N. Graf Vitzthum, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement hellénique, par Mmes T. Papadopoulou et L. Kotroni, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement néerlandais, par Mmes C. Wissels et M. de Ree, en qualité d’agents,
54
– pour le gouvernement polonais, par Mme J. Faldyga ainsi que par MM. M. Jarosz et M. Szpunar, en qualité
d’agents,
– pour le gouvernement slovaque, par Mme B. Ricziová, en qualité d’agent,
– pour la Commission européenne, par MM. J.-P. Keppenne et M. Wilderspin, en qualité d’agents,
l’avocat général entendu,
rend le présent
ARRÊT
1 Les demandes de décision préjudicielle portent sur l’interprétation des articles 67 TFUE et 267 TFUE.
2 Ces demandes ont été présentées dans le cadre de deux procédures engagées à l’encontre respectivement de MM. Melki et
Abdeli, tous deux de nationalité algérienne, et visant à obtenir la prolongation de leur maintien en rétention dans des
locaux ne relevant pas de l’administration pénitentiaire.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3 Aux termes du préambule du protocole (n° 19) sur l’acquis de Schengen intégré dans le cadre de l’Union européenne,
annexé au traité de Lisbonne (JO 2010, C 83, p. 290, ci-après le «protocole n° 19»):
«Les hautes parties contractantes,
notant que les accords relatifs à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes signés par certains
des États membres de l’Union européenne à Schengen le 14 juin 1985 et le 19 juin 1990, ainsi que les accords
connexes et les règles adoptées sur la base desdits accords, ont été intégrés dans le cadre de l’Union européenne par
le traité d’Amsterdam du 2 octobre 1997 ;
souhaitant préserver l’acquis de Schengen, tel que développé depuis l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam, et
développer cet acquis pour contribuer à la réalisation de l’objectif visant à offrir aux citoyens de l’Union un espace de
liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures ;
[…]
sont convenues des dispositions ci-après, qui sont annexées au traité sur l’Union européenne et au traité sur le
fonctionnement de l’Union européenne».
4 L’article 2 de ce protocole énonce:
«L’acquis de Schengen s’applique aux États membres visés à l’article 1er, sans préjudice de l’article 3 de l’acte
d’adhésion du 16 avril 2003 et de l’article 4 de l’acte d’adhésion du 25 avril 2005. Le Conseil se substitue au comité
exécutif institué par les accords de Schengen.»
5 Fait partie dudit acquis, notamment, la convention d’application de l’accord de Schengen, du 14 juin 1985, entre les
gouvernements des États de l’Union économique Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la
République française relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes (JO 2000, L 239, p.
19), signée à Schengen (Luxembourg) le 19 juin 1990 (ci-après la «CAAS»), dont l’article 2 concernait le
franchissement des frontières intérieures.
6 Aux termes de l’article 2, paragraphes 1 à 3, de la CAAS :
«1. Les frontières intérieures peuvent être franchies en tout lieu sans qu’un contrôle des personnes soit effectué.
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2. Toutefois, lorsque l’ordre public ou la sécurité nationale l’exigent, une Partie Contractante peut, après consultation
des autres Parties Contractantes, décider que, durant une période limitée, des contrôles frontaliers nationaux adaptés à
la situation seront effectués aux frontières intérieures. Si l’ordre public ou la sécurité nationale exigent une action
immédiate, la Partie Contractante concernée prend les mesures nécessaires et en informe le plus rapidement possible
les autres Parties Contractantes.
3. La suppression du contrôle des personnes aux frontières intérieures ne porte atteinte ni aux dispositions de l’article
22, ni à l’exercice des compétences de police par les autorités compétentes en vertu de la législation de chaque Partie
Contractante sur l’ensemble de son territoire, ni aux obligations de détention, de port et de présentation de titres et
documents prévues par sa législation.»
7 L’article 2 de la CAAS a été abrogé à partir du 13 octobre 2006, conformément à l’article 39, paragraphe 1, du règlement
(CE) n° 562/2006 du Parlement européen et du Conseil, du 15 mars 2006, établissant un code communautaire relatif
au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen, JO L 105, p. 1).
8 Aux termes de l’article 2, points 9 à 11, de ce règlement :
«Aux fins du présent règlement, on entend par :
[…]
9) ‘contrôle aux frontières’, les activités effectuées aux frontières, conformément au présent règlement et aux fins de
celui-ci, en réponse exclusivement à l’intention de franchir une frontière ou à son franchissement
indépendamment de toute autre considération, consistant en des vérifications aux frontières et en une
surveillance des frontières ;
10) ‘vérifications aux frontières’, les vérifications effectuées aux points de passage frontaliers afin de s’assurer que
les personnes, y compris leurs moyens de transport et les objets en leur possession peuvent être autorisés à
entrer sur le territoire des États membres ou à le quitter ;
11) ‘surveillance des frontières’, la surveillance des frontières entre les points de passage et la surveillance des points
de passage frontaliers en dehors des heures d’ouverture fixées, en vue d’empêcher les personnes de se
soustraire aux vérifications aux frontières».
9 L’article 20 du règlement n° 562/2006, intitulé «Franchissement des frontières intérieures», dispose :
«Les frontières intérieures peuvent être franchies en tout lieu sans que des vérifications aux frontières soient
effectuées sur les personnes, quelle que soit leur nationalité.»
10 L’article 21 de ce règlement, intitulé «Vérifications à l’intérieur du territoire», prévoit :
«La suppression du contrôle aux frontières intérieures ne porte pas atteinte :
a) à l’exercice des compétences de police par les autorités compétentes de l’État membre en vertu du droit national,
dans la mesure où l’exercice de ces compétences n’a pas un effet équivalent à celui des vérifications aux
frontières; cela s’applique également dans les zones frontalières. Au sens de la première phrase, l’exercice des
compétences de police ne peut, en particulier, être considéré comme équivalent à l’exercice des vérifications
aux frontières lorsque les mesures de police :
i) n’ont pas pour objectif le contrôle aux frontières ;
ii) sont fondées sur des informations générales et l’expérience des services de police relatives à d’éventuelles
menaces pour la sécurité publique et visent, notamment, à lutter contre la criminalité transfrontalière ;
iii) sont conçues et exécutées d’une manière clairement distincte des vérifications systématiques des
personnes effectuées aux frontières extérieures ;
iv) sont réalisées sur la base de vérifications réalisées à l’improviste ;
[…]
c) à la possibilité pour un État membre de prévoir dans son droit national l’obligation de détention et de port de titres
et de documents ;
56
[…]»
Le droit national
La Constitution du 4 octobre 1958
11 La Constitution du 4 octobre 1958, telle que modifiée par la loi constitutionnelle n° 2008-724, du 23 juillet 2008, de
modernisation des institutions de la Ve République (JORF du 24 juillet 2008, p. 11890, ci-après la «Constitution»),
dispose à son article 61-1:
«Lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative
porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette
question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé.
Une loi organique détermine les conditions d’application du présent article.»
12 L’article 62, deuxième et troisième alinéas, de la Constitution prévoit :
«Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la
publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil
constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont
susceptibles d’être remis en cause.
Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics
et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles.»
13 Aux termes de l’article 88-1 de la Constitution :
«La République participe à l’Union européenne constituée d’États qui ont choisi librement d’exercer en commun
certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union
européenne, tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007.»
L’ordonnance n° 58-1067
14 Par la loi organique n° 2009-1523, du 10 décembre 2009, relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution
(JORF du 11 décembre 2009, p. 21379), un nouveau chapitre II bis, intitulé «De la question prioritaire de
constitutionnalité», a été inséré dans le titre II de l’ordonnance n° 58-1067, du 7 novembre 1958, portant loi
organique sur le Conseil constitutionnel. Ce chapitre II bis dispose :
«Section 1
Dispositions applicables devant les juridictions relevant du Conseil d’État ou de la Cour de cassation
Article 23-1
Devant les juridictions relevant du Conseil d’État ou de la Cour de cassation, le moyen tiré de ce qu’une disposition
législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est, à peine d’irrecevabilité, présenté dans
un écrit distinct et motivé. Un tel moyen peut être soulevé pour la première fois en cause d’appel. Il ne peut être
relevé d’office.
[…]
Article 23-2
La juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de
constitutionnalité au Conseil d’État ou à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions
suivantes sont remplies :
1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites;
2° Elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil
constitutionnel, sauf changement des circonstances ;
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3° La question n’est pas dépourvue de caractère sérieux.
En tout état de cause, la juridiction doit, lorsqu’elle est saisie de moyens contestant la conformité d’une disposition
législative, d’une part, aux droits et libertés garantis par la Constitution et, d’autre part, aux engagements
internationaux de la France, se prononcer par priorité sur la transmission de la question de constitutionnalité au
Conseil d’État ou à la Cour de cassation.
La décision de transmettre la question est adressée au Conseil d’État ou à la Cour de cassation dans les huit jours de
son prononcé avec les mémoires ou les conclusions des parties. Elle n’est susceptible d’aucun recours. Le refus de
transmettre la question ne peut être contesté qu’à l’occasion d’un recours contre la décision réglant tout ou partie du
litige.
Article 23-3
Lorsque la question est transmise, la juridiction sursoit à statuer jusqu’à réception de la décision du Conseil d’État ou
de la Cour de cassation ou, s’il a été saisi, du Conseil constitutionnel. Le cours de l’instruction n’est pas suspendu et
la juridiction peut prendre les mesures provisoires ou conservatoires nécessaires.
Toutefois, il n’est sursis à statuer ni lorsqu’une personne est privée de liberté à raison de l’instance ni lorsque
l’instance a pour objet de mettre fin à une mesure privative de liberté.
La juridiction peut également statuer sans attendre la décision relative à la question prioritaire de constitutionnalité si
la loi ou le règlement prévoit qu’elle statue dans un délai déterminé ou en urgence. Si la juridiction de première
instance statue sans attendre et s’il est formé appel de sa décision, la juridiction d’appel sursoit à statuer. Elle peut
toutefois ne pas surseoir si elle est elle-même tenue de se prononcer dans un délai déterminé ou en urgence.
En outre, lorsque le sursis à statuer risquerait d’entraîner des conséquences irrémédiables ou manifestement
excessives pour les droits d’une partie, la juridiction qui décide de transmettre la question peut statuer sur les points
qui doivent être immédiatement tranchés.
Si un pourvoi en cassation a été introduit alors que les juges du fond se sont prononcés sans attendre la décision du
Conseil d’État ou de la Cour de cassation ou, s’il a été saisi, celle du Conseil constitutionnel, il est sursis à toute
décision sur le pourvoi tant qu’il n’a pas été statué sur la question prioritaire de constitutionnalité. Il en va autrement
quand l’intéressé est privé de liberté à raison de l’instance et que la loi prévoit que la Cour de cassation statue dans un
délai déterminé.»
Section 2
Dispositions applicables devant le Conseil d’État et la Cour de cassation
Article 23-4
Dans un délai de trois mois à compter de la réception de la transmission prévue à l’article 23-2 ou au dernier alinéa de
l’article 23-1, le Conseil d’État ou la Cour de cassation se prononce sur le renvoi de la question prioritaire de
constitutionnalité au Conseil constitutionnel. Il est procédé à ce renvoi dès lors que les conditions prévues aux 1° et
2° de l’article 23-2 sont remplies et que la question est nouvelle ou présente un caractère sérieux.
Article 23-5
Le moyen tiré de ce qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut
être soulevé, y compris pour la première fois en cassation, à l’occasion d’une instance devant le Conseil d’État ou la
Cour de cassation. Le moyen est présenté, à peine d’irrecevabilité, dans un mémoire distinct et motivé. Il ne peut être
relevé d’office.
En tout état de cause, le Conseil d’État ou la Cour de cassation doit, lorsqu’il est saisi de moyens contestant la
conformité d’une disposition législative, d’une part, aux droits et libertés garantis par la Constitution et, d’autre part,
aux engagements internationaux de la France, se prononcer par priorité sur le renvoi de la question de
constitutionnalité au Conseil constitutionnel.
Le Conseil d’État ou la Cour de cassation dispose d’un délai de trois mois à compter de la présentation du moyen
pour rendre sa décision. Le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité dès lors que
les conditions prévues aux 1° et 2° de l’article 23-2 sont remplies et que la question est nouvelle ou présente un
caractère sérieux.
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Lorsque le Conseil constitutionnel a été saisi, le Conseil d’État ou la Cour de cassation sursoit à statuer jusqu’à ce
qu’il se soit prononcé. Il en va autrement quand l’intéressé est privé de liberté à raison de l’instance et que la loi
prévoit que la Cour de cassation statue dans un délai déterminé. Si le Conseil d’État ou la Cour de cassation est tenu
de se prononcer en urgence, il peut n’être pas sursis à statuer.
[…]
Article 23-7
La décision motivée du Conseil d’État ou de la Cour de cassation de saisir le Conseil constitutionnel lui est transmise
avec les mémoires ou les conclusions des parties. Le Conseil constitutionnel reçoit une copie de la décision motivée
par laquelle le Conseil d’État ou la Cour de cassation décide de ne pas le saisir d’une question prioritaire de
constitutionnalité. Si le Conseil d’État ou la Cour de cassation ne s’est pas prononcé dans les délais prévus aux
articles 23-4 et 23-5, la question est transmise au Conseil constitutionnel.
[…]
Section 3
Dispositions applicables devant le Conseil constitutionnel
[…]
Article 23-10
Le Conseil constitutionnel statue dans un délai de trois mois à compter de sa saisine. Les parties sont mises à même
de présenter contradictoirement leurs observations. L’audience est publique, sauf dans les cas exceptionnels définis
par le règlement intérieur du Conseil constitutionnel.
[…]»
Le code de procédure pénale
15 L’article 78-2 du code de procédure pénale, dans sa version en vigueur au moment des faits, dispose :
«Les officiers de police judiciaire et, sur l’ordre et sous la responsabilité de ceux-ci, les agents de police judiciaire et
agents de police judiciaire adjoints mentionnés aux articles 20 et 21-1 peuvent inviter à justifier, par tout moyen, de
son identité toute personne à l’égard de laquelle existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner :
– qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction ;
– ou qu’elle se prépare à commettre un crime ou un délit ;
– ou qu’elle est susceptible de fournir des renseignements utiles à l’enquête en cas de crime ou de délit ;
– ou qu’elle fait l’objet de recherches ordonnées par une autorité judiciaire.
Sur réquisitions écrites du procureur de la République aux fins de recherche et de poursuite d’infractions qu’il
précise, l’identité de toute personne peut être également contrôlée, selon les mêmes modalités, dans les lieux et pour
une période de temps déterminés par ce magistrat. Le fait que le contrôle d’identité révèle des infractions autres que
celles visées dans les réquisitions du procureur de la République ne constitue pas une cause de nullité des procédures
incidentes.
L’identité de toute personne, quel que soit son comportement, peut également être contrôlée, selon les modalités
prévues au premier alinéa, pour prévenir une atteinte à l’ordre public, notamment à la sécurité des personnes ou des
biens.
Dans une zone comprise entre la frontière terrestre de la France avec les États parties à la convention signée à
Schengen le 19 juin 1990 et une ligne tracée à 20 kilomètres en deçà, ainsi que dans les zones accessibles au public
des ports, aéroports et gares ferroviaires ou routières ouverts au trafic international et désignés par arrêté l’identité de
toute personne peut également être contrôlée, selon les modalités prévues au premier alinéa, en vue de vérifier le
respect des obligations de détention, de port et de présentation des titres et documents prévues par la loi. Lorsque ce
contrôle a lieu à bord d’un train effectuant une liaison internationale, il peut être opéré sur la portion du trajet entre la
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frontière et le premier arrêt qui se situe au-delà des vingt kilomètres de la frontière. Toutefois, sur celles des lignes
ferroviaires effectuant une liaison internationale et présentant des caractéristiques particulières de desserte, le contrôle
peut également être opéré entre cet arrêt et un arrêt situé dans la limite des cinquante kilomètres suivants. Ces lignes
et ces arrêts sont désignés par arrêté ministériel. Lorsqu’il existe une section autoroutière démarrant dans la zone
mentionnée à la première phrase du présent alinéa et que le premier péage autoroutier se situe au-delà de la ligne des
20 kilomètres, le contrôle peut en outre avoir lieu jusqu’à ce premier péage sur les aires de stationnement ainsi que
sur le lieu de ce péage et les aires de stationnement attenantes. Les péages concernés par cette disposition sont
désignés par arrêté. Le fait que le contrôle d’identité révèle une infraction autre que celle de non-respect des
obligations susvisées ne constitue pas une cause de nullité des procédures incidentes.
[…]»
Les litiges au principal et les questions préjudicielles
16 MM. Melki et Abdeli, ressortissants algériens en situation irrégulière en France, ont été contrôlés par la police, en
application de l’article 78-2, quatrième alinéa, du code de procédure pénale, dans la zone comprise entre la frontière
terrestre de la France avec la Belgique et une ligne tracée à 20 kilomètres en deçà de cette frontière. Le 23 mars 2010,
ils ont fait l’objet, chacun en ce qui le concerne, d’un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière et d’une décision
de maintien en rétention.
17 Devant le juge des libertés et de la détention, saisi par le préfet d’une demande de prolongation de cette rétention, MM.
Melki et Abdeli ont contesté la régularité de leur interpellation et soulevé l’inconstitutionnalité de l’article 78-2,
quatrième alinéa, du code de procédure pénale, au motif que cette disposition porte atteinte aux droits et libertés
garantis par la Constitution.
18 Par deux ordonnances du 25 mars 2010, le juge des libertés et de la détention a ordonné, d’une part, la transmission à la
Cour de cassation de la question de savoir si l’article 78-2, quatrième alinéa, du code de procédure pénale porte
atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution et, d’autre part, la prolongation de la rétention de MM. Melki
et Abdeli pour une durée de quinze jours.
19 Selon la juridiction de renvoi, MM. Melki et Abdeli soutiennent que l’article 78-2, quatrième alinéa, du code de
procédure pénale est contraire à la Constitution étant donné que les engagements de la République française résultant
du traité de Lisbonne ont valeur constitutionnelle au regard de l’article 88-1 de la Constitution et que ladite
disposition du code de procédure pénale, en tant qu’elle autorise des contrôles aux frontières avec les autres États
membres, est contraire au principe de libre circulation des personnes énoncé à l’article 67, paragraphe 2, TFUE
prévoyant que l’Union européenne assure l’absence de contrôles des personnes aux frontières intérieures.
20 La juridiction de renvoi considère, en premier lieu, que se trouve posée la question de la conformité de l’article 78-2,
quatrième alinéa, du code de procédure pénale tant avec le droit de l’Union qu’avec la Constitution.
21 En second lieu, la Cour de cassation déduit des articles 23-2 et 23-5 de l’ordonnance n° 58-1067 ainsi que de l’article 62
de la Constitution que les juridictions du fond tout comme elle-même sont privées, par l’effet de la loi organique n°
2009-1523 ayant inséré lesdits articles dans l’ordonnance n° 58-1067, de la possibilité de poser une question
préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne lorsqu’une question prioritaire de constitutionnalité est
transmise au Conseil constitutionnel.
22 Estimant que sa décision sur le renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel dépend de
l’interprétation du droit de l’Union, la Cour de cassation a décidé, dans chaque affaire pendante, de surseoir à statuer
et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
«1) L’article 267 [TFUE] s’oppose-t-il à une législation telle que celle résultant des articles 23-2, alinéa 2, et 23-5,
alinéa 2, de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 créés par la loi organique n° 2009-1523 du 10
décembre 2009, en ce qu’ils imposent aux juridictions de se prononcer par priorité sur la transmission, au
Conseil constitutionnel, de la question de constitutionnalité qui leur est posée, dans la mesure où cette
question se prévaut de la non-conformité à la Constitution d’un texte de droit interne, en raison de sa
contrariété aux dispositions du droit de l’Union ?
2) L’article 67 [TFUE] s’oppose-t-il à une législation telle que celle résultant de l’article 78-2, alinéa 4, du code de
procédure pénale qui prévoit que ‘dans une zone comprise entre la frontière terrestre de la France avec les
États parties à la convention signée à Schengen le 19 juin 1990 et une ligne tracée à 20 kilomètres en deçà,
ainsi que dans les zones accessibles au public des ports, aéroports et gares ferroviaires ou routières ouverts au
trafic international et désignés par arrêté l’identité de toute personne peut également être contrôlée, selon les
modalités prévues au premier alinéa, en vue de vérifier le respect des obligations de détention, de port et de
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présentation des titres et documents prévues par la loi. Lorsque ce contrôle a lieu à bord d’un train effectuant
une liaison internationale, il peut être opéré sur la portion du trajet entre la frontière et le premier arrêt qui se
situe au-delà des vingt kilomètres de la frontière. Toutefois, sur celles des lignes ferroviaires effectuant une
liaison internationale et présentant des caractéristiques particulières de desserte, le contrôle peut également
être opéré entre cet arrêt et un arrêt situé dans la limite des cinquante kilomètres suivants. Ces lignes et ces
arrêts sont désignés par arrêté ministériel. Lorsqu’il existe une section autoroutière démarrant dans la zone
mentionnée à la première phrase du présent alinéa et que le premier péage autoroutier se situe au-delà de la
ligne des 20 kilomètres, le contrôle peut en outre avoir lieu jusqu’à ce premier péage sur les aires de
stationnement ainsi que sur le lieu de ce péage et les aires de stationnement attenantes. Les péages concernés
par cette disposition sont désignés par arrêté’.»
23 Par ordonnance du président de la Cour du 20 avril 2010, les affaires C-188/10 et C-189/10 ont été jointes aux fins des
procédures écrite et orale ainsi que de l’arrêt.
Sur les questions préjudicielles
Sur la recevabilité
24 Le gouvernement français excipe de l’irrecevabilité des demandes préjudicielles.
25 En ce qui concerne la première question, le gouvernement français estime que celle-ci revêt un caractère purement
hypothétique. En effet, cette question serait fondée sur la prémisse que le Conseil constitutionnel, lors de l’examen de
la conformité d’une loi à la Constitution, peut être amené à examiner la conformité de cette loi au droit de l’Union.
Toutefois, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, il n’appartiendrait pas à celui-ci, dans le cadre du
contrôle de constitutionnalité des lois, mais aux juridictions ordinaires des ordres administratif et judiciaire
d’examiner la conformité d’une loi au droit de l’Union. Il en résulterait que, en vertu du droit national, le Conseil
d’État et la Cour de cassation ne sont pas obligés de renvoyer au Conseil constitutionnel des questions relatives à la
compatibilité de dispositions nationales avec le droit de l’Union, de telles questions ne se rattachant pas au contrôle
de constitutionnalité.
26 S’agissant de la seconde question, le gouvernement français soutient qu’une réponse à cette question serait inutile. En
effet, depuis le 9 avril 2010, MM. Melki et Abdeli ne feraient plus l’objet d’aucune mesure privative de liberté et, à
compter de cette date, les deux ordonnances du juge des libertés et de la détention auraient cessé de produire tout
effet. La question de la compatibilité de l’article 78-2, quatrième alinéa, du code de procédure pénale avec l’article 67
TFUE serait également dépourvue de toute pertinence dans le cadre de la seule instance encore en cours devant la
Cour de cassation, étant donné que, ainsi que le Conseil constitutionnel l’aurait rappelé dans sa décision n° 2010-605
DC, du 12 mai 2010, celui-ci s’estimerait incompétent pour examiner la compatibilité d’une loi avec le droit de
l’Union lorsqu’il est saisi du contrôle de la constitutionnalité de cette loi.
27 À cet égard, il suffit de rappeler que, selon une jurisprudence constante, les questions relatives à l’interprétation du droit
de l’Union posées par le juge national dans le cadre réglementaire et factuel qu’il définit sous sa responsabilité, et
dont il n’appartient pas à la Cour de vérifier l’exactitude, bénéficient d’une présomption de pertinence. Le refus de la
Cour de statuer sur une demande formée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière
manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au
principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de
fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (voir, notamment, arrêts du
22 décembre 2008, Regie Networks, C-333/07, Rec. p. I-10807, point 46; du 8 septembre 2009, Budejovicky Budvar,
C-478/07, non encore publié au Recueil, point 63, et du 20 mai 2010, Zanotti, C-56/09, non encore publié au Recueil,
point 15).
28 Or, en l’occurrence, les questions posées visent l’interprétation des articles 67 TFUE et 267 TFUE. Il ne ressort pas des
motifs des décisions de renvoi que les ordonnances rendues par le juge des libertés et de la détention à l’égard de
MM. Melki et Abdeli ont cessé de produire tout effet. En outre, il n’apparaît pas de manière manifeste que
l’interprétation, effectuée par la Cour de cassation, du mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité est à
l’évidence exclue au regard du libellé des dispositions nationales.
29 Partant, la présomption de pertinence dont bénéficie la demande de décision préjudicielle dans chacune des affaires n’est
pas renversée par les objections émises par le gouvernement français.
30 Dans ces conditions, la demande de décision préjudicielle posée dans ces affaires doit être déclarée recevable.
Sur la première question
61
31 Par cette question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 267 TFUE s’oppose à une législation d’un
État membre qui instaure une procédure incidente de contrôle de constitutionnalité des lois nationales imposant aux
juridictions dudit État membre de se prononcer par priorité sur la transmission, à la juridiction nationale chargée
d’exercer le contrôle de constitutionnalité des lois, d’une question relative à la conformité d’une disposition de droit
interne avec la Constitution lorsque est en cause, concomitamment, la contrariété de celle-ci avec le droit de l’Union.
Observations soumises à la Cour
32 MM. Melki et Abdeli considèrent que la réglementation nationale en cause au principal est conforme au droit de l’Union,
sous réserve que le Conseil constitutionnel examine le droit de l’Union et saisisse, en cas de doute sur l’interprétation
de celui-ci, la Cour de justice d’une question préjudicielle, en demandant alors que le renvoi opéré soit soumis à la
procédure accélérée en application de l’article 104 bis du règlement de procédure de la Cour de justice.
33 Le gouvernement français estime que le droit de l’Union ne s’oppose pas à la législation nationale en cause, dès lors que
celle-ci ne modifie ni ne remet en cause le rôle et les compétences du juge national dans l’application du droit de
l’Union. Afin d’étayer cette argumentation, ce gouvernement se fonde, en substance, sur la même interprétation de
ladite législation que celle effectuée, postérieurement à la transmission des décisions de renvoi de la Cour de
cassation à la Cour de justice, tant par le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 2010-605 DC, du 12 mai 2010,
que par le Conseil d’État, dans sa décision n° 312305, du 14 mai 2010.
34 Selon cette interprétation, il serait exclu qu’une question prioritaire de constitutionnalité ait pour objet de soumettre au
Conseil constitutionnel une question de compatibilité d’une loi avec le droit de l’Union. Il n’appartiendrait pas à
celui-ci, mais aux juridictions ordinaires des ordres administratif et judiciaire d’examiner la conformité d’une loi au
droit de l’Union, d’appliquer elles-mêmes et selon leur propre appréciation le droit de l’Union ainsi que de poser,
simultanément ou postérieurement à la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité, des questions
préjudicielles à la Cour.
35 À cet égard, le gouvernement français soutient notamment que, selon la législation nationale en cause au principal, la
juridiction nationale peut soit, sous certaines conditions, statuer au fond sans attendre la décision de la Cour de
cassation, du Conseil d’État ou du Conseil constitutionnel sur la question prioritaire de constitutionnalité, soit prendre
les mesures provisoires ou conservatoires nécessaires afin d’assurer une protection immédiate des droits que les
justiciables tirent du droit de l’Union.
36 Tant le gouvernement français que le gouvernement belge font valoir que le mécanisme procédural de la question
prioritaire de constitutionnalité a pour objet de garantir aux justiciables que leur demande d’examen de la
constitutionnalité d’une disposition nationale sera effectivement traitée, sans que la saisine du Conseil constitutionnel
puisse être écartée sur le fondement de l’incompatibilité de la disposition en question avec le droit de l’Union. En
outre, la saisine du Conseil constitutionnel présenterait l’avantage que ce dernier peut abroger une loi incompatible
avec la Constitution, cette abrogation étant alors dotée d’un effet erga omnes. En revanche, les effets d’un jugement
d’une juridiction de l’ordre administratif ou judiciaire, qui constate qu’une disposition nationale est incompatible
avec le droit de l’Union, sont limités au litige particulier tranché par cette juridiction.
37 Le gouvernement tchèque, quant à lui, propose de répondre qu’il découle du principe de primauté du droit de l’Union que
le juge national est tenu d’assurer le plein effet du droit de l’Union en examinant la compatibilité du droit national
avec le droit de l’Union et en n’appliquant pas les dispositions du droit national contraires à celui-ci, sans devoir en
premier lieu saisir la Cour constitutionnelle nationale ou une autre juridiction nationale. Selon le gouvernement
allemand, l’exercice du droit de saisir la Cour à titre préjudiciel, conférée par l’article 267 TFUE à toute juridiction
nationale, ne doit pas être entravé par une disposition de droit national qui subordonne la saisine de la Cour en vue de
l’interprétation du droit de l’Union à la décision d’une autre juridiction nationale. Le gouvernement polonais estime
que l’article 267 TFUE ne s’oppose pas à une législation telle que celle visée par la première question posée, étant
donné que la procédure y prévue ne porte pas atteinte à la substance des droits et des obligations des juridictions
nationales tels qu’ils résultent dudit article.
38 La Commission considère que le droit de l’Union, et en particulier le principe de primauté de ce droit ainsi que l’article
267 TFUE, s’oppose à une réglementation nationale telle celle décrite dans les décisions de renvoi, dans l’hypothèse
où toute contestation de la conformité d’une disposition législative au droit de l’Union permettrait au justiciable de se
prévaloir d’une violation de la Constitution par cette disposition législative. Dans ce cas, la charge d’assurer le
respect du droit de l’Union serait implicitement mais nécessairement transférée du juge du fond au Conseil
constitutionnel. Par conséquent, le mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité aboutirait à une situation
telle que celle jugée contraire au droit de l’Union par la Cour de justice dans l’arrêt du 9 mars 1978, Simmenthal
(106/77, Rec. p. 629). Le fait que la juridiction constitutionnelle puisse, elle-même, poser des questions préjudicielles
à la Cour de justice ne remédierait pas à cette situation.
62
39 Si, en revanche, une contestation de la conformité d’une disposition législative au droit de l’Union ne permet pas au
justiciable de se prévaloir ipso facto d’une contestation de la conformité de la même disposition législative à la
Constitution, de sorte que le juge du fond resterait compétent pour appliquer le droit de l’Union, celui-ci ne
s’opposerait pas à une réglementation nationale telle que celle visée par la première question posée, pour autant que
plusieurs critères soient remplis. Selon la Commission, le juge national doit rester libre de saisir concomitamment la
Cour de justice de toute question préjudicielle qu’il juge nécessaire et d’adopter toute mesure nécessaire pour assurer
la protection juridictionnelle provisoire des droits garantis par le droit de l’Union. Il serait également nécessaire,
d’une part, que la procédure incidente de contrôle de constitutionnalité n’entraîne pas une suspension de la procédure
au fond pour une durée excessive et, d’autre part, que, à l’issue de cette procédure incidente et indépendamment de
son résultat, le juge national reste entièrement libre d’apprécier la conformité de la disposition législative nationale au
droit de l’Union, de la laisser inappliquée s’il juge qu’elle est contraire au droit de l’Union et de saisir la Cour de
justice de questions préjudicielles s’il le juge nécessaire.
Réponse de la Cour
40 L’article 267 TFUE attribue compétence à la Cour pour statuer, à titre préjudiciel, tant sur l’interprétation des traités et
des actes pris par les institutions, organes ou organismes de l’Union que sur la validité de ces actes. Cet article
dispose, à son deuxième alinéa, qu’une juridiction nationale peut soumettre de telles questions à la Cour, si elle
estime qu’une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement, et, à son troisième alinéa, qu’elle est
tenue de le faire si ses décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne.
41 Il en résulte, en premier lieu, que, même s’il peut être avantageux, selon les circonstances, que les problèmes de pur droit
national soient tranchés au moment du renvoi à la Cour (voir arrêt du 10 mars 1981, Irish Creamery Milk Suppliers
Association e.a., 36/80 et 71/80, Rec. p. 735, point 6), les juridictions nationales ont la faculté la plus étendue de
saisir la Cour si elles considèrent qu’une affaire pendante devant elles soulève des questions comportant une
interprétation ou une appréciation en validité des dispositions du droit de l’Union nécessitant une décision de leur
part (voir, notamment, arrêts du 16 janvier 1974, Rheinmühlen-Düsseldorf, 166/73, Rec. p. 33, point 3; du 27 juin
1991, Mecanarte, C-348/89, Rec. p. I-3277, point 44, et du 16 décembre 2008, Cartesio, C-210/06, Rec. p. I-9641,
point 88).
42 La Cour en a conclu que l’existence d’une règle de droit interne liant les juridictions ne statuant pas en dernière instance à
l’appréciation portée en droit par une juridiction de degré supérieur ne saurait, de ce seul fait, les priver de la faculté
prévue à l’article 267 TFUE de saisir la Cour des questions d’interprétation du droit de l’Union (voir, en ce sens,
arrêts précités Rheinmühlen-Düsseldorf, points 4 et 5, ainsi que Cartesio, point 94). La juridiction qui ne statue pas en
dernière instance doit être libre, notamment si elle considère que l’appréciation en droit faite au degré supérieur
pourrait l’amener à rendre un jugement contraire au droit de l’Union, de saisir la Cour des questions qui la
préoccupent (arrêt du 9 mars 2010, ERG e.a., C-378/08, non encore publié au Recueil, point 32).
43 En deuxième lieu, la Cour a déjà jugé que le juge national chargé d’appliquer, dans le cadre de sa compétence, les
dispositions du droit de l’Union a l’obligation d’assurer le plein effet de ces normes en laissant au besoin inappliquée,
de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale, même postérieure, sans qu’il ait à
demander ou à attendre l’élimination préalable de celle-ci par voie législative ou par tout autre procédé
constitutionnel (voir, notamment, arrêts Simmenthal, précité, points 21 et 24; du 20 mars 2003, Kutz-Bauer,
C-187/00, Rec. p. I-2741, point 73; du 3 mai 2005, Berlusconi e.a., C-387/02, C-391/02 et C-403/02, Rec. p. I-3565,
point 72, ainsi que du 19 novembre 2009, Filipiak, C-314/08, non encore publié au Recueil, point 81).
44 En effet, serait incompatible avec les exigences inhérentes à la nature même du droit de l’Union toute disposition d’un
ordre juridique national ou toute pratique, législative, administrative ou judiciaire, qui aurait pour effet de diminuer
l’efficacité du droit de l’Union par le fait de refuser au juge compétent pour appliquer ce droit le pouvoir de faire, au
moment même de cette application, tout ce qui est nécessaire pour écarter les dispositions législatives nationales
formant éventuellement obstacle à la pleine efficacité des normes de l’Union (voir arrêts Simmenthal, précité, point
22, ainsi que du 19 juin 1990, Factortame e.a., C-213/89, Rec. p. I-2433, point 20). Tel serait le cas si, dans
l’hypothèse d’une contrariété entre une disposition du droit de l’Union et une loi nationale, la solution de ce conflit
était réservée à une autorité autre que le juge appelé à assurer l’application du droit de l’Union, investie d’un pouvoir
d’appréciation propre, même si l’obstacle en résultant ainsi pour la pleine efficacité de ce droit n’était que temporaire
(voir, en ce sens, arrêt Simmenthal, précité, point 23).
45 En dernier lieu, la Cour a jugé qu’une juridiction nationale saisie d’un litige concernant le droit de l’Union, qui considère
qu’une disposition nationale est non seulement contraire au droit de l’Union, mais également affectée de vices
d’inconstitutionnalité, n’est pas privée de la faculté ou dispensée de l’obligation, prévues à l’article 267 TFUE, de
saisir la Cour de justice de questions concernant l’interprétation ou la validité du droit de l’Union du fait que la
constatation de l’inconstitutionnalité d’une règle du droit interne est soumise à un recours obligatoire devant la cour
constitutionnelle. En effet, l’efficacité du droit de l’Union se trouverait menacée si l’existence d’un recours
obligatoire devant la cour constitutionnelle pouvait empêcher le juge national, saisi d’un litige régi par le droit de
l’Union, d’exercer la faculté qui lui est attribuée par l’article 267 TFUE de soumettre à la Cour de justice les
63
questions portant sur l’interprétation ou sur la validité du droit de l’Union, afin de lui permettre de juger si une règle
nationale est ou non compatible avec celui-ci (voir arrêt Mecanarte, précité, points 39, 45 et 46).
46 S’agissant des conséquences à tirer de la jurisprudence susmentionnée par rapport à des dispositions nationales telles que
celles visées par la première question posée, il convient de relever que la juridiction de renvoi part de la prémisse que,
selon ces dispositions, lors de l’examen d’une question de constitutionnalité qui est fondée sur l’incompatibilité de la
loi en cause avec le droit de l’Union, le Conseil constitutionnel apprécie également la conformité de cette loi avec le
droit de l’Union. Dans ce cas, le juge du fond procédant à la transmission de la question de constitutionnalité ne
pourrait, avant cette transmission, ni statuer sur la compatibilité de la loi concernée avec le droit de l’Union ni poser
une question préjudicielle à la Cour de justice en rapport avec ladite loi. En outre, dans l’hypothèse où le Conseil
constitutionnel jugerait la loi en cause conforme au droit de l’Union, ledit juge du fond ne pourrait pas non plus,
postérieurement à la décision rendue par le Conseil constitutionnel qui s’imposerait à toutes les autorités
juridictionnelles, saisir la Cour de justice d’une question préjudicielle. Il en serait de même lorsque le moyen tiré de
l’inconstitutionnalité d’une disposition législative est soulevé à l’occasion d’une instance devant le Conseil d’État ou
la Cour de cassation.
47 Selon cette interprétation, la législation nationale en cause au principal aurait pour conséquence d’empêcher, tant avant la
transmission d’une question de constitutionnalité que, le cas échéant, après la décision du Conseil constitutionnel sur
cette question, les juridictions des ordres administratif et judiciaire nationales d’exercer leur faculté ou de satisfaire à
leur obligation, prévues à l’article 267 TFUE, de saisir la Cour de questions préjudicielles. Force est de constater
qu’il découle des principes dégagés par la jurisprudence rappelés aux points 41 à 45 du présent arrêt que l’article 267
TFUE s’oppose à une législation nationale telle que décrite dans les décisions de renvoi.
48 Toutefois, tel que cela ressort des points 33 à 36 du présent arrêt, les gouvernements français et belge ont présenté une
interprétation différente de la législation française visée par la première question posée en se fondant, notamment, sur
les décisions du Conseil constitutionnel n° 2010-605 DC, du 12 mai 2010, et du Conseil d’État n° 312305, du 14 mai
2010, rendues postérieurement à la transmission des décisions de renvoi de la Cour de cassation à la Cour de justice.
49 À cet égard, il convient de rappeler qu’il incombe à la juridiction de renvoi de déterminer, dans les affaires dont elle est
saisie, quelle est l’interprétation correcte du droit national.
50 En vertu d’une jurisprudence constante, il appartient à la juridiction nationale de donner à la loi interne qu’elle doit
appliquer, dans toute la mesure du possible, une interprétation conforme aux exigences du droit de l’Union (arrêts du
26 septembre 2000, Engelbrecht, C-262/97, Rec. p. I-7321, point 39; du 27 octobre 2009, ČEZ, C-115/08, non encore
publié au Recueil, point 138, et du 13 avril 2010, Wall, C-91/08, non encore publié au Recueil, point 70). Eu égard
aux décisions susmentionnées du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État, une telle interprétation des dispositions
nationales qui ont institué le mécanisme de contrôle de constitutionnalité en cause au principal ne saurait être exclue.
51 L’examen de la question de savoir si une interprétation conforme aux exigences du droit de l’Union du mécanisme de la
question prioritaire de constitutionnalité est possible ne saurait remettre en cause les caractéristiques essentielles du
système de coopération entre la Cour de justice et les juridictions nationales instauré par l’article 267 TFUE telles
qu’elles découlent de la jurisprudence rappelée aux points 41 à 45 du présent arrêt.
52 En effet, selon la jurisprudence constante de la Cour, afin d’assurer la primauté du droit de l’Union, le fonctionnement
dudit système de coopération nécessite que le juge national soit libre de saisir, à tout moment de la procédure qu’il
juge approprié, et même à l’issue d’une procédure incidente de contrôle de constitutionnalité, la Cour de justice de
toute question préjudicielle qu’il juge nécessaire.
53 Dans la mesure où le droit national prévoit l’obligation de déclencher une procédure incidente de contrôle de
constitutionnalité qui empêcherait le juge national de laisser immédiatement inappliquée une disposition législative
nationale qu’il estime contraire au droit de l’Union, le fonctionnement du système instauré par l’article 267 TFUE
exige néanmoins que ledit juge soit libre, d’une part, d’adopter toute mesure nécessaire afin d’assurer la protection
juridictionnelle provisoire des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union et, d’autre part, de laisser inappliquée,
à l’issue d’une telle procédure incidente, ladite disposition législative nationale s’il la juge contraire au droit de
l’Union.
54 Il convient, par ailleurs, de souligner que le caractère prioritaire d’une procédure incidente de contrôle de
constitutionnalité d’une loi nationale dont le contenu se limite à transposer les dispositions impératives d’une
directive de l’Union ne saurait porter atteinte à la compétence de la seule Cour de justice de constater l’invalidité
d’un acte de l’Union, et notamment d’une directive, compétence ayant pour objet de garantir la sécurité juridique en
assurant l’application uniforme du droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêts du 22 octobre 1987, Foto-Frost, 314/85,
Rec. p. 4199, points 15 à 20; du 10 janvier 2006, IATA et ELFAA, C-344/04, Rec. p. I-403, point 27, ainsi que du 18
juillet 2007, Lucchini, C-119/05, Rec. p. I-6199, point 53).
64
55 En effet, pour autant que le caractère prioritaire d’une procédure incidente de contrôle de constitutionnalité aboutit à
l’abrogation d’une loi nationale se limitant à transposer les dispositions impératives d’une directive de l’Union en
raison de la contrariété de cette loi à la Constitution nationale, la Cour pourrait, en pratique, être privée de la
possibilité de procéder, à la demande des juridictions du fond de l’État membre concerné, au contrôle de la validité de
ladite directive par rapport aux mêmes motifs relatifs aux exigences du droit primaire, et notamment des droits
reconnus par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, à laquelle l’article 6 TUE confère la même
valeur juridique que celle qui est reconnue aux traités.
56 Avant que le contrôle incident de constitutionnalité d’une loi dont le contenu se limite à transposer les dispositions
impératives d’une directive de l’Union puisse s’effectuer par rapport aux mêmes motifs mettant en cause la validité
de la directive, les juridictions nationales, dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de
droit interne, sont, en principe, tenues, en vertu de l’article 267, troisième alinéa, TFUE, d’interroger la Cour de
justice sur la validité de cette directive et, par la suite, de tirer les conséquences qui découlent de l’arrêt rendu par la
Cour à titre préjudiciel, à moins que la juridiction déclenchant le contrôle incident de constitutionnalité n’ait ellemême saisi la Cour de justice de cette question sur la base du deuxième alinéa dudit article. En effet, s’agissant d’une
loi nationale de transposition d’un tel contenu, la question de savoir si la directive est valide revêt, eu égard à
l’obligation de transposition de celle-ci, un caractère préalable. En outre, l’encadrement dans un délai strict de la
durée d’examen par les juridictions nationales ne saurait faire échec au renvoi préjudiciel relatif à la validité de la
directive en cause.
57 Par voie de conséquence, il y a lieu de répondre à la première question posée que l’article 267 TFUE s’oppose à une
législation d’un État membre qui instaure une procédure incidente de contrôle de constitutionnalité des lois
nationales, pour autant que le caractère prioritaire de cette procédure a pour conséquence d’empêcher, tant avant la
transmission d’une question de constitutionnalité à la juridiction nationale chargée d’exercer le contrôle de
constitutionnalité des lois que, le cas échéant, après la décision de cette juridiction sur ladite question, toutes les
autres juridictions nationales d’exercer leur faculté ou de satisfaire à leur obligation de saisir la Cour de questions
préjudicielles. En revanche, l’article 267 TFUE ne s’oppose pas à une telle législation nationale, pour autant que les
autres juridictions nationales restent libres :
– de saisir, à tout moment de la procédure qu’elles jugent approprié, et même à l’issue de la procédure incidente de
contrôle de constitutionnalité, la Cour de toute question préjudicielle qu’elles jugent nécessaire,
– d’adopter toute mesure nécessaire afin d’assurer la protection juridictionnelle provisoire des droits conférés par
l’ordre juridique de l’Union, et
– de laisser inappliquée, à l’issue d’une telle procédure incidente, la disposition législative nationale en cause si elles
la jugent contraire au droit de l’Union.
Il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si la législation nationale en cause au principal peut être interprétée
conformément à ces exigences du droit de l’Union.
Sur la seconde question
58 Par sa seconde question, la juridiction de renvoi cherche à savoir, en substance, si l’article 67 TFUE s’oppose à une
législation nationale qui permet aux autorités de police de contrôler, dans une zone de 20 kilomètres à partir de la
frontière terrestre d’un État membre avec les États parties à la CAAS, l’identité de toute personne, en vue de vérifier
le respect, par celle-ci, des obligations de détention, de port et de présentation des titres et des documents prévues par
la loi.
Observations soumises à la Cour
59 MM. Melki et Abdeli sont d’avis que les articles 67 TFUE et 77 TFUE prévoient une absence pure et simple de contrôles
aux frontières intérieures et que le traité de Lisbonne a, de ce fait, conféré un caractère absolu à la libre circulation
des personnes, quelle que soit la nationalité des personnes concernées. Par conséquent, cette liberté de circulation
s’opposerait à une restriction telle que celle prévue à l’article 78-2, quatrième alinéa, du code de procédure pénale,
qui autoriserait les autorités nationales à pratiquer des contrôles d’identité systématiques dans les zones frontalières.
En outre, ils demandent de constater l’invalidité de l’article 21 du règlement n° 562/2006, au motif qu’il méconnaît
en lui-même le caractère absolu de la liberté d’aller et de venir telle que consacrée aux articles 67 TFUE et 77 TFUE.
60 Le gouvernement français soutient que les dispositions nationales en cause au principal se justifient par la nécessité de
lutter contre un type de délinquance spécifique dans les zones de passage et aux abords des frontières présentant des
risques particuliers. Les contrôles d’identité effectués sur le fondement de l’article 78-2, quatrième alinéa, du code de
procédure pénale respecteraient pleinement l’article 21, sous a), du règlement n° 562/2006. Ils auraient pour objectif
de vérifier l’identité d’une personne, soit afin de prévenir la commission d’infractions ou de troubles à l’ordre public,
65
soit afin de rechercher les auteurs d’une infraction. Ces contrôles se fonderaient également sur des informations
générales et sur l’expérience des services de police qui auraient démontré l’utilité particulière des contrôles dans ces
zones. Ils seraient effectués sur la base de renseignements policiers provenant de précédentes enquêtes de la police
judiciaire ou d’informations obtenues dans le cadre de la coopération entre les polices des différents États membres,
qui orienteraient les lieux et les moments du contrôle. Lesdits contrôles ne seraient ni fixes, ni permanents, ni
systématiques. En revanche, ils seraient réalisés à l’improviste.
61 Les gouvernements allemand, hellénique, néerlandais et slovaque proposent également de répondre par la négative à la
seconde question, soulignant que, même après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, des contrôles de police non
systématiques dans les zones frontalières demeurent possibles dans le respect des conditions prévues à l’article 21 du
règlement n° 562/2006. Ces gouvernements soutiennent notamment que les contrôles d’identité dans ces zones,
prévus par la réglementation nationale en cause au principal, se distinguent par leur finalité, leur contenu, la façon
dont ils sont effectués ainsi que par leurs conséquences du contrôle aux frontières au sens de l’article 20 du règlement
n° 562/2006. Lesdits contrôles pourraient être autorisés au titre des dispositions de l’article 21, sous a) ou c), de ce
règlement.
62 En revanche, le gouvernement tchèque ainsi que la Commission considèrent que les articles 20 et 21 du règlement n°
562/2006 s’opposent à une réglementation nationale telle que celle en cause au principal. Les contrôles prévus par
celle-ci constitueraient des contrôles aux frontières dissimulés qui ne pourraient pas être autorisés en vertu de l’article
21 du règlement n° 562/2006, étant donné qu’ils seraient seulement permis dans les zones frontalières et ne seraient
soumis à aucune autre condition que celle de la présence de la personne contrôlée dans l’une de ces zones.
Réponse de la Cour
63 À titre liminaire, il convient de relever que la juridiction de renvoi n’a pas posé de question préjudicielle relative à la
validité d’une disposition du règlement n° 562/2006. L’article 267 TFUE ne constituant pas une voie de recours
ouverte aux parties au litige pendant devant le juge national, la Cour ne saurait être tenue d’apprécier la validité du
droit de l’Union pour le seul motif que cette question a été invoquée devant elle par l’une de ces parties (arrêt du 30
novembre 2006, Brünsteiner et Autohaus Hilgert, C-376/05 et C-377/05, Rec. p. I-11383, point 28).
64 En ce qui concerne l’interprétation sollicitée par la juridiction de renvoi de l’article 67 TFUE, qui prévoit, au paragraphe 2
de celui-ci, que l’Union assure l’absence de contrôles des personnes aux frontières intérieures, il convient de relever
que cet article figure au chapitre 1, intitulé «dispositions générales», du titre V du traité sur le fonctionnement de
l’Union européenne et qu’il ressort des termes mêmes dudit article que c’est l’Union qui est destinataire de
l’obligation qu’il édicte. Dans ledit chapitre 1 figure également l’article 72, qui reprend la réserve de l’article 64,
paragraphe 1, CE relative à l’exercice des responsabilités incombant aux États membres pour le maintien de l’ordre
public et la sauvegarde de la sécurité intérieure.
65 Le chapitre 2 dudit titre V contient des dispositions spécifiques sur la politique relative aux contrôles aux frontières, et
notamment l’article 77 TFUE, qui succède à l’article 62 CE. Selon le paragraphe 2, sous e), de cet article 77, le
Parlement européen et le Conseil adoptent les mesures portant sur l’absence de tout contrôle des personnes lors du
franchissement des frontières intérieures. Il s’ensuit qu’il y a lieu de prendre en considération les dispositions
adoptées sur cette base, et notamment les articles 20 et 21 du règlement n° 562/2006, afin d’apprécier si le droit de
l’Union s’oppose à une législation nationale telle que celle figurant à l’article 78-2, quatrième alinéa, du code de
procédure pénale.
66 Le législateur communautaire a mis en œuvre le principe de l’absence de contrôles aux frontières intérieures en adoptant,
au titre de l’article 62 CE, le règlement n° 562/2006 visant, selon le vingt-deuxième considérant de celui-ci, à
développer l’acquis de Schengen. Ce règlement établit, en son titre III, un régime communautaire relatif au
franchissement des frontières intérieures, remplaçant à partir du 13 octobre 2006 l’article 2 de la CAAS.
L’applicabilité de ce règlement n’a pas été affectée par l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne. En effet, le
protocole n° 19 y annexé prévoit expressément que l’acquis de Schengen demeure applicable.
67 L’article 20 du règlement n° 562/2006 dispose que les frontières intérieures peuvent être franchies en tout lieu sans que
des vérifications aux frontières soient effectuées sur les personnes, quelle que soit leur nationalité. Aux termes de
l’article 2, point 10, dudit règlement, des «vérifications aux frontières» désignent les vérifications effectuées aux
points de passage frontaliers afin de s’assurer que les personnes peuvent être autorisées à entrer sur le territoire des
États membres ou à le quitter.
68 S’agissant des contrôles prévus à l’article 78-2, quatrième alinéa, du code de procédure pénale, il y a lieu de constater
qu’ils sont effectués non pas «aux frontières», mais à l’intérieur du territoire national et qu’ils sont indépendants du
franchissement de la frontière par la personne contrôlée. En particulier, ils ne sont pas effectués au moment du
franchissement de la frontière. Ainsi, lesdits contrôles constituent non pas des vérifications aux frontières interdites
66
par l’article 20 du règlement n° 562/2006, mais des vérifications à l’intérieur du territoire d’un État membre, visées
par l’article 21 dudit règlement.
69 L’article 21, sous a), du règlement n° 562/2006 dispose que la suppression du contrôle aux frontières intérieures ne porte
pas atteinte à l’exercice des compétences de police par les autorités compétentes de l’État membre en vertu du droit
national, dans la mesure où l’exercice de ces compétences n’a pas un effet équivalent à celui des vérifications aux
frontières, et que cela vaut également dans les zones frontalières. Il s’ensuit que des contrôles à l’intérieur du
territoire d’un État membre ne sont, en vertu de cet article 21, sous a), interdits que lorsqu’ils revêtent un effet
équivalent à celui des vérifications aux frontières.
70 L’exercice des compétences de police ne peut, selon la seconde phrase de cette disposition, en particulier, être considéré
comme équivalent à l’exercice des vérifications aux frontières lorsque les mesures de police n’ont pas pour objectif le
contrôle aux frontières, sont fondées sur des informations générales et l’expérience des services de police relatives à
d’éventuelles menaces pour la sécurité publique et visent, notamment, à lutter contre la criminalité transfrontalière,
sont conçues et exécutées d’une manière clairement distincte des vérifications systématiques des personnes effectuées
aux frontières extérieures et, enfin, sont réalisées sur la base de vérifications effectuées à l’improviste.
71 En ce qui concerne la question de savoir si l’exercice des compétences de contrôle accordées par l’article 78-2, quatrième
alinéa, du code de procédure pénale revêt un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières, il convient de
constater, en premier lieu, que l’objectif des contrôles prévus par cette disposition n’est pas le même que celui du
contrôle aux frontières au sens du règlement n° 562/2006. Ce contrôle a pour objectif, selon l’article 2, points 9 à 11,
dudit règlement, d’une part, de s’assurer que les personnes peuvent être autorisées à entrer sur le territoire de l’État
membre ou à le quitter et, d’autre part, d’empêcher les personnes de se soustraire aux vérifications aux frontières. En
revanche, ladite disposition nationale vise la vérification du respect des obligations de détention, de port et de
présentation des titres et documents prévues par la loi. La possibilité pour un État membre de prévoir de telles
obligations dans son droit national n’est pas, en vertu de l’article 21, sous c), du règlement n° 562/2006, affectée par
la suppression du contrôle aux frontières intérieures.
72 En second lieu, le fait que le champ d’application territorial de la compétence accordée par la disposition nationale en
cause au principal est limité à une zone frontalière ne suffit pas, à lui seul, pour constater l’effet équivalent de
l’exercice de cette compétence au sens de l’article 21, sous a), du règlement n° 562/2006, compte tenu des termes et
de l’objectif de cet article 21. Toutefois, s’agissant des contrôles à bord d’un train effectuant une liaison
internationale et sur une autoroute à péage, la disposition nationale en cause au principal prévoit des règles
particulières relatives à son champ d’application territorial, élément qui pourrait, quant à lui, constituer un indice pour
l’existence d’un tel effet équivalent.
73 En outre, l’article 78-2, quatrième alinéa, du code de procédure pénale, qui autorise des contrôles indépendamment du
comportement de la personne concernée et de circonstances particulières établissant un risque d’atteinte à l’ordre
public, ne contient ni précisions ni limitations de la compétence ainsi accordée, notamment relatives à l’intensité et à
la fréquence des contrôles pouvant être effectués sur cette base juridique, ayant pour objet d’éviter que l’application
pratique de cette compétence par les autorités compétentes aboutisse à des contrôles ayant un effet équivalent à celui
des vérifications aux frontières au sens de l’article 21, sous a), du règlement n° 562/2006.
74 Afin de satisfaire aux articles 20 et 21, sous a), du règlement n° 562/2006, interprétés à la lumière de l’exigence de
sécurité juridique, une législation nationale conférant une compétence aux autorités de police pour effectuer des
contrôles d’identité, compétence qui est, d’une part, limitée à la zone frontalière de l’État membre avec d’autres États
membres et, d’autre part, indépendante du comportement de la personne contrôlée et de circonstances particulières
établissant un risque d’atteinte à l’ordre public, doit prévoir l’encadrement nécessaire de la compétence conférée à
ces autorités afin, notamment, de guider le pouvoir d’appréciation dont disposent ces dernières dans l’application
pratique de ladite compétence. Cet encadrement doit garantir que l’exercice pratique de la compétence consistant à
effectuer des contrôles d’identité ne puisse pas revêtir un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières, tel
qu’il ressort, en particulier, des circonstances figurant à la seconde phrase de l’article 21, sous a), du règlement n°
562/2006.
75 Dans ces conditions, il convient de répondre à la seconde question posée que l’article 67, paragraphe 2, TFUE ainsi que
les articles 20 et 21 du règlement n° 562/2006 s’opposent à une législation nationale conférant aux autorités de police
de l’État membre concerné la compétence de contrôler, uniquement dans une zone de 20 kilomètres à partir de la
frontière terrestre de cet État avec les États parties à la CAAS, l’identité de toute personne, indépendamment du
comportement de celle-ci et de circonstances particulières établissant un risque d’atteinte à l’ordre public, en vue de
vérifier le respect des obligations de détention, de port et de présentation des titres et des documents prévues par la
loi, sans prévoir l’encadrement nécessaire de cette compétence garantissant que l’exercice pratique de ladite
compétence ne puisse pas revêtir un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières.
Sur les dépens
67
76 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi,
il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres
que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit :
1) L’article 267 TFUE s’oppose à une législation d’un État membre qui instaure une procédure incidente de contrôle
de constitutionnalité des lois nationales, pour autant que le caractère prioritaire de cette procédure a pour
conséquence d’empêcher, tant avant la transmission d’une question de constitutionnalité à la juridiction
nationale chargée d’exercer le contrôle de constitutionnalité des lois que, le cas échéant, après la décision de
cette juridiction sur ladite question, toutes les autres juridictions nationales d’exercer leur faculté ou de
satisfaire à leur obligation de saisir la Cour de questions préjudicielles. En revanche, l’article 267 TFUE ne
s’oppose pas à une telle législation nationale pour autant que les autres juridictions nationales restent libres:
– de saisir, à tout moment de la procédure qu’elles jugent approprié, et même à l’issue de la procédure incidente de contrôle
de constitutionnalité, la Cour de toute question préjudicielle qu’elles jugent nécessaire,
– d’adopter toute mesure nécessaire afin d’assurer la protection juridictionnelle provisoire des droits conférés par l’ordre
juridique de l’Union, et
– de laisser inappliquée, à l’issue d’une telle procédure incidente, la disposition législative nationale en cause si elles la
jugent contraire au droit de l’Union.
Il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si la législation nationale en cause au principal peut être interprétée
conformément à ces exigences du droit de l’Union.
2) L’article 67, paragraphe 2, TFUE ainsi que les articles 20 et 21 du règlement (CE) n° 562/2006 du Parlement
européen et du Conseil, du 15 mars 2006, établissant un code communautaire relatif au régime de
franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen), s’opposent à une législation
nationale conférant aux autorités de police de l’État membre concerné la compétence de contrôler,
uniquement dans une zone de 20 kilomètres à partir de la frontière terrestre de cet État avec les États parties à
la convention d’application de l’accord de Schengen, du 14 juin 1985, entre les gouvernements des États de
l’Union économique Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la République française relatif à
la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes, signée à Schengen (Luxembourg) le 19 juin
1990, l’identité de toute personne, indépendamment du comportement de celle-ci et de circonstances
particulières établissant un risque d’atteinte à l’ordre public, en vue de vérifier le respect des obligations de
détention, de port et de présentation des titres et des documents prévues par la loi, sans prévoir l’encadrement
nécessaire de cette compétence garantissant que l’exercice pratique de ladite compétence ne puisse pas revêtir
un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières.
68
La Cour d'appel sanctionne les contrôles au faciès
Par Roseline Letteron
La décision rendue par la Cour d'appel le 24 juin 2015 est largement médiatisée. Tous les journaux annoncent en effet que
l'Etat est condamné pour faute lourde après des" contrôles au faciès".
Treize personnes ont fait l'objet d'un contrôle d'identité effectué par les forces de police le 10 décembre 2011, aux abords
d'un centre commercial à La Défense. Elles ont été fouillées et ont dû présenter une pièce d'identité. Le contrôle s'est terminé
sans incident, mais elles ont estimé qu'il s'était déroulé de manière discriminatoire, le choix des personnes contrôlées
semblant reposer davantage sur la couleur de leur peau que sur d'autres critères. En mars 2012, l'une des personnes contrôlées
a demandé au ministre de l'intérieur de justifier les motifs du contrôle. La seule réponse a été de lui annoncer la saisine de la
Direction générale de la police nationale pour un "examen approprié" de sa situation. Elle a donc saisi le Tribunal de grande
instance de Paris, en invoquant un contrôle discriminatoire et en demandant l'indemnisation de son préjudice moral. Le
tribunal a rejeté leur recours. La Cour d'appel en revanche, constate ce caractère discriminatoire et accorde aux demandeur
1500 euros d'indemnisation de leur préjudice moral.
Dans ce contentieux, le premier requérant a été rejoint par les autres victimes du contrôle de décembre 2011. Soutenus par un
grand nombre d'associations et le syndicat des avocats de France, ils ont aussi bénéficié de l'intervention du Défenseur des
droits qui a présenté des observations devant la Cour.
Une "invitation" qui ne se refuse pas
Le contrôle d'identité est défini par l'article 78-2 du code de procédure pénale (cpp) comme une "invitation à justifier par tout
moyen de son identité". Cette "invitation" est de celles que l'on ne refuse pas, car l'article 78- cpp énonce que toute personne
se trouvant sur le territoire national "doit accepter de se prêter" au contrôle. Il peut être utilisé pour rechercher et arrêter des
délinquants, et il a alors une finalité judiciaire. Mais il peut aussi intervenir pour des motifs d'ordre public dans une finalité de
police administrative.
Un contrôle judiciaire
On pourrait penser que le contrôle dont se plaignent les requérants est de nature administrative dès lors que le maintien de
l'ordre public dans un centre commercial peut parfaitement justifier une telle opération. Il n'en est rien. L'opération contestée
repose sur l'article 78-2 al. 2 cpp qui autorise les contrôles, "sur réquisitions écrites" du procureur, aux fins de "recherche et
de poursuite d'infractions qu'il précise".
Ces dispositions ne suffisent pas à garantir que le contrôle ainsi décidé ne sera pas effectué "au faciès". Les juges en étaient
conscients bien avant la décision du 24 juin 2015, et ils se sont efforcés de renforcer les garanties contre l'arbitraire.
Le juge judiciaire, gardien de la liberté individuelle
La première garantie est celle de l'article 66 de la Constitution qui fait de "l'autorité judiciaire" la "gardienne de la liberté
individuelle". Le juge judiciaire est donc compétent pour apprécier tous les recours portant sur un contrôle d'identité, qu'il
soit lui-même de nature administrative ou judiciaire. Dans sa décision du 5 août 1993, le Conseil constitutionnel affirme
ainsi qu'il "revient à l'autorité judiciaire (..) de contrôler en particulier les conditions relatives à la légalité, à la réalité et à
la pertinence des raisons ayant motivé les opérations de contrôle d'identité". C'est exactement ce que fait la Cour d'appel qui
analyse la réalité du comportement de chacune des personnes concernées.
Le récépissé
La seconde garantie réside dans l'obligation d'information sur le contrôle d'identité, information qui permettra ensuite, le cas
échéant, au juge judiciaire d'apprécier le déroulement de l'opération. La loi ne prévoit qu'une motivation a priori qui impose
au procureur d'expliciter les raisons de ce contrôle, et en particulier l'infraction qu'il a pour objet de réprimer.
Mais ce contrôle a priori est insuffisant aux yeux de la Cour d'appel. Elle condamne l'absence de contrôle a posteriori, et
observe que "le contrôle litigieux n'a donné lieu à la rédaction d'aucun procès-verbal, qu'il n'a pas été enregistré, ni fait
l'objet d'un récépissé". Autrement dit, le contrôle du juge ne peut s'exercer que s'il dispose de documents lui permettant
d'avoir une idée précise du déroulement de l'opération et de ses éventuels incidents. En l'espèce, la Cour sanctionne l'absence
de tout élément lui permettant de se livrer à une telle appréciation.
On ne doit pas en déduire que la Cour ordonne la délivrance d'un récépissé aux personnes contrôlées car seul le législateur
peut imposer une telle réforme. C'est, au demeurant, un élément parmi d'autres, mais l'arrêt précise aux pouvoirs publics que
le refus d'adopter une telle réforme risque d'entrainer quelques désagréments si le juge estime que l'absence d'un tel document
entrave son contrôle. L'enregistrement vidéo de l'ensemble du contrôle est aussi mentionné, comme la rédaction d'un procèsverbal, garanties tellement évidentes qu'on ne peut qu'être surpris que les autorités les négligent.
69
Le renversement de la charge de la preuve
Ces éléments d'information sont d'autant plus indispensables qu'ils sont seuls en mesure de permettre aux autorités de
démontrer l'absence de discrimination dans l'organisation et le déroulement d'un contrôle d'identité. La loi du 27 mai 2008
énonce, dans son article 4, que "toute personne qui s'estime victime d'une discrimination (...) présente devant la juridiction
compétente les faits qui permettent d'en présumer l'existence. Au vu de ces éléments, il appartient à la partie défenderesse de
prouver que la mesure en cause est justifiée par des éléments étrangers à toute discrimination". Autrement dit, dès lors que
les requérants présentent des éléments de preuve de nature à faire soupçonner un contrôle discriminatoire, il appartient à
l'autorité de police de démontrer l'absence de discrimination.
En l'espèce, la Cour d'appel cite un témoignage d'une personne ayant assisté au contrôle d'identité, qui affirme qu'il a été
effectué en tenant compte de l'apparence physique des passants. Elle en déduit donc la responsabilité pour faute lourde du
service public de la justice. Elle s'appuie ainsi sur l'article L 141-1 du code de l'organisation judiciaire qui énonce que "l'Etat
est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service de la justice". Le Défenseur des droits
avait d'ailleurs suggéré cette voie de droit au juge.
Cette jurisprudence va-t-elle changer les choses et susciter une évolution législative ? Les autorités sont désormais placées
devant une alternative. Soit elles refusent d'adopter le récépissé et/ou l'enregistrement vidéo du contrôle et, dans ce cas, les
contentieux vont se multiplier d'autant que les plaignants bénéficient du renversement de la charge de la preuve. Soit le
législateur intervient pour adopter une procédure permettant de s'assurer qu'un contrôle n'est pas discriminatoire mais, dans
cette hypothèse, ce sont évidemment les syndicats de police qui vont peser de tout leur poids pour l'empêcher. En juin 2012,
une réforme des contrôles d'identité avait déjà été annoncée, réforme annoncée dans le programme de François Hollande,
mais elle n'a jamais vu le jour, tout simplement enterrée par un ministre de l'intérieur peu enthousiaste et sans doute sensible
aux revendications des personnels de police. Peut-on espérer que le Premier ministre d'aujourd'hui fera preuve d'une volonté
politique qui a fait défaut au ministre de l'intérieur de 2012 ?
70
LE DROIT A LA SURÊTE II : LA GARDE A VUE
Avis n° 9002 du 5 juin 2012 de la Chambre criminelle
Avis
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, composée conformément à l’article R. 431-5 du code de
l’organisation judiciaire, en son audience publique tenue au Palais de Justice à PARIS, le vingt-deux mai deux mille douze, a
rendu l’avis suivant :
Vu la demande d’avis formulée le 3 avril 2012 par la première chambre civile à l’occasion de l’examen des pourvois
B1119250, Q1121792, R1119378, C1119251, N1130530, D1130384, Q11130371 et ainsi libellée : "A la lumière des arrêts
de la Cour de justice de l’Union européenne du 28 avril 2011(El Dridi) et du 6 décembre 2011 (Achugbabian) ainsi que,
d’une part, de l’article 63 du code de procédure pénale dans sa version antérieure à celle issue de la loi du 14 avril 2011,
d’autre part, des articles 62-2 et 67 du code de procédure pénale dans leur rédaction actuellement en vigueur, un ressortissant
d’un Etat tiers à l’Union européenne peut-il être placé en garde à vue, sur le fondement du seul article L. 621-1 du code de
l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile( CESEDA) ?" ;
Vu la communication faite au procureur général ;
Vu la directive du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes
applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en situation irrégulière ;
Vu les arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne du 28 avril 2011(El Dridi) et du 6 décembre 2011
(Achugbabian) ;
Sur le rapport de M. Guérin, conseiller, les observations de Me Spinosi, et les conclusions de M. l’avocat général Mathon,
Me Spinosi ayant eu la parole en dernier ;
A émis l’avis suivant :
“Il résulte de l’article 62-2 du code de procédure pénale issu de la loi n° 2011-392 du 14 avril 2011 qu’une mesure de garde à
vue ne peut être décidée par un officier de police judiciaire que s’il existe des raisons plausibles de soupçonner que la
personne concernée a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’emprisonnement ; qu’en outre, la mesure
doit obéir à l’un des objectifs nécessaires à la conduite de la procédure pénale engagée ; qu’à la suite de l’entrée en
application de la directive du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les Etats
membres au retour des ressortissants d’Etats tiers en séjour irrégulier, telle qu’interprétée par la Cour de justice de l’Union
européenne, le ressortissant d’un Etat tiers mis en cause, pour le seul délit prévu par l’article L. 621-1 du code de l’entrée et
du séjour des étrangers, n’encourt pas l’emprisonnement lorsqu’il n’a pas été soumis préalablement aux mesures coercitives
visées à l’article 8 de ladite directive ; qu’il ne peut donc être placé en garde à vue à l’occasion d’une procédure diligentée de
ce seul chef ;
Pour les mêmes raisons, il apparaît que le ressortissant d’un Etat tiers ne pouvait, dans l’état du droit antérieur à l’entrée en
vigueur de la loi du 14 avril 2011, être placé en garde à vue à l’occasion d’une procédure diligentée pour entrée ou séjour
irréguliers selon la procédure de flagrant délit, le placement en garde à vue n’étant possible, en application des articles 63 et
67 du code de procédure pénale alors en vigueur, qu’à l’occasion des enquêtes sur les délits punis d’emprisonnement. Le
même principe devait prévaloir lorsque l’enquête était menée selon d’autres formes procédurales.”
ORDONNE la transmission du dossier et de l’avis à la première chambre
71
Conseil d'État N° 349752
Inédit au recueil Lebon
6ème sous-section jugeant seule Mme Christine Maugüé, président Mme Sophie Roussel, rapporteur M. Cyril Roger-Lacan,
rapporteur public SCP BORE ET SALVE DE BRUNETON, avocats
Lecture du mardi 23 août 2011
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu le mémoire, enregistré le 31 mai 2011 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présenté pour M.
Grégoire A, demeurant ..., M. Fabrice D, demeurant ..., M. Pierre J, demeurant..., M. Mathieu L, demeurant..., M.
Martin F, demeurant..., Mme Elise K, demeurant..., Mme Julia E, demeurant..., Mme Peggy H, demeurant ..., Mme
Véronica B, demeurant..., Mme Alexandra C, demeurant..., M. Georges G, demeurant..., M. Benjamin I,
demeurant... ; M. A et autres demandent, à l'appui de leur requête tendant à l'annulation de la circulaire du garde
des sceaux, ministre de la justice et des libertés, du 23 mai 2011 relative à l'application des dispositions relatives à
la garde à vue de la loi n° 2011-392 du 14 avril 2011 relative à la garde à vue, de renvoyer au Conseil
constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des articles 62 et 63-41 à 63-4-5 du code de procédure pénale dans leur rédaction issue de la loi n° 2011-392 du 14 avril 2011 relative à la
garde à vue ; Vu les autres pièces du dossier ; Vu la Constitution, notamment son préambule et son article 61-1 ;
Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ; Vu le code de procédure pénale, notamment ses articles 62 et
63-4-1 à 63-4-5 ; Vu la loi n° 2011-392 du 14 avril 2011 ; Vu le code de justice administrative ; Après avoir
entendu en séance publique : - le rapport de Mme Sophie Roussel, Auditeur ; - les observations de la SCP Boré et
Salve de Bruneton, avocat de M. A et autres ; - les conclusions de M. Cyril Roger-Lacan, rapporteur public ; La
parole ayant été à nouveau donnée à la SCP Boré et Salve de Bruneton, avocat de M. A et autres ;
Considérant qu'aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi
organique sur le Conseil constitutionnel : Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits
et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (...) à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...)
; qu'il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de
constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle
n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil
constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère
sérieux ;
Considérant que les articles 62 et 63-4-1 à 63-4-5 du code de procédure pénale dans leur rédaction issue de la loi n°
2011-392 du 14 avril 2011 relative à la garde à vue sont applicables au présent litige au sens et pour l'application de
l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 ; que ces dispositions n'ont pas déjà été déclarées conformes à la
Constitution par le Conseil constitutionnel ; que le moyen tiré de ce que ces dispositions, qui définissent l'étendue
et les modalités de l'assistance par un avocat des personnes faisant l'objet d'une garde à vue, portent atteinte aux
droits et libertés garantis par la Constitution, notamment au principe des droits de la défense et à son corollaire, la
garantie d'une procédure juste et équitable, soulève une question présentant un caractère sérieux ; qu'ainsi, il y a
lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité invoquée ;
DECIDE:
Article 1er : La question de la conformité à la Constitution des articles 62 et 63-4-1 à 63-4-5 du code de procédure
pénale dans leur rédaction issue de la loi n° 2011-392 du 14 avril 2011 relative à la garde à vue, est renvoyée au
Conseil constitutionnel.
Article 2 : Il est sursis à statuer sur la requête de M. A et autres jusqu'à ce que le Conseil constitutionnel ait tranché
la question de constitutionnalité ainsi soulevée.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à M. Grégoire A, premier requérant dénommé, au garde des sceaux,
ministre de la justice et des libertés et au Premier ministre.
72
LE DROIT A LA SURÊTE III : LIBERTES INDIVIDUELLES ET HOSPITALISATION SANS
CONSENTEMENT
Justin C. Kissangoula
Dans la quatrième édition de son manuel de Libertés publiques datant de 1972, Georges Burdeau écrit que « les déments
constituent une catégorie sociale à l’égard de laquelle des restrictions à la liberté individuelle s’imposent, tant dans l’intérêt
du malade que dans celui de la collectivité »22.
Cette prise de position très explicite n’est pas sans rappeler l’énoncé des stipulations de l’article 5§1 – e) de la Convention de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ou en abrégée, la Convention européenne des droits de
l’homme. En effet, aux termes de ce texte, « Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa
liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales : e) s’il s’agit de la détention régulière d’un (…) aliéné (…) »23.
D’un côté, Georges Burdeau parle de « déments », de l’autre, le texte européen des droits de l’homme parle d’ « aliénés ».
« Insensés » 24, « fous » 25, « malades mentaux »26, ou encore « personnes souffrant de troubles mentaux » sont, entre autres,
les autres appellations utilisées, selon les époques, pour qualifier cette réalité sociologique27.
Dans tous les cas, ces expressions servent à appréhender une certaine catégorie sociale qui peut être privée de sa liberté
individuelle et de son droit à la sûreté parce qu’elle doit faire l’objet de ce qu’il est convenu d’appeler des décisions d’«
hospitalisation sans consentement », correspondant à ce qui était autrefois désigné sous le vocable de mesures
d’« internement ou de placement dans un asile psychiatrique »28.
Au regard de ce qui vient d’être noté, l’évidence voudrait donc que la privation, ou à tout le moins les restrictions de liberté
soient la règle pour « les déments » ou « les aliénés » dès l’instant où ils font l’objet d’une procédure d’hospitalisation sans
consentement.
Il s’agit cependant d’une fausse évidence, en ce que ni Georges Burdeau, ni d’ailleurs l’instrument européen de protection
des droits de l’homme ne donnent de définition de ceux qui sont « les déments » ou « les aliénés », c’est-à-dire ne
circonscrivent précisément cette catégorie sociale qui peut être l’objet de restriction ou de privation de liberté en étant placée
en hospitalisation sans consentement.
Et c’est précisément cette difficulté définitionnelle de ceux qui sont « les déments » ou « les aliénés », ou encore « les
malades mentaux » qui explique que la question de l’hospitalisation sans consentement ou autrefois de l’internement dans un
asile psychiatrique a toujours été abordée en France en particulier et dans les démocraties occidentales en général29 sous
l’angle de l’atteinte ou non aux libertés individuelles et notamment à la sûreté des personnes ainsi catégorisées30.
On remarquera que la Cour européenne des droits de l’homme31 ne s’y est d’ailleurs pas trompée en se saisissant de cette
question définitionnelle32 dès son premier arrêt relatif à l’interprétation de l’article 5§1 – e).
Dans son arrêt Winterwerp c/ Pays-Bas du 24 octobre 197933, elle a, dans un premier temps, observé que le terme « aliéné »
« ne se prête pas à une interprétation définitive » et que « son sens ne cesse d’évoluer avec les progrès de la recherche
22
G. BURDEAU, Les Libertés Publiques, 4e édition revue et complétée, Paris, L.G.D.J, 1972, p. 164.
Voir par exemple, J. DE MEYER, « Article 5§1 », L.-E. PETTITI, E. DECAUX, P.-H. IMBERT (dir.), La Convention européenne des
droits de l’homme. Commentaire article par article, 2e éd., Économica, Paris, 1999, p. 189.
24
Voir par exemple G. LANDRON, « Du fou social ou fou médical. Genèse parlementaire de la loi du 30 juin 1838 sur les aliénés »,
Déviance et société, 1995, vol. 19, n° 1, pp. 3-21
25
Voir par exemple, A. GRABOY-GROBESCO, « Les séjours psychiatriques sous contrainte et l’évolution des droits des malades »,
A.J.D.A, 2004. 65.
26
Voir par exemple, D. TRUCHET, « Malades mentaux », Rép. Civ. Dalloz.
27
Voir par exemple, T. SZASZ, Fabriquer la folie, Paris, Payot, 1976 ; M. JAEGER, Le désordre psychiatrique, Paris, Payot, 1981 ; M.
FOUCAULT, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972 ;
28
Par « hospitalisation sans consentement » ou « internement ou placement dans un asile psychiatrique », il faut entendre cette opération
administrative et/ ou judiciaire consistant à priver une personne de sa liberté et de son droit à la sûreté en le mettant, par le biais de
l’internement ou de l’hospitalisation, à la disposition des « experts-aliénistes » aux motifs qu’elle serait atteinte de troubles mentaux et
devient potentiellement ou réellement un danger pour elle-même ou pour la société.
29
Voir par exemple, M. GAUCHET, G. SWAIN, La pratique de l’esprit humain : l’institution asilaire et la Révolution démocratique, Paris,
Gallimard, 1980 ; J. MICHEL, « Par-delà la loi du 30 juin 1838 : la rationalité juridique », L’information psychiatrique, vol. 64, n° 6, 1988,
pp. 1-15.
30
Voir par exemple, R. BADINTER (animation de), Liberté, Libertés, Préf. De F. MITTERRAND, Paris, Gallimard, 1976 ; J. ROBERT, J.
DUFFAR, Droits de l’Homme et Libertés fondamentales, Paris, Montchrestien, 1996, pp. 318 et s.
31
Voir sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, F. SUDRE, J.-P. MARGUENAUD, J.
ANDRIANTSIMBAZOVINA, A. GOUTTENOIRE, M. LEVINET, G. GONZALEZ, Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de
l’homme, 6e éd. Mise à jour, Paris, P.U.F, coll. Thémis Droit, 2011.
32
Voir par exemple Th. DOURAKI, La Convention européenne des droits de l’homme et le droit à la liberté de certains malades et
marginaux, Paris, L.G.D.J, 1986, p. 50 et s.
23
73
psychiatrique, la souplesse croissante du traitement et les changements d’attitude de la communauté envers les maladies
mentales, notamment dans la mesure où se répand une plus grande compréhension des problèmes des patients ».
Cette observation l’a ensuite conduite à élaborer les trois conditions qui doivent être remplies en la matière. Pour priver
l’ « aliéné » de sa liberté, dit-elle, l’on doit, sauf dans les cas d’urgence, avoir établi son aliénation de manière probante, ce
qui signifie qu’un trouble mental réel doit avoir été démontré devant l’autorité nationale compétente… par une expertise
médicale objective. Il faut en outre que ce trouble ait « un caractère ou une ampleur légitimant l’internement ». Enfin, « ce
dernier ne peut se prolonger valablement sans la persistance de pareil trouble »34.
La Haute juridiction strasbourgeoise a, dans un troisième temps, pris l’exemple illustratif des dérives auxquelles peut aboutir
cette catégorisation sociale en indiquant qu’ « en tout cas », l’alinéa e) ne permet pas de « détenir quelqu’un du seul fait que
ses idées ou son comportement s’écartent des normes prédominant dans une société donnée ».
Ce qui vaut dans le cadre européen des droits de l’homme a également prévalu en France.
Ou pour le dire différemment, les mesures d’hospitalisation sans consentement ont d’abord été pensées dans le cadre de la
liberté individuelle, c’est-à-dire en tant qu’elles seraient une garantie de la liberté individuelle et du droit à la sûreté des
aliénés internés (I). Mais à mesure que les mesures de placement en hospitalisation sans consentement se sont révélées
comme étant oppressives par nature, la liberté individuelle a fini par se retourner contre elles (II).
I – La liberté individuelle dans les mesures d’hospitalisation sans consentement.
En effet, à partir de la Révolution française, c’est sous l’angle des droits de l’homme en général et de la préservation de la
liberté et du droit à la sûreté en particulier, donc « du mouvement vers une reconnaissance du « fou » comme malade »35 que
la question de l’internement des insensés a été posée, notamment par le biais des dispositions aussi bien textuelles (A)
qu’institutionnelles (B).
A). Les bases textuelles.
Dans ce sens, il y a dans un premier temps, plus généralement, les dispositions de la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen du 26 août 1789, notamment la Proclamation par ce texte de la liberté et de la sûreté comme étant, avec la propriété et
la résistance à l’oppression, les droits naturels et imprescriptibles de l’Homme dont la conservation est le but de toute
association politique36. Il y a, dans un deuxième temps, de façon plus précise, les articles 737, 838, 1039 et 1140 de ce même
texte qui interdisent d’abord les accusations, arrestations et détentions arbitraires ; promeuvent ensuite la liberté d’opinion, y
compris religieuse et la libre communication des idées, avertissent enfin que « ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou
font exécuter des ordres arbitraires doivent être punis ». Dans un troisième temps et plus concrètement, c’est dans ce sens que
l’on peut interpréter l’entreprise des Révolutionnaires ayant consisté à abolir les lettres de cachet qui autorisaient
l’enfermement des insensés sous l’Ancien Régime par les décrets des 13 et 16 mars 179041. Dans la même direction, les
Révolutionnaires ordonnèrent aux juges et aux médecins de prévenir l’arbitraire en exigeant des gens de police et des
familles qu’ils empêchent les insensés de divaguer par les lois des 16 – 24 août 1790 et 19 – 22 juillet 179142.
Il reste que la loi « Esquirol » du 30 juin 1838 constitue véritablement ce moment de cristallisation de la mesure de
placement en hôpital psychiatrique en tant qu’opération respectueuse de la liberté individuelle des aliénés internés.
33
CourEDH, arrêt Winterwerp c/ Pays-Bas, 24 octobre 1979, série A, n° 33 ; voir pour le commentaire de cette décision, P. ROLLAND, P.
TAVERNIER, « Observations sous CourEDH, arrêt. Winterwerp c/ Pays-Bas, 24 octobre 1979, req. n° 6-301-73 », Clunet, 1982, n° 1, p. 91.
Voir dans le même sens par exemple, CourEDH, arrêt X. c/ Royaume-Uni, 5 novembre 1981, req. n° 7215/ 75.
Voir G. LANDRON, « Du fou social ou fou médical. Genèse parlementaire de la loi du 30 juin 1838 sur les aliénés », Déviance et société,
1995, vol. 19, n° 1, pp. 3-21. 36
Voir en ce sens l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) aux termes duquel, « le but de toute association
politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la
résistance à l’oppression ».
37
Cet article 7 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dispose que « Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans
les cas déterminés par la Loi, et selon les formes qu’elle a prescrites.
Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en
vertu de la Loi doit obéir à l’instant : il se rend coupable par la résistance ». 38
L’article 8 de la DDHC mentionne que « La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être
puni qu’en vertu d’une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée ». 39
L’article 10 de la DDHC dispose que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne
trouble pas l’ordre public établi par la Loi ». 40
Il résulte de l’article 11 de la DDHC que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de
l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la
Loi ». 41
Cité par G. LANDRON, op. cit. ; voir aussi J.-P. MACHELON, « La loi de 1838 sur les aliénés. La résistance au changement », R.D.P,
1984, pp. 1005-1084.
42
Ibidem. 34
35
74
1). La liberté individuelle dans la loi « Esquirol » du 30 juin 183843.
C’est selon cette même focale de la préservation de la liberté individuelle et du droit à la sûreté des aliénés qu’il convient
donc de lire la fameuse loi « Esquirol » du 30 juin 1838 sur les aliénés44. Comme l’expliquait Monsieur le Ministre de
l’Intérieur dans sa circulaire n° 37 du 23 juillet 1838 prise en exécution de la loi du 30 juin 1838 adressée aux Préfets, « cette
loi sera reçue avec reconnaissance par tous les vrais amis de l’humanité ; elle remplit une lacune importante dans notre
législation administrative ; considérée dans son but et dans ses effets, elle doit être une garantie tout à la fois pour la liberté
individuelle et pour la sûreté publique ».
S’il paraît incontestable que cette loi « représente sur le plan législatif l’acte de naissance de la psychiatrie »45 ou « qu’il est le
véritable code de l’aliénation »46, il paraît tout aussi incontestable qu’elle a été dictée par « la crainte d’une séquestration
arbitraire »47, donc pour la préservation de la liberté et du droit à la sûreté des « aliénés ».
Dans ce sens, commentant la loi du 30 juin 1838 sur les aliénés en particulier et la réglementation sur les aliénés en général,
Alfred Binet et Th. Simon écrivent, en 1901, que « la crainte d’une séquestration arbitraire est ce qui paraît inspirer surtout
ceux qui s’occupent de légiférer sur les aliénés ; les règlements édictés paraissent avoir pour but principal d’empêcher qu’un
homme réellement sain d’esprit soit interné dans une maison d’aliénés et, s’il est guéri, que son internement y soit prolongé
indéfiniment »48. Ils ajoutent que « le public, qui juge toutes choses à travers son émotion, prend toujours fait et cause pour
ceux qui semblent les victimes d’une séquestration arbitraire ; et la conséquence de cet état de l’opinion publique, c’est que
les principales formalités dont on entoure les placements des malades et leur sortie sont des formalités dirigées contre
l’autorité médicale ; car c’est le médecin, beaucoup plus souvent que l’autorité administrative, qui est l’objet de suspicion »49.
Dans son ouvrage portant sur La psychiatrie française de Pinel à nos jours, H. Baruk ne dit pas autre chose lorsqu’il fait
valoir que cette loi « garantit la protection de la liberté individuelle, des biens et de la personne des malades mentaux »50.
Plus significative encore est sans doute le propos de Gilles Landron, lequel a retracé La genèse parlementaire de la loi du 30
juin 1838 sur les aliénés. Il analyse d’abord que « par la définition des conditions d’hospitalisation, par l’établissement de
quelques garanties nécessaires pour la protection de la personne et des biens des aliénés, la loi du 30 juin 1838, qui ne voulait
traiter que du fou social, va, de fait, officialiser l’intérêt pour le fou médical »51 ; il constate ensuite que « les garanties
offertes à la préservation de la liberté individuelle sont, au contraire, l’objet permanent des débats »52.
Si la préservation de la liberté individuelle et du droit à la sûreté des aliénés étaient au cœur du processus d’élaboration de
cette loi du 30 juin 1838 sur les aliénés53, il y avait toutefois débat autour des modalités pratiques permettant la sauvegarde
de la liberté individuelle des aliénés internés.
En définitive, des deux choix qui s’offraient aux promoteurs de cette loi pour préserver la liberté individuelle des aliénés
internés, c’est le choix administratif qui a été retenu par le législateur de 1838.
2). Le « choix administratif » pour la préservation de la liberté individuelle des aliénés internés.
Pour les uns, fidèles à la conception dogmatique et anglo-saxonne de la liberté individuelle, celle de l’habeas corpus54, la
sauvegarde de la liberté individuelle, y compris des aliénés, passait nécessairement par la soumission des mesures de
placement en asile psychiatrique sous le contrôle préalable du juge judiciaire55.
43
Voir par exemple, C. QUETEL, La loi de 1838 sur les aliénés, 2 vol., Paris, Frénésie Editions, 1988 ; J.-E. ESQUIROL, Examen du projet
de loi sur les aliénés, Paris, 1838 ; Ministère de l’Intérieur et des cultes, Législation sur les aliénés et les enfants assistés. Discussion de la loi
sur les aliénés à la chambre des députés et à la chambre des pairs, Paris, Berger-Levrault, 1881- 1884, rééd. Analectes, 5 vol., 1972 ; A.
BINET, Th. SIMON, « La législation sur les aliénés », L’année psychologique, 1910, vol. 17, pp. 351-362 ; G. LANDRON, « Du fou social
ou fou médical. Genèse parlementaire de la loi du 30 juin 1838 sur les aliénés », Déviance et société, 1995, vol. 19, n° 1, pp. 3-21.
44
Voir notamment A. BINET, Th. SIMON, « La législation sur les aliénés », L’année psychologique, 1910, vol. 17, pp. 351-362 ; G.
LANDRON, « Du fou social ou fou médical. Genèse parlementaire de la loi du 30 juin 1838 sur les aliénés », Déviance et société, 1995, vol.
19, n° 1, pp. 3-21. 45
G. LANDRON, op. cit., p. 3.
46
A. BINET, Th. SIMON, « La législation sur les aliénés », op.cit. 47
En 1906, la circulaire CLEMENCEAU disposait en ce sens que « l’idée que l’un de nos semblables peut être indûment retenu dans un
établissement d’aliéné est intolérable à la conscience humaine : il n’en est point qui soulève dans l’esprit public de plus vive et plus juste
émotion. Sans aucun doute, les appréhensions de l’opinion publique sont le plus souvent mal fondées, et si de telles séquestrations se sont
produites, leur nombre ne peut être que très minime : mais n’y eût-il, dans tous les établissements privés et publics de France qu’une
personne saine, et par abus ou erreur, soumise à ce régime, que le devoir s’imposerait à nous, impérieusement, de faire cesser d’urgence un
tel scandale » Cité par X. VANDENDRIESSCHE, « Le droit des hospitalisations psychiatriques. Derniers développements », R.D.S.S, 1992,
pp. 1 et s..
48
A. BINET, Th. SIMON, « La législation sur les aliénés », op.cit. 49
Ibidem.
50
H. BARUK, La psychiatrie française de Pinel à nos jours, Paris, P.U.F, 1967. 51
G. LANDRON, op. cit. 52
Ibidem.
53
F. GUILBERT, Liberté individuelle et hospitalisation des malades mentaux, Préface de F. TERRE, Paris, Librairies techniques, 1974. 54
Voir par exemple, D. BARANGER, « Habeas corpus », J. ANDRIANTSIMBAZOVINA, H. GAUDIN, J.-P. MARGUENAUD, S. RIALS
et F. SUDRE, Dictionnaire des droits de l’homme, Paris, P.U.F, coll. Quadrige/ Dicos Poche, p. 473 ; A. VIALA, « Sûreté », J.
ANDRIANTSIMBAZOVINA, H. GAUDIN, J.-P. MARGUENAUD, S. RIALS et F. SUDRE, Dictionnaire des droits de l’homme, Paris,
P.U.F, coll. Quadrige/ Dicos Poche, p. 915.
75
« Le député Isambert, note Gilles Landron, se fait le champion de la thèse judiciaire en contestant l’autorité du préfet en
matière de placements ». Il demande que « la responsabilité soit attribuée à l’autorité judiciaire et non à l’autorité
administrative ». Il va jusqu’à affirmer que « le principe qu’il attaque n’est autre que celui des lettres de cachet ».
Pour le député Isambert donc, il y a irréductibilité et indépassabilité de la thèse judiciaire en matière de sauvegarde de la
liberté individuelle, principalement des aliénés, « tant il est difficile de faire prévaloir une plainte contre un fonctionnaire
malgré tous nos élans de liberté »56.
Même s’il ne s’agit pas du choix ayant finalement prévalu57, plusieurs dispositions de la loi « Esquirol » du 30 juin 1838
prévoit néanmoins, soit l’information de l’autorité judiciaire, notamment du président du tribunal, du procureur du Roi ou du
juge de paix en cas de mesure de placement dans les établissements d’aliénés58, soit l’intervention mais a posteriori de
l’autorité judiciaire.
Pour ne prendre que ces exemples très significatifs, les articles 4 et 29 de cette loi disposent respectivement que
« Le préfet et les personnes spécialement délégués à cet effet par lui ou par le ministre de l’Intérieur, le président du
tribunal, le procureur du Roi, le juge de paix, le maire de la commune, sont chargés de visiter les établissements publics ou
privés consacrés aux aliénés. Ils recevront les réclamations des personnes qui y seront placées, et prendront, à leur égard,
tous renseignements propres à faire connaître leur position »,
et que « toute personne placée ou retenue dans un établissement d’aliénés, son tuteur si elle est mineure, son curateur, tout
parent ou ami, pourront, à quelque époque que ce soit, se pourvoir devant le tribunal du lieu de la situation de
l’établissement, qui, après les vérifications nécessaires, ordonnera, s’il y a lieu, la sortie immédiate ».
Pour les autres, en considération de la conception pragmatique et française de la liberté individuelle, celle des lois des 16 et
24 août 1790 et 16 fructidor an III, considérées comme ayant établi le principe de séparation des autorités administrative et
judiciaire59, interdisant en conséquence à l’autorité judiciaire de s’immiscer dans les affaires de l’administration, il était aussi
suffisant et satisfaisant de confier cette mesure de placement aux représentants de l’autorité publique – administratif et/ ou
médical – pour aboutir au même résultat.
Dans ce sens-ci, le Comte de Gasparin, ministre de l’Intérieur, qui lors de sa présentation du projet initial à la chambre des
députés le 6 janvier 1837 soutenait notamment que c’est l’autorité administrative, et non l’autorité judiciaire, qui doit
assumer la responsabilité de l’isolement de l’aliéné. Pour appuyer sa thèse, il argumentait qu’il s’agit essentiellement de
mesures de sûreté publique qui relèvent des attributions de l’autorité administrative. Ces mesures d’isolement exigent,
toujours selon lui, célérité, prudence et discrétion ; et ces qualités se concilient difficilement avec la lenteur et la solennité des
formes judiciaires alors qu’elles sont plus faciles aux opérations administratives. Il ajoutait notamment que le seul motif en
faveur de l’autorité judiciaire serait ses garanties et les formes dont elle s’entoure, mais dans le cas où l’observation de ces
formes est impossible, l’exercice de son pouvoir n’apporterait aucun avantage qui ne se retrouve pas dans l’action
administrative, et serait privé de ceux que l’action administrative possède en propre.
De plus, et c’est sans doute l’un des arguments les plus décisifs en ce qu’il symbolise au mieux la conception française de la
préservation de la liberté individuelle, Monsieur le Ministre de l’Intérieur avançait que « l’autorité administrative n’est plus
aujourd’hui suspecte d’arbitraire et on la reconnaît responsable et protectrice, elle est elle-même une garantie »60.
En tout état de cause, ainsi que le relève Gilles Landron, « la thèse de la priorité administrative est largement acceptée, non
seulement par les parlementaires, mais aussi par la majorité des aliénistes consultés »61.
L’institutionnalisation de la psychiatrie découle précisément de ce « choix administratif » pour la préservation préventive de
la liberté individuelle des aliénés internés dans la loi du 30 juin 1838.
55
Voir par exemple, J. LEMOINE, Le régime des aliénés et la liberté individuelle, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1934 ; P. SERIEUX, L.
LIBERT, Le régime des aliénés au XVIIIe s., Paris, Masson, 1913.
56
Chambre des Députés, séance du 3 avril 1837, Cité par G. LANDRON, p. 16.
57
Ce choix judiciaire n’avait tellement pas prévalu qu’il est souvent revenu sur le tapis, notamment en 1904, dans la proposition relative aux
garanties de la liberté individuelle (J.O, Documents Sénat, 1904) par laquelle CLEMENCEAU voulait créer un délit spécifique en motivant
que « tout internement d’aliéné constituera le délit de violation de la liberté individuelle s’il n’a pas été immédiatement soumis à la
ratification de l’autorité judiciaire ».
58
Voir par exemple les articles 4, 10, 13 et 22 de cette Loi.
59
Voir par exemple, J. CHEVALLIER, L’élaboration historique du principe de séparation de la juridiction administrative et de
l’administration active, Préface de R. DRAGO, Paris, L.G.D.J., 1970 ; A. VAN LANG, « Le dualisme juridictionnel en France : une
question toujours d’actualité », A.J.D.A, 2005, p. 1760…
60
Cité par G. LANDRON, op. cit., pp. 8-9.
61
Cité par G. LANDRON, op. cit., p. 16.
76
B – Les bases institutionnelles.
Ainsi, c’est au nom de la conception française de la préservation de la liberté individuelle et du droit à la sûreté des aliénés
internés que cette loi - qui dispose à son article 1er que « chaque département est tenu d’avoir un établissement public,
spécialement destiné à recevoir et soigner les aliénés, ou de traiter, à cet effet, avec un établissement public ou privé, soit de
ce département, soit d’un autre département » - procède à un certain nombre de distinction clarificatrice et organisationnelle,
c’est-à-dire que la situation de l’aliéné interné y est traitée différemment selon qu’il est placé dans un asile public ou dans un
asile privé et selon qu’il a fait l’objet d’un placement volontaire ou d’un placement d’office.
Ou pour le dire autrement, « l’autorité administrative étant elle-même une garantie » de la liberté individuelle des aliénés
internés, ce sont en conséquence, soit les personnes privées demandant le placement des aliénés, soit les établissements
privés accueillant des aliénés qu’il convenait de mettre sous surveillance pour éviter soit les demandes, soit les internements
arbitraires.
1). La distinction entre placement en établissements publics et placement en établissements privés.
Cette distinction fait l’objet notamment des articles 2 à 7 et 9 à 11 de cette loi et il saute aux yeux qu’une méfiance
d’internement arbitraire entoure le placement des aliénés en établissements privés.
Cette suspicion entourant le placement des aliénés en établissements privés en ce qu’il ne serait qu’un internement arbitraire
déguisé se manifeste d’abord par la mise sous surveillance de l’autorité publique des établissements privés consacrés aux
aliénés. Ainsi, si « les établissements publics consacrés aux aliénés sont placés sous la direction de l’autorité publique »62,
« les établissements privés consacrés aux aliénés sont, quant à eux, placés sous la surveillance de l’autorité publique »63. De
toute façon, il résulte de la loi que « nul ne pourra diriger ni former un établissement privé consacré aux aliénés sans
l’autorisation du gouvernement »64.
Cette méfiance au terme de laquelle le placement de l’aliéné en établissements privés ne serait qu’un détournement de la
procédure et masquerait ainsi mal l’internement arbitraire se manifeste ensuite au niveau de la distinction établie par la loi
entre « les établissements privés qui seront visités, à des jours indéterminés, une fois au moins chaque trimestre, par le
procureur du Roi de l’arrondissement » 65 alors que « les établissements publics le seront de la même manière, mais
seulement une fois au moins par semestre »66.
Cette défiance envers les établissements privés pour recueillir les aliénés se manifeste enfin à d’autres niveaux, comme ont
pu le remarquer A. Binet, Th. Simon dans leur commentaire de cette loi. Ils constatent en ce sens que « si l’aliéné est interné
dans un asile privé, la loi a pris des précautions plus sévères pour défendre la liberté individuelle : elle prescrit qu’en tout état
de cause, le Préfet sera avisé de l’internement dans les vingt-quatre heures, et le Préfet avisera à son tour le procureur de la
République et un médecin inspecteur des asiles privés qui visitera le malade dans les trois jours et statuera sur son état »67.
C’est cette défense très sévère de la liberté individuelle si l’aliéné est interné dans un asile privé que l’on retrouve notamment
dans les dispositions des articles 9 et 10 de cette loi, desquelles il résulte, respectivement que
« Si le placement est fait dans un établissement privé, le préfet, dans les trois jours de la réception du bulletin, chargera un
ou plusieurs hommes de l’art de visiter la personne désignée dans ce bulletin, à l’effet de constater son état mental et d’en
faire rapport sur-le-champ. Il pourra leur adjoindre telle autre personne qu’il désignera »,
et d’autre part que « dans le même délai, le préfet notifiera administrativement les noms, profession et domicile, tant de la
personne placée que de celle qui aura demandé le placement, et les causes du placement, 1° au procureur du Roi de
l’arrondissement du domicile de la personne placée ; 2° au procureur du Roi de l’arrondissement de la situation de
l’établissement ».
Une autre distinction, entre placement volontaire et placement ordonné par l’autorité publique est apparue nécessaire pour
assurer la sauvegarde de la liberté individuelle.
2). La distinction entre placement volontaire et placement ordonné par l’autorité publique.
Toujours dans cette optique de préservation de la liberté individuelle et du droit à la sûreté des aliénés internés, la loi
distingue deux types de placement en asile psychiatrique, public ou privé : le placement volontaire sur la demande de parents
ou d’amis, donc sur initiative privée et le placement d’office ordonné par l’autorité publique, et spécialement par le Préfet et
le Préfet de police à Paris, sur intervention donc de l’autorité publique pour sauvegarder la société contre un aliéné
dangereux.
Voir l’art. 2 de la loi du 30 juin 1838.
Voir l’art. 3 de la loi du 30 juin 1838. 64
Voir l’art. 5 de la loi du 30 juin 1838.
65
Voir l’art. 4 de la loi du 30 juin 1838.
66
Voir l’art. 4 de la loi du 30 juin 1838.
67
Voir en ce sens les articles 9, 10 et 11 de la Loi « Esquirol » de 1838. Egalement, A. BINET, Th. SIMON, « La législation sur les
aliénés », L’année psychologique, 1910, vol. 17, pp. 351-362.
62
63
77
Ici aussi, c’est pour éviter l’arbitraire que le placement volontaire, codifié aux articles 8 à 17 de la loi « Esquirol », est
soumis à un formalisme protecteur et plus contraignant que le placement dit d’office. Très concrètement, il résulte
notamment aussi bien de l’article 8 que de l’article 12 de cette loi que le placement volontaire, fait à la demande de personnes
privées donc, requiert l’accomplissement d’un certain nombre de formalités substantielles mises en place pour prévenir les
abus et qui peuvent, prises à la lettre, se comparer à un « parcours du combattant ».
Premièrement, aucun chef ou préposé responsable d’établissements publics ou directeur d’établissements privés ne peut
recevoir une personne atteinte d’aliénation mentale s’il n’a reçu, soit personnellement, soit par l’intermédiaire du maire ou du
commissaire de police, une demande d’admission écrite et signée contenant d’une part, relativement à la personne formant la
demande, ses noms, professions, âge, domicile, indication du degré de parenté ou, à défaut, de la nature des relations qui
existent entre elles, d’autre part, relativement à la personne dont le placement sera réclamé et dont l’individualité devrait être
constatée par un passeport ou toute autre pièce, ses noms, professions, âge et domicile68.
Deuxièmement, cette demande d’admission doit s’accompagner d’un certificat médical qui devait obéir à un formalisme tout
aussi contraignant. Ainsi, il devait être délivré moins de quinze jours avant sa remise au chef ou directeur et le médecin
signataire de ce certificat ne pouvait être un médecin attaché à l’établissement, encore moins un médecin parent ou allié, au
second degré inclusivement, soit des chefs ou propriétaires de l’établissement, soit de la personne faisant effectuer le
placement69.
Troisièmement, un bulletin d’entrée, mentionnant en plus de toutes les pièces produites déjà évoquées, un deuxième certificat
médical, émanant cette fois-ci du médecin de l’établissement, devait être établi et envoyé dans les vingt quatre heures au
Préfet de police à Paris et au Préfet en dehors de Paris70.
Quatrièmement, il y aura, dans chaque établissement, un registre coté et paraphé par le maire, sur lequel seront
immédiatement inscrits les noms, profession, âge, et domicile des personnes placées dans les établissements, la mention du
jugement d’interdiction, si elle a été prononcée, et le nom de leur tuteur ; la date de leur placement, les noms, profession et
demeure de la personne, parente ou non parente, qui l’aura demandé. Seront également transcrits sur ce registre : 1° le
certificat du médecin, joint à la demande d’admission ; 2° ceux que le médecin de l’établissement devra adresser à l’autorité,
conformément aux articles 8 et 11 de la loi. Ce registre sera tenu par le médecin qui y consignera au moins tous les mois, les
changements survenus dans l’état mental de chaque malade, constatant les sorties et les décès. Enfin, ce registre sera soumis
aux personnes qui, d’après l’article 4, auront le droit de visiter l’établissement, lorsqu’elles se présenteront pour en faire la
visite et après l’avoir terminée, elles apposeront sur le registre leur visa, leur signature et leurs observations, s’il y a lieu71.
En résumé, le placement volontaire nécessite, outre une demande de la famille et un certificat d’identité, deux certificats de
médecins : l’un signé par un médecin qui peut ne pas être un spécialiste ; le second délivré par un médecin de l’asile public
ou privé où l’aliéné est interné. Il est à ce titre décidé par l’autorité médicale72.
Le placement d’office, ou placement ordonné par l’autorité publique selon les termes de la loi, codifié aux articles 18 à
24, est quant à lui prononcé par le Préfet dans les départements et par le Préfet de police à Paris. Et le moins que l’on puisse
dire, c’est qu’au lieu d’être encadrée, un petit peu quand même !, la compétence préfectorale en la matière est au contraire
précisée et valorisée.
Et, c’est parce que le Préfet est regardé ici comme étant « l’autorité administrative responsable et protectrice » de la liberté
individuelle des aliénés internés, que la loi énonce, d’abord qu’
« à Paris, le préfet de police, et, dans les départements, les préfets ordonneront d’office le placement, dans un établissement
d’aliénés, de toute personne interdite, ou non interdite, dont l’état d’aliénation compromettrait l’ordre public ou la sûreté
des personnes »73 ;
Ensuite, qu’« en cas de danger imminent, attesté par le certificat d’un médecin ou par la notoriété publique, les
commissaires de police à Paris, et les maires dans les autres communes, ordonneront, à l’égard des personnes atteintes
d’aliénation mentale, toutes les mesures provisoires nécessaires, à la charge d’en référer dans les vingt-quatre heures au
préfet, qui statuera sans délai »74 ;
Enfin, qu’ « à l’égard des personnes dont le placement aura été volontaire, et dans le cas où leur état mental pourrait
compromettre l’ordre public ou la sûreté des personnes, le préfet pourra (…) décerner un ordre spécial, à l’effet d’empêcher
qu’elles ne sortent de l’établissement sans son autorisation, si ce n’est pour être placées dans un autre établissement »75.
Voir l’art. 8 de la loi du 30 juin 1838. Voir l’art. 8 de la loi du 30 juin 1838. Voir l’art. 8 de la loi du 30 juin 1838.
71
Voir art. 12 de la loi du 30 juin 1838. 72
Voir en ce sens notamment A. BINET, Th. SIMON, « La législation sur les aliénés », L’année psychologique, 1910, vol. 17, pp. 351-362. 73
Voir art. 18 de la loi du 30 juin 1838. 74
Voir art. 19 de la loi du 30 juin 1838. 75
Voir art. 21 de la loi du 30 juin 1838.
68
69
70
78
Signe de la confiance que le législateur a placée dans l’autorité préfectorale en tant qu’ « autorité administrative responsable
et protectrice » de la liberté individuelle des aliénés internés, cette compétence préfectorale en matière de placement d’office
des aliénés n’est soumise qu’à un formalisme peu contraignant, notamment à une obligation de motivation (par référence ?)
et à une juste obligation d’information.
En ce sens, d’abord, « les ordres des préfets seront motivés et devront énoncer les circonstances qui les auront rendus
nécessaires. Ces ordres (…) seront inscrits sur un registre semblable à celui qui est prescrit par l’article 12, dont toutes les
dispositions seront applicables aux individus placés d’office »76 ; ensuite, « les procureurs du Roi seront informés de tous les
ordres donnés en vertu des articles 18, 19, 20 et 21. Ces ordres seront notifiés au maire du domicile des personnes soumises
au placement, qui en donnera immédiatement avis aux familles »77.
L’on comprend sans doute pourquoi le Conseil d’Etat a, dans sa décision du 20 décembre 1855, Commune d’Issoudun,
motivé que la décision préfectorale d’ordonner le placement d’office des aliénés est « un acte de police administrative qui
n’est pas susceptible d’aucune appréciation par la voie contentieuse »78.
L’on comprend sans doute aussi pourquoi cette loi a connu une durée de vie exceptionnellement longue79 dans le contexte
français80. Elle n’a été incorporée dans le code de la santé publique que dans les années cinquante81, soit près de cent
cinquante ans après (actuellement sous les articles L. 3211-1 et ss.)82. Elle a, par la suite, été complétée, entre autres, d’abord
par la loi n° 81-82 du 2 février 1981 renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes, dite « Loi Sécurité et
liberté »83, ensuite par l’article 8 de la loi n° 85-772 du 25 juillet 1985 portant diverses dispositions d’ordre social
(DDOS)84, enfin par la loi n° 85-1468 du 31 décembre 1985 relative à la sectorisation psychiatrique85 ; réformée par la loi
« Evin » n° 90-527 du 27 juin 1990 relative aux droits et à la protection des personnes hospitalisées en raison de troubles
mentaux et à leurs conditions d’hospitalisation86 ; remaniée par la loi « Kouchner » n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative
aux droits des malades et à la qualité du système de santé87 ; puis corrigée par la loi « Sarkozy » n° 2011-803 du 5 juillet
Voir art. 18 de la loi du 30 juin 1838. Voir art. 22 de la loi du 30 juin 1838.
78
Rec. Lebon, p. 759 ; Sirey, 1856, p. 439. Cité par J.-P. MACHELON, « La loi de 1838 sur les aliénés. La résistance au changement »,
R.D.P, 1984, pp. 1010.
79
Voir en ce sens, notamment J. MICHEL, « Par-delà la loi du 30 juin 1838 : la rationalité juridique », L’information psychiatrique, vol. 64,
n° 6, 1988, pp. 1-15.
80
Voir par exemple, J.-P. MACHELON, « La loi de 1838 sur les aliénés. La résistance au changement », R.D.P, 1984, pp. 1005-1084 ; M.
DEBENE, « La modernisation de la loi de 1838 sur les aliénés. Commentaire de la loi n° 90-527 du 27 juin 1990 relative aux droits et à la
protection des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux et à leurs conditions d’hospitalisation », A.J.D.A du 20 décembre 1990,
pp. 871-883 ; A. PROTHAIS, « La loi du 30 juin 1838 à l’aune du droit pénal », D., 1990, Chron., p. 51.
81
Décret du 10 septembre 1956, Code Dalloz de la santé publique, 8e éd. 1989, commenté par F. MODERNE. Cité par M. DEBENE, « La
modernisation de la loi de 1838 sur les aliénés. Commentaire de la loi n° 90-527 du 27 juin 1990 relative aux droits et à la protection des
personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux et à leurs conditions d’hospitalisation », A.J.D.A du 20 décembre 1990, pp. 871-883.
82
Code Dalloz de la santé publique, 26e éd., éd. 2012, Paris. 83
Voir J. S. CAYLA, « Un aspect de la Loi Sécurité et Liberté : La protection de la liberté des malades hospitalisés pour troubles mentaux »,
R.D.S.S, 1981, p. 243.
84
J.O.R.F du 26 juillet 1985, p. 8472. Voir pour le commentaire, notamment J.-S. CAYLA, « La sectorisation psychiatrique », R.D.S.S,
1985, p. 473.
85
J.O.R.F du 1er janvier 1986, p. 7. Voir pour le commentaire, notamment J.-S. CAYLA, « L’organisation administrative de la sectorisation
psychiatrique », R.D.S.S, 1987, p. 28.
86
Voir par exemple, M. DEBENE, « La modernisation de la loi de 1838 sur les aliénés. Commentaire de la loi n° 90-527 du 27 juin 1990
relative aux droits et à la protection des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux et à leurs conditions d’hospitalisation »,
A.J.D.A du 20 décembre 1990, pp. 871-883 ; L. DUBOUIS, « La loi du 27 juin 1990 assure t-elle une protection des personnes hospitalisées
en raison de troubles mentaux conforme au droit européen ? », Mélanges AUBY, 1992. 727 ; J.-M. AUBY, « La loi n° 90-527 du 27 juin
1990 relative aux droits et à la protection des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux et à leurs conditions d’hospitalisation »,
J.C.P, éd. G., 1990. I. 3463 ; J.-S. CAYLA, « La protection des malades mentaux », R.D.S.S, 1990. 618 ; G. NICOLAU, « L’héritière
(Réflexions sur la loi n° 90-527 du 27 juin 1990 relative aux droits et à la protection des personnes hospitalisées en raison de troubles
mentaux et à leurs conditions d’hospitalisation) », D. 1991, Chron. 29 ; M.-P. CHAMPENOIS-MARMIER, J. SANTOT, « La loi n° 90-527
du 27 juin 1990 relative aux droits et à la protection des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux et à leurs conditions
d’hospitalisation », A.L.D, 1991. 123 ; X. VANDENDRIESSCHE, « Le droit des hospitalisations psychiatriques. Derniers
développements », R.D.S.S, 1992, pp. 1 et s.
87
Voir par exemple, BELLIVIER, ROCHEFELD, « Droits des malades, qualité du système de santé. Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 »,
RTDciv., 2002. 574 ; CORMIER, « Les droits des malades dans la loi du 4 mars 2002 », A.D.S.P, 2002. 6 ; DEGUERGUE, « Droit des
malades et qualité du système de santé », A.J.D.A, 2002. 508 ; ESPER, « La nouvelle réparation des conséquences des risques sanitaires »,
Médecine et droit, 2002, n° 55, p. 3 ; FOSSIER, « Démocratie sanitaire et personnes vulnérables », J.C.P, éd. G., 2003, I. 135 ; JOURDAIN,
LAUDE, PENNEAU, PROCHY-SIMON, Le nouveau droit des malades, Litec, Jurisclasseur, Carré Droit, 2002 ; LAMBERT-FAIVRE,
« La loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé : I. La solidarité envers les personnes
handicapées », D., 2002, Chron., 1217 ; LAMBERT-FAIVRE, « La loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la
qualité du système de santé : II. Les droits des malades, usagers du système de santé », D., 2002, Chron., 1291 ; LAMBERT-FAIVRE, « La
loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé : III. L’indemnisation des accidents
médicaux », D., 2002, Chron. 1367 ; MATHIEU, « Les droits de la personne malade », L.P.A, n° 122, p. 10 ; MOQUET-ANGER, « Les
droits des personnes hospitalisées », R.D.S.S, 2002, p. 657 ; PRIEUR, « Les droits des patients dans la loi du 4 mars 2002 », R.G.D.M, 2002,
n° 8.
76
77
79
2011 relative aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise
en charge88.
En formulant l’hypothèse que « la loi du 30 juin 1838, comme toute loi, n’a pu être que le développement de certaines
potentialités disposées dans les codes du début du XIXe s.. Organisatrice, elle l’a été dans le cadre d’une compréhension de
l’homme dominée par l’unilatéralité de la raison juridique. La penser et la réfléchir en l’isolant de cet environnement ne peut
qu’être une opération abstraite. Et de même que l’asile renvoie à la société qui le construit, de même la loi de 1838 demande
l’interrogation du droit commun »89, bref, en admettant que cette loi mettait en œuvre une « rationalité juridique »90, en ce
qu’elle traduisait « le caractère restreint de la compréhension juridique des actions humaines »91, il faut admettre que la
frénésie législative actuelle met-elle aussi en œuvre une autre rationalité juridique, une sorte de « big bang » législatif et
juridictionnel de l’hospitalisation sans consentement par l’effet des normes internationales et européennes et des décisions
des juridictions internes et européennes.
II – La liberté individuelle contre les mesures d’hospitalisation sans consentement.
En réformant la loi du 30 juin 1838, le législateur français de 1990 entendait notamment se conformer à la Déclaration des
droits du déficient mental adoptée par l’Organisation des Nations-Unies le 20 décembre 197192, à la Recommandation – R
(83).2 - du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe du 22 février 1983 relative à la protection juridique des personnes
atteintes de troubles mentaux et placées comme patients involontaires et au projet de résolution n° 1989-40 de la commission
des droits de l’homme des Nations-Unies relatif « aux principes et garanties pour la protection des personnes détenues pour
maladies mentales et souffrant de troubles mentaux »93 ; ces différents textes mettant chacun l’accent sur la nécessité de créer
des mécanismes de révision périodique de la durée des placements, de renforcer les contrôles a posteriori de ces placements
et de respecter la séparation des pouvoirs et des compétences entre les autorités ou les personnes qui décident d’un placement
et celles qui le contrôlent94.
En adoptant la loi du 5 juillet 2011, le législateur français a agi, certes sous la pression de la vindicte populaire95, mais aussi
et surtout sous la contrainte aussi bien du juge constitutionnel français96 que de la Cour européenne des droits de l’homme97.
Ce que ces deux exemples illustratifs et significatifs donnent à lire, c’est d’abord l’inadaptabilité aux temps présents du cadre
dessiné par la loi du 30 juin 1838, c’est-à-dire le dépassement de la rationalité juridique que cette loi portait en germe ; c’est
ensuite et surtout le resserrement des contraintes de conventionnalité et de constitutionnalité autour de la loi de 1838, ce qui
88
J.O.R.F du 6 juillet 2011, p. 11705. Voir par exemple pour le commentaire de cette loi, C. CASTAING, « Pouvoir administratif versus
pouvoir médical ? (Loi n° 2011-803 du 5 juillet 2011 relative aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins
psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge) », A.J.D.A, 31 octobre 2011, pp. 2055-2062.
89
J. MICHEL, « Par-delà la loi du 30 juin 1838 : la rationalité juridique », L’information psychiatrique, vol. 64, n° 6, 1988, p. 15. 90
Idem. 91
Voir J. MICHEL, « Par-delà la loi du 30 juin 1838 : la rationalité juridique », op. cit., p. 15. 92
Déclaration proclamée par l’Assemblée générale le l’ONU du 20 décembre 1971, Résolution 2856, (XXVI), Chronique mensuelle, Juin
1971, n° 6, pp. 55-56. Voir par exemple, M. DEBENE, « La modernisation de la loi de 1838 sur les aliénés. Commentaire de la loi n° 90-527
du 27 juin 1990 relative aux droits et à la protection des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux et à leurs conditions
d’hospitalisation », A.J.D.A du 20 décembre 1990, pp. 871-883 ; L. DUBOUIS, « La loi du 27 juin 1990 assure t-elle une protection des
personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux conforme au droit européen ? », Mélanges AUBY, 1992. 727.
93
Voir notamment T. DOURAKI, « La protection internationale des malades mentaux contre les traitements abusifs », Mélanges PETTITI,
Paris, 1998. 310 ; A. GRABOY-GROBESCO, « Les séjours psychiatriques sous contraintes et l’évolution des droits des malades », op. cit. ;
L. DUBOUIS, « La loi du 27 juin 1990 assure t-elle une protection des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux conforme au
droit européen ? », Mélanges AUBY, 1992. 727 ; X. VANDENDRIESSCHE, « Le droit des hospitalisations psychiatriques. Derniers
développements », R.D.S.S, 1992, pp. 1 et s.
94
Voir en ce sens, Intervention de C. EVIN, Ministre de la santé, au Sénat, J.O.R.F, Déb. Parl., 18 avril 1990, p. 349. Cité par X.
VANDENDRIESSCHE, « Le droit des hospitalisations psychiatriques. Derniers développements », R.D.S.S, 1992, pp. 1 et s. 95
En effet, issue du discours du président de la République prononcé le 2 décembre 2008 lors d’une visite de l’établissement public
spécialisé Erasme dans la ville d’Antony, cette loi est une réponse à la très vive émotion populaire suscitée par l’homicide d’un jeune
universitaire poignardé par un aliéné qui venait de s’échapper d’un hôpital psychiatrique à Grenoble en 2008. 96
Voir notamment, Décision n° 2010 – 71 QPC du 26 novembre 2010, Mademoiselle Danielle S., « Hospitalisation sans consentement »,
Rec. Décisions du Conseil constitutionnel, Paris, Dalloz, pp. 343-352 ; Décision n° 2011-135/140 QPC du 9 juin 2011, M. Abdellatif B. et
autre, « Hospitalisation d’office », Rec. Décisions du Conseil constitutionnel, Paris, Dalloz, pp. 272-276 ; Décision n° 2011 – 174 QPC du 6
octobre 2011, Mme Oriette P., « Hospitalisation d’office en cas de péril imminent », Rec. Décisions du Conseil constitutionnel, Paris, Dalloz,
pp. 484-487 ; Décision n° 2011-185 QPC du 21 octobre 2011, M. Jean-Louis C., « Levée de l’hospitalisation d’office des personnes
pénalement irresponsables », Rec. Décisions du Conseil constitutionnel, Paris, Dalloz, pp. 516-518 ; Décision n° 2012-235 QPC 20 avril
2012, Association Cercle de réflexion et de proposition d'actions sur la psychiatrie. « Dispositions relatives aux soins psychiatriques sans
consentement », Journal officiel du 21 avril 2012, p. 7194.
Voir en ce sens, G. LEFRAND, Rapporteur de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale, compte rendu n° 52, séance du
21 juin 2011, p. 3. Cité par C. CASTAING, « Pouvoir administratif versus pouvoir médical ? (Loi n° 2011-803 du 5 juillet 2011 relative aux
droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge) », A.J.D.A, 31 octobre
2011, p. 2055. 97
Voir en dernier lieu, CourEDH, Aff. Delbec c/ France, req. n° 43125/98, arrêt du 18 juin 2002 ; CourEDH, Aff. D.M c/ France, req. n°
41376/ 98, arrêt du 27 juin 2002 ; CourEDH, Aff. Mathieu c/ France, req. n° 68673/01, arrêt du 27 octobre 2005 ; CourEDH, Affaire Baudoin
c/ France, Req. n° 35935/03, arrêt du 18 février 2011 ; CourEDH, Affaire Patoux c/ France, req. n° 35079/06, arrêt du 14 avril 2011 ;
Voir par exemple, K. GRABARCZIK, « L’hospitalisation sans consentement sous les feux des juges européen et constitutionnel », J.C.P, éd.
G., n° 7, 14 février 2011, pp. 325-329. 80
peut se traduire encore par le divorce annoncé entre la liberté individuelle d’une part, et les mesures d’hospitalisation sans
consentement d’autre part.
L’on assiste de la sorte à une remise en cause sans équivoque de la conception française en matière de sauvegarde de la
liberté individuelle et du droit à la sûreté des aliénés internés, c’est-à-dire d’un côté, à la condamnation du « choix
administratif » en tant que garantie pour la préservation de la liberté individuelle des aliénés internés, et de l’autre, à une
recommandation toute aussi manifeste en faveur du « choix judiciaire » en tant qu’ultime garantie de la liberté individuelle
des aliénés internés.
A – La condamnation du « choix administratif » pour la préservation de la liberté individuelle des aliénés internés.
Pour rappel, par « choix administratif », il faut entendre et comprendre par cette option retenue par le législateur de 1838 de
procéder à une protection préventive des libertés individuelles des aliénés en faisant de l’autorité administrative en général et
du préfet en particulier le garant de la liberté individuelle et du droit à la sûreté des aliénés internés.
Ce « choix administratif », qui s’opposait alors au « choix judiciaire », a entraîné un certain nombre de conséquences,
notamment la majoration de l’équation préfectorale en matière de contrôle sur les établissements privés consacrés aux aliénés
et sur les demandes de placements en asile psychiatrique formulées par des parents ou amis, donc sur les placements dits
volontaires sur initiative privée. La minoration du rôle des juges en tant que garants naturels de la liberté individuelle et du
droit à la sûreté est l’autre résultante de ce « choix administratif ».
Le retour du juge en cette matière n’a pu se faire qu’au détriment de l’autorité administrative en général et de l’autorité
préfectorale en particulier qui perdaient ainsi leur sorte d’immunité. Puis il est revenu au législateur, encouragé en ce sens par
les juges, de cantonner l’autorité administrative en la remplaçant en tant que garante de la liberté individuelle et du droit à la
sûreté des aliénés internés par la commission départementale de l’hospitalisation psychiatrique (CODHOPSY), devenue la
commission départementale des soins psychiatriques (CODESOPSY) depuis la loi du 5 juillet 2011.
1). La soumission du « choix administratif » au contrôle juridictionnel.
Pour prendre la mesure de l’inversion de cette équation préfectorale, il faut se souvenir qu’en raison de ce qu’il est convenu
de nommer le « choix administratif », le Conseil d’Etat, qui, pour rappel, n’est devenu le juge suprême de l’ordre
administratif qu’à partir de l’arrêt Blanco du Tribunal des conflits en 1873, a, dans sa décision déjà citée du 20 décembre
1855, Commune d’Issoudun, motivé que la décision préfectorale d’ordonner le placement d’office des aliénés est « un acte de
police administrative qui n’est pas susceptible d’aucune appréciation par la voie contentieuse »98. Dans son autre décision du
16 décembre 1881, Département de la Sarthe, il s’est déclaré « incompétent pour connaître du contentieux relatif à la
décision d’hospitalisation forcée »99. La Haute juridiction administrative n’était cependant pas la seule à conférer cette sorte
d’immunité juridictionnelle aux autorités administratives en général et au Préfet en particulier en cette matière.
Dans le même sens, la chambre criminelle de la Cour de cassation a, dans un arrêt du 18 février 1842, décidé que l’article
341 du code pénal réprimant le crime de séquestration arbitraire était inapplicable au fait d’internement illicite sous prétexte
d’aliénation mentale, renvoyant aux dispositions pénales de la loi de 1838100. Pour expliquer cette position du juge judiciaire,
Alain Prothais note que « dans le dispositif légal, la mise en jeu de la responsabilité pénale n’apparaît que comme l’ultime
éventualité. En effet, la loi de 1838 s’efforce de multiplier les précautions, garanties et contrôles, de fond comme de forme,
en début, en cours ou en fin de placement, dans un but préventif et protecteur des libertés individuelles, afin d’éviter les
internements arbitraires »101 .
L’épreuve du temps et différentes affaires médiatiques ayant défrayé la chronique102 ont fini par avoir raison du « choix
administratif », subséquemment de « la protection préventive des libertés individuelles des aliénés internés organisée par la
loi de 1838 ». Ce qui a permis aux juges administratif et judiciaire de s’engouffrer dans la brèche ainsi ouverte en revenant,
ou à tout le moins, en nuançant leurs positions et donc en soumettant désormais à leur contrôle les différentes décisions ou
non décisions des autorités administratives (Préfet, maires, directeurs ou préposés responsables d’établissements, les
médecins de ces établissements) ayant compétence pour procéder aux placements d’office ou volontaires des aliénés. La
domestication remarquée du « choix administratif » au contrôle juridictionnel n’en est que plus méritoire et dénote de
l’abaissement de la légitimité de l’autorité administrative en général et du Préfet en particulier et du rehaussement de la
légitimité de l’autorité juridictionnelle.
Aussi, le fait par exemple que le juge administratif n’a pendant longtemps effectué qu’ « un contrôle de la régularité formelle
98
Rec. Lebon, p. 759 ; Sirey, 1856, p. 439. Cité par J.-P. MACHELON, « La loi de 1838 sur les aliénés. La résistance au changement »,
R.D.P, 1984, pp. 1010.
99
Rec. Lebon, p. 980.
100
Crim., 18 février 1842, S., 1842. 1. 955. Cité par A. PROTHAIS, « La loi du 30 juin 1838 à l’aune du droit pénal », D., 1990, Chron., p.
51. 101
A. PROTHAIS, « La loi du 30 juin 1838 à l’aune du droit pénal », D., 1990, Chron., p. 51.
102
L’on pense notamment à cette affaire qui fit grand bruit, l’affaire Sandon, avocat républicain de Limoges, en procès avec Billaut,
président du corps législatif, qui fut interné à Charenton pendant dix-sept mois pour « manie raisonnante ». Cité par J.-P. MACHELON, « La
loi de 1838 sur les aliénés. La résistance au changement », R.D.P, 1984, pp. 1041.
81
de l’arrêté d’hospitalisation d’office »103, « le juge se bornant à vérifier le respect de la procédure et la compétence de
l’auteur de l’acte »104 ou a laissé prospérer « la motivation par référence »105 des décisions d’hospitalisation d’office106 ou
encore a considéré que le non-respect du délai d’information du procureur de la République n’entache pas d’irrégularité
l’arrêté préfectoral 107 ne change rien à cette donnée fondamentale qu’il est désormais compétent pour connaître du
contentieux relatif à la décision d’hospitalisation forcée qu’il faisait échapper jusque-là à son contrôle. Les revirements
jurisprudentiels intervenus ou appelés à intervenir sur ces questions témoignent précisément de l’existence et de l’effectivité
du contrôle juridictionnel du « choix administratif » en matière de sauvegarde de la liberté individuelle et du droit à la sûreté
des aliénés internés108.
Sans rechercher l’exhaustivité, il est revenu à la Haute juridiction administrative 109 et à la Cour suprême de l’ordre
judiciaire110, aussi, de désacraliser l’autorité administrative en général et l’autorité préfectorale en particulier en tant que
garants de la liberté individuelle des aliénés internés en interrogeant aussi bien le bien fondé de la mesure d’hospitalisation
d’office111 que la régularité formelle de l’arrêté d’hospitalisation d’office112, la décision113 ou le refus de décision114 voire
même le retard dans la prise de décision115 préfectorale de placement en hôpital psychiatrique ; en soumettant à la discussion
les décisions d’admission, de maintien ou de sortie dans leurs établissements prises par les responsables des établissements
publics ou privés consacrés aux aliénés116 ; en exigeant l’effectivité du contrôle préfectoral des établissements privés
consacrés aux aliénés117 d’une part et du placement volontaire118 d’autre part.
Devant cette déferlante juridictionnelle, il est revenu au Tribunal des conflits d’entériner ce contrôle par les juges du « choix
administratif » en se prononçant sur la répartition des compétences en cette matière entre la juridiction administrative et la
103
Voir par exemple, C.E, 16 novembre 1984, Mme Nguyen Ten, Rec. Lebon, p. 737 ; D., 1986, IR, 252, note MODERNE et BON. Cité par
X. VANDENDRIESSCHE, « Le droit des hospitalisations psychiatriques. Derniers développements », R.D.S.S, 1992, pp. 1 et s. Voir par exemple, C.E, 21 février 1958, Boulet, A.J.D.A, 1958, p. 401. Cité par X. VANDENDRIESSCHE, « Le droit des hospitalisations
psychiatriques. Derniers développements », R.D.S.S, 1992, pp. 1 et s. 105
« Cette motivation par référence consiste à permettre à l’autorité administrative, dans la mesure où elle est obligée de motiver ses actes, de
ne pas faire figurer les motifs de sa décision dans l’acte lui-même, mais de lui laisser la possibilité de se référer à un autre document,
émanant d’elle-même ou d’un tiers, qui expose les circonstances l’ayant amené à prendre sa décision ».Voir en ce sens, E.-A. BERNARD,
P. BERNARDET, « La motivation par référence des décisions d’hospitalisation d’office ou le juge aliéné par son fou », R.D.S.S, 1997, p.
487.
106
Voir par exemple, C.E, 1er février 1952, Cueno, Rec. Lebon, p. 741 ; C.E, 10 juin 1959, Dame Pujol, Rec. Lebon, p. 355 ; C.E, 7
novembre 1969, Trofimoff, Rec. Lebon, p. 480. Voir plus globalement, E.-A. BERNARD, P. BERNARDET, « La motivation par référence
des décisions d’hospitalisation d’office ou le juge aliéné par son fou », R.D.S.S, 1997, p. 487.
107
Voir par exemple, C.E, 18 mars 1970, Bila, A.J.D.A, 1971, p. 57.
108
Voir en ce sens, E.-A. BERNARD, P. BERNARDET, « La motivation par référence des décisions d’hospitalisation d’office ou le juge
aliéné par son fou », R.D.S.S, 1997, p. 487 ; L. DUBOUIS, « La loi du 27 juin 1990 assure t-elle une protection des personnes hospitalisées
en raison de troubles mentaux conforme au droit européen ? », Mélanges AUBY, 1992. 727 ; A. PROTHAIS, « La loi du 30 juin 1838 à
l’aune du droit pénal », D., 1990, Chron., p. 51. 109
Cette désacralisation juridictionnelle de l’autorité administrative a aussi poussé le juge administratif à juger que « le refus d’internement
pouvait être constitutif d’une faute lourde s’il a concerné un individu dangereux qui a causé ensuite des dommages » (Voir par exemple, C.E,
Ass., 23 janvier 1931, Dame et Demoiselle Garcin c/ Ministre de l’Intérieur, Rec. Lebon, p. 91, D. 1931. 3. 17, concl. LATOURNERIE ;
D.P, 1931. 3. 17) ou qu’ « en tardant pendant 20 jours, postérieurement à l’arrêté du maire prononçant un internement d’urgence, à se
prononcer sur le cas de la personne intéressée qui, du fait de la décision prise par le maire, se trouvait internée dans l’attente de la décision
préfectorale, le préfet, à qui l’article L. 344 du code de la santé publique imposait de statuer sans délai, a commis une faute lourde » (Voir par
exemple, C.E, SSR, 22 décembre 1982, Bissery, req. n° 26557, Rec. Lebon, p. 438) ou encore qu’ « un individu hospitalisé en placement
d’office qui a pu sortir librement de l’établissement et a incendié un atelier, engage la responsabilité de l’établissement pour faute de service
dès lors qu’aucune faute lourde ne peut être mise à la charge de l’Etat, l’hôpital n’ayant pas fait valoir la nécessité de placer l’intéressé dans
un établissement de sûreté » (C.E, 20 janvier 1989, Hôpitaux civils de Thiers c/ Mlle Pinay, req. n° 67.978. Cité par X.
VANDENDRIESSCHE, « Le droit des hospitalisations psychiatriques. Derniers développements », R.D.S.S, 1992, pp. 1 et s.).
110
Devant le juge judiciaire, notamment dans le contentieux de responsabilité civile en matière d’internement, « on rencontre des
séquestrations arbitraires caractérisées, comme dans le cas de cet individu qui avait réussi à faire interner sa tante pour ne pas avoir à
rembourser sa dette (Caen, 16 janvier 1901, D., 1904. 2. 370) ou dans celui de cette dame, nièce du préfet Poubelle, « désireuse de se
débarrasser de son mari » (Dijon, 15 juillet 1942, Gaz. Pal., 1942. 2. 173) ». Toujours devant le juge judiciaire, dans le contentieux cette
fois-ci de responsabilité pénale, le juge s’est mis à mobiliser les ressources de la loi de 1838, notamment les incriminations prévues à l’article
L. 354 punissant la rétention sans titre ou rétention de « sortants » d’établissements d’aliénés commise par les « chefs, directeurs ou préposés
responsables » de ces établissements, c’est-à-dire dès que la sortie est juridiquement possible (sur ordre du préfet, du juge, déclaration
médicale de guérison ou réclamation de la famille…). Des tribunaux correctionnels de Nantes (Trib. Corr. Nantes, 2 janvier 1929, Gaz. Pal.,
1929. 1. 454 ; 12 décembre 1938, Gaz. Pal., 1939. 1. 346) ont ainsi condamné l’exploitation de maison de santé privée sans autorisation ».
Cité par A. PROTHAIS, « La loi du 30 juin 1838 à l’aune du droit pénal », D., 1990, Chron., p. 51.
111
Voir par exemple, Civ., 2e, 28 avril 1965, Bull. civ., II, n° 368 et 12 mai 1975, Bull. civ., II, n° 141 ; Civ., 1re, 31 mars 1987, pourvoi n°
85-80.604 ; Civ., 1re, 6 juillet 1988, pourvoi n° 86-18.971 ; Crim., 4 janvier 1990, pourvoi n° 88-84.351. Citées par X.
VANDENDRIESSCHE, « Le droit des hospitalisations psychiatriques. Derniers développements », R.D.S.S, 1992, pp. 1 et s.
112
Voir par exemple, C.E, 16 novembre 1984, Mme Nguyen Ten, Rec. Lebon, p. 737 ; D., 1986, IR, 252, note MODERNE et BON. Cité par
X. VANDENDRIESSCHE, « Le droit des hospitalisations psychiatriques. Derniers développements », R.D.S.S, 1992, pp. 1 et s. 113
Voir par exemple, C.E, 13 janvier 1971, Sieur Planchon, Rec. Lebon, p. 37 ; 114
Voir par exemple, C.E, Ass., 23 janvier 1931, Dame et Demoiselle Garcin c/ Ministre de l’Intérieur, Rec. Lebon, p. 91, D. 1931. 3. 17,
concl. LATOURNERIE ; D.P, 1931. 3. 17 ; 115
C.E, SSR, 22 décembre 1982, Bissery, req. n° 26557, Rec. Lebon, p. 438 ; C.E, 10 février 1984, Mme Dufour, A.J.D.A, 1984, p. 403. 116
C.E, 20 janvier 1989, Hôpitaux civils de Thiers c/ Mlle Pinay, req. n° 67.978. Cité par X. VANDENDRIESSCHE, « Le droit des
hospitalisations psychiatriques. Derniers développements », R.D.S.S, 1992, pp. 1 et s.
117
Voir par exemple, C.E, 17 juin 1991, Mlle Marlouiset et CHS d’Yzeure, req. n° 101.792 et 102.446 : 118
Voir par exemple, C.E, 21 juillet 1911, Dame veuve Fervel et fils Fervel, Rec., p. 844. 104
82
juridiction judiciaire. C’est ce qu’il a fait dans son arrêt du 6 avril 1946, Sieur Machinot c/ Préfet de police, par lequel il
motive que « s’il appartient à la juridiction administrative de connaître de la régularité de la décision administrative par
laquelle l’autorité préfectorale ordonne un internement dans un établissement d’aliénés, l’autorité judiciaire est seule
compétente (…) pour apprécier la nécessité de cette mesure et les conséquences qui peuvent en résulter »119 .
C’est dans ce contexte de cantonnement puis de soumission du « choix administratif » au contrôle juridictionnel qu’est née la
commission départementale des hospitalisations psychiatriques (CODHOPSY).
2). La mission de la CODHOPSY120 en matière de préservation de la liberté individuelle des aliénés internés.
Le texte de l’article L. 332-3 de la loi du 27 juin 1990121 est on ne peut plus clair :
« Il est institué dans chaque département une commission départementale des hospitalisations psychiatriques chargée
d’examiner la situation des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux au regard du respect des libertés
individuelles et de la dignité des personnes.
Cette commission se compose122 :
1° d’un psychiatre désigné par le procureur général près la cour d’appel ;
2° d’un magistrat désigné par le premier président de la cour d’appel ;
3° de deux personnalités qualifiées désignées l’une par le préfet, l’autre par le président du conseil général, dont un
psychiatre et un représentant d’une organisation représentative des familles de personnes atteintes de troubles mentaux. »
La CODHOPSY, ou désormais la CODESOPSY, est donc venue mettre fin à « la seule critique pertinente qu’on pouvait
adresser au système qui tenait plutôt à l’absence, parmi les garants de la liberté individuelle d’un organe de contrôle
spécialisée dans les hospitalisations psychiatriques »123 .
Cette critique était d’autant plus justifiée que l’idée de la création de cette commission n’était pas nouvelle. En effet,
« Eugène Sue l’avait exprimée dès avant 1838. En 1872, une proposition par la suite reprise par Clemenceau préconisait la
création d’une commission permanente de surveillance. En 1976, le comité animé par Robert Badinter voulait placer les
hôpitaux psychiatriques sous le contrôle de commissions spéciales composées de médecins, de juristes et d’élus locaux
effectuant des inspections constantes de l’état des malades. Plus récemment, le docteur Zambrowski recommandait la mise en
place de commissions médico-judiciaires conçues comme des structures légères de contrôle » 124. Mais comme cela a déjà été
noté, la vérité de 1838 était que « l’autorité administrative n’est plus aujourd’hui suspecte d’arbitraire et on la reconnaît
responsable et protectrice, elle est elle-même une garantie »125 de la liberté individuelle des aliénés internés.
La mission de la CODHOSPSY ou CODESOPSY126 en matière de protection préventive de la liberté individuelle et du droit
à la sûreté des aliénés internés était d’autant plus fondée qu’elle pouvait s’autoriser de l’onction de la Cour européenne des
droits de l’homme qui s’était déjà prononcée, notamment sur les commissions de contrôle psychiatrique britanniques.
T.C, 6 avril 1946, Sieur Machinot c/ Préfet de police, Rec. Lebon, p. 326.
Depuis la loi du 5 juillet 2011, l’appellation de cette commission a changé. Il s’agit maintenant de la commission départementale des soins
psychiatriques (CODESOPSY) et non plus de la commission départementale des hospitalisations psychiatriques (CODHOPSY).
121
Ce texte a été remplacé par l’article L. 3222-5 du code de la santé publique, issu de l’article 8-9° de la loi n° 2011-803 du 5 juillet 2011,
entrée en vigueur le 1er août 2011. Cet article dispose que « sans préjudice des dispositions de l'article L. 3222-4, dans chaque département
une commission départementale des soins psychiatriques est chargée d'examiner la situation des personnes admises en soins psychiatriques
en application des chapitres II à IV du titre Ier du présent livre ou de l'article 706-135 du code de procédure pénale au regard du respect des
libertés individuelles et de la dignité des personnes ».
122
Depuis la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 (art. 19-II), la CODHOPSY est composée de six membres : Deux représentants d’associations
agréées respectivement de personnes malades et de familles de personnes atteintes de troubles mentaux, désignés par le représentant de l’Etat
dans le département ; Trois médecins, dont deux psychiatres, l’un désigné par le procureur général près la Cour d’appel, l’autre par le
représentant de l’Etat dans le département et un médecin généraliste désigné par le représentant de l’Etat dans le département et Un magistrat
désigné par le premier président de la Cour d’appel. Le mandat des membres est de trois ans. 123
G. LEBRETON, Libertés publiques et droits de l’Homme, 8e éd., Sirey Université, Paris, 2009, p. 394. 124
M. DEBENE, « La modernisation de la loi de 1838 sur les aliénés. Commentaire de la loi n° 90-527 du 27 juin 1990 relative aux droits et
à la protection des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux et à leurs conditions d’hospitalisation », A.J.D.A du 20 décembre
1990, p. 878.
125
Voir supra p. 6.
126
Il résulte de l’article L. 3223-1, issue de l’art. 8-11° de la loi n° 2011-803 du 5 juillet 2011, que la commission prévue à l’article L. 32225, à savoir donc la CODESOPSY :
« 1° Est informée, dans les conditions prévues aux chapitres II et III du titre Ier du présent livre, de toute décision d'admission en soins
psychiatriques, de tout renouvellement de cette décision et de toute décision mettant fin à ces soins ;
« 2° Reçoit les réclamations des personnes faisant l'objet de soins psychiatriques en application des chapitres II à IV du titre Ier du présent
livre ou de l'article 706-135 du code de procédure pénale ou celles de leur conseil et examine leur situation ;
« 3° Examine, en tant que de besoin, la situation des personnes faisant l'objet de soins psychiatriques en application des chapitres II à IV du
titre Ier du présent livre ou de l'article 706-135 du code de procédure pénale et, obligatoirement, dans des conditions fixées par décret en
Conseil d'Etat : « a) Celle de toutes les personnes dont l'admission a été prononcée en application du 2° du II de l'article L. 3212-1 ; « b)
Celle de toutes les personnes dont les soins se prolongent au-delà d'une durée d'un an ;
« 4° Saisit, en tant que de besoin, le représentant de l'Etat dans le département ou, à Paris, le préfet de police, ou le procureur de la
République de la situation des personnes qui font l'objet de soins psychiatriques en application des chapitres II à IV du titre Ier du présent
livre ou de l'art. 706-135 du code de procédure pénale ;
119
120
83
En effet, dans son arrêt X c/ Royaume-Uni du 5 novembre 1981, elle indiquait en ce sens que
« Rien n’empêche de considérer pareil organe spécialisé comme un « tribunal » au sens de l’article 5 par. 4 s’il jouit de
l’indépendance voulue et si sa procédure s’entoure de garanties suffisantes, adaptées à la nature de la privation de liberté en
question » (§61).
Et à la cour de préciser que « par tribunal, l’article 5 par. 4 n’entend pas nécessairement une juridiction de type classique,
intégrée aux structures judiciaires ordinaires du pays. Tel que l’emploie la Convention dans plusieurs de ses clauses dont
l’article 5 par. 4, Ce mot sert à désigner des « organes présentant non seulement des traits fondamentaux communs, au
premier rang desquels se place l’indépendance par rapport à l’exécutif et aux parties (…), mais encore les garanties »,
adaptées à la nature de la privation de liberté dont il s’agit », « d’une procédure judiciaire » dont les modalités peuvent
varier d’un domaine à l’autre » (§53).
Et si la cour a considéré que les commissions de contrôle psychiatrique britanniques ne constituaient pas un tribunal au sens
de la convention, c’est parce qu’ « il leur manque la compétence de statuer « sur la légalité de la détention » et pour
ordonner l’élargissement si cette dernière apparaît illégales : elles ne possèdent que des attributions consultatives ».
S’il ne fait ainsi pas de doute que « grâce à ces multiples prérogatives, la CODHOPSY mérite d’être considérée, plus que tout
autre organe, comme le principal défenseur des aliénés »127, il est tout aussi certain que cette commission128 n’a, selon le
conseil constitutionnel, qu’ « un caractère administratif ; qu’au demeurant elle n’autorise pas le maintien de l’hospitalisation
et n’examine obligatoirement que la situation des personnes dont l’hospitalisation se prolonge au-delà de trois mois »129.
Qu’en tout état de cause, seul « le choix judiciaire » permet véritablement de préserver la liberté individuelle des aliénés
internés.
B. La recommandation du « choix judiciaire » pour la préservation de la liberté individuelle des aliénés internés.
La Cour européenne des droits de l’homme avait, dès après l’arrêt Winterwerp c/ Pays-Bas du 24 octobre 1979, planté le
décor en indiquant très explicitement que le contrôle juridictionnel de la légalité de l’hospitalisation sans consentement
constitue la clé de voute de la protection de la liberté du malade. Il s’impose même si la décision d’hospitalisation a été prise
par un juge130.
« 5° Visite les établissements mentionnés à l'article L. 3222-1, vérifie les informations figurant sur le registre prévu à l'article L. 3212-11 et
au IV de l'article L. 3213-1 et s'assure que toutes les mentions prescrites par la loi y sont portées ;
« 6° Adresse, chaque année, son rapport d'activité, dont le contenu est fixé par décret en Conseil d'Etat, au juge des libertés et de la
détention compétent dans son ressort, au représentant de l'Etat dans le département ou, à Paris, au préfet de police, au directeur général de
l'agence régionale de santé, au procureur de la République et au Contrôleur général des lieux de privation de liberté ;
« 7° Peut proposer au juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance dans le ressort duquel se situe l'établissement
d'accueil d'une personne admise en soins psychiatriques en application des chapitres II à IV du titre Ier du présent livre ou de l'article 706135 du code de procédure pénale d'ordonner, dans les conditions définies à l'article L. 3211-12 du présent code, la levée de la mesure de
soins psychiatriques dont cette personne fait l'objet ;
« 8° Statue sur les modalités d'accès aux informations mentionnées à l'article L. 1111-7 de toute personne admise en soins psychiatriques en
application des chapitres II à IV du titre Ier du présent livre ou de l'article 706-135 du code de procédure pénale.
« Les personnels des établissements de santé sont tenus de répondre à toutes les demandes d'information formulées par la commission. Les
médecins membres de la commission ont accès à toutes les données médicales relatives aux personnes dont la situation est examinée. »
.
127
G. LEBRETON, Libertés publiques et droits de l’Homme, op. cit., p. 392.
128
Il faut cependant ajouter que depuis la loi n° 2007-1545 du 30 octobre 2007 instituant un Contrôleur général des lieux de privation de
liberté (J.O.R.F n° 253 du 31 octobre 2007, p. 17891), la CODHOPSY ou CODESPSY n’est plus la seule autorité missionnée pour protéger
préventivement les libertés individuelles des aliénés internés. En effet, cette loi a créé une nouvelle autorité administrative indépendante, à
savoir le contrôleur général des lieux de privation de liberté, chargée, sans préjudice des prérogatives que la loi attribue aux autorités
judiciaires ou juridictionnelles, de contrôler les conditions de prise en charge et de transfèrement des personnes privées de liberté, afin de
s’assurer du respect de leurs droits fondamentaux. S’il est surtout connu pour son contrôle des établissements pénitentiaires, il est également
compétent « pour visiter à tout moment, sur le territoire de la République, tout établissement de santé habilité à recevoir des patients
hospitalisés sans leur consentement visé à l’article L. 3222-1 du code de la santé publique ». Le contrôleur général des lieux de privation de
liberté est donc chargé de s’assurer que les droits fondamentaux des personnes privées de liberté sont respectés et de contrôler les conditions
de leur prise en charge. S’il ne peut être saisi que par différentes autorités dûment énumérées, toute personne physique - notamment les
personnes hospitalisées sans leur consentement et leurs proches -, ainsi que toute personne morale s’étant donné pour objet le respect des
droits fondamentaux, peuvent toutefois porter à sa connaissance des faits ou situations susceptibles de relever de sa compétence. Il peut aussi
intervenir de sa propre initiative. S’agissant plus précisément de l’hospitalisation sans consentement, le décret du 12 mars 2008 pris pour
l’application de la loi prévoit la communication au contrôleur général de tout document justifiant la décision d’hospitalisation sans
consentement, y compris des certificats médicaux prévus par la loi. Il faut sans doute ajouter que « si le contrôleur général a connaissance de
faits laissant présumer l’existence d’une infraction pénale, il les porte sans délai à la connaissance du procureur de la République,
conformément à l’article 40 du code de procédure pénale. Il porte aussi sans délai à la connaissance des autorités ou des personnes investies
du pouvoir disciplinaires les faits de nature à entraîner des poursuites disciplinaires ». 129
Voir cons. 24 de la Décision n° 2010 – 71 QPC du 26 novembre 2010, Mademoiselle Danielle S., « Hospitalisation sans consentement »,
Rec. Décisions du Conseil constitutionnel, Paris, Dalloz, pp. 343-352.
130
Voir notamment CourEDH, Aff. X. c/ Royaume-Uni, req. n° 7215/ 75, arrêt du 5 novembre 1981. Au §54 de cette décision, la Cour
explicite qu’ « (…) on méconnaîtrait le but et l’objet de l’article 5 (art.5) (…) si l’on interprétait le paragraphe 4 (art. 5 – 4) (…) comme
84
A partir de la loi du 27 juin 1990 et plus encore dans celle du 5 juillet 2011, le législateur français a pris la mesure de cette
recommandation en instituant un contrôle systématique du juge sur les mesures d’hospitalisation sans consentement. Pour ne
prendre que l’exemple de la dernière loi citée du 5 juillet 2011, en même temps qu’elle instaure désormais une obligation de
soins sans consentement, destinée à contraindre des malades à suivre un traitement sous forme de consultations ambulatoires
sans avoir recours à l’hôpital – il s’agissait-là de l’objectif politique affiché par ses promoteurs -, elle organise aussi une
saisine obligatoire du juge, en cas d’hospitalisation sans consentement, au plus tard quinze jours après l’admission – il s’agit
cette fois-ci d’un impératif juridictionnel imposé au législateur par les différents juges internationaux et nationaux ayant eu à
connaître de cette matière -. Il résulte au demeurant de cette dernière loi et surtout de l’évolution de la matière de
l’hospitalisation sans consentement une perte de confiance à l’égard aussi bien de l’autorité administrative que de l’autorité
médicale au profit de l’autorité judiciaire131, conforme aux termes aussi bien des dispositions de l’article 66 de la constitution
de 1958 que plus généralement de qu’il est convenu de nommer ici « l’option judiciaire ».
Il est également revenu aux juges en général et au Conseil constitutionnel en particulier, sous l’influence notamment de la
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, de « judiciariser » les conditions de l’hospitalisation sans
consentement, de sorte qu’il est désormais acquis qu’« il est interdit d’interner… sans contrôle judiciaire »132 ou que l’on
assiste à une « judiciarisation accrue de l’hospitalisation sous contrainte »133.
La mise en place du « choix judiciaire », c’est-à-dire la préservation non plus essentiellement préventive mais
principiellement répressive de la liberté individuelle et du droit à la sûreté des aliénés internés, s’est ainsi traduite par une
nette répartition des compétences entre les autorités ou les personnes qui décident d’un placement et celles qui le contrôlent
et par une réservation de la compétence du juge judiciaire en tant que gardienne de la liberté individuelle des aliénés internés.
1). La répartition des compétences entre les autorités ou les personnes qui décident d’un placement et celles qui le
contrôlent.
Comme aime à l’expliquer le conseil constitutionnel français qui l’a érigé en règle de son traitement jurisprudentiel de cette
matière,
« l'hospitalisation sans son consentement d'une personne atteinte de troubles mentaux doit respecter le principe, résultant de
l'article 66 de la Constitution, selon lequel la liberté individuelle ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit
nécessaire ; qu'il incombe au législateur d'assurer la conciliation entre, d'une part, la protection de la santé des personnes
souffrant de troubles mentaux ainsi que la prévention des atteintes à l'ordre public nécessaire à la sauvegarde de droits et
principes de valeur constitutionnelle et, d'autre part, l'exercice des libertés constitutionnellement garanties ; qu'au nombre
de celles-ci figurent la liberté d'aller et venir et le respect de la vie privée, protégés par les articles 2 et 4 de la Déclaration
des droits de l'homme et du citoyen de 1789, ainsi que la liberté individuelle dont l'article 66 de la Constitution confie la
protection à l'autorité judiciaire ; que les atteintes portées à l'exercice de ces libertés doivent être adaptées, nécessaires et
proportionnées aux objectifs poursuivis »134.
Ou pour le dire autrement, et pour reprendre les mots du même conseil constitutionnel, en cette matière, « les motifs
médicaux (ou l’état de santé) – à savoir « des troubles nécessitant des soins et compromettant la sûreté des personnes ou
portant atteinte, de façon grave, à l’ordre public » - et les finalités thérapeutiques (ou la mise en œuvre du traitement) » qui
fondent la mesure d’hospitalisation sans consentement peuvent justifier « la mise en œuvre d’une mesure privative de liberté
au regard des exigences constitutionnelles qui assurent la protection de la liberté individuelle »135 .
Cette règle jurisprudentielle étant posée, et pour que la protection de la liberté individuelle soit toujours garantie dans le cadre
de la prise de la mesure de l’hospitalisation sans consentement, mesure privative de liberté par nature donc, le législateur,
aidé en cela par les juges européen et constitutionnel, a décidé de répartir les compétences entre les autorités ou personnes
selon qu’elles décident du placement ou du contrôle desdites mesures en distinguant les types de placement en hospitalisation
sans consentement en fonction de l’intensité de son atteinte à la liberté individuelle des aliénés internés.
En ce qui concerne donc la distinction entre les types de placements ou d’ « admission en soins psychiatriques », il convient
de partir de la loi du 27 juin 1990, complétée par la loi du 4 mars 2002 puis corrigée par celle du 5 juillet 2011, qui distingue
quatre types d’hospitalisation ou d’ « admission en soins psychiatriques » pour les personnes qui présentent des troubles
mentaux.
exemptant en l’occurrence la détention de tout contrôle ultérieur de légalité pour peu qu’un tribunal ait pris la décision initiale. Par nature,
la privation de liberté dont il s’agit paraît appeler la possibilité de semblable contrôle, à exercer à des intervalles raisonnables. »
Voir par exemple, C. CASTAING, « Pouvoir administratif versus pouvoir médical ? (Loi n° 2011-803 du 5 juillet 2011 relative aux droits
et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge) », A.J.D.A, 31 octobre 2011,
p. 2055.
132
Voir N. ALBERT, « Il est interdit d’interner… sans contrôle judiciaire. A propos de la décision du Conseil constitutionnel n° 2010-71
QPC du 26 novembre 2010 », J.C.P, éd. A, n° 49, 6 décembre 2010, p. 897.
133
Voir X. BIOY, « La judiciarisation accrue de l’hospitalisation sous contrainte. Note sous Conseil constitutionnel, 26 novembre 2010, n°
2010-71 QPC », A.J.D.A, 2011, p. 174 ; X. BIOY, « Le régime de l’hospitalisation sur demande d’un tiers », Constitutions, 2011, p. 108.
134
Voir notamment cons. 16 de la décision n° 2010 – 71 QPC du 26 novembre 2010 ; cons. 7 de la décision n° 2011-135/140 QPC du 9 juin
2011 ; cons. 6 de la décision n° 2011-174 QPC du 6 octobre 2011 ; cons. 8 de la décision n° 2012-235 QPC du 20 avril 2012. 135
Voir par exemple cons. 7 de la décision n° 2011-174 QPC du 6 octobre 2011.
131
85
Il y a d’abord, codifiée à l’article L. 3211-2 du code de la santé publique, l’hospitalisation libre ou « admission en soins
psychiatriques libres » qui est consentie par la personne elle-même et dont le consentement doit être clairement exprimé. Sa
liberté individuelle et son droit à la sûreté dans le cadre de cette hospitalisation ne sont en rien remis en cause, dès l’instant
où de surcroît la personne présentant des troubles mentaux peut à tout moment décider de mettre fin à son suivi en
établissement spécialisé. En tout état de cause, l’article L. 3211-2 du code de la santé publique précise notamment que la
personne faisant l’objet de soins psychiatriques avec son consentement pour troubles mentaux, donc en soins psychiatriques
libres, dispose des mêmes droits liés à l’exercice des libertés individuelles que ceux qui sont reconnus aux malades soignés
pour une autre cause. Le Conseil d’Etat a même décidé que « le droit pour le patient majeur de donner, lorsqu’il se trouve en
état de l’exprimer, son consentement à un traitement médical revêt le caractère d’une liberté fondamentale »136 . La question
de la sauvegarde de sa liberté individuelle et de son droit à la sûreté ne réapparaît que lorsqu’elle se retrouve dans des unités
fermées du fait de la fermeture des unités spécialisées des centres hospitaliers et surtout si son état de santé mental est jugé
dangereux pour elle-même ou pour autrui par le service l’ayant accueilli, ce dernier étant en droit de le faire basculer en
hospitalisation d’office qui peut être soit de droit commun, soit d’urgence.
Il y a ensuite l’hospitalisation d’office (HO) ou « admission en soins psychiatriques sur décision du représentant de l’Etat »,
qui peut être soit de droit commun, soit d’urgence. L’hospitalisation d’office dite de droit commun (HON) résulte de l’article
L. 3213-1 du code de la santé publique aux termes duquel :
« Le représentant de l’Etat dans le département prononce par arrêté, au vu d’un certificat médical circonstancié ne pouvant
émaner d’un psychiatre exerçant dans l’établissement d’accueil, l’admission en soins psychiatriques des personnes dont les
troubles mentaux nécessitent des soins et compromettent la sûreté des personnes ou portent atteinte, de façon grave, à
l’ordre public. Les arrêtés préfectoraux sont motivés et énoncent avec précision les circonstances qui ont rendu l’admission
en soins nécessaire » ;
L’hospitalisation d’office en urgence (HOU) résulte de l’article L. 3213-2 du code la santé publique. Elle est demandée par le
maire dans les départements, ou par les commissaires de police à Paris à l’encontre d’une personne dont le comportement
révèle notamment des troubles mentaux manifestes et présente un danger imminent pour la sûreté des personnes, attestée par
un avis médical ou, à défaut, par la notoriété publique.
Pour sauvegarder la liberté individuelle et le droit à la sûreté des hospitalisés d’office, le Conseil constitutionnel, suivi en ce
sens par le législateur de 2011, est intervenu pour décider deux choses : d’une part, reprenant à son compte les principes du
contrôle préventif, il a posé que l’hospitalisation d’office doit, d’abord, être « prononcée par le préfet, ou à Paris, le préfet de
police, au vu d’un certificat médical circonstancié qui ne peut émaner d’un psychiatre exerçant dans l’établissement
accueillant le malade, et que l’arrêté préfectoral est motivé et énonce avec précision les circonstances qui ont rendu
l’hospitalisation nécessaire » ; ensuite, elle doit être « adaptée, nécessaire et proportionnée à l’état du malade ainsi qu’à la
sûreté des personnes ou la préservation de l’ordre public » ; enfin, « dans les vingt-quatre heures suivant l’admission, un
certificat médical établi par un psychiatre de l’établissement est transmis au représentant de l’Etat dans le département et à la
commission départementale des hospitalisations psychiatriques » ; que « dans l’hypothèse où ce certificat médical ne
confirme pas que l’intéressé doit faire l’objet de soins en hospitalisation, un réexamen à bref délai de la situation de la
personne hospitalisée permettant d’assurer que son hospitalisation est nécessaire est seul de nature à permettre le maintien de
la mesure ». D’autre part, appliquant dans ce domaine-ci sa jurisprudence traditionnelle en matière de sauvegarde de la
liberté individuelle et du droit à la sûreté des personnes privées de liberté, il a indiqué que tout maintien en hospitalisation
d’office doit faire intervenir l’autorité judiciaire137, ici au bout de quinze jours. Le Conseil constitutionnel a précisé qu’une
hospitalisation d’office ne peut être maintenue au-delà de quinze jours sans intervention d’une juridiction de l’ordre judiciaire
sans méconnaître les exigences de l’article 66 de la constitution.
Il y a encore l’hospitalisation des détenus-malades mentaux ou « admission en soins psychiatriques des personnes détenues
atteintes de troubles mentaux ». Elle est codifiée aux articles L. 3214-1 et suivants du code de la santé publique. Cette
codification résulte, du point de vue de la défense de la liberté individuelle et du droit à la sûreté de ces personnes, de ce que
les précautions prises pour les hospitalisations d’office des personnes détenues conduisaient dans la quasi totalité des cas à
installer ces dernières systématiquement dans les chambres d’isolement au-delà du temps admis pour le droit commun des
admissions, alors même qu’aucune nécessité médicale ne le requiert. Désormais, il ressort notamment de l’article L. 3214-2
du code de la santé publique que sous réserve des restrictions rendues nécessaires par leur qualité de détenu ou, s’agissant des
personnes faisant l’objet de soins en application de l’article L. 3214-3, par leur état de santé, les restrictions à l’exercice des
libertés individuelles des détenus hospitalisés en raison de leurs troubles mentaux doivent être « adaptés, nécessaires et
proportionnées à leur état mental et à la mise en œuvre du traitement requis ».
Il y a enfin l’hospitalisation à la demande d’un tiers (HDT) ou « admission en soins psychiatriques à la demande d’un tiers
ou en cas de péril imminent » qui est prévue à l’article L. 3212-1 I du code de la santé publique et qui permet notamment de
soumettre une personne à des soins psychiatriques lorsque ses troubles mentaux rendent impossible son consentement et que
son état mental impose des soins immédiats assortis d’une surveillance constante. C’est dans ce contexte-ci que la question
de la sauvegarde de la liberté individuelle et du droit à la sûreté se pose avec le plus d’acuité, tant l’application de ces
dispositions a entraîné et entraîne des dérives quant aux droits des malades. Pour l’exemple, bien que cela soit prévu, l’on
C.E, référé, 16, août 2002, req. n° 249552, Mme F. et Mme F., épouse G.
Voir en ce sens N. ALBERT, « Il est interdit d’interner… sans contrôle judiciaire. A propos de la décision du Conseil constitutionnel n°
2010-71 QPC du 26 novembre 2010 », J.C.P, éd. A, n° 49, 6 décembre 2010, p. 897.
136
137
86
constatait qu’il y avait une mauvaise information des patients sur leurs droits, et notamment celui de contester la mesure de
contrainte dont ils étaient l’objet. Le même constat ayant été fait pour leur droit de saisir un avocat. Il est d’abord revenu au
conseil d’Etat, suivi en cela aussi bien par le conseil constitutionnel que par le législateur, de préciser la notion de « tiers » 138
demandant l’hospitalisation. « L’hospitalisation, sans consentement, d’une personne atteinte de troubles mentaux, motive le
conseil d’Etat, ne peut être décidée sur demande d’un tiers que si celui-ci, à défaut de pouvoir faire état d’un lien de parenté
avec le malade, est en mesure de justifier de l’existence de relations antérieures à la demande lui donnant qualité pour agir
dans l’intérêt de celui-ci ». Il est ensuite revenu au Conseil constitutionnel de circonscrire le champ de la mesure
d’ « admission en soins psychiatriques à la demande d’un tiers ou en cas de péril imminent » en précisant notamment qu’elle
ne peut être fondée que « sur l’existence de troubles mentaux » et plus précisément qu’elle ne peut s’appliquer qu’« aux
personnes dont le comportement révèle des troubles mentaux manifestes », ce qui veut dire qu’elle peut être ordonnée après
un simple avis médical, ce qui exclut en revanche qu’elle puisse être prononcée sur le fondement de la seule notoriété
publique139 .
Cette distinction selon le type de placement ou d’ « admission en soins psychiatriques » n’est en définitive que le paravent de
ce qui constitue la vraie rupture avec la rationalité juridique à l’œuvre dans la loi de 1838, à savoir la répartition des
compétences entre les autorités ou personnes qui décident d’un placement et celles qui le contrôlent. Là où le législateur de
1838 érigeait l’autorité administrative en général et l’autorité préfectorale en particulier en tant que garantes de la liberté
individuelle des aliénés internés, les autorités ou personnes qui décident d’un placement en hospitalisation sans consentement
et celles qui le contrôlent sont désormais bien réparties : s’il revient, soit à la personne malade elle-même, soit à l’autorité
préfectorale, soit au maire de la commune ou, à Paris, au commissaire de police, soit au directeur d’un établissement autorisé
en psychiatrie, soit à un tiers, mais en aucun cas la notoriété publique donc, de solliciter « l’admission en soins
psychiatrique », il n’appartient qu’à la CODESOPSY, au contrôleur général des lieux de privation de liberté et en dernier lieu
à l’autorité judiciaire de contrôler l’ « admission en soins psychiatriques ».
2). La réservation de la compétence du juge judiciaire en tant que gardienne de la liberté individuelle des aliénés internés.
Pour prendre la mesure de cette réservation de compétence au profit de l’autorité judiciaire en tant que gardienne de la liberté
individuelle et du droit à la sûreté des aliénés internés, il faut savoir qu’il existait jusqu’à très récemment une répartition des
compétences en cette matière entre le juge administratif et le juge judiciaire. Cette répartition des compétences était le fruit
de la jurisprudence du Tribunal des conflits qui, dans un arrêt du 17 février 1997, Préfet de la région Ile-de-France, Préfet de
Paris, avait modifié l’ancienne répartition des compétences entre les deux ordres de juridictions en confiant au seul juge civil
l’ensemble du contentieux de la réparation, la juridiction administrative restant toutefois compétente pour apprécier la
régularité des actes administratifs ordonnant l’internement. Il avait ainsi statué :
« (…) si l’autorité judiciaire est seule compétente (…) pour apprécier la nécessité d’une mesure de placement d’office en
hôpital psychiatrique et les conséquences qui peuvent en résulter, il appartient à la juridiction administrative d’apprécier la
régularité de la décision administrative qui ordonne le placement ; (…) lorsque cette dernière s’est prononcée sur ce point,
l’autorité judiciaire est compétente pour statuer sur les conséquences dommageables de l’ensemble des irrégularités
entachant la mesure de placement d’office (…) »140.
Ce qui explique sans doute la position du Conseil constitutionnel qui ne considère pas que l’article 66 de la Constitution
selon lequel le juge judiciaire est gardien de la liberté individuelle exige que toute privation de liberté soit placée sous le
contrôle automatique de l'autorité judiciaire et imposerait donc que cette dernière soit saisie préalablement à toute mesure de
privation de liberté141 .
Pour le Conseil constitutionnel, l’intervention du juge judiciaire ne serait obligatoire qu’en cas de maintien en hospitalisation
sans consentement. S’agissant notamment de l’hospitalisation à la demande d’un tiers, le Conseil constitutionnel a censuré le
dispositif applicable à ce type d’hospitalisation, en prenant toutefois soin de viser la généralité des hospitalisations sans
consentement. Il motive que :
« La liberté individuelle ne peut être tenue pour sauvegardée que si le juge intervient dans le plus court délai possible ; [...]
en prévoyant que l’hospitalisation sans consentement peut être maintenue au-delà de quinze jours sans intervention d’une
juridiction de l’ordre judiciaire, les dispositions [du code de la santé publique] méconnaissent les exigences de l’article 66
de la Constitution ».
Il reste que ce ne semble pas être la position de la Cour européenne des droits de l’homme. En effet, au § 108 de son arrêt
Baudoin c/ France du 18 novembre 2011,
« La Cour relève, certes avec le Gouvernement, la complémentarité des recours existants pouvant permettre de contrôler
138
Voir par exemple C.E, 3 décembre 2003, CHS de Caen ; C.E, 11 décembre 2009, CH Montperrin, req. n° 323484. « L’hospitalisation,
sans consentement, d’une personne atteinte de troubles mentaux, motive le conseil d’Etat, ne peut être décidée sur demande d’un tiers que si
celui-ci, à défaut de pouvoir faire état d’un lien de parenté avec le malade, est en mesure de justifier de l’existence de relations antérieures à
la demande lui donnant qualité pour agir dans l’intérêt de celui-ci ».
139
Voir notamment cons. 9 et 10 de la décision n° 2011-174 QPC du 6 octobre 2011.
140
JCP, éd. G, 1997-II-22885.
141
Par exemple, décision n° 2010-71 QPC du 26 novembre 2010, Mlle Danielle S. (Hospitalisation sans consentement), cons. 20 et décision
n° 2011-135/140 QPC du 09 juin 2011, M. Abdellatif B. et autre (Hospitalisation d'office), cons. 9.
87
l'ensemble des éléments de la légalité d'un acte, puis aboutir à la libération de la personne internée. Toutefois, dans la
présente affaire, la Cour ne peut que constater que les actes successifs fondant la privation de liberté du requérant ont été
annulés par les juges administratifs, sans que jamais l'intéressé n'obtienne une décision des tribunaux judiciaires mettant fin
à la mesure d'hospitalisation. Dès lors, la Cour parvient à la conclusion que, dans les circonstances très particulières de
l'espèce, l'articulation entre la compétence du juge judiciaire et celle du juge administratif quant aux voies de recours
offertes n'a pas permis au requérant d'obtenir une décision d'un tribunal pouvant statuer « sur la légalité de sa détention et
ordonner sa libération si la détention est illégale ».
Pour aboutir à cette constatation et donc à la préconisation de la réservation de la compétence du juge judiciaire en matière de
sauvegarde de la liberté individuelle des aliénés internés,
« La Cour observe d'emblée que rien dans la présente affaire ne peut l'amener à s'écarter de la conclusion à laquelle elle
était parvenue dans l'affaire Delbec. Elle relève en effet que les juges administratifs ont opposé à plusieurs reprises au
requérant leur incompétence s'agissant d'ordonner sa sortie immédiate, alors même qu'ils venaient de constater l'illégalité de
l'arrêté fondant l'internement de l'intéressé (voir, notamment, la motivation du jugement rendu le 21 octobre 2004 par le
tribunal administratif de Bordeaux – paragraphe 20 ci-dessus – annulant l'arrêté préfectoral du 17 mai 2004).
La Cour remarque à cet égard que cette situation découle logiquement du partage de compétences opéré par le Tribunal des
conflits dans son arrêt du 17 février 1997 (paragraphe 69 ci-dessus), selon lequel lorsque la juridiction administrative s'est
prononcée sur la régularité de l'arrêté d'internement, c'est l'autorité judiciaire qui est compétente pour statuer sur les
conséquences dommageables de l'ensemble des irrégularités entachant la mesure d'hospitalisation d'office » (§105).
« Quant à la voie judiciaire ouverte aux personnes internées pour faire statuer sur leurs demandes de sortie immédiate, la
Cour constate qu'en l'espèce le requérant a usé de cette possibilité. Elle relève que les juridictions judiciaires saisies se sont
attachées à déterminer si l'hospitalisation d'office du requérant était justifiée par son état de santé, et n'ont abordé la
question de la légalité externe des arrêtés d'hospitalisation que pour constater la compétence des juges administratifs en la
matière. Ainsi, dans son arrêt du 8 juillet 2005, la cour d'appel de Bordeaux a annulé le jugement rendu précédemment par
le juge des libertés et de la détention ordonnant la sortie immédiate du requérant au motif notamment que « l'appréciation du
moyen tiré de l'irrégularité des arrêtés préfectoraux des 9 novembre 2004, 7 décembre 2004 (...) et 10 mars 2005 (...) n'est
pas de la compétence du juge civil mais de celle du juge administratif » (paragraphe 40 ci-dessus). En conclusion, la cour
d'appel a relevé qu'aucune voie de fait ne pouvait être retenue, et qu'il n'y avait pas lieu d'ordonner la sortie immédiate du
requérant » (§106).
La Cour ne peut qu’aboutir au constat selon lequel, en tout état de cause,
« Le requérant n'a disposé d'aucun recours effectif qui lui aurait permis d'obtenir une décision judiciaire constatant
l'irrégularité de l'acte fondant son internement et mettant fin, par voie de conséquence, à sa privation de liberté irrégulière ».
Qu’en d’autres termes, il y a lieu d’unifier ce contentieux bien particulier.
Cette unification ne peut cependant se faire qu’au profit de l’autorité judiciaire en général142 et du juge des libertés et de la
détention en particulier dès l’instant où il résulte notamment de l’art. L. 3211-12.-I du code de la santé publique, dans sa
version issue de la loi du 5 juillet 2011, qu’il est l’autorité judiciaire compétente qui peut être saisie, à tout moment, aux fins
d’ordonner, à bref délai, la mainlevée immédiate des décisions d’hospitalisation sans consentement143.
Il résulte désormais de l’article L. 3216-1 du code la santé publique, dans sa version issue de la loi du 5 juillet 2011 que « La régularité
des décisions administratives prises en application des chapitres II à IV du présent titre ne peut être contestée que devant le juge judiciaire.
« Le juge des libertés et de la détention connaît des contestations mentionnées au premier alinéa du présent article dans le cadre des
instances introduites en application des articles L. 3211-12 et L. 3211-12-1. Dans ce cas, l'irrégularité affectant une décision administrative
mentionnée au premier alinéa du présent article n'entraîne la mainlevée de la mesure que s'il en est résulté une atteinte aux droits de la
personne qui en faisait l'objet.
« Lorsque le tribunal de grande instance statue sur les demandes en réparation des conséquences dommageables résultant pour l'intéressé
des décisions administratives mentionnées au premier alinéa, il peut, à cette fin, connaître des irrégularités dont ces dernières seraient
entachées. »
143
Il résulte donc de l’article L. 3211-12-I du code la santé publique notamment que : « I. - Le juge des libertés et de la détention dans le
ressort duquel se situe l'établissement d'accueil peut être saisi, à tout moment, aux fins d'ordonner, à bref délai, la mainlevée immédiate
d'une mesure de soins psychiatriques prononcée en application des chapitres II à IV du présent titre ou de l'article 706-135 du code de
procédure pénale, quelle qu'en soit la forme.
« La saisine peut être formée par : « 1° La personne faisant l'objet des soins ; 2° Les titulaires de l'autorité parentale ou le tuteur si la
personne est mineure ; 3° La personne chargée de sa protection si, majeure, elle a été placée en tutelle ou en curatelle ; 4° Son conjoint, son
concubin, la personne avec laquelle elle est liée par un pacte civil de solidarité ; 5° La personne qui a formulé la demande de soins ; 6° Un
parent ou une personne susceptible d'agir dans l'intérêt de la personne faisant l'objet des soins ; 7° Le procureur de la République.
« Le juge des libertés et de la détention peut également se saisir d'office, à tout moment. A cette fin, toute personne intéressée peut porter à
sa connaissance les informations qu'elle estime utiles sur la situation d'une personne faisant l'objet d'une telle mesure.
« II. ― Le juge des libertés et de la détention ne peut statuer qu'après avoir recueilli l'avis du collège mentionné à l'article L. 3211-9 du
présent code : 1° Lorsque la personne fait l'objet d'une mesure de soins ordonnée en application des articles L. 3213-7 du présent code ou
706-135 du code de procédure pénale ou qu'elle fait l'objet de soins en application de l'article L. 3213-1 du présent code et qu'elle a déjà fait
142
88
Reste donc la question de la place du juge administratif dans ce dispositif de l’hospitalisation sans consentement…
l'objet d'une mesure de soins ordonnée en application des articles L. 3213-7 du présent code ou 706-135 du code de procédure pénale ; 2°
Lorsque la personne fait l'objet de soins en application de l'article L. 3213-1 du présent code et qu'elle fait ou a déjà fait l'objet, pendant une
durée fixée par décret en Conseil d'Etat, d'une hospitalisation dans une unité pour malades difficiles mentionnée à l'article L. 3222-3.
« Dans les cas mentionnés aux 1° et 2° du présent II, le juge ne peut en outre décider la mainlevée de la mesure qu'après avoir recueilli deux
expertises établies par les psychiatres inscrits sur les listes mentionnées à l'article L. 3213-5-1.
« Le juge fixe les délais dans lesquels l'avis du collège et les deux expertises prévus au présent II doivent être produits, dans une limite
maximale fixée par décret en Conseil d'Etat. Passés ces délais, il statue immédiatement.
« Le présent II n'est pas applicable lorsque les mesures de soins mentionnées aux 1° et 2° ont pris fin depuis au moins dix ans.
« III. ― Le juge des libertés et de la détention ordonne, s'il y a lieu, la mainlevée de la mesure d'hospitalisation complète.
« IV. ― Lorsque le juge des libertés et de la détention n'a pas statué dans les délais mentionnés au I, la mainlevée est acquise à l'issue de
chacun de ces délais.
« Si le juge des libertés et de la détention est saisi après l'expiration d'un délai fixé par décret en Conseil d'Etat, il constate sans débat que la
mainlevée de l'hospitalisation complète est acquise, à moins qu'il ne soit justifié de circonstances exceptionnelles à l'origine de la saisine
tardive et que le débat puisse avoir lieu dans le respect des droits de la défense.
89
LE DROIT A LA SURETE – IV - : L’ETAT D’URGENCE
A – Décision n° 2016-536 QPC du 19 février 2016
Ligue des droits de l'homme [Perquisitions et saisies administratives dans le cadre de l'état d'urgence]
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 18 janvier 2016 par le Conseil d'État (décision n° 395092 du 15 janvier 2016), dans
les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité posée pour
l'association Ligue des droits de l'homme, par la SCP Spinosi et Sureau, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation,
relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du paragraphe I de l'article 11 de la loi n° 55-385 du
3 avril 1955 relative à l'état d'urgence « dans sa rédaction résultant de la loi du 20 novembre 2015 », enregistrée au secrétariat
général du Conseil constitutionnel sous le n° 2016-536 QPC.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,
Vu la Constitution ;
Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
Vu la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence ;
Vu la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l'application de la loi n° 55-385 relative à l'état d'urgence et
renforçant l'efficacité de ses dispositions ;
Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de
constitutionnalité ;
Vu les observations produites pour l'association requérante par la SCP Spinosi et Sureau, enregistrées les 26 janvier et 1er
février 2016 ;
Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées les 26 janvier et 1er février 2016 ;
Vu les observations en intervention produites pour M. Julien G. par la SCP Xavier Iochum et Me Vincent Guiso, avocats au
barreau de Metz, enregistrées les 20 janvier et 1er février 2016 ;
Vu les observations en intervention produites pour Mme Jeanne F., M. Roch J., Mmes Fantine V.-P. et Anna L., M. Jamel L.,
Mmes Laure P. et Héloïse C., M. Renaud M. de B., Mme Cynthia Kolsin D., MM. Richard R., José-Xavier M., Pierre V.,
Romain T. et Mathieu B. par Mes Alice Becker, Raphaël Kempf et Marie Roch, avocats au barreau de Paris, enregistrées le
26 janvier 2016 ;
Vu les pièces produites et jointes au dossier ;
Me Patrice Spinosi, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation pour l'association requérante, Me Guiso pour M. Julien
G., Mes Becker et Kempf pour Mme Jeanne F. et autres, et M. Thierry-Xavier Girardot, désigné par le Premier ministre,
ayant été entendus à l'audience publique du 11 février 2016 ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
1. Considérant qu'aux termes du paragraphe I de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955 susvisée dans sa rédaction résultant de la
loi du 20 novembre 2015 susvisée : « Le décret déclarant ou la loi prorogeant l'état d'urgence peut, par une disposition
expresse, conférer aux autorités administratives mentionnées à l'article 8 le pouvoir d'ordonner des perquisitions en tout lieu,
y compris un domicile, de jour et de nuit, sauf dans un lieu affecté à l'exercice d'un mandat parlementaire ou à l'activité
professionnelle des avocats, des magistrats ou des journalistes, lorsqu'il existe des raisons sérieuses de penser que ce lieu est
fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics.« La décision
ordonnant une perquisition précise le lieu et le moment de la perquisition. Le procureur de la République territorialement
compétent est informé sans délai de cette décision. La perquisition est conduite en présence d'un officier de police judiciaire
territorialement compétent. Elle ne peut se dérouler qu'en présence de l'occupant ou, à défaut, de son représentant ou de deux
témoins.
« Il peut être accédé, par un système informatique ou un équipement terminal présent sur les lieux où se déroule la
perquisition, à des données stockées dans ledit système ou équipement ou dans un autre système informatique ou équipement
90
terminal, dès lors que ces données sont accessibles à partir du système initial ou disponibles pour le système initial. Les
données auxquelles il aura été possible d'accéder dans les conditions prévues au présent article peuvent être copiées sur tout
support.
« La perquisition donne lieu à l'établissement d'un compte rendu communiqué sans délai au procureur de la République.
« Lorsqu'une infraction est constatée, l'officier de police judiciaire en dresse procès-verbal, procède à toute saisie utile et en
informe sans délai le procureur de la République.
« Le présent I n'est applicable que dans les zones fixées par le décret prévu à l'article 2 » ;
2. Considérant que, selon l'association requérante et les intervenants, en permettant à l'autorité administrative de procéder à
une perquisition dans un domicile dans le cadre de l'état d'urgence, les dispositions contestées méconnaissent l'exigence
constitutionnelle de contrôle judiciaire des mesures affectant l'inviolabilité du domicile, laquelle est protégée au titre de la
liberté individuelle et du droit au respect de la vie privée ; qu'ils soutiennent également que les dispositions contestées portent
une atteinte disproportionnée à la liberté individuelle, au droit au respect de la vie privée et au droit à un recours
juridictionnel effectif ; que le législateur aurait méconnu l'étendue de sa compétence dans des conditions affectant les droits
et libertés précédemment mentionnés ; qu'enfin, selon M. Julien G., les dispositions contestées portent atteinte à la séparation
des pouvoirs dès lors qu'elles permettent à l'autorité administrative d'effectuer des opérations de police judiciaire pouvant
aboutir à des mesures répressives ;
- SUR LES DISPOSITIONS DES PREMIER, DEUXIÈME, QUATRIÈME À SIXIÈME ALINÉAS AINSI QUE DE LA
PREMIÈRE PHRASE DU TROISIÈME ALINÉA DU PARAGRAPHE I DE L'ARTICLE 11 :
. En ce qui concerne le grief tiré de la méconnaissance des exigences de l'article 66 de la Constitution :
3. Considérant qu'aux termes de l'article 66 de la Constitution : « Nul ne peut être arbitrairement détenu. - L'autorité
judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi » ; que la
liberté individuelle, dont la protection est confiée à l'autorité judiciaire, ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit
nécessaire ; que les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées aux
objectifs poursuivis ;
4. Considérant que les dispositions du premier alinéa du paragraphe I de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955 permettent à
l'autorité administrative, lorsque l'état d'urgence a été déclaré et si le décret déclarant ou la loi prorogeant l'état d'urgence l'a
expressément prévu, « d'ordonner des perquisitions en tout lieu, y compris un domicile, de jour et de nuit, sauf dans un lieu
affecté à l'exercice d'un mandat parlementaire ou à l'activité professionnelle des avocats, des magistrats ou des journalistes,
lorsqu'il existe des raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une
menace pour la sécurité et l'ordre publics » ; que les dispositions de la première phrase de son troisième alinéa permettent
également à l'autorité administrative d'accéder, sur le lieu de la perquisition, à des données stockées dans un système
informatique ; que, d'une part, ces mesures de perquisition, qui relèvent de la seule police administrative, y compris
lorsqu'elles ont lieu dans un domicile, ne peuvent avoir d'autre but que de préserver l'ordre public et de prévenir les
infractions ; que, d'autre part, ces mesures n'affectent pas la liberté individuelle au sens de l'article 66 de la Constitution ; que,
par suite, ces perquisitions administratives n'ont pas à être placées sous la direction et le contrôle de l'autorité judiciaire ; que
le grief tiré de la méconnaissance de l'article 66 de la Constitution doit être écarté ;
. En ce qui concerne les griefs tirés de la méconnaissance des exigences découlant des articles 2 et 16 de la Déclaration de
1789 et de l'article 34 de la Constitution :
5. Considérant que la Constitution n'exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d'état d'urgence ; qu'il
lui appartient, dans ce cadre, d'assurer la conciliation entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public et,
d'autre part, le respect des droits et libertés reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République ; que parmi
ces droits et libertés figurent le droit au respect de la vie privée et, en particulier, de l'inviolabilité du domicile, protégés par
l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ;
6. Considérant qu'aux termes de l'article 16 de la Déclaration de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits
n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution » ; qu'il ressort de cette disposition qu'il
ne doit pas être porté d'atteintes substantielles au droit des personnes intéressées d'exercer un recours effectif devant une
juridiction ;
7. Considérant que la méconnaissance par le législateur de sa propre compétence ne peut être invoquée à l'appui d'une
question prioritaire de constitutionnalité que dans le cas où cette méconnaissance affecte par elle-même un droit ou une
liberté que la Constitution garantit ; qu'aux termes de l'article 34 de la Constitution : « La loi fixe les règles concernant... les
garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques » ;
91
8. Considérant, en premier lieu, que les mesures prévues par le premier alinéa et la première phrase du troisième alinéa du
paragraphe I de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955 ne peuvent être ordonnées que lorsque l'état d'urgence a été déclaré et
uniquement pour des lieux situés dans la zone couverte par cet état d'urgence ; que l'état d'urgence ne peut être déclaré, en
vertu de l'article 1er de la loi du 3 avril 1955, qu'« en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public » ou «
en cas d'événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique » ;
9. Considérant, en deuxième lieu, que la décision ordonnant une perquisition sur le fondement des dispositions contestées en
précise le lieu et le moment ; que le procureur de la République est informé sans délai de cette décision ; que la perquisition
est conduite en présence d'un officier de police judiciaire ; qu'elle ne peut se dérouler qu'en présence de l'occupant ou, à
défaut, de son représentant ou de deux témoins ; qu'elle donne lieu à l'établissement d'un compte rendu communiqué sans
délai au procureur de la République ;
10. Considérant, en troisième lieu, que la décision ordonnant une perquisition sur le fondement des dispositions contestées et
les conditions de sa mise en œuvre doivent être justifiées et proportionnées aux raisons ayant motivé la mesure dans les
circonstances particulières ayant conduit à la déclaration de l'état d'urgence ; qu'en particulier, une perquisition se
déroulant la nuit dans un domicile doit être justifiée par l'urgence ou l'impossibilité de l'effectuer le jour ; que le juge
administratif est chargé de s'assurer que cette mesure qui doit être motivée est adaptée, nécessaire et proportionnée à la
finalité qu'elle poursuit ;
11. Considérant, en quatrième lieu, que si les voies de recours prévues à l'encontre d'une décision ordonnant une perquisition
sur le fondement des dispositions contestées ne peuvent être mises en œuvre que postérieurement à l'intervention de la
mesure, elles permettent à l'intéressé d'engager la responsabilité de l'État ; qu'ainsi les personnes intéressées ne sont pas
privées de voies de recours, lesquelles permettent un contrôle de la mise en œuvre de la mesure dans des conditions
appropriées au regard des circonstances particulières ayant conduit à la déclaration de l'état d'urgence ;
12. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que les dispositions des premier, deuxième, quatrième à sixième alinéas ainsi
que de la première phrase du troisième alinéa du paragraphe I de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955, qui ne sont pas
entachées d'incompétence négative, opèrent, s'agissant d'un régime de pouvoirs exceptionnels dont les effets doivent être
limités dans le temps et l'espace et qui contribue à prévenir le péril imminent ou les conséquences de la calamité publique
auxquels le pays est exposé, une conciliation qui n'est pas manifestement déséquilibrée entre les exigences de l'article 2 de la
Déclaration de 1789 et l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public ; que ne sont pas non plus
méconnues les exigences de l'article 16 de la Déclaration de 1789 ;
13. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que les dispositions des premier, deuxième, quatrième à sixième alinéas
ainsi que de la première phrase du troisième alinéa du paragraphe I de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955, qui ne
méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution ;
- SUR LA SECONDE PHRASE DU TROISIÈME ALINÉA DU PARAGRAPHE I DE L'ARTICLE 11 :
14. Considérant que les dispositions de la seconde phrase du troisième alinéa du paragraphe I de l'article 11 de la loi du 3
avril 1955 permettent à l'autorité administrative de copier toutes les données informatiques auxquelles il aura été possible
d'accéder au cours de la perquisition ; que cette mesure est assimilable à une saisie ; que ni cette saisie ni l'exploitation des
données ainsi collectées ne sont autorisées par un juge, y compris lorsque l'occupant du lieu perquisitionné ou le propriétaire
des données s'y oppose et alors même qu'aucune infraction n'est constatée ; qu'au demeurant peuvent être copiées des
données dépourvues de lien avec la personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics
ayant fréquenté le lieu où a été ordonnée la perquisition ; que, ce faisant, le législateur n'a pas prévu de garanties légales
propres à assurer une conciliation équilibrée entre l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et le
droit au respect de la vie privée ; que, par suite et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres griefs, les dispositions de la
seconde phrase du troisième alinéa du paragraphe I de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955, qui méconnaissent l'article 2 de la
Déclaration de 1789, doivent être déclarées contraires à la Constitution ;
15. Considérant qu'aux termes du deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée
inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil
constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites
dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause » ; que, si, en principe, la
déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition
déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision
du Conseil constitutionnel, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la
date de l'abrogation et reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a
produits avant l'intervention de cette déclaration ;
16. Considérant que la déclaration d'inconstitutionnalité de la seconde phrase du troisième alinéa du paragraphe I de l'article
11 de la loi du 3 avril 1955 prend effet à compter de la date de la publication de la présente décision ; qu'elle peut être
invoquée dans toutes les instances introduites à cette date et non jugées définitivement,
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DÉCIDE
Article 1er.- Les dispositions de la seconde phrase du troisième alinéa du paragraphe I de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955
sont contraires à la Constitution.
Article 2.- Le surplus des dispositions du paragraphe I de cet article est conforme à la Constitution.
Article 3.- La déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 1er prend effet à compter de la publication de la présente décision
dans les conditions fixées par son considérant 16.
Article 4.- La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions
prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 18 février 2016, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président,
Mmes Claire BAZY MALAURIE, Nicole BELLOUBET, MM. Guy CANIVET, Renaud DENOIX de SAINT MARC, JeanJacques HYEST, Lionel JOSPIN et Mme Nicole MAESTRACCI.
Rendu public le 19 février 2016.
JORF n°0044 du 21 février 2016, texte n° 27
B – ETAT D’URGENCE : le contrôle du Conseil d'Etat
Par Roseline Letteron, blog libertés libertés chérie
Le 6 janvier 2015, le juge des référés du Conseil d'Etat a rendu deux décisions montrant l'effectivité de son contrôle sur les
mesures prises dans le cadre de l'état d'urgence. Dans la première, il exerce son contrôle non seulement sur une mesure
d'assignation à résidence mais aussi sur son organisation matérielle. Dans la seconde, il confirme l'assignation à résidence du
requérant mais prononce la suspension de l'arrêté de fermeture provisoire du restaurant dont il est propriétaire.
Rappelons que la procédure utilisée par les requérants est celle du droit commun, plus précisément le référé-liberté, prévu par
l'article L 521-2 du code de justice administrative (cja). Il permet au juge d'ordonner, dans un délai de 48 heures, "toute
mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté fondamentale" à laquelle l'administration aurait porté une "atteinte grave et
manifestement illégale". Encore faut-il que la mesure prononcée par je juge soit justifiée par une situation d'urgence
caractérisée.
L'organisation matérielle de l'assignation à résidence
Il y a à peine quelques semaines, les commentaires hostiles s'étaient multipliés après les deux premières décisions rendues par
le juge des référés du tribunal administratif de Paris, le 27 novembre 2015. Dans les deux cas, il avait été jugé que les
conditions du référé-liberté n'étaient pas remplies et les assignations à résidence n'avaient pas été suspendues. Le juge avait
alors été accusé de reprendre purement et simplement les moyens développés par le ministère de l'intérieur et de ne soumettre
les "notes blanches", ces rapports établis par les services de renseignement, à aucune évaluation critique.
Le juge des référés du Conseil d'Etat montre qu'il n'en est rien. La première décision concerne une assignation à résidence
prononcée à l'encontre d'une ressortissante russe, mariée religieusement à un compatriote membre de la communauté
tchétchène. Celui-ci est soupçonné de s'être livré au trafic d'armes puis d'avoir rejoint des groupes djihadistes à la frontière
turco-syrienne. La requérante, restée à Brétigny-sur-Orge avec trois enfants, déclare être aujourd'hui séparée de son conjoint,
mais les services ont des traces de trois voyages à Istanbul à l'automne 2015. Il a donc été jugé utile de prononcer une
assignation à résidence dont le juge des référés du tribunal administratif de Versailles a refusé de prononcer la suspension,
dans une décision du 22 novembre 2015.
Pour évaluer si l'assignation porte une "atteinte grave et manifestement illégale" à une "liberté fondamentale", le juge des
référés du Conseil d'Etat s'appuie sur la loi du 3 avril 1955 modifiée par celle du 20 novembre 2015. Elle énonce que
l'assignation à résidence peut être prononcée dans un lieu fixé par le ministre de l'intérieur à l'égard d'une personne, dès lors
"qu'il existe des raisons de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics". Le juge
va donc regarder si l'assignation à résidence est une mesure manifestement excessive par rapport à la menace que représente
la requérante pour l'ordre public.
Le contrôle du juge s'étend ainsi aux motifs de l'assignation à résidence, conformément à une jurisprudence inaugurée par
l'arrêt Casanovas du 28 février 2001. Le Conseil d'Etat affirmait alors, à propos d'un refus de titularisation d'un agent dans la
fonction publique, que si une décision administrative "n'est pas, par son seul objet, de nature à porter atteinte à une liberté
fondamentale, les motifs sur lesquels se fonde cette décision peuvent, dans certains cas, révéler une telle atteinte."
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En l'espèce, le juge des référés apprécie d'abord l'atteinte à la liberté fondamentale d'aller et venir. Dans le cas présent, il
observe que l'intéressée ne fournit que des explications "empreintes de confusion" sur ses séjours en Turquie. L'assignation
n'a donc pas, aux yeux du juge, porté une atteinte excessive à la liberté d'aller et venir de la requérante.
La solution est bien différente en ce qui concerne le respect de la vie familiale. Depuis une ordonnance de référé rendue le 4
mai 2011, il est acquis que l'intérêt supérieur de l'enfant, protégé par l'article 3-1 de la Convention relative aux droits de
l'enfant, est considéré comme une liberté fondamentale et peut fonder la suspension d'une décision administrative par un
référé-liberté. L'ordonnance du 6 janvier 2016 reprend cette jurisprudence, en considérant que l'obligation imposée à la
requérante de se rendre au commissariat d'Arpajon trois fois par jour, soit à dix kilomètres de Brétigny-sur-Orge où elle
réside, fait peser des contraintes "excessivement lourdes" sur l'organisation de sa famille. Elle n'est en effet plus en mesure
d'aller chercher ses jeunes enfants à l'école et doit, le plus souvent, les emmener avec elle au commissariat. Le juge enjoint
donc au ministre de l'intérieur de permettre à l'intéressée de s'acquitter de son obligation de représentation au commissariat de
Brétigny-sur-Orge, où elle réside.
Assignation et fermeture du restaurant
La seconde décision du 6 janvier 2016 confirme l'assignation à résidence du requérant, mais suspend la fermeture
administrative du restaurant dont il est propriétaire.
En ce qui concerne l'assignation à résidence, la jurisprudence du Conseil d'Etat ne fait que confirmer ce que l'on savait déjà :
une "note blanche" établie par les services de renseignement peut fonder une telle mesure.
Dans une jurisprudence constante, le Conseil d'Etat affirmait déjà, bien avant l'entrée en vigueur de l'état d'urgence, qu'un
document de ce type pouvait justifier une décision d'expulsion. Par exemple, dans un arrêt du 7 mai 2015, le juge des référés
du Conseil d'Etat avait admis l'expulsion d'un Algérien, des "notes blanches" faisant état de sa radicalisation et de sa présence
injustifiée auprès de différentes synagogues. A l'époque, la décision n'avait suscité aucun émoi.
Aujourd'hui, l'assignation à résidence suscite une jurisprudence absolument identique. Quelques jours avant la présente
décision, dans un arrêt du 11 décembre 2015, le juge des référés du Conseil d'Etat avait posé un principe général, selon
lequel "aucune disposition législative ni aucun principe ne s'oppose à ce que les faits relatés par les " notes blanches "
produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant,
soient susceptibles d'être pris en considération par le juge administratif". Elles peuvent donc être utilisées par le juge comme
élément d'appréciation mais demeurent soumises à son analyse critique.
Dans sa décision du 6 janvier 2016, le juge des référés du Conseil d'Etat observe que certains éléments contenus dans les
"notes blanches" qui concernent le requérant "ne peuvent être repris dans la présente ordonnance" en raison de leur
imprécision. Mais d'autres, même remontant à 2013, lui semblent parfaitement convaincants. C'est ainsi que le juge note que
le requérant pratiquait alors sa religion dans une salle de prière salafiste, que son restaurant était fréquenté par des personnes
condamnées ou mises en examen pour des faits liés au terrorisme, ou qui étaient ensuite parties en Syrie, et qu'enfin le témoin
de son mariage religieux était bien connu pour avoir combattu au Yémen. Pour toutes ces raisons, le juge estime que le
ministre de l'intérieur n'a "pas porté une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale".
Reste la fermeture administrative du restaurant Must Kebab dont le requérant est propriétaire. Aux termes de l'article 8 de la
loi du 3 avril 1955 dans sa rédaction actuelle, le ministre de l'intérieur peut ordonner la fermeture provisoire "des débits de
boissons et lieux de réunion de toutes natures", dispositions évidemment applicables à un restaurant.
Dans la décision du 6 janvier 2016, le juge des référés exerce un contrôle approfondi des motifs invoqués à l'appui de cette
décision. Le premier est purement hypothétique. L'administration affirme en effet que se déroulerait « selon toute
vraisemblance » dans le restaurant une activité de propagande et de prosélytisme. Il est donc logiquement écarté par le juge.
Le second repose, quant à lui, sur des circonstances quelque peu datées. Une cellule terroriste avait certes ses habitudes dans
l'établissement, mais c'était en 2013 et elle a été démantelée, ses membres arrêtés. Des délinquants de droit commun
fréquentaient également le restaurant à la même époque, mais aucun élément ne montre que des activités menaçant l'ordre
public s'y seraient déroulées depuis plus de deux ans. Le juge considère donc que le restaurant, exploité par le père de
l'intéressé, ne présente aucune menace grave pour l'ordre public. Il en déduit que cette fermeture emporte une atteinte trop
importante à la liberté d'entreprendre et il suspend la décision de fermeture. Là encore, l'arrêt s'inscrit dans une jurisprudence
constante qui considère que la fermeture d'un établissement commercial porte une atteinte grave à la liberté fondamentale
d'entreprendre (CE, ord., 14 mars 2003, Commune d'Evry).
Certains ne manqueront pas de voir dans la décision une contradiction. En effet, des éléments réunis en 2013 par les services
de renseignement permettent, fin 2015, de fonder une assignation à résidence mais pas la fermeture d'un restaurant. La
contradiction n'est pourtant qu'apparente. Elle montre que les mesures prises durant l'état d'urgence ont d'abord un caractère
préventif : le juge n'apprécie pas des faits délictueux mais le danger que représente le requérant pour l'ordre public.
Autrement dit, il apprécie le comportement d'une personne et la menace qu'elle peut représenter. Dès lors que le propriétaire
est assigné à résidence, la menace que représente son restaurant disparaît et la vente des kebabs peut reprendre.
Ces deux décisions permettent ainsi au juge d'affirmer une nouvelle fois ce que l'on oublie trop souvent : les mesures prises
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sur le fondement de l'état d'urgence ne s'apprécient pas à l'aune de la situation d'un individu mais à l'aune de la menace qu'il
représente pour l'ordre public.
C – ETAT D’URGENCE : le premier refus d'exploitation des données
Par Roseline Letteron, blog libertés libertés chérie
Dans une ordonnance du 5 septembre 2016, passée largement inaperçue, le juge des référés du Conseil d'Etat a, pour la
première fois, refusé au ministre de l'intérieur l'autorisation d'exploitation de données saisies lors d'une perquisition
administrative organisée sur le fondement de l'état d'urgence.
Perquisition et saisie de données
Rappelons que cette procédure est toute récente, mise en oeuvre par la loi du 21 juillet 2016 de prorogation de l'état
d'urgence. Depuis cette date, le juge administratif est compétent pour autoriser le préfet ou le ministre de l'intérieur à
exploiter les données saisies lors des perquisitions effectuées sous le régime juridique de l'état d'urgence. En l'espèce, il s'agit
des données contenues dans trois téléphones mobiles saisis chez Mme B. et M. A. lors d'une perquisition à leur domicile de
Lutterbach le 26 août 2016. Le ministre justifie la perquisition par l'appartenance de ces personnes à "la mouvance radicale
ainsi que sur la nécessité de vérifier qu'ils ne possédaient pas de documents, de matériel de propagande ou des objets
prouvant leur intention de se livre à des activités en liens avec (...) des projets terroristes". Pour cette raison, l'administration
a "des raisons sérieuses de penser" que les personnes présentes dans le lieu perquisitionné ont un " comportement qui menace
l'ordre ou la sécurité publics".
Certes, mais ces arguments justifient la perquisition, pas l'exploitation des données, et c'est précisément ce qu'affirme le juge
des référés du Conseil d'Etat. Les motifs de la saisie des téléphones ne sont pas nécessairement identiques aux motifs de la
perquisition, et l'administration se voit donc refuser le droit de motiver la première par simple référence à la seconde.
En l'espèce, l'administration est embarrassée. S'il est vrai que les deux personnes appartiennent bien à la mouvance islamique,
force est de constater que les policiers se sont retrouvés bredouilles lors de la perquisition. De fait, les motifs de la demande
d'exploitation des trois téléphones mobiles sont quasi-inexistants. Les motifs invoqués devant le juge se bornent donc à
évoquer, de manière très vague, "des fichiers d'images, de sons et d'écrit", sans davantage de précision, aoutant que ces
fichiers n'ont pu être exploités immédiatement sur les lieux de la perquisition parce qu'ils "comportaient des éléments en
langue arabe". L'imprécision de ces motifs avait logiquement conduit le juge des référés du tribunal administratif de
Strasbourg à refuser la demande d'autorisation, le 29 août 2016. Celui du Conseil d'Etat confirme cette analyse.
Contrôle des motifs
Il confirme aussi sa volonté d'exercer un contrôle aussi approfondi que possible. Dans une ordonnance rendue par le juge des
référés du Conseil d'Etat le 5 août 2016, la première mettant en oeuvre ces nouvelles dispositions, le juge des référés avait
autorisé l'exploitation d'un téléphone portable saisi lors d'une perquisition sous état d'urgence. Il avait alors pris soin
d'énumérer les motifs invoqués. En l'espèce, ils étaient fort nombreux, car la perquisition s'était révélée plus fructueuse. Elle
avait révélé que l'appareil saisi contenait des vidéos salafistes et des contacts avec des individus ayant rejoint Daesh dans les
zones de combat en Syrie et en Irak. Rien de tout cela dans la présente affaire, dès lors que les enquêteur n'ont rien trouvé.
D'une certaine manière, le juge des référés sanctionne aussi une certaine négligence de l'administration. Dans la première
affaire, celle du 5 août 2016, le juge des référés avait donné aux services la possibilité d'enrichir le dossier en appel. Il avait
alors tenu compte, non seulement des procès-verbaux de la perquisition, mais encore des notes blanches produites en appel
par le ministre, faisant état des liens du propriétaire du téléphone avec un ressortissant allemand parti en Syrie. En l'espèce,
l'administration n'a procuré au juge aucune information supplémentaire susceptible de justifier la saisie des données
informatiques. Or, le Conseil d'Etat n'aime pas du tout être traité avec désinvolture.
En exerçant un véritable contrôle des motifs, le juge des référés du Conseil d'Etat répond aussi aux exigences posées par le
Conseil constitutionnel, dans sa décision QPC du 19 février 2016 portant précisément sur les perquisitions et les saisies
administratives dans le cadre de l'état d'urgence. Le Conseil constitutionnel avait alors sanctionné l'absence de garanties en
matière de saisie de données. La loi n'interdisait pas en effet que cette saisie soit effectuée dans une habitation où résidaient
plusieurs personnes sans aucun lien avec celle représentant une menace, qu'elle s'étende à des données personnelles
également sans lien avec cette menace, et que le sort qui leur était réservé, destruction ou stockage, demeurait dans l'opacité.
Le Conseil constitutionnel est donc directement à l'origine des dispositions portant sur la saisie de données dans la loi du 21
juillet 2016.
La maîtrise de l'évolution du droit
On pouvait s'attendre à ce que le Conseil d'Etat exerce un contrôle étendu, dès lors qu'il y était invité par le Conseil
constitutionnel. Ceci dit, il serait bien difficile de dire quel juge a influencé l'autre. Dans son avis donné lors de l'élaboration
de la loi du 20 novembre 2015, le Conseil d'Etat, intervenant comme conseil du gouvernement, il avait affirmé que "dans les
hypothèses où la perquisition conserve son caractère d'opération de police administrative", il conviendrait de prévoir la
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possibilité de saisies "en assortissant cette possibilité de garanties appropriées". Le schéma est donc le suivant : le Conseil
d'Etat émet une volonté en formation de conseil, elle est ensuite entérinée par le Conseil constitutionnel, avant que le Conseil
d'Etat la mette en application, en formation contentieuse cette fois.
Sur ce point, l'ordonnance du 5 septembre 2016 illustre parfaitement la manière dont le Conseil d'Etat maîtrise l'évolution du
droit. Sur le fond, il est bien probable qu'elle ne changera pas grand'chose et contraindra simplement l'administration à
motiver un peu plus sérieusement ses demandes d'autorisation, ce qui est certainement positif. A moins que les enquêteurs
chargés de la perquisition ne prennent désormais la précaution de se faire accompagner d'un interprète capable de traduire les
formules arabes contenues dans un téléphone.
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LA LIBERTE D’ALLER ET VENIR
Décision no 99-411 DC du 16 juin 1999
LOI PORTANT DIVERSES MESURES RELATIVES A LA SECURITE ROUTIERE ET AUX INFRACTIONS SUR LES
AGENTS DES EXPLOITANTS DE RESEAU DE TRANSPORT PUBLIC DE VOYAGEURS
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 19 mai 1999 dans les conditions prévues à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution de
la conformité à celle-ci de la loi portant diverses mesures relatives à la sécurité routière et aux infractions sur les agents des
exploitants du réseau de transport public de voyageurs ;
Le Conseil constitutionnel,
Vu la Constitution ;
Vu l'ordonnance no 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment
le chapitre II du titre II de ladite ordonnance ;
Vu le code pénal ;
Vu le code de la route ;
Vu les observations du Gouvernement enregistrées le 1er juin 1999 ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
Considérant que les députés auteurs de la saisine défèrent au Conseil constitutionnel la loi portant diverses mesures relatives
à la sécurité routière et aux infractions sur les agents des exploitants de réseau de transport public de voyageurs en arguant
d'inconstitutionnalité les articles 6, 7 et 8 de celle-ci ;
Considérant que la prévention d'atteintes à l'ordre public, notamment d'atteintes à l'intégrité physique des personnes, la
recherche et la condamnation des auteurs d'infractions sont nécessaires à la sauvegarde de principes et droits de valeur
constitutionnelle ; qu'il appartient au législateur d'assurer la conciliation entre ces objectifs de valeur constitutionnelle et
l'exercice des libertés publiques constitutionnellement garanties au nombre desquelles figurent notamment la liberté
individuelle et la liberté d'aller et venir ;
Sur l'article 6 :
Considérant que l'article 6 de la loi déférée insère dans le code de la route un article L. 21-2 aux termes duquel :
« Par dérogation aux dispositions de l'article L. 21, le titulaire du certificat d'immatriculation du véhicule est redevable
pécuniairement de l'amende encourue pour des contraventions à la réglementation sur les vitesses maximales autorisées et sur
les signalisations imposant l'arrêt des véhicules, à moins qu'il n'établisse l'existence d'un vol ou de tout autre événement de
force majeure ou qu'il n'apporte tous éléments permettant d'établir qu'il n'est pas l'auteur véritable de l'infraction.
« La personne déclarée redevable en application des dispositions du présent article n'est pas responsable pénalement de
l'infraction. Lorsque le tribunal de police, y compris par ordonnance pénale, fait application des dispositions du présent
article, sa décision ne donne pas lieu à inscription au casier judiciaire, ne peut être prise en compte pour la récidive et
n'entraîne pas retrait des points affectés au permis de conduire. Les règles sur la contrainte par corps ne sont pas applicables
au paiement de l'amende.
« Les deuxième et troisième alinéas de l'article L. 21-1 sont applicables dans les mêmes circonstances » ;
Considérant que les auteurs de la saisine font grief à cet article de méconnaître l'interdiction des peines automatiques et de
porter en conséquence atteinte au principe de nécessité des peines posé par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme
et du citoyen, ainsi qu'aux principes de personnalité des peines et de responsabilité personnelle issus du code pénal ; qu'ils
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soutiennent également que cette disposition établirait une présomption de responsabilité contraire au principe de la
présomption d'innocence énoncé par l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme ;
Considérant, en premier lieu, qu'aux termes de l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : « Tout
homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur
qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi » ; qu'il en résulte qu'en
principe le législateur ne saurait instituer de présomption de culpabilité en matière répressive ; que, toutefois, à titre
exceptionnel, de telles présomptions peuvent être établies, notamment en matière contraventionnelle, dès lors qu'elles ne
revêtent pas de caractère irréfragable, qu'est assuré le respect des droits de la défense et que les faits induisent
raisonnablement la vraisemblance de l'imputabilité ;
Considérant, en l'espèce, que le titulaire du certificat d'immatriculation du véhicule est tenu au paiement d'une somme
équivalent au montant de l'amende encourue pour des contraventions au code de la route en raison d'une présomption simple,
qui repose sur une vraisemblance raisonnable d'imputabilité des faits incriminés ; que le législateur permet à l'intéressé de
renverser la présomption de faute par la preuve de la force majeure ou en apportant tous éléments justificatifs de nature à
établir qu'il n'est pas l'auteur de l'infraction ; qu'en outre, le titulaire du certificat d'immatriculation ne peut être déclaré
redevable pécuniairement de l'amende que par une décision juridictionnelle prenant en considération les faits de l'espèce et
les facultés contributives de la personne intéressée ; que, sous réserve que le titulaire du certificat d'immatriculation puisse
utilement faire valoir ses moyens de défense à tout stade de la procédure, est dès lors assuré le respect des droits de la défense
; que, par ailleurs, manque en fait le moyen tiré du caractère automatique de la sanction ;
Considérant, en deuxième lieu, qu'en l'absence d'événement de force majeure tel que le vol de véhicule, le refus du titulaire
du certificat d'immatriculation d'admettre sa responsabilité personnelle dans la commission des faits, s'il en est l'auteur, ou,
dans le cas contraire, son refus ou son incapacité d'apporter tous éléments justificatifs utiles seraient constitutifs d'une faute
personnelle ; que celle-ci s'analyserait, en particulier, en un refus de contribuer à la manifestation de la vérité ou en un défaut
de vigilance dans la garde du véhicule ; qu'est ainsi respecté le principe, résultant des articles 8 et 9 de la Déclaration des
droits de l'homme et du citoyen, selon lequel nul n'est punissable que de son propre fait ;
Considérant, en troisième lieu, que, selon les termes mêmes du deuxième alinéa de l'article L. 21-2 du code de la route, les
dispositions de l'article en cause n'ont pas pour effet d'engager la responsabilité pénale du titulaire du certificat
d'immatriculation du véhicule ; que le paiement de l'amende encourue, dont le montant maximal est celui prévu pour les
contraventions correspondantes, ne donne pas lieu à inscription au casier judiciaire, n'est pas pris en compte au titre de la
récidive et n'entraîne pas de retrait de points affectés au permis de conduire ; qu'au surplus, les règles de la contrainte par
corps ne sont pas applicables audit paiement ; que la sanction résultant de l'application de l'article L. 21-2 du code de la route
ne saurait donc être considérée comme manifestement disproportionnée par rapport à la faute sanctionnée ;
Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que les griefs soulevés par les auteurs de la saisine à l'encontre de l'article 6
doivent être écartés ;
Sur l'article 7 :
Considérant que l'article 7 de la loi déférée ajoute au titre Ier du code de la route un article L. 4-1 aux termes duquel : « Est
puni de trois mois d'emprisonnement et de 25 000 F d'amende tout conducteur d'un véhicule à moteur qui, déjà condamné
définitivement pour un dépassement de la vitesse maximale autorisée égal ou supérieur à 50 km/h, commet la même
infraction dans le délai d'un an à compter de la date à laquelle cette condamnation est devenue définitive. » ;
Considérant que les députés auteurs de la saisine font grief à cette disposition de méconnaître les principes de nécessité et de
proportionnalité des peines énoncés par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ; qu'ils soutiennent à
cette fin que « le législateur, en créant un nouveau délit gravement sanctionné, a commis une erreur manifeste d'appréciation
au regard du dispositif répressif existant » ; qu'ils font valoir à cet égard que les dispositions pénales actuellement en vigueur
prévoient que le dépassement d'au moins 50 km/h de la vitesse maximale autorisée constitue une contravention de la 5e
classe, le retrait de points affectés au permis de conduire pouvant au surplus être encouru ; qu'en outre, certains
comportements que le législateur souhaite voir sanctionnés entreraient d'ores et déjà dans le champ de l'article 223-1 du code
pénal relatif au délit de mise en danger d'autrui ;
Considérant qu'il revient au législateur, compte tenu des objectifs qu'il s'assigne, de fixer, dans le respect des principes
constitutionnels, les règles concernant la détermination des crimes et délits, ainsi que des peines qui leur sont applicables ;
Considérant, en premier lieu, qu'aux termes de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : « la loi ne
doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires... » ; qu'en conséquence, il appartient au Conseil
constitutionnel de vérifier qu'eu égard à la qualification des faits en cause, la détermination des sanctions dont sont assorties
les infractions correspondantes n'est pas entachée d'erreur manifeste d'appréciation ;
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Considérant que les éléments constitutifs du délit institué par l'article L. 4-1 nouveau du code de la route sont distincts de
ceux du délit de mise en danger d'autrui institué par l'article 223-1 du code pénal qui est puni d'un an d'emprisonnement et de
100 000 F d'amende ; qu'en l'état de la législation, le dépassement d'au moins 50 km/h de la vitesse maximale autorisée ne
constitue qu'une contravention de la 5e classe pour laquelle la récidive n'est pas prévue ; qu'en prévoyant la récidive de cette
contravention, pour répondre aux exigences de la lutte contre l'insécurité routière, et en la réprimant par une peine délictuelle
de trois mois d'emprisonnement et de 25 000 F d'amende, le législateur a fixé une peine maximale inférieure au quantum de
la peine pouvant être prononcée si le comportement délictueux répond aux conditions de l'article 223-1 du code pénal,
prenant ainsi en considération le degré de gravité propre aux différents faits incriminés ; qu'enfin, si un même comportement
est susceptible de faire l'objet de qualifications distinctes au titre tant de l'article 223-1 du code pénal que de l'article L. 4-1 du
code de la route, la peine prononcée ne pourra excéder le maximum prévu pour le délit de mise en danger d'autrui ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que les peines prévues par l'article L. 4-1 du code de la route ne sont pas entachées
de disproportion manifeste ; qu'en l'absence d'une telle disproportion, il n'appartient pas au Conseil constitutionnel de
substituer sa propre appréciation à celle du législateur ;
Considérant, en deuxième lieu, qu'il résulte de l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, s'agissant des
crimes et délits, que la culpabilité ne saurait résulter de la seule imputabilité matérielle d'actes pénalement sanctionnés ; qu'en
conséquence, et conformément aux dispositions combinées de l'article 9 précité et du principe de légalité des délits et des
peines affirmé par l'article 8 de la même Déclaration, la définition d'une incrimination, en matière délictuelle, doit inclure,
outre l'élément matériel de l'infraction, l'élément moral, intentionnel ou non, de celle-ci ;
Considérant qu'en l'espèce, en l'absence de précision sur l'élément moral de l'infraction prévue à l'article L. 4-1 du code de la
route, il appartiendra au juge de faire application des dispositions générales de l'article 121-3 du code pénal aux termes
desquelles « il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre » ; que, sous cette stricte réserve, l'article 7 est
conforme aux prescriptions constitutionnelles ci-dessus rappelées ;
Sur l'article 8 :
Considérant que l'article 8 de la loi déférée modifie le a) de l'article L. 11-1 du code de la route ; qu'il ajoute le nouveau délit
institué par l'article L. 4-1 du code de la route à la liste des infractions entraînant, lorsqu'est établie leur réalité par le paiement
d'une amende forfaitaire ou par une condamnation définitive, la réduction de plein droit du nombre de points affecté au
permis de conduire ;
Considérant que les auteurs de la saisine estiment que la perte de plein droit de points affectés au permis de conduire,
encourue par l'auteur du délit instauré par l'article L. 4-1 du code de la route, porte une atteinte excessive « au principe de
liberté de circulation, liberté individuelle garantie par la Constitution » ; qu'ils soutiennent également que « la décision de
retrait de points doit pouvoir être soumise à l'appréciation de l'autorité judiciaire, juge des libertés individuelles au sens de
l'article 66 de la Constitution » ; qu'ils font en outre valoir qu'eu égard au nombre de points pouvant être ainsi perdus, la
disposition critiquée méconnaît les principes de proportionnalité et de nécessité des peines ; qu'enfin ils estiment qu'il serait
porté atteinte « à l'exigence d'un recours de pleine juridiction à l'encontre de toute décision infligeant une sanction » ;
Considérant, en premier lieu, que la procédure instaurée par l'article L. 11-1 du code de la route ne porte pas atteinte à la
liberté individuelle au sens de l'article 66 de la Constitution ; qu'eu égard à son objet, et sous réserve des garanties dont est
assortie sa mise en oeuvre, elle ne porte pas davantage atteinte à la liberté d'aller et venir ;
Considérant, en deuxième lieu, que, dans l'hypothèse où l'une des infractions énumérées à l'article L. 11-1 du code de la route
a été relevée à l'encontre du conducteur, celui-ci est informé de la perte de points qu'il peut encourir ; que cette perte de
points, directement liée à un comportement délictuel ou contraventionnel portant atteinte aux règles de la circulation routière,
ne peut intervenir qu'en cas de reconnaissance de responsabilité pénale, après appréciation éventuelle de la réalité de
l'infraction et de son imputabilité par le juge judiciaire, à la demande de la personne intéressée ; qu'en outre, la régularité de
la procédure de retrait de points peut être contestée devant la juridiction administrative ; que ces garanties assurent le respect
des droits de la défense et celui du droit au recours ;
Considérant, en troisième lieu, qu'en application de l'article L. 11-2 du code de la route, la perte de points, pour la
commission de délits, est égale à la moitié du nombre de points initial, alors qu'elle est, en matière contraventionnelle, au plus
égale au tiers de ce nombre ; que les conditions dans lesquelles les pertes de points peuvent se cumuler sont précisées par cet
article ; qu'en conséquence, la perte du nombre de points affecté au permis de conduire est quantifiée de façon variable en
fonction de la gravité des infractions qui peuvent l'entraîner ; que cette sanction, qu'elle soit appliquée en matière
contraventionnelle ou délictuelle, y compris au délit institué par l'article L. 4-1 du code de la route, n'est pas manifestement
disproportionnée par rapport aux faits qu'elle réprime ;
Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que les griefs soulevés à l'encontre de l'article 8 doivent être rejetés ;
99
Considérant qu'en l'espèce il n'y a pas lieu pour le Conseil constitutionnel de soulever d'office des questions de conformité à
la Constitution,
Décide :
Art. 1er. - Les articles 6, 7 et 8 de la loi portant diverses mesures relatives à la sécurité routière et aux infractions sur les
agents des exploitants du réseau de transport public de voyageurs sont déclarés conformes à la Constitution, sous les réserves
énoncées dans la présente décision.
Art. 2. - La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.
100
LE DROIT DES ETRANGERS I : LA POLICE DES ETRANGERS
Arrêt n° 651 du 6 juin 2012 (10-25.233) - Cour de cassation - Première chambre civile
Cassation sans renvoi
Demandeur(s) : M. X...
Défendeur(s) : Le premier président de la Cour d’appel de Lyon
Sur le moyen unique :
Vu les articles 67, paragraphe 2, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et 20 et 21 du règlement (CE)
n° 562/2006 du Parlement européen et du Conseil, du 15 mars 2006, établissant un code communautaire relatif au régime de
franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen) ;
Attendu que la Cour de justice de l’Union européenne a, par un arrêt du 22 juin 2010 (C 188/10 et C 189/10), dit pour droit
que l’article 67, paragraphe 2, du TFUE ainsi que les articles 20 et 21 du règlement (CE) n° 562/2006 s’opposent à une
législation nationale conférant aux autorités de police de l’Etat membre concerné, la compétence de contrôler, uniquement
dans une zone définie, l’identité de toute personne, indépendamment du comportement de celle ci et de circonstances
particulières établissant un risque d’atteinte à l’ordre public, en vue de vérifier le respect des obligations de détention, de port
et de présentation des titres et des documents prévus par la loi, sans prévoir l’encadrement nécessaire de cette compétence
garantissant que l’exercice pratique de ladite compétence ne puisse revêtir un effet équivalent à celui des vérifications aux
frontières ;
Attendu, selon l’ordonnance attaquée, rendue par le premier président d’une cour d’appel, et les pièces de la procédure, que,
le 20 juillet 2010, M. Ali X..., qui voyageait dans un autocar effectuant la liaison Milan Paris, a fait l’objet d’un contrôle sur
le fondement de l’article L. 611 1, alinéa 1, du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) ; que
ce contrôle ayant révélé que M. Ali X..., de nationalité somalienne, se trouvait en situation irrégulière en France, l’intéressé a
été interpellé et placé en garde à vue pour entrée irrégulière sur le territoire national et détention et usage de faux documents ;
que, le même jour, le préfet de Haute Savoie lui a notifié un arrêté de reconduite à la frontière et une décision de placement
en rétention administrative ; qu’un juge des libertés et de la détention a prolongé cette mesure de rétention ;
Attendu que, pour confirmer cette décision, l’ordonnance relève que l’immatriculation de l’autocar à l’étranger constituait un
élément objectif d’extranéité justifiant le contrôle des passagers en application de l’article L. 611 1 du CESEDA ;
Qu’en statuant ainsi, alors qu’en ce qu’il confère aux policiers la faculté, sur l’ensemble du territoire national, en dehors de
tout contrôle d’identité, de requérir des personnes de nationalité étrangère, indépendamment de leur comportement ou de
circonstances particulières établissant un risque d’atteinte à l’ordre public, la présentation des documents au titre desquels
celles-ci sont autorisées à circuler ou à séjourner en France, l’article L. 611 1, alinéa 1, du CESEDA ne satisfait pas aux
exigences des textes susvisés dès lors qu’il n’est assorti d’aucune disposition de nature à garantir que l’usage de cette faculté
ne puisse revêtir un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières, le premier président les a violés par refus
d’application ;
Vu l’article L. 411 3 du code de l’organisation judiciaire ;
Et attendu que les délais légaux de rétention étant expirés, il ne reste plus rien à juger ;
PAR CES MOTIFS :
CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l’ordonnance rendue le 26 juillet 2010, entre les parties, par le premier
président de la cour d’appel de Lyon ;
DIT n’y avoir lieu à renvoi ;
Vu l’article 700 du code de procédure civile, rejette la demande ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en
marge ou à la suite de l’ordonnance cassée
101
LE JUGE ADMINISTRATIF ET LE DROIT DES ETRANGERS
Par le Conseil d’Etat
Les conditions d’entrée et de séjour en France des étrangers sont essentiellement régies par les dispositions du code de
l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), dont la partie législative est issue de l’ordonnance n° 20041248 du 24 novembre 2004 et est entrée en vigueur le 1er mars 2005.
Les conditions d’entrée et de séjour en France des étrangers sont essentiellement régies par les dispositions du code de
l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), dont la partie législative est issue de l’ordonnance n°
2004-1248 du 24 novembre 2004 et est entrée en vigueur le 1er mars 2005.
Ce code contient des dispositions de droit commun applicables à l’ensemble des étrangers admis à séjour en France. Il
contient également des dispositions spécifiques (articles L. 121-1 à L. 122-3), notamment envers les ressortissants des États
membres de l’Union européenne, qui disposent, sous certaines conditions, d’un droit au séjour en France.
Ce code ne contient toutefois pas l’ensemble des règles applicables à l’entrée et au séjour des étrangers en France. L’article
L. 111-2 du code rappelle, à cet égard, que ses dispositions s’appliquent à l’entrée et au séjour des étrangers en France « sous
réserve des conventions internationales ». Sont ici notamment visées les nombreuses conventions bilatérales régissant
l’entrée et le séjour des ressortissants de certains pays. De telles conventions peuvent également régir complètement les
conditions dans lesquelles certains ressortissants peuvent être admis en France : tel est le cas de l’accord franco-algérien du
27 décembre 1968, qui régit d’une manière complète les conditions dans lesquelles les ressortissants algériens peuvent être
admis à séjourner en France et y exercer une activité professionnelle, ainsi que les règles concernant la nature des titres de
séjour qui peuvent leur être délivrées et leur durée de validité, et les conditions dans lesquelles leurs conjoints et leurs enfants
mineurs peuvent s’installer en France (CE, 25 mai 1988, Ministre de l’intérieur c/ X, au recueil ; CE, 22 mai 1992, Mme X,
au recueil, qui rappelle qu’il convient de faire une application combinée de l’accord de 1968 et de la convention européenne
de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales). Ces conventions peuvent, au contraire, ne porter que sur
certains aspects particuliers : les dispositions de droit commun ont alors vocation à s’appliquer si elles ne sont pas exclues par
les stipulations de l’accord bilatéral ; tel est le cas de l’accord franco-tunisien du 17 mars 1988 (CE, 28 juillet 1999, M. X,
aux tables ; CE, 2 mars 2012, M. X, n° 355208, aux tables) et de l’accord franco-marocain du 9 octobre 1987 (CE, 31 janvier
2014, Ministre de l’intérieur c/ M. B, n° 367306, aux tables). L’ensemble de ces règles est mis en œuvre par les services
compétents de l’État, sous le contrôle du juge administratif.
Le contentieux relatif aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France représente, à cet égard, une part importante
du contentieux traité par les juridictions administratives. Selon le rapport public 2014 du Conseil d’État, ce contentieux
représente plus de 32% des affaires portées devant les tribunaux administratifs, 44% de celles portées devant les cours
administratives d’appel et 15% devant le Conseil d’État.
Parmi ces décisions figurent de nombreux arrêts de grande portée par lesquels le Conseil d’État a interprété le droit
applicable, renforcé la nature du contrôle opéré par le juge administratif et précisé les garanties dont bénéficient les étrangers.
Ce dossier thématique distingue de ce point de vue les actes relatifs à l’entrée (1), au séjour (2) et à la sortie (3) du territoire
français.
1. La délivrance de visas pour entrer en France : un pouvoir d’appréciation des autorités consulaires certes large, mais
de plus en plus encadré
En principe, et sous réserve des conventions internationales, un étranger doit disposer d’un visa pour entrer régulièrement sur
le territoire français (L. 211-1 du CESEDA).
Trois catégories de visas délivrés par les autorités consulaires peuvent être distinguées : les visas de transit aéroportuaire
d’une durée inférieure à cinq jours, les visas court séjour d’une durée inférieure à trois mois par semestre et les visas de long
séjour. La délivrance des visas relevant des deux premières catégories est régie par les dispositions du règlement (CE) n°
810/2009 du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 établissant un code communautaire des visas, tandis que la
délivrance des visas de long séjour est encadrée par les dispositions des articles L. 211-2 et R. 311-3 du CESEDA. Le visa
court séjour correspond, notamment, aux étrangers souhaitant effectuer un voyage touristique ou professionnel de moins de
trois mois, rendre visite à leur famille ou encore faire un stage ou une formation de courte durée. Peuvent notamment
bénéficier de visas de long séjour les conjoints de français, les étudiants, les stagiaires, les chercheurs scientifiques, les
salariés titulaires d’un contrat de travail d’au moins un an ainsi que les visiteurs pouvant vivre de leurs seules ressources en
France et s’engageant à ne pas y travailler.
En cas de refus de délivrance par les autorités consulaires, un recours administratif préalable obligatoire est tout d’abord
ouvert devant la commission de recours contre les refus de visa (CRRV) instituée par les articles D. 211-5 à D. 211-9 du
CESEDA. Si cette commission confirme le refus, le demandeur peut alors saisir le tribunal administratif. Depuis le 1er avril
102
2010, le tribunal administratif de Nantes, et non plus le Conseil d’État, est ensuite compétent pour connaître de toutes les
contestations dirigées contre les décisions de la commission. Un appel peut être formé devant la cour administrative d’appel
de Nantes, puis un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État.
Ce dernier a de longue date reconnu le large pouvoir d’appréciation dont disposent les autorités diplomatiques et consulaires
dans la délivrance de visas (CE, 28 février 1986, Y, n° 41550, au recueil). En la matière, le contrôle du juge de l’excès de
pouvoir se limite au contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation (CE, 22 avril 1992, X, n° 118336, aux tables sur ce point).
La portée de ce contrôle a toutefois tendance à se renforcer : le juge de l’excès de pouvoir exerce ainsi un contrôle normal sur
l’appréciation portée par l’administration en cas de refus de visa fondé sur l’absence d’adéquation de la qualification et de
l’expérience professionnelle du demandeur avec l’emploi proposé (CE, 30 décembre 2010, A, n° 335170, au recueil).
Soucieux de concilier les pouvoirs de l’administration et les libertés individuelles, le Conseil d’État accepte en outre
d’examiner si une telle décision ne porte pas une atteinte excessive au droit de mener une vie familiale normale consacré par
l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CE, 10 avril
1992, X, n° 75006, au recueil ; CE, 17 décembre 1997, Préfet de l’Isère c/ Y, n° 171201, au recueil).
La délivrance de visa se trouve également davantage encadrée s’agissant des familles de réfugiés : il a ainsi été récemment
jugé que les autorités consulaires ne peuvent refuser de délivrer aux conjoints et enfants mineurs d’un réfugié statutaire les
visas qu’ils sollicitent pour mener une vie familiale normale que pour un motif d’ordre public (CE, 3 février 2012, Ministre
de l’intérieur, de l’outre-mer, des collectivités territoriales et de l’immigration, n° 353952, au recueil). A l’inverse, il a été
jugé qu’était légal le refus de visa opposé à un conjoint lorsqu’elle conduirait l’étranger séjournant en France à y vivre en
situation de polygamie (CE, 16 avril 2010, A, au recueil).
2.
L’octroi de titres de séjour : un contrôle du juge prenant pleinement en compte les exigences du droit européen
Au-delà de trois mois de présence sur le territoire français, l’étranger doit être muni d’une carte de séjour (L. 311-1
CESEDA). Il peut s’agir, principalement, soit d’une carte de séjour temporaire, valable une année et renouvelable (L. 313-1
CESEDA), soit d’une carte de résident valable dix ans et, sauf exception, renouvelable de plein droit (L. 314-1 CESEDA).
S’agissant des cartes temporaire, le code distingue de nombreux cas de figure, selon que cette carte de séjour temporaire
porte la mention « visiteur » (L. 313-6), « étudiant » (L. 313-7), « scientifique » (L. 313-8), « profession artistique et
culturelle (L. 313-9), « vie privée et familiale » (L. 313-11) ou qu’elle autorise l’exercice d’une activité professionnelle (L.
313-10). Il peut également s’agir d’une carte de résident, d’une durée de dix ans et renouvelable de plein droit
De longue date, le Conseil d’État juge que les étrangers ont le droit de demander à accéder au séjour et au travail et que cette
demande doit faire l’objet d’un examen individuel (CE, 24 février 1982, Ministre de l’intérieur c/ X, n° 25289, au recueil). Le
juge administratif a d’ailleurs progressivement étendu son contrôle en la matière et exerce désormais un contrôle normal, y
compris sur le point de savoir si la présence d’un étranger en France constitue une menace pour l’ordre public (CE, 17
octobre 2003, M. X, n° 249183, au recueil).
Aujourd’hui, la principale source de délivrance des autorisations de séjour tient au regroupement familial. Par une décision
d’Assemblée, 8 décembre 1978, GISTI et autres, n° 10097, au recueil, le Conseil d’État a en effet jugé « qu’il résulte des
principes généraux du droit et, notamment, du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 auquel se réfère la
Constitution du 4 octobre 1958 que les étrangers résidant régulièrement en France ont, comme les nationaux, le droit de
mener une vie familiale normale ». Les familles des étrangers installés en France ont ainsi droit au regroupement familial,
sous réserve de respecter cette procédure, définie par les articles L. 411-1 à L. 441-1 du CESEDA (CE, 28 décembre 2009,
Mme A, épouse B, n° 308231, au recueil).
Le Conseil d’État a admis que tout étranger qui ne remplit pas les conditions dans lesquelles le titre de séjour est de droit se
voit refuser un tel titre pouvait se prévaloir des stipulations de l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui protègent le droit à la vie privée et familiale (CE, 10 avril 1992, Y, n°
120573, au recueil). Le 7° de l’article L. 313-11 du CESEDA traduit désormais cette exigence et prévoit que, sauf si sa
présence constitue une menace pour l'ordre public, une carte de séjour « vie privée et familiale » est délivrée à l’étranger «
dont les liens personnels et familiaux en France sont tels que le refus d'autoriser son séjour porterait à son droit au respect de
sa vie privée et familiale une atteinte disproportionnée au regard des motifs du refus ». Le Conseil d’État en a déduit que
l’exécution d’un jugement d’annulation d’une décision portant refus de titre de séjour, au motif que ce refus porte atteinte au
droit de l’intéressé au respect de sa vie familiale, implique la délivrance d’une carte de séjour temporaire portant la mention «
vie privée et familiale » (CE, 30 novembre 1998, X, n° 188350, au recueil).
3.
Les mesures d’éloignement du territoire français.
3.1. L’obligation de quitter le territoire français : une mesure de droit commun prononcée sous le contrôle du juge
Depuis l’adoption de la loi n° 2011-672 du 16 juin 2011, l’obligation de quitter le territoire français (OQTF) est la mesure de
droit commun d’éloignement des étrangers en séjour irrégulier ou dont le séjour est refusé. Aux termes des dispositions de
l’article L. 511-1, cette mesure vise notamment :
103
•
•
•
•
•
l’étranger qui ne peut justifier être entré régulièrement en France ;
l’étranger qui s’est maintenu sur le territoire au-delà de l’expiration de son visa sans titre de séjour ;
l’étranger qui fait déjà l’objet d’une OQTF non exécutée ;
l’étranger qui s’est maintenu sur le territoire après que la délivrance ou le renouvellement d’un titre de séjour lui a
été refusé ;
l’étranger qui a fait l’objet d’une condamnation pénale pour fraude au titre de séjour.
L’étranger visé par une obligation de quitter le territoire français peut former un recours contentieux devant le tribunal
administratif dans les conditions fixées par l’article L. 512-1 du CESEDA. Si le tribunal est saisi, l’obligation de quitter le
territoire ne peut faire l’objet d’une exécution d’office avant qu’il n’ait statué (article L512-3 du CESEDA).
Lorsqu’il lui est laissé un délai de trente jours pour exécuter de lui-même la mesure d’éloignement prise à son encontre,
l’étranger dispose alors d’un délai de trente jours pour former un recours contre celle-ci. Le tribunal doit alors statuer dans les
trois mois suivants.
En revanche, lorsqu’aucun délai de départ volontaire n’est accordé à l’intéressé, il doit alors saisir le tribunal dans un délai de
quarante-huit heures. Celui-ci doit également statuer dans un délai de trois mois.
Cependant, la mesure d’éloignement peut donner lieu à un placement en rétention administrative de l’étranger ou à une
assignation à résidence. Dans ce cas, le président du tribunal administratif ou le magistrat qu’il délègue doit statuer dans les
soixante-douze heures sur la légalité de la mesure de placement en rétention ou d’assignation en résidence ainsi que, le cas
échéant, sur la mesure d’éloignement.
Dans tous les cas, la décision du tribunal administratif peut donner lieu à un appel devant une cour administrative d’appel et à
un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État. Mais l’exercice de ces voix de recours n’a aucun effet suspensif :
l’obligation de quitter le territoire peut alors être exécutée d’office.
Le Conseil d’État a précisé les exigences qui s’imposent à l’autorité administrative lorsqu’elle prend une mesure de ce type.
L’obligation de quitter le territoire français est ainsi une mesure de police qui doit, comme telle, être motivée en application
de l’article 1er de la loi n° 79-587 du 11 juillet 1979, même si la motivation de cette mesure peut se confondre avec celle du
refus ou du retrait de titre de séjour dont elle découle nécessairement (CE, 19 octobre 2007, B et A, n° 306821, au recueil). Il
a également été jugé que le droit d’être entendu, consacré par l’article 41 de la charte des droits fondamentaux de l’Union
européenne, impliquait que l’autorité préfectorale, avant de prendre à l’encontre d’un étranger une décision portant obligation
de quitter le territoire français, mette l’intéressé à même de ses observations écrites et lui permette, sur sa demande, de faire
valoir des observations orales. Dans le cas où la décision portant obligation de quitter le territoire français est prise
concomitamment au refus de délivrance d’un titre de séjour, le droit d’être entendu n’implique toutefois pas que
l’administration ait l’obligation de mettre l’intéressé à même de présenter ses observations de façon spécifique sur la décision
l’obligeant à quitter le territoire français, dès lors qu’il a pu être entendu avant que n’intervienne la décision refusant de lui
délivrer un titre de séjour (CE, 4 juin 2014, M. B, n° 370515, au recueil).
Le régime contentieux défini par les dispositions de l’article L. 512-1 a également été précisé. Le Conseil d’État a tout
d’abord jugé que ces dispositions ne privaient pas les requérants de la possibilité de présenter une demande de suspension à
l’encontre de la décision de refus de séjour ou de refus de délivrance ou de renouvellement d’un titre de séjour sur le
fondement des articles L. 521-1 et L. 521-2 du code de justice administrative (CE, 28 novembre 2007, A, n° 305285, aux
tables sur ce point). Une demande d’aide juridictionnelle formulée au sein d’une requête dirigée contre un refus de séjour
assorti d’une OQTF a quant à elle été jugée valablement introduite au regard des dispositions de l’article L. 512-1 du
CESEDA (CE, 6 mai 2009, A, n° 322713, au recueil). Enfin, le Conseil d’État a estimé que la procédure dite des « soixantedouze heures » prévue au III de l’article L. 512-1 précité était applicable à l’égard des décisions mentionnées par ce III,
quelle que soit la mesure d’éloignement, autre qu’un arrêté d’expulsion, en vue de l’exécution de laquelle le placement en
rétention ou l’assignation à résidence ont été pris, et y compris en l’absence de contestation de cette mesure (CE, 30
décembre 2013, M. A, n° 367533, au recueil).
Il convient d’ajouter que le juge de l’excès de pouvoir exerce un contrôle normal sur les motifs de nature à justifier le
prononcé à l’encontre d’un étranger soumis à l’obligation de quitter le territoire français d’une interdiction de retour sur le
fondement de l’article L. 511-1 du CESEDA, tant dans son principe que dans sa durée (CE, 12 mars 2012, B, n° 354165, au
recueil).
Sur le fond, enfin, un étranger peut se prévaloir, à l’encontre d’une décision l’obligeant à quitter le territoire français, des
stipulations de l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
relatives au droit au respect de la vie privée et familiale (CE, 19 octobre 2007, B et A, n° 306821, au recueil). Ceci a
récemment conduit le Conseil d’État à rappeler que lorsque l’autorité administrative envisage de prendre une mesure de
retrait d’un titre de séjour assortie d’une obligation de quitter le territoire français, qui prive un étranger du droit au séjour en
France, il lui incombe notamment de s’assurer, en prenant en compte l’ensemble des circonstances relatives à la vie privée et
familiale de l’intéressé, que cette mesure n’est pas de nature à porter à celle-ci une atteinte disproportionnée.
104
3.2.
L’expulsion : un contrôle restreint assorti de règles de procédure et de fond renforcées
L’article L. 521-1 du CESEDA dispose que « l’expulsion peut être prononcée si la présence en France d’un étranger
constitue une menace grave pour l’ordre public ». En ce sens, l’expulsion relève d’une logique différente des mesures de
reconduite à la frontière décrites précédemment en ce qu’elle ne tire pas les conséquences d’une violation des règles relatives
au séjour des étrangers. Elle a pour objet la sauvegarde de l’ordre public par l’expulsion d’une personne dont l’attitude passée
révèle une menace future pour la sécurité des biens et des personnes.
En raison de cet objet, le juge administratif exerce un contrôle restreint sur les motifs d’un arrêté d’expulsion (CE, 3 février
1975, Ministre de l’intérieur c/ X, n° 94108, au recueil). Dans la même perspective, le juge administratif exerce un contrôle
restreint sur les décisions par lesquelles l’administration refuse d’abroger un arrêté d’expulsion (CE, 16 mars 1984, Ministre
d’État, ministre de l’intérieur et de la décentralisation c/ X, n° 48570, au recueil). La seule exception à cette règle vise les
ressortissants de l’Union européenne, dont l’expulsion fait l’objet d’un contrôle entier par le juge administratif (CE, 19
novembre 1990, X, n° 94235, aux tables).
Il est de jurisprudence constante qu’un arrêté d’expulsion doit être motivé conformément aux dispositions de l’article 1er de
la loi du 11 juillet 1979 (CE, 24 juillet 1981, X, n° 31488, au recueil), même lorsqu’il est pris selon la procédure d’urgence
absolue (CE, 13 janvier 1988, X, n° 65856, au recueil). De la même manière, l’avis de la commission d’expulsion prévue par
les dispositions des articles L. 522-1 et L. 522-2 du CESEDA, doit être suffisamment motivé, sous peine de rendre illégal
l’arrêté pris après sa consultation (CE, 27 avril 1998, X, n° 165419, aux tables sur ce point).
Enfin, si l’étranger visé par une mesure d’expulsion fait l’objet d’une rétention administrative, il doit bénéficier de
l’assistance d’un avocat avec lequel il doit pouvoir s’entretenir dans des conditions qui garantissent la confidentialité (CE, 30
juillet 2003, Syndicat des avocats de France, n° 236016, au recueil).
Sur le fond, il est, en outre, jugé de longue date qu’un étranger peut utilement se prévaloir, à l’appui de conclusions tendant à
l’annulation de l’arrêté d’expulsion dont il a fait l’objet, des stipulations de l’article 8 de la convention européenne de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; en la matière, il revient au juge de l’excès de pouvoir
d’exercer un contrôle de proportionnalité entre la gravité de l’atteinte portée à la vie familiale et les nécessités de la défense
de l’ordre public (CE, 13 mars 1992, X, n° 124255, aux tables).
Cette veine de jurisprudence a conduit le Conseil d’État à juger qu’un étranger célibataire et sans enfant qui, après avoir
commis de nombreux délits, verse dans le grand banditisme, peut faire l’objet d’un arrêté d’expulsion, bien que résidant en
France depuis l’âge de trois ans et y ayant toute sa famille (CE, 14 février 2007, A, n° 288454, aux tables sur ce point). En
sens inverse, le Conseil d’État a été conduit à juger illégal l’arrêté d’expulsion d’un étranger qui s’était livré de 1980 à 1997 à
de graves agissements délictueux, notamment à l’achat et à la revente de stupéfiants, pour lesquels il avait été condamné à
plus de dix ans de prison, mais dont la mère, les frères et sœurs, pour la plupart de nationalité française, résidaient de longue
date en France, qui vivait lui-même depuis 1990 avec une ressortissante française dont il avait eu un enfant en 1996 et avec
laquelle il s’était marié en 1997, et qui n’avait aucune attache familiale en Algérie, pays dont il ne parlait pas la langue
officielle (CE, 26 mars 2004, X, n° 242238, aux tables sur ce point).
DECISION N° 2016-580 QPC DU 5 OCTOBRE 2016
M. Nabil F. [Expulsion en urgence absolue]
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 6 juillet 2016 par le Conseil d'État (décision n° 398371 du même
jour), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette
question a été posée pour M. Nabil F., par la SCP Spinosi et Sureau, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation. Elle a
été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2016-580 QPC. Elle est relative à la conformité
aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article L. 522-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit
d'asile.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le code de justice administrative ;
105
- l'ordonnance n° 2004-1248 du 24 novembre 2004 relative à la partie législative du code de l'entrée et du séjour des
étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 2006-911 du 24 juillet 2006 relative à l'immigration et à l'intégration, notamment son article 120 ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de
constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour le requérant par la SCP Spinosi et Sureau, enregistrées les 28 juillet et 12 août 2016 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 28 juillet 2016 ;
- les observations en intervention présentées pour les associations La Cimade et La Ligue des droits de l'Homme par la SCP
Spinosi et Sureau, enregistrées le 28 juillet 2016 ;
- les pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Patrice Spinosi, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour le requérant et les
associations intervenantes, et M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, à l'audience publique du 27 septembre 2016
;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S'EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. L'article L. 522-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, dans sa rédaction issue de l'ordonnance
du 24 novembre 2004 mentionnée ci-dessus, prévoit : « I.- Sauf en cas d'urgence absolue, l'expulsion ne peut être prononcée
que dans les conditions suivantes :« 1° L'étranger doit être préalablement avisé dans des conditions fixées par décret en
Conseil d'État ;
« 2° L'étranger est convoqué pour être entendu par une commission qui se réunit à la demande de l'autorité administrative et
qui est composée :
« a) Du président du tribunal de grande instance du chef-lieu du département, ou d'un juge délégué par lui, président ;
« b) D'un magistrat désigné par l'assemblée générale du tribunal de grande instance du chef-lieu du département ;
« c) D'un conseiller de tribunal administratif ».
2. Selon le requérant et les parties intervenantes, en permettant l'expulsion d'un étranger du territoire français en urgence
absolue, sans lui laisser la possibilité matérielle de saisir un juge avant l'exécution de la mesure, les dispositions contestées
portent une atteinte injustifiée et disproportionnée au droit à un recours juridictionnel effectif résultant de l'article 16 de la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, ainsi qu'au droit au respect de la vie privée reconnu par l'article 2 de
cette Déclaration. En n'ayant ni défini la notion d'urgence absolue, ni prévu de garantie faisant obstacle à la mise en œuvre
immédiate d'une décision d'expulsion, le législateur aurait, en outre, méconnu sa compétence dans des conditions affectant
ces droits.
3. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots : « Sauf en cas d'urgence absolue, » figurant
au premier alinéa de l'article L. 522-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.
4. Selon l'article 2 de la Déclaration de 1789 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et
imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression ». La liberté
proclamée par cet article implique le droit au respect de la vie privée. Pour être conformes à la Constitution, les atteintes à ce
droit doivent être justifiées par un motif d'intérêt général et mises en œuvre de manière adéquate et proportionnée à cet
objectif.
5. Selon l'article 16 de la Déclaration de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée ni la
séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ». Il résulte de cette disposition qu'il ne doit pas être porté
d'atteinte substantielle au droit des personnes intéressées d'exercer un recours effectif devant une juridiction.
106
6. La méconnaissance par le législateur de sa propre compétence ne peut être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de
constitutionnalité que dans le cas où cette méconnaissance affecte par elle-même un droit ou une liberté que la Constitution
garantit.
7. En vertu de l'article 34 de la Constitution, la loi fixe les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux
citoyens pour l'exercice des libertés publiques. Dans ce cadre, il incombe au législateur d'assurer la conciliation entre, d'une
part, la prévention des atteintes à l'ordre public et des infractions, nécessaire à la sauvegarde de droits et de principes de
valeur constitutionnelle, et, d'autre part, l'exercice des droits et des libertés constitutionnellement garantis. Au nombre de ces
derniers figurent le droit à un recours juridictionnel effectif, garanti par l'article 16 de la Déclaration de 1789, et le droit au
respect de la vie privée, garanti par l'article 2 de cette Déclaration.
8. En vertu de l'article L. 522-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, l'expulsion d'un étranger ne
peut être prononcée sans que l'autorité administrative l'ait préalablement avisé et sans qu'il ait été convoqué pour être entendu
par la commission prévue au 2° de cet article. Une fois ces formalités accomplies, l'arrêté prononçant l'expulsion peut être
exécuté d'office par l'administration en application de l'article L. 523-1 du même code. Toutefois, en cas d'urgence absolue,
les dispositions contestées dispensent l'autorité administrative de l'obligation d'aviser préalablement l'étranger concerné et de
le convoquer devant la commission avant de prononcer l'expulsion. En application de l'article L. 523-2 du même code, la
détermination du pays de renvoi fait l'objet d'une décision distincte.
9. En premier lieu, l'urgence absolue répond à la nécessité de pouvoir, en cas de menace immédiate, éloigner du territoire
national un étranger au nom d'exigences impérieuses de l'ordre public.
10. En deuxième lieu, les dispositions contestées ne privent pas l'intéressé de la possibilité d'exercer un recours contre la
décision d'expulsion devant le juge administratif, notamment devant le juge des référés qui, sur le fondement des articles L.
521-1 et L. 521-2 du code de justice administrative, peut suspendre l'exécution de la mesure d'expulsion ou ordonner toutes
mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale.
11. En dernier lieu, l'absence de tout délai, critiquée par le requérant, entre, d'une part, la notification à l'étranger de la mesure
d'expulsion et, d'autre part, son exécution d'office, ne résulte pas des dispositions contestées. En cas de contestation de la
décision déterminant le pays de renvoi, il résulte de l'application combinée des articles L. 513-2 et L. 523-2 du code de
l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile qu'il appartient au juge administratif de veiller au respect de l'interdiction
de renvoyer un étranger « à destination d'un pays s'il établit que sa vie ou sa liberté y sont menacées ou qu'il y est exposé à
des traitements contraires aux stipulations de l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et
des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 ».
12. Il résulte de ce qui précède que le législateur, en dispensant l'autorité administrative, en cas d'urgence absolue,
d'accomplir les formalités prévues à l'article L. 522-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, a opéré
une conciliation qui n'est pas manifestement déséquilibrée entre, d'une part, le droit à un recours juridictionnel effectif et le
droit au respect de la vie privée et, d'autre part, la prévention des atteintes à l'ordre public et des infractions. Les griefs tirés
de la méconnaissance des articles 2 et 16 de la Déclaration de 1789 doivent donc être rejetés.
13. Par conséquent, les mots : « Sauf en cas d'urgence absolue, » figurant au premier alinéa de l'article L. 522-1 du code de
l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, qui ne sont pas entachés d'incompétence négative et ne méconnaissent
aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent lui être déclarés conformes.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er.- Les mots : « Sauf en cas d'urgence absolue, » figurant au premier alinéa de l'article L. 522-1 du code de l'entrée
et du séjour des étrangers et du droit d'asile, dans sa rédaction issue de l'ordonnance n° 2004-248 du 24 novembre 2004
relative à la partie législative du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, sont conformes à la
Constitution.
Article 2.- Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à
l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 4 octobre 2016, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mmes
Claire BAZY MALAURIE, Nicole BELLOUBET, MM. Michel CHARASSE, Jean-Jacques HYEST, Lionel JOSPIN, Mmes
Corinne LUQUIENS, Nicole MAESTRACCI et M. Michel PINAULT.
Rendu public le 4 octobre 2016.
JORF n°0234 du 7 octobre 2016 texte n° 126
107
LE DROIT DES ETRANGERS : LE DROIT DES SALARIES SANS PAPIERS
Cour de cassation
Chambre sociale
Audience publique du mercredi 4 juillet 2012
N° de pourvoi: 11-18840
Publié au bulletin
Cassation partielle
M. Lacabarats (président), président
SCP Rocheteau et Uzan-Sarano, SCP Yves et Blaise Capron, avocat(s)
Texte intégral
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
Attendu, selon l'arrêt attaqué, que M. X..., qui avait été engagé le 6 novembre 2007 par la société Place Net Tp en qualité de
conducteur d'engins, a été licencié le 29 décembre 2008 pour faute grave au motif d'absence d'autorisation de travail valable
sur le territoire français ; qu'il a saisi la juridiction prud'homale d'une demande de paiement de diverses indemnités au titre de
la rupture du contrat de travail ;
Sur le premier moyen du pourvoi principal :
Vu l'article L. 1232-6 du code du travail ;
Attendu que pour débouter le salarié de toutes ses demandes relatives au licenciement, l'arrêt retient que l'employeur a
introduit le grief fautif en relatant dans la lettre de licenciement que les vérifications menées par la préfecture lui avaient fait
découvrir que le salarié n'avait pas les "papiers nécessaires", ce qui revenait exactement à dire que celui-ci avait présenté des
documents sans valeur, et que la préfecture estimant que le titre de séjour était un faux, l'irrégularité administrative résultait
donc de la commission d'une fraude constitutive d'une faute grave exclusive de toute indemnité ;
Attendu cependant que si l'irrégularité de la situation d'un travailleur étranger constitue nécessairement une cause objective
justifiant la rupture de son contrat de travail exclusive de l'application des dispositions relatives aux licenciements et de
l'allocation de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, elle n'est pas constitutive en soi d'une faute
privative des indemnités de rupture ; que l'employeur qui entend invoquer une faute grave distincte de la seule irrégularité de
l'emploi doit donc en faire état dans la lettre de licenciement ;
Qu'en statuant comme elle l'a fait, alors que la lettre de rupture mentionnait comme seul motif le fait que le salarié ne
possédait pas d'autorisation de travail valable sur le territoire français, sans invoquer la production d'un faux titre de séjour, la
cour d'appel a violé le texte susvisé ;
Sur le moyen unique du pourvoi incident :
Attendu que l'employeur fait grief à l'arrêt de le condamner au paiement d'une indemnité pour non-respect de la procédure de
licenciement alors, selon le moyen, que les dispositions de l'article L. 1232-2 du code du travail ne s'appliquent pas à la
rupture du contrat d'un salarié étranger motivée par son emploi irrégulier ; qu'en accordant au salarié étranger dont la rupture
du contrat de travail était motivée par son emploi irrégulier une indemnité pour irrégularité de procédure, la cour d'appel a
violé l'article L. 8252-2 du code du travail ;
108
Mais attendu que l'employeur qui s'est placé sur le terrain disciplinaire en licenciant pour faute grave un salarié en situation
irrégulière doit respecter les dispositions relatives à la procédure disciplinaire ; que la cour d'appel, qui a constaté qu'il n'était
pas établi que l'entretien préalable ait eu lieu dans les délais légaux, n'encourt pas le grief du moyen ;
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur le second moyen subsidiaire du pourvoi principal :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il a débouté le salarié de sa demande de paiement de salaire pour la période
de mise à pied conservatoire et d'indemnités de rupture, l'arrêt rendu le 27 octobre 2010, entre les parties, par la cour d'appel
d'Amiens ; remet, en conséquence, sur ce point, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et,
pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Douai ;
Condamne la société Place Net Tp aux dépens ;
Vu les articles 37 de la loi du 10 juillet 1991 et 700 du code de procédure civile, la condamne à payer à la SCP Capron la
somme de 2 500 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en
marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du quatre
juillet deux mille douze.
MOYENS ANNEXES au présent arrêt
Moyens produits au pourvoi incident par la SCP Yves et Blaise Capron, avocat aux Conseils, pour M. X....
PREMIER MOYEN DE CASSATION
Le pourvoi fait grief à l'arrêt, sur ce point confirmatif, attaqué d'AVOIR dit que le licenciement de M. Dialla X... était fondé
sur une cause réelle et sérieuse et que la faute grave qui lui était reprochée était justifiée et d'AVOIR débouté M. Dialla X...
de ses demandes tendant à la condamnation de la société Place net tp à lui payer la somme de 2 776, 92 euros à titre
d'indemnité compensatrice de préavis, la somme de 277, 69 euros au titre des congés payés afférents, la somme de 587, 45
euros à titre d'indemnité de licenciement, la somme de 1 032, 36 euros à titre de rappel de salaires pendant la période de mise
à pied conservatoire du 16 au 31 décembre 2008, la somme de 103, 23 euros au titre des congés payés afférents et la somme
de 16 661, 52 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;
AUX MOTIFS PROPRES QUE « la lettre de licenciement qui fixe les termes du litige est motivée comme suit : " Nous nous
sommes aperçus que vous n'aviez pas les papiers nécessaires vous autorisant à travailler en France ce qui nous a été confirmé
par la préfecture ; à la suite de ces faits vous avez été placé en mise à pied à titre conservatoire depuis le 16 décembre 2008.
Nous vous avons alors convoqué à un entretien préalable dans nos bureaux le 24 décembre 2008. Les explications que vous
nous avez fournies ne nous ont pas permis de modifier notre appréciation de la situation. C'est pourquoi après le délai légal
de réflexion nous avons décidé de vous licencier pour faute grave pour les motifs suivants : vous ne possédez pas
d'autorisation de travail valable sur le territoire français " ; attendu que l'employeur s'étant placé sur le terrain disciplinaire en
notifiant au salarié sa mise à pied à titre conservatoire puis en le licenciant pour faute grave, la cour doit donc rechercher si
l'irrégularité administrative, non constitutive par ellemême d'un agissement fautif, est en lien avec une faute imputable au
salarié ; / attendu que contrairement à ce que soutient M. Dialla X... l'employeur introduit le grief fautif en relatant, au
commencement de la lettre, les vérifications menées par la préfecture qui lui font découvrir que le salarié n'avait pas les "
papiers nécessaires " (ce qui dans les circonstances de l'espèce revient exactement à dire que M. Dialla X... a présenté des
papiers sans valeur) ; / attendu que la préfecture estimant que le titre de séjour est un faux, et le salarié n'apportant que ce
point aucune dénégation, l'irrégularité de sa situation résulte donc de la commission d'une fraude ; / attendu que l'excès de
confiance de l'employeur, qui contrairement à ses obligations légales instituées par l'article L. 8251-1 du code du travail ne
vérifie auprès des autorités administratives la validité du titre autorisant l'étranger à exercer une activité, n'atténue pas la
gravité d'une tromperie qui fausse les relations contractuelles ; / attendu que le jugement entrepris qui a qualifié de gravement
fautif le comportement du salarié et de ce fait exclu toutes ses demandes au titre du licenciement sera confirmé » (cf., arrêt
attaqué, p. 3 et 4) ;
ET AUX MOTIFS ADOPTÉS QUE « l'article L. 8251-1 du code du travail stipule que " nul ne peut, directement ou par
personne interposée, embaucher, conserver à son service ou employer pour quelque durée que ce soit un étranger non muni
du titre l'autorisant à exercer une activité salariée en France ". / Attendu qu'en l'espèce le conseil relève que la société Place
net tp pour éviter de violer les règles de l'article L. 8251-1 a été obligé de licencier Monsieur Dialla X.... / En conséquence, le
licenciement prononcé est fondé sur une cause réelle et sérieuse et que la faute grave est justifiée, le demandeur n'était pas
fondée à réclamer : - à titre principal que le licenciement est sans cause réelle et sérieuse, - à titre subsidiaire que Monsieur
109
Dialla X... n'a pas commis de faute grave, - à titre infiniment subsidiaire une indemnité spécifique de rupture de l'article L.
8252-2 du code du travail » (cf., jugement entrepris, p. 7) ;
ALORS QUE, de première part, en matière de licenciement disciplinaire, la lettre de licenciement fixe les limites du litige en
ce qui concerne les griefs articulés à l'encontre du salarié ; qu'en énonçant, pour retenir que le licenciement de M. Dialla X...
était fondé sur une cause réelle et sérieuse et que la faute grave qui lui était reprochée était justifiée, que la société Place net
tp avait introduit le grief fautif en relatant, au commencement de la lettre de licenciement en date du 29 décembre 2008
qu'elle avait adressée à M. Dialla X..., que les vérifications menées par la préfecture qui lui avaient fait découvrir que le
salarié n'avait pas les « papiers nécessaires » et que, dans les circonstances de l'espèce, cela revenait exactement à dire que M.
Dialla X... avait présenté des papiers sans valeur, quand le seul motif de licenciement, énoncé dans la lettre de licenciement
en date du 29 décembre 2008 qu'elle avait adressée à M. Dialla X..., était celui que M. Dialla X... ne possédait pas
d'autorisation de travail valable sur le territoire français et quand, dès lors, il n'était pas reproché à M. Dialla X..., dans cette
lettre de licenciement, d'avoir commis une faute consistant à avoir présenté à la société Place net tp des papiers sans valeur, la
cour d'appel a dénaturé les termes clairs et précis de la lettre de licenciement adressée, le 29 décembre 2008, par la société
Place net tp à M. Dialla X..., en violation de l'article 4 du code de procédure civile ;
ALORS QUE, de deuxième part, les dispositions relatives au licenciement disciplinaire ne s'appliquent pas à la rupture du
contrat de travail d'un étranger motivé par son emploi en violation des dispositions de l'article L. 8251-1 du code du travail ;
qu'en retenant, par conséquent, que le licenciement de M. Dialla X... était fondé sur une cause réelle et sérieuse et que la faute
grave qui lui était reprochée était justifiée, quand elle relevait que la société Place net tp s'était placée sur le terrain
disciplinaire en notifiant au salarié sa mise à pied à titre conservatoire, puis en le licenciant pour faute grave et que le
licenciement était motivé par le fait que M. Dialla X... ne possédait pas d'autorisation de travail valable sur le territoire
français, la cour d'appel a violé les dispositions des articles L. 1232-1, L. 1234-1, L. 1234-5, L. 1234-9 et L. 8251-1 du code
du travail ;
ALORS QUE, de troisième part, les dispositions des articles R. 5221-41 et R. 5221-42 du code du travail font obligation à
l'employeur, pour s'assurer de l'existence de l'autorisation de travail d'un étranger qu'il se propose d'embaucher, d'adresser, au
moins deux jours ouvrables avant la date d'effet de l'embauche, au préfet du département du lieu d'embauche ou, à Paris, au
préfet de police, une lettre datée, signée et recommandée avec avis de réception ou un courrier électronique, comportant la
transmission d'une copie du document produit par l'étranger ; que, lorsque l'employeur méconnaît cette obligation, le salarié
ne peut être licencié pour avoir commis la faute grave consistant à avoir présenté à son employeur un titre de séjour faux, dès
lors que, dans ce cas, la rupture du contrat de travail ne résulte que de la méconnaissance, par l'employeur, de ses propres
obligations ; qu'en énonçant, par conséquent, pour retenir que le licenciement de M. Dialla X... était fondé sur une cause
réelle et sérieuse et que la faute grave qui lui était reprochée était justifiée, que la préfecture avait estimé que le titre de séjour
présenté par M. Dialla X... à la société Place net tp était un faux, que l'irrégularité de la situation de M. Dialla X... résultait de
la commission d'une fraude et que l'excès de confiance de l'employeur, qui contrairement à ses obligations légales instituées
par les dispositions de l'article L. 8251-1 du code du travail, n'avait pas vérifié auprès des autorités administratives la validité
du titre autorisant l'étranger à exercer une activité, n'atténuait pas la gravité d'une tromperie qui fausse les relations
contractuelles, la cour d'appel a violé les dispositions des articles L. 1234-1, L. 1234-5, L. 1234-9, L. 8251-1, R. 5221-41 et
R. 5221-42 du code du travail.
SECOND MOYEN DE CASSATION (subsidiaire)
Le pourvoi fait grief à l'arrêt, sur ce point confirmatif, attaqué d'AVOIR débouté M. Dialla X... de sa demande subsidiaire
tendant à la condamnation de la société Place net tp à lui payer la somme de 2 776, 92 euros au titre de l'indemnité forfaitaire
prévue par les dispositions de l'article L. 8252-2 du code du travail ;
AUX MOTIFS PROPRES QUE « la lettre de licenciement qui fixe les termes du litige est motivée comme suit : " Nous nous
sommes aperçus que vous n'aviez pas les papiers nécessaires vous autorisant à travailler en France ce qui nous a été confirmé
par la préfecture ; à la suite de ces faits vous avez été placé en mise à pied à titre conservatoire depuis le 16 décembre 2008.
Nous vous avons alors convoqué à un entretien préalable dans nos bureaux le 24 décembre 2008. Les explications que vous
nous avez fournies ne nous ont pas permis de modifier notre appréciation de la situation. C'est pourquoi après le délai légal
de réflexion nous avons décidé de vous licencier pour faute grave pour les motifs suivants : vous ne possédez pas
d'autorisation de travail valable sur le territoire français " ; attendu que l'employeur s'étant placé sur le terrain disciplinaire en
notifiant au salarié sa mise à pied à titre conservatoire puis en le licenciant pour faute grave, la cour doit donc rechercher si
l'irrégularité administrative, non constitutive par ellemême d'un agissement fautif, est en lien avec une faute imputable au
salarié ; / attendu que contrairement à ce que soutient M. Dialla X... l'employeur introduit le grief fautif en relatant, au
commencement de la lettre, les vérifications menées par la préfecture qui lui font découvrir que le salarié n'avait pas les "
papiers nécessaires " (ce qui dans les circonstances de l'espèce revient exactement à dire que M. Dialla X... a présenté des
papiers sans valeur) ; / attendu que la préfecture estimant que le titre de séjour est un faux, et le salarié n'apportant que ce
point aucune dénégation, l'irrégularité de sa situation résulte donc de la commission d'une fraude ; / attendu que l'excès de
confiance de l'employeur, qui contrairement à ses obligations légales instituées par l'article L. 8251-1 du code du travail ne
vérifie auprès des autorités administratives la validité du titre autorisant l'étranger à exercer une activité, n'atténue pas la
gravité d'une tromperie qui fausse les relations contractuelles ; / attendu que le jugement entrepris qui a qualifié de gravement
110
fautif le comportement du salarié et de ce fait exclu toutes ses demandes au titre du licenciement sera confirmé » (cf., arrêt
attaqué, p. 3 et 4) ;
ET AUX MOTIFS ADOPTÉS QUE « l'article L. 8251-1 du code du travail stipule que " nul ne peut, directement ou par
personne interposée, embaucher, conserver à son service ou employer pour quelque durée que ce soit un étranger non muni
du titre l'autorisant à exercer une activité salariée en France ". / Attendu qu'en l'espèce le conseil relève que la société Place
net tp pour éviter de violer les règles de l'article L. 8251-1 a été obligé de licencier Monsieur Dialla X.... / En conséquence, le
licenciement prononcé est fondé sur une cause réelle et sérieuse et que la faute grave est justifiée, le demandeur n'était pas
fondée à réclamer : - à titre principal que le licenciement est sans cause réelle et sérieuse, - à titre subsidiaire que Monsieur
Dialla X... n'a pas commis de faute grave, - à titre infiniment subsidiaire une indemnité spécifique de rupture de l'article L.
8252-2 du code du travail » (cf., jugement entrepris, p. 7) ;
ALORS QUE le droit du salarié étranger à l'indemnité forfaitaire prévue par les dispositions de l'article L. 8252-2 du code du
travail n'est pas exclu dans le cas où le salarié a commis une faute grave consistant à avoir présenté à son employeur un titre
de séjour faux ; qu'en énonçant, dès lors, pour débouter M. Dialla X... de sa demande subsidiaire de tendant à la
condamnation de la société Place net tp à lui payer l'indemnité forfaitaire prévue par les dispositions de l'article L. 8252-2 du
code du travail, que M. Dialla X... avait commis une faute grave consistant à avoir présenté à son employeur un titre de
séjour faux, quand, en se déterminant de la sorte, elle ajoutait une condition supplémentaire à l'application du régime prévu
par les dispositions de l'article L. 8252-2 du code du travail qu'aucune disposition n'exigeait, la cour d'appel a violé les
dispositions de l'article L. 8252-2 du code du travail.
Moyen produit au pourvoi incident par la SCP Rocheteau et Uzan-Sarano, avocat aux Conseils pour la société Place Net Tp.
Il est fait grief à l'arrêt attaqué, infirmatif sur ce point, D'AVOIR condamné la société Place net Tp à payer à M. X... la
somme de 100 euros à titre d'indemnité pour irrégularité dans la procédure de licenciement ;
AUX MOTIFS QUE la lettre par laquelle l'employeur convoque le salarié à l'entretien préalable mentionne qu'il aura lieu le
mercredi 23 décembre 2008 ; que l'entretien auquel le salarié s'est présenté accompagné de Mme Maryline Y... n'ayant pas
été l'occasion de rectifier cette erreur de date, il subsiste donc une incertitude sur le respect par l'employeur du délai de cinq
jours exigé par l'article L. 1232-2 du code du travail ; que cette incertitude n'est pas levée par les seules indications de la lettre
de licenciement qui fait référence au mercredi 24 qui ne concordent pas avec la déclaration de la conseillère du salarié qui au
contraire relate dans son attestation que l'entretien a eu lieu le 23 décembre 2008 ; que la cour dans l'incapacité de constater
que l'employeur s'est strictement conformé à ses obligations en matière de convocation à l'entretien préalable, réformera sur
ce point le jugement entrepris ;
ALORS QUE les dispositions de l'article L. 1232-2 du code du travail ne s'appliquent pas à la rupture du contrat d'un salarié
étranger motivé par son emploi irrégulier ; qu'en accordant au salarié étranger dont la rupture du contrat de travail était
motivée par son emploi irrégulier une indemnité pour irrégularité de procédure, la cour d'appel a violé l'article L. 8252-2 du
code du travail.
111
LE DROIT DES ETRANGERS III : LES DROITS SOCIAUX DES ETRANGERS
Justin C. Kissangoula
Dans leurs commentaires respectifs de la décision du Conseil constitutionnel n° 89-269 DC du 22 janvier 1990144 , Louis
Favoreu, d’abord, écrivait que « ce qui confère une grande portée à la décision n° 89-269 DC, c’est la proclamation du
« principe constitutionnel d’égalité » entre Français et étrangers en matière de prestations sociales »145. Il ajoutait que
« certes, le Conseil constitutionnel avait-il déjà affirmé que les étrangers pouvaient bénéficier, comme les nationaux, d’une
protection constitutionnelle de leurs droits fondamentaux : mais c’était en matière de libertés classiques (…) ; et il semblait
exclu notamment que le principe d’égalité fut appliqué de manière générale à leur profit, particulièrement en matière de
prestations sociales (…) »146.
Les professeurs Antoine et Gérard Lyon-Caen, ensuite, remarquaient que « la décision ne se réfère à aucune disposition
constitutionnelle précise, alors qu’elle aurait pu faire mention de certains énoncés du Préambule de la constitution de 1946
qui proclame le droit à la protection sociale sans considération de nationalité »147 . « Il n’est pas exclu, pronostiquaient-ils,
que la portée de la décision du 22 janvier 1990 dépasse le domaine de la protection sociale »148.
Pour ne s’en tenir cependant qu’au domaine de la protection sociale, il paraît incontestable que la reconnaissance, au plus
haut niveau de la hiérarchie juridique, de l’application du principe d’égalité aux étrangers dans le domaine de la protection
sociale est assez récente, en ce qu’elle ne date que des années 90149 .
En ce sens, c’est dans sa décision n° 93-325 DC du 13 août 1993150 , laquelle a érigé le « statut constitutionnel des
étrangers »151, selon les mots du président Bruno Genevois152 , que le Conseil constitutionnel a explicitement énoncé que
« (…) les étrangers jouissent des droits à la protection sociale, dès lors qu’ils résident de manière stable et régulière sur le
territoire français »153.
Décision n° 89-269 DC du 22 janvier 1990, « Egalité entre français et étrangers », Rec., p. 33. Louis Favoreu, note sous la décision du Conseil constitutionnel n° 89-269 DC du 22 janvier 1990, RFDC, 1990. 331.
Idem
147
Antoine et Gérard Lyon-Caen, Droit social international et européen, 8e éd., Paris, Précis Dalloz, 1993, n° 141, p. 116.
148
Idem
149
Sur l’ensemble de la question, voir Justin Kissangoula, La constitution française et les étrangers. Recherches sur les titulaires des droits
et libertés de la constitution sociale, Préface de Jacques Robert, Paris, LGDJ, Bibliothèque constitutionnelle et de science politique, tome
102, 2001 ; voir aussi K. Michelet, Les droits sociaux des étrangers, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques juridiques », 2003.
144
145
146
150
Décision n° 93-325 DC du 13 août 1993, « Loi relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des
étrangers en France », Rec., p. 324 ; B. GENEVOIS, « Le statut constitutionnel des étrangers », RFDA, 1993, p. 871 ; B. MATHIEU, M.
VERPEAUX, « Les étrangers en France : de la décision du Conseil constitutionnel au droit d'asile », LPA, 9 septembre 1994 (108), p. 4 ; R.
PINTO, « Le Conseil constitutionnel et la Cour suprême des Etats-Unis confrontés au droit international. Entrée et séjour des étrangers »,
JDI – Clunet -, 1994, p. 303; L. BURGORGUE-LARSEN, « La politique de l'asile au service de la réglementation des flux migratoires »,
Gazette du Palais, 15 novembre 1994 ; P. GAIA, « Droit d'asile et Constitution », RBDC, 1994, p. 203 ; Y. GAUTIER, « Les accords de
Schengen et le droit d'asile à l'épreuve du débat constitutionnel », Europe, Décembre 1993, p. 1 ; C. TEITGEN-COLLY, « Le droit d'asile :
la fin des illusions », A.J.D.A, 1994, p. 97 ; F. LUCHAIRE, « Le droit d'asile et la révision de la Constitution », RDP, 1994, p. 5 ; H.
ROUSSILLON, « Révision : la chance du Conseil constitutionnel », Vie judiciaire, (2478) 4 octobre 1993 ; J. ROSSETTO, « La convention
de Schengen : controverses et incertitudes françaises sur le droit d'asile », RMCUE, 1994, p. 315 ; N. GUIMEZANES, « Commentaire de la
loi n°93-1027 du 24 août 1993 relative à la maîtrise de l'immigration et aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France »,
Semaine juridique (J.C.P.), 1994, I, 3728 ; Anonyme, « Reconduite à la frontière et interdiction du territoire », Dalloz, 1994, Somm. p. 111 ;
D. LOCHAK, « Les trompe-l'oeil du Palais-Royal », Plein droit (la revue du GISTI), 22-23, octobre 1993-mars 1994, p. 6 ; E. PEREZ,
« Autour de la loi sur la maîtrise de la protection sociale », Vie judiciaire, 08/09/1993 ; J.-J. DUPEYROUX, X. PRÉTOT, « Le droit de
l'étranger à la protection sociale », Droit social, Janvier 1994 (1), p. 69 ; AVRIL Pierre, GICQUEL Jean, Pouvoirs, 1993 (68), p. 166-167,
172 ; L. FAVOREU, RFDC, 1993, p. 583 ; Anonyme, Revue de jurisprudence sociale, 10/93 (1041) ; ALLAND Denis, « Droit
constitutionnel et droit international, droit d'asile », RGDIP, 1994, p. 205 ; F. JULIEN-LAFERRIÈRE, « Le statut des demandeurs d'asile :
droits de l'homme et police des étrangers », Documentation Réfugiés, 9/22 novembre 1993 (229) ; D. TURPIN, « La réforme de la condition
des étrangers par les lois des 24 août et 30 décembre 1993 et par la loi constitutionnelle du 25 novembre 1993 », RCDIP, 1994, p. 1 ; V.
FABRE-ALIBERT, « Réflexions sur le nouveau régime juridique des étrangers en France », RTDH, 1994, p. 519 ; V. FABRE-ALIBERT,
« Réflexions sur le nouveau régime juridique des étrangers en France », RDP, 1994, p. 1165 ; Commission de Venise, Bulletin de
jurisprudence constitutionnelle, 1993-2, p. 22, L. FAVOREU, L. PHILIP, « Maîtrise de l'immigration », Les grandes décisions du Conseil
constitutionnel, Dalloz, 2009, p. 610-640.
Bruno Genevois, « Un statut constitutionnel pour les étrangers », RFDA, 1993. 876.
Au moment du prononcé de cette décision, le président Bruno Genevois était le secrétaire général du Conseil constitutionnel, donc au faîte
de sa jurisprudence. Voir plus généralement, Bruno Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel. Principes directeurs, Ed. STH,
Paris, 1988.
153
Voir en ce sens notamment le 3e considérant de cette décision n° 93-325 DC du 13 août 1993, « Loi relative à la maîtrise de l’immigration
et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France ».
151
152
112
Il convient tout de suite de faire une pause pour constater que l’érection constitutionnelle du principe de l’égal accès à la
jouissance des droits à la protection sociale proclamé dans ces deux décisions ne vaut pas pour tous les étrangers mais
essentiellement pour les étrangers qui résident de manière stable et régulière sur le territoire français.
Pour la partie qui intéresse ici, les termes de la décision n° 89-269 DC du 22 janvier 1990 sont les suivants :
« Considérant que l’exclusion des étrangers résidant régulièrement en France du bénéfice de l’allocation supplémentaire,
dès lors qu’ils ne peuvent se prévaloir d’engagements internationaux ou de règlements pris sur leur fondement, méconnaît le
principe constitutionnel d’égalité »154.
Pour compléter ce constat, il faut d’abord admettre, avec le professeur Michel Borgetto, que la philosophie des droits de
l’homme a produit plusieurs grands textes qui sont utilisés comme fondement juridique tant des politiques que des
institutions de protection sociale155 . Il explique en ce sens qu’ « en strates successives, la philosophie des droits de l’homme
a produit plusieurs grands textes qui, dans les déclarations les plus récentes, énoncent un certain nombre de « droitscréances » au profit des individus. Ces droits émanent en l’occurrence de deux grandes sources : le Préambule de la
constitution de 1946, auquel s’ajoutent divers instruments internationaux »156.
Il faut ensuite admettre que le professeur Danièle Lochak avait raison lorsqu’elle écrivait qu’ « un raisonnement simple
conduirait à penser que les droits de l’homme, inhérents à la personne humaine, ont une portée universelle, que ne saurait
entamer aucune considération d’origine, d’appartenance ou de nationalité ; et, si les étrangers sont des hommes – ce qu’après
tout nul ne conteste – ils doivent pouvoir se réclamer des droits fondamentaux de la personne humaine »157 .
Force est alors de questionner : pourquoi en ce qui concerne la jouissance des droits à la protection sociale, tous les étrangers
ne sont pas traités également ?
Aussi, de deux choses l’une : soit cette différence constitutionnelle de traitement entre les étrangers selon qu’ils résident ou
non de manière stable et régulière sur le territoire français est consubstantielle à la condition des étrangers, de sorte qu’ils
peuvent être traités différemment, sans que cela n’embarrasse les principes juridiques et n’émeuve le moins du monde les
juges en tant qu’ils sont les interprètes authentiques de la règle de droit. Ce qui voudrait encore dire que la condition
d’étranger autoriserait les pouvoirs publics ou le législateur à restreindre ou à priver les étrangers - en ce qu’ils seraient des
« sans » ou des « infra »-droits chroniques - de la jouissance des droits et libertés. Mais cette lecture est à écarter dès l’instant
où il a été admis que les décisions précitées du Conseil constitutionnel ont, au contraire, érigé un mur constitutionnel contre
la volonté du législateur et des pouvoirs publics de porter atteinte aux droits des étrangers en général et à la reconnaissance de
l’égale jouissance des droits à la protection sociale concernant les étrangers qui résident de manière stable et régulière sur le
territoire français en particulier.
Soit alors, et c’est cette option qui sera retenue, cette différence constitutionnelle de traitement en matière de jouissance des
droits à la protection sociale, selon que les étrangers résident ou non de manière stable et régulière sur le territoire français,
est consubstantielle aux institutions et aux politiques de protection sociale158 . Ce qui signifie aussi que les droits sociaux en
général et le droit à la protection sociale en particulier donnent, par leur nature, la possibilité aux pouvoirs publics et au
législateur de les conditionner, notamment de faire varier leurs titulaires mais sous certaines limites bien sûr.
Ou pour le dire autrement encore, les droits sociaux en général et le droit à la protection sociale en particulier sont par nature
ce qu’il est convenu d’appeler des « droits constitutionnels conditionnels » ou des « tiers-droits »159, par opposition aux
« droits constitutionnels inconditionnels »160. Etant entendu que les droits constitutionnels conditionnels le sont par nature,
c’est-à-dire avant toute intervention législative, le pouvoir du législateur consistant uniquement à avoir la maîtrise du rang, du
nombre et de la raison des conditions exigibles, ce qui sous sous-tend qu’il peut les moduler à sa guise mais sous le contrôle
des juges. Cette option sera d’autant plus privilégiée qu’elle correspond à la définition-même de la sécurité sociale dont il est
dit qu’il est « ce but à atteindre qui consiste à associer tout le corps social à une entreprise systématique de libération du
besoin créé par l’inégalité, la misère, la maladie et la vieillesse »161 . Ou pour le dire autrement et avec le professeur Patrick
Rec., p. 33.
Michel Borgetto, « Protection sociale », Joël Andriantsimbazovina, Hélène Gaudin, Jean-Pierre Marguenaud, Stéphane Rials, Frédéric
Sudre (Dir.), Dictionnaire des droits de l’homme, Paris, PUF, 2008, p. 650.
156
Idem.
157
Danièle Lochak, « Les étrangers et les droits de l’homme », Mélanges Robert-Edouard Charlier, éd. De l’Université et de l’enseignement
moderne, Paris, 1981. 615.
158
Sur cette matière, voir l’ouvrage de référence de Michel Borgetto, Robert Lafore, Droit de l’aide et de l’action sociales, 8e éd., Paris,
Montchrestien, Lextenso éditions, coll. Domat droit public, 2012 ; voir aussi, Patrick Morvan, Droit de la protection sociale, 5e éd.,
LexisNexis, Paris, 2011 ; Emmanuel Aubin, Droit de l’aide et de l’action sociales, 3e éd., Paris, Gualino, Lextenso éditions, 2011.
159
Voir par exemple, Justin Kissangoula, « Constitution et santé », Gazette du Palais, éd. Spécialisée santé, n° 308 à 309, 4 et 5 novembre
2011, pp. 7-11.
160
Voir sur cette distinction, Justin Kissangoula, La constitution française et les étrangers. Recherches sur les titulaires des droits et libertés
de la constitution sociale, Préface de Jacques Robert, Paris, LGDJ, Bibliothèque constitutionnelle et de science politique, tome 102, 2001.
161
L. Duchatelet, « Le droit à la sécurité sociale », La reconnaissance et la mise en œuvre des droits économiques et sociaux, Actes du
colloque de Bruxelles, 1967, Bruxelles, CIDC, 1972, p. 537. 154
155
113
Morvan, « sans doute que l’équité n’est pas une source de droit. Mais elle irrigue et inspire le droit de la sécurité sociale qui
est le domaine de prédilection de l’antique justice distributrice ou géométrique »162.
Pourtant, ce n’est pas cette option qui est actuellement privilégiée par la doctrine lorsqu’elle s’interroge sur l’attitude du juge
constitutionnel en particulier163 et des juges en général164 lors qu’ils sont appelés à se prononcer sur l’application du principe
d’égalité165 en matière de droit sociaux en général et des droits sociaux des étrangers166 en particulier.
Pour ne prendre que cet exemple significatif, le professeur Michel Borgetto répond à cette interrogation en ces termes : « Un
peu d’audace et beaucoup de prudence. 1) L’audace, assurément, est limitée : elle tient tout entière au fait que le juge admet –
mais c’est le moins que l’on pouvait attendre, même si ceci est loin d’être négligeable – que le principe d’égalité s’applique
dans tous les domaines du droit, y compris dans le domaine social et, en particulier, dans celui de la protection sociale. 2) La
prudence, elle, est multiforme : elle peut s’apercevoir aussi bien à travers le moindre degré d’égalité parfois exigé (n’est
sanctionnée à l’occasion que l’inégalité caractérisée) ou encore certaines formules ouvrant une large marge de manœuvre au
législateur (il est seulement « loisible » à celui-ci de prendre toutes mesures qui s’imposent pour prévenir l’inégalité) qu’à
travers le contrôle souvent très formel exercé par le juge puisque ne faisant in fine nullement obstacle à la survenance ou à la
création de ruptures manifestes d’égalité »167 . Laure Camaji aurait donc raison de constater que « le malaise est grandissant
lorsqu’on prête attention aux moyens employés pour contrôler la réglementation de l’accès des étrangers à la protection
sociale. Le jeu du principe d’égalité est d’emblée mis en doute au motif que les étrangers et les nationaux français sont dans
des situations différentes au regard de la réglementation sur l’accès et le séjour sur le territoire national »168 .
En quittant le fond du droit pour s’intéresser aux règles principielles, on ne peut s’empêcher de constater que c’est bel et bien
l’application du principe d’égalité qui est à l’origine de l’érection du droit à la protection sociale des étrangers. On ne peut
s’empêcher non plus d’indiquer que tout le droit à la protection sociale des étrangers est sous-tendu par l’égalité.
Pour prendre la mesure de ce que la protection sociale des étrangers découle de l’application aux étrangers du principe
constitutionnel d’égalité et qu’il est sous-tendu par lui, il convient d’utiliser le rasoir d’Occam en ne prenant en considération
qu’un seul élément significatif, à savoir l’étude de la décision du Conseil constitutionnel du 22 janvier 1990.
Pour cela, il faut préalablement indiquer que le texte de loi qui a donné lieu à cette décision du Conseil constitutionnel
appartient à un genre dont les spécialistes de la jurisprudence du Conseil constitutionnel n’aiment pas à entendre parler, à
savoir les « mosaïques législatives »169 , ces espèces de lois fourre-tout, qui sont non seulement l’occasion de plusieurs
saisines, mais aussi « déroutent par l’hétérogénéité des décisions qu’elles suscitent »170 . Cette loi et la décision à laquelle elle
a donné lieu n’ont pas failli à la règle.
Pour ne se focaliser que sur le point qui intéresse ici, cette loi et la décision à laquelle elle a donné lieu ont fait droit à cette
règle en ce sens que le Conseil constitutionnel a relevé d’office l’inconstitutionnalité de l’article 24 de la loi relatif aux
conditions d’attribution aux étrangers de l’allocation supplémentaire du fonds national de solidarité (A.S.F.N.S). Ce point
n’était donc pas contesté par les saisissants.
Cet article conférait à l’ancien article 815-5 du code de la sécurité sociale une nouvelle rédaction aux termes de laquelle
« l’allocation supplémentaire n’est due aux étrangers qu’en application des règlements communautaires ou de conventions
162
Patrick Morvan, Droit de la protection sociale, 5e éd., LexisNexis, Paris, 2011, p. 27 ; voir sur la question, Michel Borgetto, « Egalité,
solidarité… équité ? », CURAPP (Dir.), Le Préambule de la constitution de 1946. Antinomies juridiqiues et contraintes politiques, Paris,
PUF, 1996. 239 ; J.-J. Dupeyroux, « Egalité, équité… », Dr. Soc., 1997. 885.
163
Voir par exemple en dernier lieu, Laurence Gay, « L’égalité et la protection sociale dans les premières décisions QPC du Conseil
constitutionnel : un bilan mitigé », RDSS, n° 6, 2010, pp. 1061- 1076.
164
Voir par exemple, Laure Camaji, « La justiciabilité du droit à la sécurité sociale : éléments de droit français », RDSS, n° 5, 2010, pp. 847857 ; voir plus généralement du même auteur, L. Camaji, La personne dans la protection sociale. Recherche sur la nature des bénéficiaires
de prestations sociales, Paris, Biblio Thèses, Dalloz, 2008, n° 44.
165
Voir par exemple Bertrand Seiller, « Contribution à la résolution de quelques incohérences de la formulation prétorienne du principe
d’égalité », Mélanges en l’honneur de Jean-François Lachaume, Paris, Dalloz, 2007, pp. 979- 1000.
166
Voir par exemple, Lola Isidro, « L’enfant étranger et les prestations familiales : retour sur un usage singulier des sources du droit », RDSS,
n° 6, 2012, pp. 1122-1135 ; Serge Slama, « Les nouvelles frontières des droits sociaux des étrangers non européens », Diane Roman (Dir.),
Les droits sociaux, entre droits de l’homme et politiques sociales. Quels titulaires pour quels droits ?, Paris, LGDJ, Lextenso éditions, Paris,
2012, pp. 57-95 ; T. Gründler, « Le juge et le droit à la protection de la santé », RDSS, 2010, pp. 835-846 ; Laurence Gay, « L’affirmation
d’un droit aux soins d’un mineur étranger. Ou l’inconventionnalité partielle d’une loi jugée conforme à la constitution. A propos de l’arrêt du
Conseil d’Etat du 7 juin 2006, Association Aides et autres », RDSS, 2006. 1047 ; Nathalie Rubio, « L’influence du droit de l’Union
européenne sur le droit au séjour de l’étranger malade », RDSS, 2010, pp. 265-279 ; A. Devers, « La protection de la santé des étrangers en
situation irrégulière », RDSS, 2001. 241 ; C. Cournil, « Quand les politiques migratoires françaises « contaminent » l’accès sanitaire et
l’accès aux soins des étrangers », RTDH, 2007. 1017 ; Karine Michelet, « La protection de la santé de l’étranger en situation irrégulière. Un
droit en perte de vitesse », RDSS, 2011, pp. 1108-1119 ; Karine Michelet, « Le droit des étrangers à la protection sociale. De l’affirmation du
droit à sa mise en œuvre », Informations sociales, 2007/6, n° 142, pp. 80-91 ; Antoine Math, Adeline Toullier, « Protection sociale des
étrangers. Le difficile chemin vers l’égalité des droits », Confluences Méditerranée, n° 8, 2003-2004, pp. 105-119 ; Xavier PRETOT,
« L’application du principe d’égalité à l’étranger résidant en France », RDSS, 1990. 437.
167
Michel Borgetto, « Le Conseil constitutionnel, le principe d’égalité et les droits sociaux », Billets d’humeur en l’honneur de Danièle
Lochak, Paris, LGDJ, 2007,
168
Laure Camaji, « La justiciabilité du droit à la sécurité sociale : éléments de droit français », RDSS, n° 5, 2010, p. 853.
169
L’expression est de J.-Ch. Savignac, AJDA, 1986, p. 3.
170
Voir en ce sens B. Genevois, RFDA, 1990, p. 406.
114
internationales de réciprocité ». Afin de comprendre cette sollicitation de la loi qui modifiait l’article L. 815-5, il faut savoir
que l’allocation supplémentaire du fonds national de solidarité, instituée à l’origine par la loi n° 56-639 du 30 juin 1956, est
une prestation d’assistance non contributive attribuée aux personnes âgées démunies de ressources de nationalité française
résidant sur le territoire métropolitain ou dans un département d’outre-mer171 . Cette condition de nationalité connaissait
cependant une exception concernant les étrangers pouvant se prévaloir de conventions internationales de réciprocité.
Et c’est ce qui a justifié ce recours à la loi en vue de modifier les conditions requises pour pouvoir jouir de cette prestation,
cette exclusion de principe des étrangers ne pouvant se prévaloir de conventions internationales de réciprocité de la
jouissance de cette prestation, et particulièrement des étrangers communautaires ne bénéficiant pas d’un tel instrument
international, cadrait mal avec les impératifs de la construction européenne. Pour preuve, par un arrêt Dame Giletti du 24
février 1987172, la Cour de justice des Communautés européennes (CJ.C.E), qui avait eu à statuer directement sur cette
question, avait admis que l’allocation supplémentaire du fonds national de solidarité était une prestation de sécurité sociale au
sens du règlement communautaire n° 1408/71, confirmant par la même occasion ses développements jurisprudentiels
antérieurs sur cette question.
Effectivement, depuis son arrêt du 9 octobre 1974, C.R.AM d’Ile-de-France c. Mme Biason173, la Cour de justice des
communautés européennes avait toujours considéré que l’allocation supplémentaire du fonds national de solidarité relevait du
champ d’application de l’article 4§1 du règlement communautaire n° 1408/71, sous-entendant qu’elle est une prestation de
sécurité sociale au regard du droit communautaire174 . Il en résultait, sur le fondement de l’article 10 du même texte précité,
l’obligation pour l’Etat français de la verser ou d’en poursuivre le versement hors des frontières françaises, mais dans les
limites des frontières communautaires, à l’égard de ses ressortissants.
Donc, c’est parce que cette juridiction communautaire avait admis dans cet arrêt que l’allocation supplémentaire du fonds
national de solidarité était une prestation de sécurité sociale au sens du droit communautaire, interprétation relayée par la
chambre sociale de la Cour de cassation dans son arrêt du 20 janvier 1988175, que le gouvernement avait fait adopter par voie
d’amendement une nouvelle rédaction de l’article L. 815-5 du code de la sécurité sociale qui disposait que « l’allocation
supplémentaire du fonds national de solidarité n’est due aux étrangers qu’en application des règlements communautaires ou
de conventions internationales de réciprocité ».
Par rapport à la rédaction initiale, l’ajout de la mention « en application des règlements communautaires » avait pour but,
selon le gouvernement, de se conformer à la jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes en étendant le
champ d’application de cette allocation aux ressortissants communautaires, sans qu’il soit besoin pour eux d’évoquer des
conventions internationales de réciprocité. En effet, depuis l’arrêt Simmenthal de la Cour de justice des communautés
européennes du 9 mars 1978, une disposition de droit interne incompatible avec des règles communautaires est inopposable à
celle-ci.
C’est cette nouvelle rédaction que le Conseil constitutionnel a déclarée contraire au principe constitutionnel d’égalité dans la
décision ici commentée, dont le trente-cinquième considérant déjà cité est motivé comme suit :
« L’exclusion des étrangers résidant régulièrement en France du bénéfice de l’allocation supplémentaire, dès lors qu’ils ne
peuvent se prévaloir d’engagements internationaux ou de règlements pris sur leur fondement, méconnaît le principe
constitutionnel d’égalité ».
Pour prendre la mesure de cette solution, il faut partir de la considération selon laquelle, « en règle générale, le Conseil
constitutionnel ne relève d’office une inconstitutionnalité que si celle-ci lui paraît suffisamment manifeste et suffisamment
grave, et dès lors que la gravité résulte de la méconnaissance par le législateur d’une jurisprudence bien établie du juge
constitutionnel »176.
Il en est résulté logiquement les commentaires respectifs sous cette décision de Louis Favoreu, d’abord, écrivant comme il a
déjà été noté que « ce qui confère une grande portée à la décision n° 89-269 DC, c’est la proclamation du « principe
constitutionnel d’égalité » entre Français et étrangers en matière de prestations sociales »177. Il ajoutait que « certes, le
Conseil constitutionnel avait-il déjà affirmé que les étrangers pouvaient bénéficier, comme les nationaux, d’une protection
constitutionnelle de leurs droits fondamentaux : mais c’était en matière de libertés classiques (…) ; et il semblait exclu
notamment que le principe d’égalité fut appliqué de manière générale à leur profit, particulièrement en matière de prestations
sociales (…) »178 ;
B. Genevois, RFDA, 1990, p. 411.
Voir pour les commentaires : X. Pretot, note sous CJCE, (4e cha.), 24 février 1987, 4e espèce, Droit social, 1987, pp. 476-478 ; P.
Chenillet, note sous CJCE du 24 février 1987, Mme Gilletti et autres (aff. N° 379/86 ; 380/85 ; 382/85 ; 93/86), RDSS, 1987, p. 528.
173
Aff. N° 24-174, Rec. CJCE, p. 999, concl. G. Reischl ; R. Bonnet, note sous cet arrêt, RDSS, 1975, p. 459.
174
Voir en ce sens, P. Chenillet, note sous CJCE, 12 juillet 1990, Commission européenne c/ République française, RDSS, 1991, pp. 138149 ; Y. Chauvy, Conclusions sur Cass., ch. Soc., 7 mai 1991, Saad Mazari c/ CPAM de Grenoble, RDSS, 1992, pp. 98-117.
175
Cass, ch. Soc., 20 janvier 1988, Bull. civ., V, p. 35, n° 52 ; P. Chenillet, note sous cet arrêt, RDSS, 1988, p. 618.
176
Voir en ce sens, Bruno Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel. Principes directeurs, Ed. STH, Paris, 1988.
177
Louis Favoreu, note sous la décision du Conseil constitutionnel n° 89-269 DC du 22 janvier 1990, RFDC, 1990. 331.
178
Idem
171
172
115
Ensuite, des professeurs Antoine et Gérard Lyon-Caen remarquant que « la décision ne se réfère à aucune disposition
constitutionnelle précise, alors qu’elle aurait pu faire mention de certains énoncés du Préambule de la constitution de 1946
qui proclame le droit à la protection sociale sans considération de nationalité »179 . « Il n’est pas exclu, pronostiquaient-ils,
que la portée de la décision du 22 janvier 1990 dépasse le domaine de la protection sociale »180.
A la suite de quoi, le Conseil a pu affirmer dans le 3e considérant de sa décision déjà citée du 13 août 1993 que « les
étrangers jouissent des droits à la protection sociale, dès lors qu’ils résident de manière stable et régulière sur le territoire
français ».
Il faut sans doute ajouter que cette mise sous conditions préalables à la jouissance des droits sociaux en général et des droits à
la protection sociale en particulier ne concerne pas que les étrangers.
C’est ce qui résulte notamment, et pour ne prendre que cet exemple significatif, de la décision du Conseil constitutionnel n°
86-225 DC du 23 janvier 1987, Amendement Séguin181.
En effet, dans cette décision, étaient notamment contestées les dispositions de l’article 4 de la loi contestée qui avaient pour
objet d’introduire une condition de durée minimale de résidence sur le territoire français, dans les conditions fixées par
décret, pour l’attribution de l’allocation spéciale prévue par les articles L. 814-1 et suivants du code de la sécurité sociale ; de
l’allocation spéciale du fonds national de solidarité régie par les articles L. 815-1 et suivants de ce code et de l’allocation aux
adultes handicapés visés par les articles L. 821-1 et suivants du même code.
Pour les auteurs de la saisine, cet article 4 était contraire aux dispositions de l’article 2 de la constitution aux termes
desquelles « la France … assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion »,
car il introduisait une discrimination entre Français en fonction de la durée de leur résidence en France, au détriment des
Français ayant résidé à l’étranger qui, lors de leur retour sur le territoire national, ne pouvaient immédiatement bénéficier des
prestations sociales visées par cet article.
Pour répondre à cette interrogation, le Conseil constitutionnel a posé, dans un premier temps, dans le quatorzième
considérant de cette décision, le principe selon lequel
« la fixation d’une condition de résidence pour l’octroi de prestations sociales n’emporte pas par elle-même une
discrimination de la nature de celles prohibées par l’article 2 de la constitution ; qu’elle n’est pas davantage contraire au
principe d’égalité des citoyens devant la loi proclamé par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ».
Dans un second temps, il a appliqué ce principe aux dispositions du 11e alinéa du Préambule de la constitution de 1946. En
effet, après en avoir visé les dispositions dans le 16e considérant de cette décision, il a déclaré dans le 17e considérant qu’
« il incombe, tant au législateur qu’au gouvernement, conformément à leurs compétences respectives, de déterminer, dans le
respect des principes proclamés par le onzième alinéa du Préambule, les modalités de leur mise en œuvre ; qu’il suit de là
qu’il appartient au pouvoir réglementaire, dans chacun des cas prévus à l’article 4 de la loi, de fixer la durée de la condition
de résidence de façon à ne pas aboutir à mettre en cause les dispositions précitées du Préambule et en tenant compte à cet
effet des diverses prestations d’assistance dont sont susceptibles de bénéficier les intéressés ».
La combinaison de cette décision avec celles du 22 janvier 1990 et du 13 août 1993 relatives aux étrangers montre qu’en ce
qui concerne la jouissance des droits sociaux et plus spécifiquement des droits à la prestation sociale par les étrangers et par
les nationaux français ayant résidé à l’étranger, il faut inévitablement s’acquitter d’un « droit d’entrée »182 , ici les conditions
de stabilité de la résidence en France et la régularité du séjour en plus pour les seuls étrangers.
Pour terminer, il convient de préciser que si, s’agissant des droits constitutionnels conditionnels, le législateur dispose d’un
pouvoir constitutionnel de mise sous conditions, il ne peut toutefois pas poser n’importe quelles conditions.
Autrement dit, ce n’est pas parce qu’il a le pouvoir de conditionner la jouissance de ces droits constitutionnels non
inconditionnels qu’il peut pour autant porter atteinte à la substance de ces droits et libertés.
En effet, les conditions posées ne doivent pas aboutir à vider les droits et libertés constitutionnels conditionnels de leur
substance. Il existe ainsi, à la lumière de la jurisprudence constitutionnelle, des conditions acceptables, donc
Antoine et Gérard Lyon-Caen, Droit social international et européen, 8e éd., Paris, Précis Dalloz, 1993, n° 141, p. 116.
Idem
181
Pour les commentaires sous cette décision, voir par exemple : G. Carcassonne, Pouvoirs, n° 41, p. 163 ; L. Favoreu, RDP, 1989, n° 2, p.
399 ; B. Genevois, Chron., AIJC, III – 1987 (Paris – 1989), p. 587 et 589 ; X. Prétot, Droit soc., 1987, p. 345 ; M. De Villiers, R.A, 1987, p.
139 ; P. Avril, France Forum, jan.- mars 1987, p. 36.
182
Voir par exemple M. Borgetto, « Universalité et protection sociale », G. Koubi et O. Jouanjan (Dir.), Sujets et objets universels en droit,
P.U Strasbourg, 2007 ; C. Magord, « Les conditions de ressources, critères d’accès aux prestations d’aides sociales », Diane Roman (Dir.),
Les droits sociaux, entre droits de l’homme et politiques sociales. Quels titulaires pour quels droits ?, Paris, LGDJ, Lextenso éditions, Paris,
2012, pp. 97- 118 ; Justin Kissangoula, note sous C.E, 8 juillet 1998, n° 177487, RDSS, 2000, p. 249.
179
180
116
constitutionnelles, les exemples les plus illustratifs sont les conditions de régularité de séjour et de stabilité de la résidence, et
des conditions inacceptables, donc inconstitutionnelles, c’est l’exemple par exemple du critère de nationalité 183.
183
Sur l’ensemble de ces développements, voir Justin Kissangoula, La constitution française et les étrangers. Recherches sur les titulaires
des droits et libertés de la constitution sociale, Préface de Jacques Robert, Paris, LGDJ, Bibliothèque constitutionnelle et de science
politique, tome 102, 2001.
117
LA LIBERTE D’EXPRESSION RELIGIEUSE ET LA LAÏCITE
CEDH
GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE LAUTSI ET AUTRES c. ITALIE
(Requête no 30814/06)
ARRÊT
STRASBOURG, 18 mars 2011
En l'affaire Lautsi et autres c. Italie,
La Cour européenne des droits de l'homme, siégeant en une Grande Chambre
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 30 juin 2010 et 16 février 2011,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 30814/06) dirigée contre la République italienne et dont une
ressortissante de cet Etat, Mme Soile Lautsi (« la requérante »), a saisi la Cour le 27 juillet 2006 en vertu de l'article 34 de la
Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Dans sa requête, elle
indique agir en son nom ainsi qu'au nom de ses enfants alors mineurs, Dataico et Sami Albertin. Devenus entre-temps
majeurs, ces derniers ont confirmé vouloir demeurer requérants (« les deuxième et troisième requérants »).
2. Les requérants sont représentés par Me N. Paoletti, avocat à Rome. Le gouvernement italien (« le Gouvernement »)
est représenté par son agent, Mme E. Spatafora, et par ses coagents adjoints, M. N. Lettieri et Mme P. Accardo.
3. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 1er juillet 2008, une
chambre de ladite section, composée des juges dont le nom suit : Françoise Tulkens, Antonella Mularoni, Vladimiro
Zagrebelsky, Danutė Jočienė, Dragoljub Popović, András Sajó et Işıl Karakaş, a décidé de communiquer la requête au
Gouvernement ; se prévalant des dispositions de l'article 29 § 3 de la Convention, elle a également décidé que seraient
examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.
4. Le 3 novembre 2009, une chambre de cette même section, composée des juges dont le nom suit : Françoise Tulkens,
présidente, Ireneu Cabral Barreto, Vladimiro Zagrebelsky, Danutė Jočienė, Dragoljub Popović, András Sajó et Işıl Karakaş, a
déclaré la requête recevable et a conclu à l'unanimité à la violation de l'article 2 du Protocole no 1 examiné conjointement
avec l'article 9 de la Convention, et au non-lieu à examen du grief tiré de l'article 14 de la Convention.
5. Le 28 janvier 2010, le Gouvernement a demandé le renvoi de l'affaire devant la Grande chambre en vertu des articles
43 de la Convention et 73 du règlement de la Cour. Le 1er mars 2010, un collège de la Grande Chambre a fait droit à cette
demande.
6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du
règlement.
7. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires sur le fond de
l'affaire.
8. Se sont vus accorder l'autorisation d'intervenir dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention et article 44 §
2 du règlement), trente-trois membres du Parlement européen agissant collectivement, l'organisation non-gouvernementale
Greek Helsinki Monitor, déjà intervenante devant la chambre, l'organisation non gouvernementale Associazione nazionale del
libero Pensiero, l'organisation non gouvernementale European Centre for Law and Justice, l'organisation non
gouvernementale Eurojuris, les organisations non gouvernementales commission internationale de juristes, Interights et
Human Rights Watch, agissant collectivement, les organisations non-gouvernementales Zentralkomitee der deutschen
Katholiken, Semaines sociales de France, Associazioni cristiane Lavoratori italiani, agissant collectivement, ainsi que les
gouvernements de l'Arménie, de la Bulgarie, de Chypre, de la Fédération de Russie, de la Grèce, de la Lituanie, de Malte, de
Monaco, de la Roumanie et de la République de Saint-Marin. Les gouvernements de l'Arménie, de la Bulgarie, de Chypre, de
la Fédération de Russie, de la Grèce, de la Lituanie, de Malte, et de la République de Saint-Marin ont en outre été autorisés à
intervenir collectivement dans la procédure orale.
9. Une audience s'est déroulée en public au Palais des droits de l'Homme, à Strasbourg, le 30 juin 2010 (article 59 § 3
du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
10. Nés respectivement en 1957, 1988 et 1990, la requérante et ses deux fils, Dataico et Sami Albertin, également
118
requérants, résident en Italie. Ces derniers étaient scolarisés en 2001-2002 dans l'école publique Istituto comprensivo statale
Vittorino da Feltre, à Abano Terme. Un crucifix était accroché dans les salles de classe de l'établissement
11. Le 22 avril 2002, au cours d'une réunion du conseil d'école, le mari de la requérante souleva le problème de la
présence de symboles religieux dans les salles de classe, de crucifix en particulier, et posa la question de leur retrait. Le 27
mai 2002, par dix voix contre deux, avec une abstention, le conseil d'école décida de maintenir les symboles religieux dans
les salles de classe.
12. Le 23 juillet 2002, la requérante saisit le tribunal administratif de Vénétie de cette décision, dénonçant une violation
du principe de laïcité – elle se fondait à cet égard sur les articles 3 (principe d'égalité) et 19 (liberté religieuse) de la
Constitution italienne et sur l'article 9 de la Convention – ainsi que du principe d'impartialité de l'administration publique
(article 97 de la Constitution).
13. Le 3 octobre 2002, le ministre de l'Instruction, de l'Université et de la Recherche prit une directive (no 2666) aux
termes de laquelle les services compétents de son ministère devaient prendre les dispositions nécessaires afin, notamment,
que les responsables scolaires assurent la présence de crucifix dans les salles de classe (paragraphe 24 ci-dessous).
Le 30 octobre 2003, ledit ministre se constitua partie dans la procédure initiée par la requérante. Il concluait au défaut de
fondement de la requête, arguant de ce que la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques se fondait sur
l'article 118 du décret royal no 965 du 30 avril 1924 (règlement intérieur des établissements d'instruction moyenne) et l'article
119 du décret royal no 1297 du 26 avril 1928 (approbation du règlement général des services d'enseignement primaire ;
paragraphe 19 ci-dessous).
14. Par une ordonnance du 14 janvier 2004, le tribunal administratif saisit la Cour constitutionnelle de la question de la
constitutionnalité, au regard du principe de laïcité de l'Etat et des articles 2, 3, 7, 8, 19 et 20 de la Constitution, des articles
159 et 190 du décret-loi no 297 du 16 avril 1994 (portant approbation du texte unique des dispositions législatives en vigueur
en matière d'instruction et relatives aux écoles), dans leurs « spécifications » résultant des articles 118 et 119 des décrets
royaux susmentionnés, ainsi que de l'article 676 dudit décret-loi.
Les articles 159 et 190 du décret-loi mettent la fourniture et le financement du mobilier scolaire des écoles primaires et
moyennes à la charge des communes, tandis que l'article 119 du décret de 1928 inclut le crucifix sur la liste des meubles
devant équiper les salles de classe, et l'article 118 du décret de 1924 spécifie que chaque classe doit être pourvue du portrait
du roi et d'un crucifix. Quant à l'article 676 du décret-loi, il précise que les dispositions non comprises dans le texte unique
restent en vigueur, « à l'exception des dispositions contraires ou incompatibles avec le texte unique, qui sont abrogées ».
Par une ordonnance du 15 décembre 2004 (no 389), la Cour constitutionnelle déclara la question de constitutionnalité
manifestement irrecevable, au motif qu'elle visait en réalité des textes qui, n'ayant pas rang de loi mais rang réglementaire
(les articles 118 et 119 susmentionnés), ne pouvaient être l'objet d'un contrôle de constitutionnalité.
15. Le 17 mars 2005, le tribunal administratif rejeta le recours. Après avoir conclu que l'article 118 du décret royal du
30 avril 1924 et l'article 119 du décret royal du 26 avril 1928 étaient encore en vigueur et souligné que « le principe de laïcité
de l'Etat fait désormais partie du patrimoine juridique européen et des démocraties occidentales », il jugea que la présence de
crucifix dans les salles de classe des écoles publiques, eu égard à la signification qu'il convenait de lui donner, ne se heurtait
pas audit principe. Il estima notamment que, si le crucifix était indéniablement un symbole religieux, il s'agissait d'un
symbole du christianisme en général, plutôt que du seul catholicisme, de sorte qu'il renvoyait à d'autres confessions. Il
considéra ensuite qu'il s'agissait de surcroît d'un symbole historico-culturel, pourvu à ce titre d'une « valeur identitaire » pour
le peuple italien en ce qu'il « représente d'une certaine manière le parcours historique et culturel caractéristique de [l'Italie] et
en général de l'Europe toute entière, et qu'il en constitue une bonne synthèse ». Il retint en outre que le crucifix devait aussi
être considéré comme un symbole d'un système de valeurs qui innervent la charte constitutionnelle italienne. Son jugement
est ainsi motivé :
« (...) 11.1. A ce stade, force est de constater, même en étant conscient de s'engager sur un chemin impraticable et
parfois glissant, que le christianisme, ainsi que le judaïsme son grand-frère – du moins depuis Moïse et certainement
dans l'interprétation talmudique –, ont placé au centre de leur foi la tolérance vis-à-vis d'autrui et la protection de la
dignité humaine.
Singulièrement, le christianisme – par référence également au bien connu et souvent incompris « Donnez à César
ce qui est à César, et à ... » –, avec sa forte accentuation du précepte de l'amour pour le prochain, et plus encore par
l'explicite prédominance donnée à la charité sur la foi elle-même, contient en substance ces idées de tolérance,
d'égalité et de liberté qui sont à la base de l'Etat laïque moderne, et de l'Etat italien en particulier.
11.2. Regarder au-delà des apparences permet de discerner un fil qui relie entre eux la révolution chrétienne d'il y a
deux mille ans, l'affirmation en Europe de l'habeas corpus, les éléments charnière du mouvement des Lumières (qui
pourtant, historiquement, s'est vivement opposé à la religion), c'est-à-dire la liberté et la dignité de tout homme, la
déclaration des droits de l'homme, et enfin l'Etat laïque moderne. Tous les phénomènes historiques mentionnés
reposent de manière significative – quoique certainement non exclusive – sur la conception chrétienne du monde. Il a
été observé avec finesse que la devise bien connue de « liberté, égalité, fraternité » peut aisément être partagée par un
chrétien, fût-ce avec une claire accentuation du troisième terme.
En conclusion, il ne semble pas hasardeux d'affirmer que, à travers les parcours tortueux et accidentés de l'histoire
européenne, la laïcité de l'Etat moderne a été durement conquise, et ce aussi – bien sûr pas uniquement – avec la
référence plus ou moins consciente aux valeurs fondatrices du christianisme. Cela explique qu'en Europe et en Italie
de nombreux juristes de foi chrétienne aient figuré parmi les plus ardents défenseurs de l'Etat laïque. (...)
11.5. Le lien entre christianisme et liberté implique une cohérence historique logique non immédiatement
perceptible – à l'image d'un fleuve karstique qui n'aurait été exploré qu'à une époque récente, précisément parce qu'en
grande partie souterrain –, et ce aussi parce que dans le parcours tourmenté des rapports entre les Etats et les Eglises
119
d'Europe on voit bien plus facilement les nombreuses tentatives de ces dernières pour interférer dans les questions
d'Etat, et vice-versa, tout comme ont été assez fréquents l'abandon des idéaux chrétiens pourtant proclamés, pour des
raisons de pouvoir, et les oppositions quelquefois violentes entre gouvernements et autorités religieuses.
11.6. Par ailleurs, si l'on adopte une optique prospective, dans le noyau central et constant de la foi chrétienne,
malgré l'inquisition, l'antisémitisme et les croisades, on peut aisément identifier les principes de dignité humaine, de
tolérance, de liberté y compris religieuse, et donc, en dernière analyse, le fondement de l'Etat laïque.
11.7. En regardant bien l'histoire, donc en prenant de la hauteur et non en restant au fond de la vallée, on discerne
une perceptible affinité (mais non une identité) entre le « noyau dur » du christianisme qui, faisant primer la charité
par rapport à tout autre aspect, y compris la foi, met l'accent sur l'acceptation de la différence, et le « noyau dur » de
la Constitution républicaine, qui consiste en la valorisation solidaire de la liberté de chacun et donc en la garantie
juridique du respect d'autrui. L'harmonie demeure même si, autour de ces noyaux – tous deux centrés sur la dignité
humaine –, se sont avec le temps incrustés de nombreux éléments, quelques-uns si épais qu'ils dissimulent les
noyaux, en particulier celui du christianisme. (...)
11.9. On peut donc soutenir que, dans la réalité sociale actuelle, le crucifix est à considérer non seulement comme
un symbole d'une évolution historique et culturelle, et donc de l'identité de notre peuple, mais aussi en tant que
symbole d'un système de valeurs – liberté, égalité, dignité humaine et tolérance religieuse, et donc également laïcité
de l'Etat –, principes qui innervent notre charte constitutionnelle.
En d'autres termes, les principes constitutionnels de liberté possèdent de nombreuses racines, parmi lesquelles
figure indéniablement le christianisme, dans son essence même. Il serait donc légèrement paradoxal d'exclure un
signe chrétien d'une structure publique au nom de la laïcité, dont l'une des sources lointaines est précisément la
religion chrétienne.
12.1. Ce tribunal n'ignore certes pas que l'on a par le passé attribué au symbole du crucifix d'autres valeurs comme,
à l'époque du Statut Albertin, celle du signe du catholicisme entendu comme religion de l'Etat, utilisé donc pour
christianiser un pouvoir et consolider une autorité.
Ce tribunal sait bien, par ailleurs, qu'aujourd'hui encore on peut donner différentes interprétations au symbole de la
croix, et avant tout une interprétation strictement religieuse renvoyant au christianisme en général et au catholicisme
en particulier. Il est également conscient que certains élèves fréquentant l'école publique pourraient librement et
légitimement attribuer à la croix des valeurs encore différentes, comme le signe d'une inacceptable préférence pour
une religion par rapport à d'autres, ou d'une atteinte à la liberté individuelle et donc à la laïcité de l'Etat, à la limite
d'une référence au césaropapisme ou à l'inquisition, voire d'un bon gratuit de catéchisme tacitement distribué même
aux non-croyants en un lieu qui ne s'y prête pas, ou enfin d'une propagande subliminale en faveur des confessions
chrétiennes. Si ces points de vue sont tous respectables, ils sont au fond dénués de pertinence en l'espèce. (...)
12.6. Il faut souligner que le symbole du crucifix ainsi entendu revêt aujourd'hui, par ses références aux valeurs de
tolérance, une portée particulière dans la considération que l'école publique italienne est actuellement fréquentée par
de nombreux élèves extracommunautaires, auxquels il est relativement important de transmettre les principes
d'ouverture à la diversité et de refus de tout intégrisme – religieux ou laïque – qui imprègnent notre système. Notre
époque est marquée par une rencontre bouillonnante avec d'autres cultures, et pour éviter que cette rencontre ne se
transforme en heurt, il est indispensable de réaffirmer même symboliquement notre identité, d'autant plus que celle-ci
se caractérise précisément par les valeurs de respect de la dignité de tout être humain et d'universalisme solidaire. (...)
13.2. En fait, les symboles religieux en général impliquent un mécanisme logique d'exclusion ; en effet, le point de
départ de toute foi religieuse est précisément la croyance en une entité supérieure, raison pour laquelle les adhérents,
ou les fidèles, se trouvent par définition et conviction dans le vrai. En conséquence et de manière inévitable, l'attitude
de celui qui croit face à celui qui ne croit pas, et qui donc s'oppose implicitement à l'être suprême, est une attitude
d'exclusion. (...)
13.3. Le mécanisme logique d'exclusion de l'infidèle est inhérent à toute conviction religieuse, même si les
intéressés n'en sont pas conscients, la seule exception étant le christianisme – là où il est bien compris, ce qui bien sûr
n'a pas toujours été et n'est pas toujours le cas, pas même grâce à celui qui se proclame chrétien –, pour lequel la foi
même en l'omniscient est secondaire par rapport à la charité, c'est-à-dire au respect du prochain. Il s'ensuit que le rejet
d'un non-croyant par un chrétien implique la négation radicale du christianisme lui-même, une abjuration
substantielle ; mais cela ne vaut pas pour les autres fois religieuses, pour lesquelles pareille attitude reviendra, au pire,
à violer un important précepte.
13.4. La croix, symbole du christianisme, ne peut donc exclure quiconque sans se nier elle-même ; elle constitue
même en un certain sens le signe universel de l'acceptation et du respect de tout être humain en tant que tel,
indépendamment de toute croyance, religieuse ou non, pouvant être la sienne.
14.1. Il n'est guère besoin d'ajouter que la croix en classe, correctement comprise, fait abstraction des libres
convictions de chacun, n'exclut personne et bien sûr n'impose et ne prescrit rien à quiconque, mais implique
simplement, au cœur des finalités de l'éducation et de l'enseignement de l'école publique, une réflexion –
nécessairement guidée par les enseignants – sur l'histoire italienne et sur les valeurs communes de notre société
juridiquement retranscrites dans la Constitution, parmi lesquelles, en premier lieu, la laïcité de l'Etat. (...) »
120
16. Saisi par la requérante, le Conseil d'Etat confirma que la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles
publiques trouvait son fondement légal dans l'article 118 du décret royal du 30 avril 1924 et l'article 119 du décret royal du
26 avril 1928 et, eu égard à la signification qu'il fallait lui donner, était compatible avec le principe de laïcité. Sur ce point, il
jugea en particulier qu'en Italie, le crucifix symbolisait l'origine religieuse des valeurs (la tolérance, le respect mutuel, la
valorisation de la personne, l'affirmation de ses droits, la considération pour sa liberté, l'autonomie de la conscience morale
face à l'autorité, la solidarité humaine, le refus de toute discrimination) qui caractérisent la civilisation italienne. En ce sens,
exposé dans les salles de classes, le crucifix pouvait remplir – même dans une perspective « laïque » distincte de la
perspective religieuse qui lui est propre – une fonction symbolique hautement éducative, indépendamment de la religion
professée par les élèves. Selon le Conseil d'Etat, il faut y voir un symbole capable de refléter les sources remarquables des
valeurs civiles susmentionnées, valeurs qui définissent la laïcité dans l'ordre juridique actuel de l'Etat.
Daté du 13 avril 2006, l'arrêt (no 556) est ainsi motivé :
« (...) la Cour constitutionnelle a plusieurs fois reconnu dans la laïcité un principe suprême de notre ordre
constitutionnel, capable de résoudre certaines questions de légitimité constitutionnelle (parmi de nombreux arrêts,
voir ceux qui portent sur les normes relatives au caractère obligatoire de l'enseignement religieux à l'école ou à la
compétence juridictionnelle quant aux affaires concernant la validité du lien matrimonial contracté selon le droit
canonique et consigné dans les registres de l'état civil).
Il s'agit d'un principe qui n'est pas proclamé en termes exprès dans notre charte fondamentale, d'un principe qui,
empli de résonances idéologiques et d'une histoire controversée, revêt néanmoins une importance juridique qui peut
se déduire des normes fondamentales de notre système. En réalité, la Cour tire ce principe spécifiquement des articles
2, 3, 7, 8, 19 et 20 de la Constitution.
Ce principe utilise un symbole linguistique (« laïcité ») qui indique de manière abrégée certains aspects
significatifs des dispositions susmentionnées, dont les contenus établissent les conditions d'usage selon lesquelles ce
symbole doit s'entendre et fonctionne. Si ces conditions spécifiques d'usage n'étaient pas établies, le principe de «
laïcité » demeurerait confiné aux conflits idéologiques et pourrait difficilement être utilisé dans le cadre juridique.
De ce cadre, les conditions d'usage sont bien sûr déterminées par référence aux traditions culturelles et aux
coutumes de chaque peuple, pour autant que ces traditions et coutumes se reflètent dans l'ordre juridique. Or celui-ci
diffère d'une nation à l'autre. (...)
Dans le cadre de cette instance juridictionnelle et du problème dont elle est saisie, à savoir la légitimité de
l'exposition du crucifix dans les salles de classe, prévue par les autorités compétentes en application de normes
réglementaires, il s'agit concrètement et plus simplement de vérifier si cette prescription porte ou non atteinte au
contenu des normes fondamentales de notre ordre constitutionnel, qui donnent une forme et une substance au principe
de « laïcité » qui caractérise aujourd'hui l'Etat italien et auquel le juge suprême des lois s'est plusieurs fois référé.
De toute évidence, le crucifix est en lui-même un symbole qui peut revêtir diverses significations et servir à des
fins diverses, avant tout pour le lieu où il a été placé.
Dans un lieu de culte, le crucifix est justement et exclusivement un « symbole religieux », puisqu'il vise à susciter
une adhésion respectueuse envers le fondateur de la religion chrétienne.
Dans un cadre non religieux comme l'école, laquelle est destinée à l'éducation des jeunes, le crucifix peut encore
revêtir pour les croyants les valeurs religieuses susmentionnées, mais, pour les croyants comme pour les noncroyants, son exposition se trouve justifiée et possède une signification non discriminatoire du point de vue religieux
s'il est capable de représenter et d'évoquer de manière synthétique et immédiatement perceptible et prévisible (comme
tout symbole) des valeurs civilement importantes, en particulier les valeurs qui sous-tendent et inspirent notre ordre
constitutionnel, fondement de notre vie civile. En ce sens, le crucifix peut remplir – même dans une perspective «
laïque » distincte de la perspective religieuse qui lui est propre – une fonction symbolique hautement éducative,
indépendamment de la religion professée par les élèves.
Or il est évident qu'en Italie le crucifix est capable d'exprimer, du point de vue symbolique justement mais de
manière adéquate, l'origine religieuse des valeurs que sont la tolérance, le respect mutuel, la valorisation de la
personne, l'affirmation de ses droits, la considération pour sa liberté, l'autonomie de la conscience morale face à
l'autorité, la solidarité humaine, le refus de toute discrimination, qui caractérisent la civilisation italienne.
Ces valeurs, qui ont imprégné des traditions, un mode de vie, la culture du peuple italien, sont à la base et
ressortent des normes fondamentales de notre charte fondamentale – contenues dans les « Principes fondamentaux »
et la première partie – et singulièrement de celles qui ont été rappelées par la Cour constitutionnelle et qui délimitent
la laïcité propre à l'Etat italien.
La référence, au travers du crucifix, à l'origine religieuse de ces valeurs et à leur pleine et entière correspondance
avec les enseignements chrétiens met donc en évidence les sources transcendantes desdites valeurs, ce sans remettre
en cause, voire en confirmant, l'autonomie (mais non l'opposition, implicite dans une interprétation idéologique de la
laïcité qui ne trouve aucun pendant dans notre charte fondamentale) de l'ordre temporel face à l'ordre spirituel, et sans
rien enlever à leur « laïcité » particulière, adaptée au contexte culturel propre à l'ordre fondamental de l'Etat italien et
manifesté par lui. Ces valeurs sont donc vécues dans la société civile de manière autonome (de fait non
contradictoire) à l'égard de la société religieuse, de sorte qu'elles peuvent être consacrées « laïquement » par tous,
121
indépendamment de l'adhésion à la confession qui les a inspirées et défendues.
Comme à tout symbole, on peut imposer ou attribuer au crucifix des significations diverses et contrastées ; on peut
même en nier la valeur symbolique pour en faire un simple bibelot qui aura tout au plus une valeur artistique. On ne
saurait toutefois concevoir un crucifix exposé dans une salle de classe comme un bibelot, un objet de décoration, ni
davantage comme un objet du culte. Il faut plutôt le concevoir comme un symbole capable de refléter les sources
remarquables des valeurs civiles rappelées ci-dessus, des valeurs qui définissent la laïcité dans l'ordre juridique actuel
de l'Etat. (...) »
II. L'EVOLUTION DU DROIT ET DE LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
17. L'obligation d'accrocher un crucifix dans les salles de classe des écoles primaires était prévue par l'article 140 du
décret royal no 4336 du 15 septembre 1860 du royaume de Piémont-Sardaigne, pris en application de la loi no 3725 du 13
novembre 1859 aux termes de laquelle « chaque école devra[it] sans faute être pourvue (...) d'un crucifix » (article 140).
En 1861, année de naissance de l'Etat italien, le Statut du Royaume de Piémont-Sardaigne de 1848 devint la Charte
constitutionnelle du royaume d'Italie ; il énonçait notamment que « la religion catholique apostolique et romaine [était] la
seule religion de l'Etat [et que] les autres cultes existants [étaient] tolérés en conformité avec la loi ».
18. La prise de Rome par l'armée italienne, le 20 septembre 1870, à la suite de laquelle Rome fut annexée et proclamée
capitale du nouveau Royaume d'Italie, provoqua une crise des relations entre l'Etat et l'Eglise catholique. Par la loi no 214 du
13 mai 1871, l'Etat italien réglementa unilatéralement les relations avec l'Eglise et accorda au pape un certain nombre de
privilèges pour le déroulement régulier de l'activité religieuse. Selon les requérants, l'exposition de crucifix dans les
établissements scolaires tomba petit à petit en désuétude.
19. Lors de la période fasciste, l'Etat prit une série de mesures visant à faire respecter l'obligation d'exposer le crucifix
dans les salles de classe.
Ainsi, notamment, le ministère de l'Instruction publique prit, le 22 novembre 1922, une circulaire (no 68) ainsi libellée :
« (...) ces dernières années, dans beaucoup d'écoles primaires du Royaume l'image du Christ et le portrait du Roi ont été
enlevés. Cela constitue une violation manifeste et non tolérable d'une disposition réglementaire et surtout une atteinte à la
religion dominante de l'Etat ainsi qu'à l'unité de la Nation. Nous intimons alors à toutes les administrations municipales du
Royaume l'ordre de rétablir dans les écoles qui en sont dépourvues les deux symboles sacrés de la foi et du sentiment
national. »
Le 30 avril 1924 fut adopté le décret royal no 965 du 30 avril 1924 portant règlement intérieur des établissements
d'instruction moyenne (ordinamento interno delle giunte e dei regi istituti di istruzione media), dont l'article 118 est ainsi
libellé :
« Chaque établissement scolaire doit avoir le drapeau national, chaque salle de classe l'image du crucifix et le
portrait du roi. »
Quant au décret royal no 1297 du 26 avril 1928, portant approbation du règlement général des services d'enseignement
primaire (approvazione del regolamento generale sui servizi dell'istruzione elementare), il précise en son article 119 que le
crucifix figure parmi les « équipements et matériels nécessaires aux salles de classe des écoles ».
20. Les Pactes du Latran, signés le 11 février 1929, marquèrent la « Conciliation » de l'Etat italien et de l'Eglise
catholique. Le catholicisme fut confirmé comme la religion officielle de l'Etat italien, l'article 1er du traité étant ainsi libellé :
« L'Italie reconnaît et réaffirme le principe consacré par l'article 1er du Statut Albertin du Royaume du 4 mars
1848, selon lequel la religion catholique, apostolique et romaine est la seule religion de l'Etat. »
21. En 1948, l'Etat italien adopta sa Constitution républicaine, dont l'article 7 établit que « l'Etat et l'Église catholique
sont, chacun dans son ordre, indépendants et souverains [, que] leurs rapports sont réglementés par les pactes du Latran[, et
que] les modifications des pactes, acceptées par les deux parties, n'exigent pas de procédure de révision constitutionnelle ».
Par ailleurs, l'article 8 énonce que « toutes les confessions religieuses sont également libres devant la loi[, que] les
confessions religieuses autres que la confession catholique ont le droit de s'organiser selon leurs propres statuts, en tant qu'ils
ne s'opposent pas à l'ordre juridique italien[, et que] leurs rapports avec l'Etat sont fixés par la loi sur la base d'ententes avec
leurs représentants respectifs ».
22. Le protocole additionnel au nouveau concordat, du 18 février 1984, ratifié par la loi no 121 du 25 mars 1985, énonce
que le principe posé par les pactes du Latran selon lequel la religion catholique est la seule religion de l'Etat n'est plus en
vigueur.
23. Dans un arrêt du 12 avril 1989 (no 203), rendu dans le contexte de l'examen de la question du caractère non
obligatoire de l'enseignement de la religion catholique dans les écoles publiques, la Cour constitutionnelle a conclu que le
principe de laïcité a valeur constitutionnelle, précisant qu'il implique non que l'Etat soit indifférent face aux religions mais
qu'il garantisse la sauvegarde de la liberté de religion dans le pluralisme confessionnel et culturel.
Saisie en la présente espèce de la question de la conformité à ce principe de la présence de crucifix dans les salles de
classe des écoles publiques, la Cour constitutionnelle s'est déclarée incompétente eu égard à la nature réglementaire des
textes prescrivant cette présence (ordonnance du 15 décembre 2004, no 389 ; paragraphe 14 ci-dessus). Conduit à examiner
cette question, le Conseil d'Etat a jugé que, vu la signification qu'il y avait lieu de lui donner, la présence de crucifix dans les
salles de classe des écoles publiques était compatible avec le principe de laïcité (arrêt du 13 février 2006, no 556 ; paragraphe
16 ci-dessus).
Dans une affaire distincte, la Cour de cassation avait conclu à l'inverse du Conseil d'Etat dans le contexte d'une
procédure pénale dirigée contre une personne poursuivie pour avoir refusé d'assumer la charge de scrutateur dans un bureau
de vote au motif qu'un crucifix s'y trouvait. Dans son arrêt du 1er mars 2000 (no 439), elle a en effet jugé que cette présence
portait atteinte aux principes de laïcité et d'impartialité de l'Etat ainsi qu'au principe de liberté de conscience de ceux qui ne se
122
reconnaissent pas dans ce symbole. Elle a rejeté expressément la thèse selon laquelle l'exposition du crucifix trouverait sa
justification dans ce qu'il serait le symbole d'une « civilisation entière ou de la conscience éthique collective » et – la Cour de
cassation citait là les termes utilisés par le Conseil d'Etat dans un avis du 27 avril 1988 (no 63) – symboliserait ainsi une
« valeur universelle, indépendante d'une confession religieuse spécifique ».
24. Le 3 octobre 2002, le ministre de l'Instruction, de l'Université et de la Recherche a adopté la directive (no 2666)
suivante :
« (...) Le ministre
(...) Considérant que la présence de crucifix dans les salles de classe trouve son fondement dans les normes en
vigueur, qu'elle ne viole ni le pluralisme religieux ni les objectifs de formation pluriculturelle de l'École italienne et
qu'elle ne saurait être considérée comme une limitation de la liberté de conscience garantie par la Constitution
puisqu'elle n'évoque pas une confession spécifique mais constitue uniquement une expression de la civilisation et de
la culture chrétienne et qu'elle fait donc partie du patrimoine universel de l'humanité ;
Ayant évalué l'opportunité, dans le respect des différentes appartenances, convictions et croyances, que tout
établissement scolaire, dans le cadre de sa propre autonomie et sur décision de ses organes collégiaux compétents,
rende disponible un local spécial réservé, hors de toute obligation et horaires de service, au recueillement et à la
méditation des membres de la communauté scolaire qui le désirent ;
Prend la directive suivante :
Le service compétent du ministère (...) prendra les dispositions nécessaires pour que :
1) les responsables scolaires assurent la présence de crucifix dans les salles de classe ;
2) Tous les établissements scolaires, dans le cadre de leur propre autonomie et sur décision des membres de leurs
organes collégiaux, mettent à disposition un local spécial à réserver, hors de toute obligation et horaires de service, au
recueillement et à la méditation des membres de la communauté scolaire qui le désirent (...) »
25. Les articles 19, 33 et 34 de la Constitution sont ainsi libellés :
Article 19
« Tout individu a le droit de professer librement sa foi religieuse sous quelque forme que ce soit, individuelle ou
collective, d'en faire propagande et d'en exercer le culte en privé ou en public, à condition qu'il ne s'agisse pas de rites
contraires aux bonnes mœurs. »
Article 33
« L'art et la science sont libres ainsi que leur enseignement.
La République fixe les règles générales concernant l'instruction et crée des écoles publiques pour tous les ordres et
tous les degrés. (...) »
Article 34
« L'enseignement est ouvert à tous.
L'instruction de base, dispensée durant au moins huit ans, est obligatoire et gratuite. (...) »
III. APERÇU DU DROIT ET DE LA PRATIQUE AU SEIN DES ETATS MEMBRES DU CONSEIL DE L'EUROPE
S'AGISSANT DE LA PRESENCE DE SYMBOLES RELIGIEUX DANS LES ECOLES PUBLIQUES
26. Dans une très nette majorité des Etats membres du Conseil de l'Europe, la question de la présence de symboles
religieux dans les écoles publiques ne fait pas l'objet d'une réglementation spécifique.
27. La présence de symboles religieux dans les écoles publiques n'est expressément interdite que dans un petit nombre
d'Etats membres : en ex-République yougoslave de Macédoine, en France (sauf en Alsace et en Moselle) et en Géorgie.
Elle n'est expressément prévue – outre en Italie – que dans quelques Etats membres : en Autriche, dans certains Länder
d'Allemagne et communes suisses, et en Pologne. Il y a lieu néanmoins de relever que l'on trouve de tels symboles dans les
écoles publiques de certains des Etats membres où la question n'est pas spécifiquement réglementée tels que l'Espagne, la
Grèce, l'Irlande, Malte, Saint-Marin et la Roumanie.
28. Les hautes juridictions d'un certain nombre d'Etats membres ont été amenées à examiner la question.
En Suisse, le Tribunal fédéral a jugé une ordonnance communale prévoyant la présence d'un crucifix dans les salles de
classes des écoles primaires incompatible avec les exigences de la neutralité confessionnelle consacrée par la Constitution
fédérale, sans toutefois condamner cette présence en d'autres lieux dans les établissements scolaires (26 septembre 1990 ;
ATF 116 1a 252).
En Allemagne, la Cour constitutionnelle fédérale a jugé une ordonnance bavaroise similaire contraire au principe de
neutralité de l'Etat et difficilement compatible avec la liberté de religion des enfants ne se reconnaissant pas dans la religion
123
catholique (16 mai 1995 ; BVerfGE 93,1). Le Parlement bavarois a pris ensuite une nouvelle ordonnance maintenant cette
mesure mais prévoyant la possibilité pour les parents d'invoquer leurs convictions religieuses ou laïques pour contester la
présence de crucifix dans les salles de classes fréquentées par leurs enfants, et mettant en place un mécanisme destiné le cas
échéant à trouver un compromis ou une solution individualisée.
En Pologne, saisie par l'Ombudsman de l'ordonnance du ministre de l'Éducation du 14 avril 1992 prévoyant notamment
la possibilité d'exposer des crucifix dans les salles de classe des écoles publiques, la Cour constitutionnelle a conclu que cette
mesure était compatible avec la liberté de conscience et de religion et le principe de la séparation de l'Eglise et de l'Etat
garantis par l'article 82 de la Constitution dès lors qu'elle ne faisait pas une obligation de cette exposition (20 avril 1993 ; no
U 12/32).
En Roumanie, la Cour suprême a annulé une décision du Conseil national pour la lutte contre la discrimination du 21
novembre 2006 qui recommandait au ministère de l'Education de réglementer la question de la présence de symboles
religieux dans les établissements publics d'enseignement et, en particulier, de n'autoriser l'exposition de tels symboles que
durant les cours de religion ou dans les salles destinées à l'enseignement religieux. La haute juridiction a notamment
considéré que la décision d'afficher de tels symboles dans les établissements d'enseignement devait appartenir à la
communauté formée par les professeurs, les élèves et les parents de ces derniers (11 juin 2008 ; no 2393).
En Espagne, statuant dans le cadre d'une procédure initiée par une association militant pour une école laïque qui avait
vainement requis le retrait des symboles religieux des établissements scolaires, le tribunal supérieur de justice de Castille-etLeón a jugé que lesdits établissements devaient procéder à ce retrait en cas de demande explicite des parents d'un élève (14
décembre 2009 ; no 3250).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 2 DU PROTOCOLE No 1 ET DE L'ARTICLE 9 DE LA
CONVENTION
29. Les requérants se plaignent du fait que des crucifix étaient accrochés dans les salles de classe de l'école publique où
étaient scolarisés les deuxième et troisième requérants. Ils y voient une violation du droit à l'instruction, que l'article 2 du
Protocole no 1 garantit en ces termes :
« Nul ne peut se voir refuser le droit à l'instruction. L'Etat, dans l'exercice des fonctions qu'il assumera dans le
domaine de l'éducation et de l'enseignement, respectera le droit des parents d'assurer cette éducation et cet
enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques. »
Ils déduisent également de ces faits une méconnaissance de leur droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion
consacré par l'article 9 de la Convention, lequel est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de
changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement
ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui,
prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la
protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
A. L'arrêt de la chambre
30. Dans son arrêt du 3 novembre 2009, la chambre conclut à une violation de l'article 2 du Protocole no 1 examiné
conjointement avec l'article 9 de la Convention.
31. Tout d'abord, la chambre déduit des principes relatifs à l'interprétation de l'article 2 du Protocole no 1 qui se
dégagent de la jurisprudence de la Cour, une obligation pour l'Etat de s'abstenir d'imposer, même indirectement, des
croyances, dans les lieux où les personnes sont dépendantes de lui ou dans les endroits où elles sont particulièrement
vulnérables, soulignant que la scolarisation des enfants représente un secteur particulièrement sensible à cet égard.
Ensuite, elle retient que, parmi la pluralité de significations que le crucifix peut avoir, la signification religieuse est
prédominante. Elle considère en conséquence que la présence obligatoire et ostentatoire du crucifix dans les salles de classes
était de nature non seulement à heurter les convictions laïques de la requérante dont les enfants étaient alors scolarisés dans
une école publique, mais aussi à perturber émotionnellement les élèves professant une autre religion que la religion
chrétienne ou ne professant aucune religion. Sur ce tout dernier point, la chambre souligne que la liberté de religion «
négative » n'est pas limitée à l'absence de services religieux ou d'enseignement religieux : elle s'étend aux pratiques et aux
symboles exprimant, en particulier ou en général, une croyance, une religion ou l'athéisme. Elle ajoute que ce « droit négatif
» mérite une protection particulière si c'est l'Etat qui exprime une croyance et si la personne est placée dans une situation dont
elle ne peut se dégager ou seulement au prix d'efforts et d'un sacrifice disproportionnés.
Selon la chambre, l'Etat est tenu à la neutralité confessionnelle dans le cadre de l'éducation publique, où la présence aux
cours est requise sans considération de religion et qui doit chercher à inculquer aux élèves une pensée critique. Elle ajoute ne
pas voir comment l'exposition, dans des salles de classe des écoles publiques, d'un symbole qu'il est raisonnable d'associer à
la religion majoritaire en Italie, pourrait servir le pluralisme éducatif qui est essentiel à la préservation d'une « société
démocratique » telle que la conçoit la Convention.
32. La chambre conclut que « l'exposition obligatoire d'un symbole d'une confession donnée dans l'exercice de la
fonction publique relativement à des situations spécifiques relevant du contrôle gouvernemental, en particulier dans les salles
de classe, restreint le droit des parents d'éduquer leurs enfants selon leurs convictions ainsi que le droit des enfants scolarisés
de croire ou de ne pas croire ». D'après elle, cette mesure emporte violation de ces droits car « les restrictions sont
124
incompatibles avec le devoir incombant à l'Etat de respecter la neutralité dans l'exercice de la fonction publique, en
particulier dans le domaine de l'éducation » (§ 57 de l'arrêt).
B. Les thèses des parties
1. Le Gouvernement
33. Le Gouvernement ne soulève aucune exception d'irrecevabilité.
34. Il regrette que la chambre n'ait pas disposé d'une étude de droit comparé portant sur les relations entre l'Etat et les
religions et sur la question de l'exposition de symboles religieux dans les écoles publiques. Selon lui, elle s'est de la sorte
privée d'un élément essentiel, dès lors qu'une telle étude aurait démontré qu'il n'y a pas d'approche commune en Europe en
ces domaines, et aurait conduit en conséquence au constat que les Etats membres disposent d'une marge d'appréciation
particulièrement importante ; ainsi, l'arrêt de chambre omet de prendre cette marge d'appréciation en considération, éludant
de la sorte un aspect fondamental de la problématique.
35. Il reproche aussi à l'arrêt de la chambre de déduire du concept de « neutralité » confessionnelle un principe
d'exclusion de toute relation entre l'Etat et une religion donnée, alors que la neutralité suppose une prise en compte de toutes
les religions par l'autorité publique. L'arrêt reposerait ainsi sur une confusion entre « neutralité » (un « concept inclusif ») et
« laïcité » (un « concept exclusif »). De plus, selon le Gouvernement, la neutralité implique que les Etats s'abstiennent de
promouvoir non seulement une religion donnée mais aussi l'athéisme, le « laïcisme » étatique n'étant pas moins
problématique que le prosélytisme étatique. L'arrêt de la chambre reposerait ainsi sur un malentendu, et aboutirait à favoriser
une approche areligieuse ou antireligieuse dont la requérante, membre de l'union des athées et agnostiques rationalistes, serait
militante.
36. Le Gouvernement poursuit en soulignant qu'il faut tenir compte du fait qu'un même symbole peut être interprété
différemment d'une personne à l'autre. Il en irait ainsi en particulier de la « croix », qui pourrait être perçue non seulement
comme un symbole religieux, mais aussi comme un symbole culturel et identitaire, celui des principes et valeurs qui fondent
la démocratie et la civilisation occidentale ; ainsi figure-t-elle sur les drapeaux de plusieurs pays européens. Le
Gouvernement ajoute que, quelle que soit sa force évocatrice, une « image » est un symbole « passif », dont l'impact sur les
individus n'est pas comparable à celui d'un « comportement actif » ; or nul ne prétend en l'espèce que le contenu de
l'enseignement dispensé en Italie est influencé par la présence de crucifix dans les salles de classes.
Il précise que cette présence est l'expression d'une « particularité nationale », caractérisée notamment par des rapports
étroits entre l'Etat, le peuple et le catholicisme, qui s'expliquent par l'évolution historique, culturelle et territoriale de l'Italie
ainsi que par un enracinement profond et ancien des valeurs du catholicisme. Maintenir les crucifix en ces lieux revient donc
à préserver une tradition séculaire. Selon lui, le droit des parents au respect de leur « culture familiale » ne doit porter atteinte
ni à celui de la communauté de transmettre sa culture ni à celui des enfants de la découvrir. De plus, en se contentant d'un
« risque potentiel » de perturbation émotionnelle pour conclure à une violation des droits à l'instruction et à la liberté de
pensée, de conscience et religion, la chambre aurait considérablement élargi le champ d'application de ceux-ci.
37. Renvoyant notamment à l'arrêt Otto-Preminger-Institut c. Autriche du 20 septembre 1994 (série A no 295-A), le
Gouvernement souligne que, s'il y a lieu de prendre en compte le fait que la religion catholique est celle d'une très grande
majorité d'Italiens, ce n'est pas pour en tirer une circonstance aggravante comme l'a fait la chambre. La Cour se devrait au
contraire de reconnaître et protéger les traditions nationales ainsi que le sentiment populaire dominant, et de laisser à chaque
Etat le soin d'équilibrer les intérêts qui s'opposent. Il résulterait d'ailleurs de la jurisprudence de la Cour que des programmes
scolaires ou des dispositions qui consacrent une prépondérance de la religion majoritaire ne caractérisent pas en eux-mêmes
une influence indue de l'Etat ou une tentative d'endoctrinement, et que la Cour doit respecter les traditions et principes
constitutionnels relatifs aux rapports entre l'Etat et les religions – dont en l'espèce l'approche particulière de la laïcité qui
prévaut en Italie – et prendre en compte le contexte de chaque Etat.
38. Estimant par ailleurs que la seconde phrase de l'article 2 du Protocole no 1 ne vaut que pour les programmes
scolaires, il critique l'arrêt de la chambre en ce qu'il conclut à une violation sans indiquer en quoi la seule présence d'un
crucifix dans les salles de classe fréquentées par les enfants de la requérante était de nature à réduire substantiellement ses
possibilités de les éduquer selon ses convictions, indiquant pour seul motif que les élèves se sentiraient éduqués dans un
environnement scolaire marqué par une religion donnée. Il ajoute que ce motif est erroné à l'aune de la jurisprudence de la
Cour, dont il ressort notamment, d'une part que la Convention ne fait obstacle ni à ce que les Etats membres aient une
religion d'Etat, ni à ce qu'ils montrent une préférence pour une religion donnée, ni à ce qu'ils fournissent aux élèves un
enseignement religieux plus poussé s'agissant de la religion dominante et, d'autre part, qu'il faut prendre en compte le fait que
l'influence éducative des parents est autrement plus grande que celle de l'école.
39. D'après le Gouvernement, la présence du crucifix dans les salles de classe contribue légitimement à faire
comprendre aux enfants la communauté nationale dans laquelle ils ont vocation à s'intégrer. Une « influence
environnementale » serait d'autant plus improbable que les enfants bénéficient en Italie d'un enseignement permettant le
développement d'un sens critique à l'égard de la question religieuse, dans une atmosphère sereine et préservée de toute forme
de prosélytisme. De plus, ajoute-t-il, l'Italie opte pour une approche bienveillante à l'égard des religions minoritaires dans le
milieu scolaire : le droit positif admet le port du voile islamique et d'autres tenues ou symboles à connotation religieuse ; le
début et la fin du ramadan sont souvent fêtés dans les écoles ; l'enseignement religieux est admis pour toutes les confessions
reconnues ; les besoins des élèves appartenant à des confessions minoritaires sont pris en compte, les enfants juifs ayant par
exemple le droit de ne pas passer d'examens le samedi.
40. Enfin, le Gouvernement met l'accent sur la nécessité de prendre en compte le droit des parents qui souhaitent que les
crucifix soient maintenus dans les salles de classe. Telle serait la volonté de la majorité en Italie ; telle serait aussi celle
démocratiquement exprimée en l'espèce par presque tous les membres du conseil d'école. Procéder au retrait des crucifix des
salles de classe dans de telles circonstances caractériserait un « abus de position minoritaire ». Cela serait en outre en
125
contradiction avec le devoir de l'Etat d'aider les individus à satisfaire leurs besoins religieux.
2. Les requérants
41. Les requérants soutiennent que l'exposition de crucifix dans les salles de classe de l'école publique que les
deuxième et troisième d'entre eux fréquentaient constitue une ingérence illégitime dans leur droit à la liberté de
pensée et de conscience, et viole le principe de pluralisme éducatif dans la mesure où elle est l'expression d'une
préférence de l'Etat pour une religion donnée dans un lieu où se forment les consciences. Ce faisant, l'Etat
méconnaîtrait en outre son obligation de protéger tout particulièrement les mineurs contre toute forme de
propagande ou d'endoctrinement. De plus, selon les requérants, l'environnement éducatif étant marqué de la sorte
par un symbole de la religion dominante, l'exposition de crucifix dénoncée méconnaît le droit des deuxième et
troisième requérants à recevoir une éducation ouverte et pluraliste visant au développement d'une capacité de
jugement critique. Enfin, la requérante étant favorable à la laïcité, cela violerait son droit à ce que ses enfants
soient éduqués conformément à ses propres convictions philosophiques.
42. Selon les requérants, le crucifix est sans l'ombre d'un doute un symbole religieux, et vouloir lui attribuer une valeur
culturelle tient d'une tentative de défense ultime et inutile. Rien dans le système juridique italien ne permettrait d'avantage
d'affirmer qu'il s'agit d'un symbole d'identité nationale : d'après la Constitution, c'est le drapeau qui symbolise cette identité.
De plus, comme l'a souligné la Cour constitutionnelle fédérale allemande dans son arrêt du 16 mai 1995 (paragraphe 28
ci-dessus), en donnant au crucifix une signification profane, on s'éloignerait de sa signification d'origine et on contribuerait à
sa désacralisation. Quant à n'y voir qu'un simple « symbole passif », ce serait nier le fait que comme tous les symboles – et
plus que tous les autres –, il matérialise une réalité cognitive, intuitive et émotionnelle qui dépasse ce qui est immédiatement
perceptible. La Cour constitutionnelle fédérale allemande en aurait d'ailleurs fait le constat, en retenant dans l'arrêt précité
que la présence de crucifix dans les salles de classe a un caractère évocateur en ce qu'elle représente le contenu de la foi
qu'elle symbolise et sert à lui faire de la « publicité ». Enfin, les requérants rappellent que, dans la décision Dahlab c. Suisse
du 15 février 2001 (no 42393/98, CEDH 2001-V), la Cour a noté la force particulière que les symboles religieux prennent en
milieu scolaire.
43. Les requérants soulignent que tout Etat démocratique se doit de garantir la liberté de conscience, le pluralisme, une
égalité de traitement des croyances, et la laïcité des institutions. Ils précisent que le principe de laïcité implique avant tout la
neutralité de l'Etat, lequel doit se distancier de la sphère religieuse et adopter une attitude identique à l'égard de toutes les
orientations religieuses. Autrement dit, la neutralité oblige l'Etat à mettre en place un espace neutre, dans le cadre duquel
chacun peut librement vivre ses convictions. En imposant les symboles religieux que sont les crucifix dans les salles de
classe, l'Etat italien ferait le contraire.
44. L'approche que défendent les requérants se distinguerait donc clairement de l'athéisme d'Etat, qui revient à nier la
liberté de religion en imposant autoritairement une vision laïque. Vue en termes d'impartialité et de neutralité de l'Etat, la
laïcité est à l'inverse un instrument permettant d'affirmer la liberté de conscience religieuse et philosophique de tous.
45. Les requérants ajoutent qu'il est indispensable de protéger plus particulièrement les croyances et convictions
minoritaires, afin de préserver leurs tenants d'un « despotisme de la majorité ». Cela aussi plaiderait en faveur du retrait des
crucifix des salles de classes.
46. En conclusion, les requérants soulignent que si, comme le prétend le Gouvernement, retirer les crucifix des salles de
classe des écoles publiques porterait atteinte à l'identité culturelle italienne, les y maintenir est incompatible avec les
fondements de la pensée politique occidentale, les principes de l'Etat libéral et d'une démocratie pluraliste et ouverte, et le
respect des droits et libertés individuels consacrés par la Constitution italienne comme par la Convention.
C. Les observations des tiers intervenants
1. Les gouvernements de l'Arménie, de la Bulgarie, de Chypre, de la Fédération de Russie, de la Grèce, de la
Lituanie, de Malte, et de la République de Saint-Marin
47. Dans les observations communes qu'ils ont présentées à l'audience, les gouvernements de l'Arménie, de la Bulgarie,
de Chypre, de la Fédération de Russie, de la Grèce, de la Lituanie, de Malte, et de la République de Saint-Marin ont indiqué
que, selon eux, le raisonnement de la chambre repose sur une compréhension erronée du concept de « neutralité », qu'elle
aurait confondu avec celui de « laïcité ». Ils ont souligné à cet égard que les rapports entre l'Etat et l'Eglise sont réglés de
manière variable d'un pays européen à l'autre, et que plus de la moitié de la population européenne vit dans un pays non
laïque. Ils ont ajouté qu'inévitablement, des symboles de l'Etat sont présents dans les lieux où l'éducation publique est
dispensée, et que nombre de ces symboles ont une origine religieuse, la croix – qui serait autant un symbole national que
religieux – n'en étant que l'exemple le plus visible. Selon eux, dans les Etats européens non laïques, la présence de symboles
religieux dans l'espace public est largement tolérée par les adeptes de la laïcité, comme faisant partie de l'identité nationale ;
il ne faudrait pas que des Etats aient à renoncer à un élément de leur identité culturelle simplement parce qu'il a une origine
religieuse. Le raisonnement suivi par la chambre ne serait pas l'expression du pluralisme qui innerve le système de la
Convention, mais celle des valeurs de l'Etat laïque ; l'appliquer à l'ensemble de l'Europe reviendrait à « américaniser » celleci dans la mesure où s'imposeraient à tous une seule et même règle et une rigide séparation de l'Eglise et de l'Etat.
D'après eux, opter pour la laïcité est un point de vue politique, respectable certes, mais pas neutre ; ainsi, dans la sphère
de l'éducation, un Etat qui soutient le laïc par opposition au religieux n'est pas neutre. Pareillement, retirer des crucifix de
salles de classes où ils ont toujours été ne serait pas sans conséquences éducatives. En réalité, que l'option retenue par les
Etats soit d'admettre ou non la présence de crucifix dans les salles de classe, ce qui importerait serait la place que les
programmes et l'enseignement scolaires font à la tolérance et au pluralisme.
Les gouvernements intervenants n'excluent pas qu'il puisse se trouver des situations où les choix d'un Etat dans ce
126
domaine seraient inacceptables. Il appartiendrait toutefois aux individus d'en faire la démonstration, et la Cour ne devrait
intervenir que dans les cas extrêmes.
2. Le gouvernement de la Principauté de Monaco
48. Le gouvernement intervenant déclare partager le point de vue du gouvernement défendeur selon lequel, placé dans
les écoles, le crucifix est un « symbole passif », que l'on trouve sur les armoiries ou drapeaux de nombreux Etats et qui en
l'espèce témoigne d'une identité nationale enracinée dans l'histoire. De plus, indivisible, le principe de neutralité de l'Etat
obligerait les autorités à s'abstenir d'imposer un symbole religieux là où il n'y en a jamais eu comme de le retirer là où il y en
a toujours eu.
3. Le gouvernement de la Roumanie
49. Le gouvernement intervenant estime que la chambre n'a pas suffisamment tenu compte de la large marge
d'appréciation dont les Etats contractants disposent lorsque des questions sensibles sont en jeu et qu'il n'y a pas de consensus
à l'échelle européenne. Il rappelle que la jurisprudence de la Cour reconnaît en particulier auxdits Etats une importante marge
d'appréciation dans le domaine du port de symboles religieux dans les établissements publics d'enseignement ; il considère
qu'il doit en aller de même pour l'exposition de symboles religieux dans de tels lieux. Il souligne en outre que l'arrêt de la
chambre repose sur le postulat que l'exposition de symboles religieux dans les écoles publiques enfreint les articles 9 de la
Convention et 2 du Protocole no 1, ce qui contredit le principe de neutralité dès lors que cela oblige, le cas échéant, les Etats
contractants à intervenir pour retirer lesdits symboles. Selon lui, ce principe est mieux servi lorsque les décisions de ce type
sont prises par la communauté formée par les professeurs, les élèves et les parents. En tout état de cause, dès lors qu'elle n'est
pas associée à des obligations particulières relatives à la religion, la présence de crucifix dans les salles de classe ne
toucherait pas suffisamment les sentiments religieux des uns ou des autres pour qu'il y ait violation des dispositions évoquées
ci-dessus.
4. L'organisation non gouvernementale Greek Helsinki Monitor
50. Selon l'organisation intervenante, on ne peut voir dans le crucifix autre chose qu'un symbole religieux, de sorte que
son exposition dans les salles de classe des écoles publiques peut être perçue comme un message institutionnel en faveur
d'une religion donnée. Elle rappelle en particulier que la Cour a retenu dans l'affaire Folgerø que la participation des élèves à
des activités religieuses peut avoir une influence sur eux, et considère qu'il en va de même lorsqu'ils suivent leur scolarité
dans des salles où sont exposés des symboles religieux. Elle attire en outre l'attention de la Cour sur le fait que des enfants ou
parents à qui cela pose problème pourraient renoncer à protester par peur de représailles.
5. L'organisation non gouvernementale Associazione nazionale del libero Pensiero
51. L'organisation intervenante, qui estime que la présence de symboles religieux dans les salles de classe des écoles
publiques n'est pas compatible avec les articles 9 de la Convention et 2 du Protocole no 1, soutient que les restrictions
imposées aux droits des requérants n'étaient pas « prévues par la loi » au sens de la jurisprudence de la Cour. Elle souligne à
cet égard que l'exposition de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques est prescrite non par la loi mais par des
textes règlementaires adoptés durant la période fasciste. Elle ajoute que ces textes ont en tout état de causé été implicitement
abrogés par la Constitution de 1947 et la loi de 1985 ratifiant les accords de modification des pactes du Latran de 1929. Elle
précise que la chambre criminelle de la Cour de cassation en a ainsi jugé dans un arrêt du 1er mars 2000 (no 4273) relatif au
cas similaire de l'exposition de crucifix dans les bureaux de vote, approche qu'elle a réitérée dans un arrêt du 17 février 2009
relatif à l'exposition de crucifix dans les salles d'audience des tribunaux (sans toutefois se prononcer au fond). Il y a donc une
divergence de jurisprudence entre le Conseil d'Etat – qui, à l'inverse, juge les textes réglementaires dont il est question
applicables – et la Cour de cassation, ce qui affecte le principe de la sécurité juridique, pilier de l'Etat de droit. Or, la Cour
constitutionnelle s'étant jugée incompétente, il n'y a pas en Italie de mécanisme permettant de régler ce problème.
6. L'organisation non gouvernementale European Centre for Law and Justice
52. L'organisation intervenante estime que la chambre a mal répondu à la question que pose l'affaire, qui est celle de
savoir si les droits que tire la requérante de la Convention ont en l'espèce été violés du seul fait de la présence de crucifix
dans les salles de classe. Selon elle, une réponse négative s'impose. D'une part parce que le « for externe » des enfants de la
requérante n'a pas été forcé puisqu'ils n'ont été ni contraints d'agir contre leur conscience ni empêchés d'agir selon leur
conscience. D'autre part, parce que leur « for interne » ainsi que le droit de la requérante d'assurer leur éducation
conformément à ses convictions philosophiques n'ont pas été violés dès lors que les premiers n'ont été ni contraints de croire
ni empêchés de ne pas croire ; ils n'ont pas été endoctrinés ni n'ont subi de prosélytisme intempestif. Elle considère que la
chambre a commis une erreur en jugeant que la volonté d'un Etat d'apposer des crucifix dans les salles de classe est contraire
à la Convention (alors que telle n'était pas la question qui lui était soumise) : ce faisant, la chambre a créé « une nouvelle
obligation, relative non pas aux droits de la requérante, mais à la nature de « l'environnement éducatif » ». D'après
l'organisation intervenante, c'est parce qu'elle a été incapable d'établir que les « fors interne ou externe » des enfants de la
requérante ont été violés du fait de la présence de crucifix dans les salles de classe que la chambre a créé cette obligation
nouvelle de sécularisation complète de l'environnement éducatif, outrepassant ainsi le champ de la requête et les limites de
ses compétences.
7. L'organisation non gouvernementale Eurojuris
127
53. L'organisation intervenante marque son accord avec les conclusions de la chambre. Après avoir rappelé le droit
positif italien pertinent – et notamment souligné la valeur constitutionnelle du principe de laïcité –, elle renvoie à la
jurisprudence de la Cour en ce qu'il en ressort en particulier que l'école ne doit pas être le théâtre du prosélytisme ou de la
prédication ; elle se réfère également aux affaires dans lesquelles la Cour a examiné la question du port du voile islamique en
des lieux destinés à l'éducation. Elle souligne ensuite que la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques
italiennes est prescrite non par la loi, mais par des règlements hérités de la période fasciste qui reflètent une conception
confessionnelle de l'Etat aujourd'hui incompatible avec le principe de laïcité consacré par le droit constitutionnel positif. Elle
s'inscrit en faux contre le raisonnement suivi en l'espèce par le juge administratif italien, selon lequel la prescription de la
présence du crucifix dans les salles de classe des écoles publiques est néanmoins compatible avec ce principe dès lors qu'il
symbolise des valeurs laïques. Selon elle, d'une part, il s'agit d'un symbole religieux, dans lequel ceux qui ne s'identifient pas
au christianisme ne se reconnaissent pas. D'autre part, en prescrivant son exposition dans les salles de classe des écoles
publiques, l'Etat confère une dimension particulière à une religion donnée, au détriment du pluralisme.
8. Les organisations non gouvernementales Commission internationale de juristes, Interights et Human Rights Watch
54. Les organisations intervenantes estiment que la prescription de l'exposition dans les salles de classe des écoles
publiques de symboles religieux tels que le crucifix est incompatible avec le principe de neutralité et les droits que les article
9 de la Convention et 2 du Protocole no 1 garantissent aux élèves et à leurs parents. Selon elles, d'une part, le pluralisme
éducatif est un principe consacré, mis en exergue non seulement par la jurisprudence de la Cour mais aussi par la
jurisprudence de plusieurs juridictions suprêmes et par divers textes internationaux. D'autre part, l'on doit déduire de la
jurisprudence de la Cour un devoir de neutralité et d'impartialité de l'Etat à l'égard des croyances religieuses lorsqu'il fournit
des services publics, dont l'éducation. Elles précisent que ce principe d'impartialité est reconnu non seulement par les Cours
constitutionnelles italienne, espagnole et allemande mais aussi, notamment, par le Conseil d'Etat français et le Tribunal
fédéral suisse. Elles ajoutent que, comme en ont jugé plusieurs hautes juridictions, la neutralité de l'Etat à l'égard des
religions s'impose d'autant plus en milieu scolaire que, tenus d'assister aux cours, les enfants sont sans défense face à
l'endoctrinement lorsque l'école en est le théâtre. Elles rappellent ensuite que la Cour a jugé que, si la Convention n'empêche
pas les Etats de répandre par l'enseignement ou l'éducation des informations ou connaissances ayant un caractère religieux ou
philosophique, ils doivent s'assurer que cela se fait d'une manière objective, critique et pluraliste, exempte d'endoctrinement ;
elles soulignent que cela vaut pour toutes les fonctions qu'ils assument dans le domaine de l'éducation et de l'enseignement, y
compris lorsqu'il s'agit de l'organisation de l'environnement scolaire.
9. Les organisations non gouvernementales Zentralkomitee der deutschen Katholiken, Semaines sociales de France
et Associazioni cristiane Lavoratori italiani
55. Les organisations intervenantes déclarent partager le point de vue de la chambre selon lequel, si le crucifix a
plusieurs significations, il est avant tout le symbole central de la chrétienté. Elles ajoutent toutefois être en désaccord avec sa
conclusion, et ne pas voir en quoi la présence de crucifix dans les salles de classe pourrait être « perturbant
émotionnellement » pour les élèves ou affecter le développement de leur esprit critique. Selon elles, cette présence ne peut à
elle seule être assimilée à un message religieux ou philosophique : il s'agit plutôt d'une manière passive de transmettre des
valeurs morales de base. Il faudrait dès lors considérer que la question se rattache aux compétences des Etats en matière de
définition des programmes scolaires ; or les parents doivent accepter que certains aspects de l'enseignement public puissent
ne pas être complètement en phase avec leurs convictions. Elles ajoutent que l'on ne peut déduire de la seule décision d'un
Etat d'exposer des crucifix dans les salles de classe des écoles publiques qu'il poursuit un but d'endoctrinement prohibé par
l'article 2 du Protocole no 1. Elles soulignent qu'il faut faire en l'espèce la balance entre les droits et intérêts des croyants et
non-croyants, entre les droits fondamentaux des individus et les intérêts légitimes de la société, et entre l'édiction de normes
en matière de droits fondamentaux et la préservation de la diversité européenne. D'après elles, la Cour doit dans ce contexte
reconnaître une large marge d'appréciation aux Etats dès lors que l'organisation des rapports entre l'Etat et la religion varie
d'un pays à l'autre et que cette organisation – en particulier s'agissant de la place de la religion dans les écoles publiques – a
ses racines dans l'histoire, la tradition et la culture de chacun.
10. Trente-trois membres du Parlement européen agissant collectivement
56. Les intervenants soulignent que la Cour n'est pas une Cour constitutionnelle et qu'elle doit respecter le principe de
subsidiarité et reconnaître une marge d'appréciation particulièrement importante aux Etats contractants non seulement
lorsqu'il s'agit de définir les relations entre l'Etat et la religion mais aussi lorsqu'ils exercent leurs fonctions dans le domaine
de l'instruction et de l'éducation. D'après eux, en prenant une décision dont l'effet serait d'obliger le retrait des symboles
religieux des écoles publiques, la Grande Chambre enverrait un message idéologique radical. Ils ajoutent qu'il ressort de la
jurisprudence de la Cour qu'un Etat qui, pour des raisons liées à son histoire ou à sa tradition, montre une préférence pour une
religion donnée, n'outrepasse pas cette marge. Ainsi, selon eux, l'exposition de crucifix dans des édifices publics ne se heurte
pas à la Convention, et il ne faut pas voir dans la présence de symboles religieux dans l'espace public une forme
d'endoctrinement mais l'expression d'une unité et d'une identité culturelles. Ils ajoutent que dans ce contexte spécifique, les
symboles religieux ont une dimension laïque et ne doivent donc pas être supprimés.
D. L'appréciation de la Cour
57. En premier lieu, la Cour précise que la seule question dont elle se trouve saisie est celle de la compatibilité, eu égard
aux circonstances de la cause, de la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques italiennes avec les
exigences des articles 2 du Protocole no 1 et 9 de la Convention.
128
Ainsi, en l'espèce, d'une part, elle n'est pas appelée à examiner la question de la présence de crucifix dans d'autres lieux
que les écoles publiques. D'autre part, il ne lui appartient pas de se prononcer sur la compatibilité de la présence de crucifix
dans les salles de classe des écoles publiques avec le principe de laïcité tel qu'il se trouve consacré en droit italien.
58. En second lieu, la Cour souligne que les partisans de la laïcité sont en mesure de se prévaloir de vues atteignant le
« degré de force, de sérieux, de cohérence et d'importance » requis pour qu'il s'agisse de « convictions » au sens des articles 9
de la Convention et 2 du Protocole no 1 (arrêt Campbell et Cosans c. Royaume-Uni, du 25 février 1982, série A no 48, § 36).
Plus précisément, il faut voir là des « convictions philosophiques » au sens de la seconde phrase de l'article 2 du Protocole no
1, dès lors qu'elles méritent « respect « dans une société démocratique » », ne sont pas incompatibles avec la dignité de la
personne et ne vont pas à l'encontre du droit fondamental de l'enfant à l'instruction (ibidem).
1. Le cas de la requérante
a) Principes généraux
59. La Cour rappelle qu'en matière d'éducation et d'enseignement, l'article 2 du Protocole no 1 est en principe lex
specialis par rapport à l'article 9 de la Convention. Il en va du moins ainsi lorsque, comme en l'espèce, est en jeu l'obligation
des Etats contractants – que pose la seconde phrase dudit article 2 – de respecter, dans le cadre de l'exercice des fonctions
qu'ils assument dans ce domaine, le droit des parents d'assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs
convictions religieuses et philosophiques (arrêt Folgerø et autres c. Norvège [GC] du 29 juin 2007, no 15472/02, CEDH
2007-VIII, § 84).
Il convient donc d'examiner le grief dont il est question principalement sous l'angle de la seconde phrase de l'article 2 du
Protocole no 1 (voir aussi Appel-Irrgang et autres c. Allemagne (déc.), no 45216/07, 6 octobre 2009, CEDH 2009-..).
60. Il faut néanmoins lire cette disposition à la lumière non seulement de la première phrase du même article, mais
aussi, notamment, de l'article 9 de la Convention (voir, par exemple, l'arrêt Folgerø précité, § 84), qui garantit la liberté de
pensée, de conscience et de religion, dont celle de ne pas adhérer à une religion, et qui met à la charge des Etats contractants
un « devoir de neutralité et d'impartialité ».
A cet égard, il convient de rappeler que les Etats ont pour mission de garantir, en restant neutres et impartiaux, l'exercice
des diverses religions, cultes et croyances. Leur rôle est de contribuer à assurer l'ordre public, la paix religieuse et la tolérance
dans une société démocratique, notamment entre groupes opposés (voir, par exemple, l'arrêt Leyla Şahin c. Turquie [GC] du
10 novembre 2005, no 44774/98, CEDH 2005-XI, § 107). Cela concerne les relations entre croyants et non-croyants comme
les relations entre les adeptes des diverses religions, cultes et croyances.
61. Le mot « respecter », auquel renvoie l'article 2 du Protocole no 1, signifie plus que reconnaître ou prendre en
considération ; en sus d'un engagement plutôt négatif, ce verbe implique à la charge de l'Etat une certaine obligation positive
(arrêt Campbell et Cosans précité, § 37).
Cela étant, les exigences de la notion de « respect », que l'on retrouve aussi dans l'article 8 de la Convention varient
beaucoup d'un cas à l'autre, vu la diversité des pratiques suivies et des conditions existant dans les Etats contractants. Elle
implique ainsi que lesdits Etats jouissent d'une large marge d'appréciation pour déterminer, en fonction des besoins et
ressources de la communauté et des individus, les mesures à prendre afin d'assurer l'observation de la Convention. Dans le
contexte de l'article 2 du Protocole no 1, cette notion signifie en particulier que cette disposition ne saurait s'interpréter
comme permettant aux parents d'exiger de l'Etat qu'il organise un enseignement donné (voir Bulski c. Pologne (déc.),
nos 46254/99 et 31888/02).
62. Il convient également de rappeler la jurisprudence de la Cour relative à la place de la religion dans les programmes
scolaires (voir essentiellement les arrêts Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, du 7 décembre 1976, série A no
23, §§ 50-53, Folgerø, précité, § 84, et Hasan et Eylem Zengin c. Turquie, du 9 octobre 2007, no 1448/04, CEDH 2007-XI,
§§ 51-52).
Selon cette jurisprudence, la définition et l'aménagement du programme des études relèvent de la compétence des Etats
contractants. Il n'appartient pas, en principe, à la Cour de se prononcer sur ces questions, dès lors que la solution à leur
donner peut légitimement varier selon les pays et les époques.
En particulier, la seconde phrase de l'article 2 du Protocole no 1 n'empêche pas les Etats de répandre par l'enseignement
ou l'éducation des informations ou connaissances ayant, directement ou non, un caractère religieux ou philosophique ; elle
n'autorise même pas les parents à s'opposer à l'intégration de pareil enseignement ou éducation dans le programme scolaire.
En revanche, dès lors qu'elle vise à sauvegarder la possibilité d'un pluralisme éducatif, elle implique que l'Etat, en
s'acquittant de ses fonctions en matière d'éducation et d'enseignement, veille à ce que les informations ou connaissances
figurant au programme soient diffusées de manière objective, critique et pluraliste, permettant aux élèves de développer un
sens critique à l'égard notamment du fait religieux dans une atmosphère sereine, préservée de tout prosélytisme. Elle lui
interdit de poursuivre un but d'endoctrinement qui pourrait être considéré comme ne respectant pas les convictions religieuses
et philosophiques des parents. Là se situe pour les Etats la limite à ne pas dépasser (arrêts précités dans ce même paragraphe,
§§ 53, 84h) et 52 respectivement).
b) Appréciation des faits de la cause à la lumière de ces principes
63. La Cour ne partage pas la thèse du Gouvernement selon laquelle l'obligation pesant sur les Etats contractants en
vertu de la seconde phrase de l'article 2 du Protocole no 1 porte uniquement sur le contenu des programmes scolaires, de sorte
que la question de la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques sort de son champ d'application.
Il est vrai que nombre d'affaires dans le contexte desquelles la Cour s'est penchée sur cette disposition concernaient le
contenu ou la mise en œuvre de programmes scolaires. Il n'en reste pas moins que, comme la Cour l'a d'ailleurs déjà mis en
exergue, l'obligation des Etats contractants de respecter les convictions religieuses et philosophiques des parents ne vaut pas
seulement pour le contenu de l'instruction et la manière de la dispenser : elle s'impose à eux « dans l' exercice » de l'ensemble
129
des « fonctions » – selon les termes de la seconde phrase de l'article 2 du Protocole no 1 – qu'ils assument en matière
d'éducation et d'enseignement (voir essentiellement les arrêts Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, précité, § 50, Valsamis c.
Grèce, du 18 décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI, § 27, et Hasan et Eylem Zengin, précité, § 49, et
Folgerø, précité, § 84). Cela inclut sans nul doute l'aménagement de l'environnement scolaire lorsque le droit interne prévoit
que cette fonction incombe aux autorités publiques.
Or c'est dans un tel cadre que s'inscrit la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques italiennes
(voir les articles 118 du décret royal no 965 du 30 avril 1924, 119 du décret royal no 1297 du 26 avril 1928, et 159 et 190 du
décret-loi no 297 du 16 avril 1994 ; paragraphes 14 et 19 ci-dessus).
64. D'un point de vue général, la Cour estime que lorsque l'aménagement de l'environnement scolaire relève de la
compétence d'autorités publiques, il faut voir là une fonction assumée par l'Etat dans le domaine de l'éducation et de
l'enseignement, au sens de la seconde phrase de l'article 2 du Protocole no 1.
65. Il en résulte que la décision relative à la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques relève
des fonctions assumées par l'Etat défendeur dans le domaine de l'éducation et de l'enseignement et tombe de ce fait sous
l'empire de la seconde phrase de l'article 2 du Protocole no 1. On se trouve dès lors dans un domaine où entre en jeu
l'obligation de l'Etat de respecter le droit des parents d'assurer l'éducation et l'enseignement de leurs enfants conformément à
leurs convictions religieuses et philosophiques.
66. Ensuite, la Cour considère que le crucifix est avant tout un symbole religieux. Les juridictions internes l'ont
pareillement relevé et, du reste, le Gouvernement ne le conteste pas. Que la symbolique religieuse épuise, ou non, la
signification du crucifix n'est pas décisif à ce stade du raisonnement.
Il n'y a pas devant la Cour d'éléments attestant l'éventuelle influence que l'exposition sur des murs de salles de classe
d'un symbole religieux pourrait avoir sur les élèves ; on ne saurait donc raisonnablement affirmer qu'elle a ou non un effet sur
de jeunes personnes, dont les convictions ne sont pas encore fixées.
On peut néanmoins comprendre que la requérante puisse voir dans l'exposition d'un crucifix dans les salles de classe de
l'école publique où ses enfants étaient scolarisés un manque de respect par l'Etat de son droit d'assurer l'éducation et
l'enseignement de ceux-ci conformément à ses convictions philosophiques. Cependant, la perception subjective de la
requérante ne saurait à elle seule suffire à caractériser une violation de l'article 2 du Protocole no 1.
67. Le Gouvernement explique quant à lui que la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques, qui
est le fruit de l'évolution historique de l'Italie, ce qui lui donne une connotation non seulement culturelle mais aussi
identitaire, correspond aujourd'hui à une tradition qu'il juge important de perpétuer. Il ajoute qu'au-delà de sa signification
religieuse, le crucifix symbolise les principes et valeurs qui fondent la démocratie et la civilisation occidentale, sa présence
dans les salles de classe étant justifiable à ce titre.
68. Selon la Cour, la décision de perpétuer ou non une tradition relève en principe de la marge d'appréciation de l'Etat
défendeur. La Cour se doit d'ailleurs de prendre en compte le fait que l'Europe est caractérisée par une grande diversité entre
les Etats qui la composent, notamment sur le plan de l'évolution culturelle et historique. Elle souligne toutefois que
l'évocation d'une tradition ne saurait exonérer un Etat contractant de son obligation de respecter les droits et libertés
consacrés par la Convention et ses Protocoles.
Quant au point de vue du Gouvernement relatif à la signification du crucifix, la Cour constate que le Conseil d'Etat et la
Cour de cassation ont à cet égard des positions divergentes et que la Cour constitutionnelle ne s'est pas prononcée
(paragraphes 16 et 23 ci-dessus). Or il n'appartient pas à la Cour de prendre position sur un débat entre les juridictions
internes.
69. Il reste que les Etats contractants jouissent d'une marge d'appréciation lorsqu'il s'agit de concilier l'exercice des
fonctions qu'ils assument dans le domaine de l'éducation et de l'enseignement et le respect du droit des parents d'assurer cette
éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques (paragraphes 61-62 ci-dessus).
Cela vaut pour l'aménagement de l'environnement scolaire comme pour la définition et l'aménagement des programmes
(ce que la Cour a déjà souligné : voir essentiellement, précités, les arrêts Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, §§ 50-53,
Folgerø, § 84, et Zengin, §§ 51-52 ; paragraphe 62 ci-dessus). La Cour se doit donc en principe de respecter les choix des
Etats contractants dans ces domaines, y compris quant à la place qu'ils donnent à la religion, dans la mesure toutefois où ces
choix ne conduisent pas à une forme d'endoctrinement (ibidem).
70. La Cour en déduit en l'espèce que le choix de la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques
relève en principe de la marge d'appréciation de l'Etat défendeur. La circonstance qu'il n'y a pas de consensus européen sur la
question de la présence de symboles religieux dans les écoles publiques (paragraphes 26-28 ci-dessus) conforte au demeurant
cette approche.
Cette marge d'appréciation va toutefois de pair avec un contrôle européen (voir, par exemple, mutatis mutandis, l'arrêt
Leyla Şahin précité, § 110), la tâche de la Cour consistant en l'occurrence à s'assurer que la limite mentionnée au paragraphe
69 ci-dessus n'a pas été transgressée.
71. A cet égard, il est vrai qu'en prescrivant la présence du crucifix dans les salles de classe des écoles publiques –
lequel, qu'on lui reconnaisse ou non en sus une valeur symbolique laïque, renvoie indubitablement au christianisme –, la
réglementation donne à la religion majoritaire du pays une visibilité prépondérante dans l'environnement scolaire.
Cela ne suffit toutefois pas en soi pour caractériser une démarche d'endoctrinement de la part de l'Etat défendeur et pour
établir un manquement aux prescriptions de l'article 2 du Protocole no 1.
La Cour renvoie sur ce point, mutatis mutandis, à ses arrêts Folgerø et Zengin précités. Dans l'affaire Folgerø, dans
laquelle elle a été amenée à examiner le contenu du programme d'un cours de « christianisme, religion et philosophie »
(« KRL »), elle a en effet retenu que le fait que ce programme accorde une plus large part à la connaissance du christianisme
qu'à celle des autres religions et philosophies ne saurait passer en soi pour une entorse aux principes de pluralisme et
d'objectivité susceptible de s'analyser en un endoctrinement. Elle a précisé que, vu la place qu'occupe le christianisme dans
l'histoire et la tradition de l'Etat défendeur – la Norvège –, cette question relevait de la marge d'appréciation dont jouissait
celui-ci pour définir et aménager le programme des études (arrêt précité, § 89). Elle est parvenue à une conclusion similaire
130
dans le contexte du cours de « culture religieuse et connaissance morale » dispensé dans les écoles de Turquie dont le
programme accordait une plus large part à la connaissance de l'Islam, au motif que la religion musulmane est majoritairement
pratiquée en Turquie, nonobstant le caractère laïc de cet Etat (arrêt Zengin précité, § 63).
72. De plus, le crucifix apposé sur un mur est un symbole essentiellement passif, et cet aspect a de l'importance aux
yeux de la Cour, eu égard en particulier au principe de neutralité (paragraphe 60 ci-dessus). On ne saurait notamment lui
attribuer une influence sur les élèves comparable à celle que peut avoir un discours didactique ou la participation à des
activités religieuses (voir sur ces points les arrêts Folgerø et Zengin précités, § 94 et § 64, respectivement).
73. La Cour observe que, dans son arrêt du 3 novembre 2009, la chambre a, à l'inverse, retenu la thèse selon laquelle
l'exposition de crucifix dans les salles de classe aurait un impact notable sur les deuxième et troisième requérants, âgés de
onze et treize ans à l'époque des faits. Selon la chambre, dans le contexte de l'éducation publique, le crucifix, qu'il est
impossible de ne pas remarquer dans les salles de classe, est nécessairement perçu comme partie intégrante du milieu scolaire
et peut dès lors être considéré comme un « signe extérieur fort » au sens de la décision Dahlab précitée (voir les paragraphes
54 et 55 de l'arrêt).
La Grande Chambre ne partage pas cette approche. Elle estime en effet que l'on ne peut se fonder sur cette décision en
l'espèce, les circonstances des deux affaires étant tout à fait différentes.
Elle rappelle en effet que l'affaire Dahlab concernait l'interdiction faite à une institutrice de porter le foulard islamique
dans le cadre de son activité d'enseignement, laquelle interdiction était motivée par la nécessité de préserver les sentiments
religieux des élèves et de leurs parents et d'appliquer le principe de neutralité confessionnelle de l'école consacré en droit
interne. Après avoir relevé que les autorités avaient dûment mis en balance les intérêts en présence, la Cour a jugé, au vu en
particulier du bas âge des enfants dont la requérante avait la charge, que lesdites autorités n'avaient pas outrepassé leur marge
d'appréciation.
74. En outre, les effets de la visibilité accrue que la présence de crucifix donne au christianisme dans l'espace scolaire
méritent d'être encore relativisés au vu des éléments suivants. D'une part, cette présence n'est pas associée à un enseignement
obligatoire du christianisme (voir les éléments de droit comparé exposés dans l'arrêt Zengin précité, § 33). D'autre part, selon
les indications du Gouvernement, l'Italie ouvre parallèlement l'espace scolaire à d'autres religions. Le Gouvernement indique
ainsi notamment que le port par les élèves du voile islamique et d'autres symboles et tenues vestimentaires à connotation
religieuse n'est pas prohibé, des aménagements sont prévus pour faciliter la conciliation de la scolarisation et des pratiques
religieuses non majoritaires, le début et la fin du Ramadan sont « souvent fêtés » dans les écoles et un enseignement religieux
facultatif peut être mis en place dans les établissement pour « toutes confessions religieuses reconnues » (paragraphe 39 cidessus). Par ailleurs, rien n'indique que les autorités se montrent intolérantes à l'égard des élèves adeptes d'autres religions,
non croyants ou tenants de convictions philosophiques qui ne se rattachent pas à une religion.
De plus, les requérants ne prétendent pas que la présence du crucifix dans les salles de classe a incité au développement
de pratiques d'enseignement présentant une connotation prosélyte, ni ne soutiennent que les deuxième et troisième d'entre eux
se sont trouvés confrontés à un enseignant qui, dans l'exercice de ses fonctions, se serait appuyé tendancieusement sur cette
présence.
75. Enfin, la Cour observe que la requérante a conservé entier son droit, en sa qualité de parent, d'éclairer et conseiller
ses enfants, d'exercer envers eux ses fonctions naturelles d'éducateur, et de les orienter dans une direction conforme à ses
propres convictions philosophiques (voir, notamment, précités, les arrêts Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen et Valsamis, §§
54 et 31 respectivement).
76. Il résulte de ce qui précède qu'en décidant de maintenir les crucifix dans les salles de classe de l'école publique
fréquentées par les enfants de la requérante, les autorités ont agi dans les limites de la marge d'appréciation dont dispose
l'Etat défendeur dans le cadre de son obligation de respecter, dans l'exercice des fonctions qu'il assume dans le domaine de
l'éducation et de l'enseignement, le droit des parents d'assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs
convictions religieuses et philosophiques.
77. La Cour en déduit qu'il n'y pas eu violation de l'article 2 du Protocole no 1 dans le chef de la requérante. Elle
considère par ailleurs qu'aucune question distincte ne se pose en l'espèce sur le terrain de l'article 9 de la Convention.
2. Le cas des deuxième et troisième requérants
78. La Cour considère que, lue comme il se doit à la lumière de l'article 9 de la Convention et de la seconde phrase de
l'article 2 du Protocole no 1, la première phrase de cette disposition garantit aux élèves un droit à l'instruction dans le respect
de leur droit de croire ou de ne pas croire. Elle conçoit en conséquence que des élèves tenants de la laïcité voient dans la
présence de crucifix dans les salles de classe de l'école publique où ils sont scolarisés un manquement aux droits qu'ils tirent
de ces dispositions.
Elle estime cependant que, pour les raisons indiquées dans le cadre de l'examen du cas de la requérante, il n'y a pas eu
violation de l'article 2 du Protocole no 1 dans le chef des deuxième et troisième requérants. Elle considère par ailleurs
qu'aucune question distincte ne se pose en l'espèce sur le terrain de l'article 9 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 14 DE LA CONVENTION
79. Les requérants estiment que, les deuxième et troisième d'entre eux ayant été exposés aux crucifix qui se trouvaient
dans les salles de classes de l'école publique dans laquelle ils étaient scolarisés, ils ont tous trois, dès lors qu'ils ne sont pas
catholiques, subi une différence de traitement discriminatoire par rapport aux parents catholiques et à leurs enfants.
Soulignant que « les principes consacrés par les articles 9 de la Convention et 2 du Protocole no 1 sont renforcés par les
dispositions de l'article 14 de la Convention », ils dénoncent une violation de ce dernier article, aux termes duquel :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune,
fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres
131
opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre
situation. »
80. La chambre a jugé qu'eu égard aux circonstances de l'affaire et au raisonnement qui l'avait conduite à constater une
violation de l'article 2 du Protocole no 1 combiné avec l'article 9 de la Convention, il n'y avait pas lieu d'examiner l'affaire de
surcroît sous l'angle de l'article 14, pris isolément ou combiné avec ces dispositions.
81. La Cour, qui relève que ce grief est fort peu étayé, rappelle que l'article 14 de la Convention n'a pas d'existence
indépendante puisqu'il vaut uniquement pour la jouissance des droits et libertés garantis par les autres clauses normatives de
la Convention et des Protocoles.
A supposer que les requérants entendent dénoncer une discrimination dans la jouissance des droits garantis par les
articles 9 de la Convention et 2 du Protocole no 1 résultant du fait qu'ils ne se reconnaissent pas dans la religion catholique et
que les deuxième et troisième d'entre eux ont été exposés aux crucifix qui se trouvaient dans les salles de classes de l'école
publique dans laquelle ils étaient scolarisés, la Cour ne voit là aucune question distincte de celles qu'elle a déjà tranchées sur
le terrain de l'article 2 du Protocole no 1. Il n'y a donc pas lieu d'examiner cette partie de la requête.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Dit, par quinze voix contre deux, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 2 du Protocole no 1 et qu'aucune question distincte
ne se pose sur le terrain de l'article 9 de la Convention ;
2. Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas lieu d'examiner le grief tiré de l'article 14 de la Convention.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l'homme, à Strasbourg, le 18
mars 2011.
Erik Fribergh Jean-Paul Costa Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des
opinions suivantes :
a)
Opinion concordante du juge Rozakis à laquelle se joint la juge Vajić ;
b)
Opinion concordante du juge Bonello ;
c)
Opinion concordante de la juge Power ;
d)
Opinion dissidente du juge Malinverni à laquelle se joint la juge Kalaydjieva.
J.-P.C. E.F.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE ROZAKIS, À LAQUELLE SE RALLIE LA JUGE VAJIĆ
(Traduction)
La principale question à résoudre en l'espèce est l'effet de l'application du critère de proportionnalité aux faits de
l'espèce. La proportionnalité entre, d'un côté, le droit des parents d'assurer l'éducation et l'enseignement de leurs enfants
conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques et, de l'autre, le droit ou l'intérêt d'une très large part – à tout
le moins – de la société à exposer des symboles religieux manifestant une religion ou une conviction. Les deux valeurs
concurrentes qui se trouvent en jeu dans cette affaire sont donc simultanément protégées par la Convention : par le biais de
l'article 2 du Protocole no 1 (lex specialis), lu à la lumière de l'article 9 de la Convention, pour ce qui concerne les parents ;
par le biais de l'article 9 s'agissant des droits de la société.
Pour ce qui est tout d'abord du droit des parents, l'arrêt de la Cour souligne que le mot « respecter » figurant dans la
seconde phrase de l'article 2 du Protocole no 1 « signifie plus que reconnaître ou prendre en considération ; en sus d'un
engagement plutôt négatif, ce verbe implique à la charge de l'Etat une certaine obligation positive » (paragraphe 61 de
l'arrêt). Toutefois, le respect dû aux parents, même sous la forme d'une obligation positive « n'empêche pas les Etats de
répandre par l'enseignement ou l'éducation des informations ou connaissances ayant, directement ou non, un caractère
religieux ou philosophique ; [il] n'autorise même pas les parents à s'opposer à l'intégration de pareil enseignement ou
éducation dans le programme scolaire » (paragraphe 62 de l'arrêt).
Cette dernière référence à la jurisprudence fondée sur la Convention mérite je crois d'être analysée plus avant.
Incontestablement, l'article 2 du Protocole no 1 consacre le droit fondamental à l'éducation, un droit individuel sacro-saint –
pouvant sans doute aussi être considéré comme un droit social – qui semble progresser constamment dans nos sociétés
européennes. Cependant, si le droit à l'éducation est l'une des pierres angulaires de la protection de l'individu par la
Convention, on ne peut à mon avis en dire autant et avec la même vigueur du droit subordonné des parents d'assurer
l'éducation de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques. Les choses sont ici bien
différentes, et ce pour un certain nombre de raisons :
i) Ce droit, bien que lié au droit à l'éducation, ne revient pas directement au destinataire essentiel du droit, c'est-à-dire
au destinataire de l'éducation, celui qui a le droit d'être éduqué. Il concerne les parents – dont le droit direct à l'éducation n'est
pas en jeu dans les circonstances de l'espèce – et se limite à un seul aspect de l'éducation, à savoir leurs convictions
religieuses et philosophiques.
ii) Il existe certes un lien évident entre l'éducation que reçoivent les enfants au sein de l'école et les idées et opinions
religieuses et philosophiques – découlant des convictions – qui prévalent dans le cercle familial, un lien qui requiert une
certaine harmonisation de ces questions entre le milieu scolaire et le cercle domestique ; cependant, l'Europe a évolué de
132
façon spectaculaire, dans ce domaine comme dans d'autres, depuis l'adoption du Protocole no 1. De nos jours, la plupart
d'entre nous vivent dans des sociétés multiculturelles et multiethniques au sein des Etats nationaux – caractéristique
aujourd'hui commune à ces sociétés –, et les enfants qui évoluent dans cet environnement sont chaque jour au contact d'idées
et d'opinions allant au-delà de celles qui proviennent de l'école et de leurs parents. Les relations humaines hors du foyer
parental et les moyens modernes de communication contribuent sans nul doute à ce phénomène. En conséquence, les enfants
prennent l'habitude d'accueillir toute une variété d'idées et d'opinions, souvent conflictuelles, et l'influence de l'école tout
comme celle des parents en la matière est aujourd'hui relativement réduite.
iii) La composition de nos sociétés ayant changé, l'Etat a de plus en plus de mal à pourvoir aux besoins individuels des
parents dans le domaine de l'éducation. J'irai jusqu'à dire que sa principale préoccupation – et il s'agit d'une préoccupation
fondée – devrait être d'offrir aux enfants une éducation garantissant leur pleine et entière intégration au sein de la société où
ils vivent, et de les préparer le mieux possible à répondre de manière effective aux attentes de cette société vis-à-vis de ses
membres. Si cette caractéristique de l'éducation n'a rien de nouveau – elle est immémoriale –, elle a récemment pris une
importance plus marquée en raison des particularités de notre époque et de la composition des sociétés actuelles. Là encore,
les fonctions de l'Etat se sont largement déplacées, glissant des préoccupations des parents aux préoccupations de l'ensemble
de la société, et restreignant ainsi la capacité des parents à déterminer, en dehors du foyer familial, le type d'éducation à
dispenser à leurs enfants.
En conclusion, il me semble que, contrairement à d'autres garanties consacrées par la Convention pour lesquelles la
jurisprudence fondée sur celle-ci a étendu le champ de la protection – il en est ainsi du droit à l'éducation –, le droit des
parents au regard de la seconde phrase de l'article 2 du Protocole no 1 ne paraît pas de façon réaliste gagner en poids dans la
mise en balance aux fins de l'examen de la proportionnalité.
A l'autre extrémité, représentant l'autre membre de l'équation de proportionnalité, se trouve le droit de la société, illustré
par les mesures des autorités pour le maintien des crucifix sur les murs des écoles publiques, de manifester ses convictions
religieuses (majoritaires). Ce droit, dans les circonstances de l'espèce, l'emporte-t-il sur le droit des parents d'éduquer leurs
enfants conformément à leur religion et – plus spécifiquement, dans cette affaire – à leurs convictions philosophiques ?
Pour répondre, il faut interpréter la jurisprudence fondée sur la Convention et l'appliquer aux circonstances particulières
de l'espèce. La première question à résoudre est celle d'un consensus européen. Existe-t-il en la matière un quelconque
consensus européen – permettant, imposant ou interdisant l'exposition de symboles religieux chrétiens dans les écoles
publiques – qui devrait déterminer la position de la Cour dans ce domaine ?
La réponse ressort clairement de l'arrêt même de la Cour, en sa partie qui donne un aperçu du droit et de la pratique au
sein des Etats membres du Conseil de l'Europe s'agissant de la présence de symboles religieux dans les écoles publiques
(paragraphes 26 et suivants) : parmi les Etats européens, il n'existe pas de consensus interdisant la présence de tels symboles
religieux, que peu d'Etats interdisent expressément. Bien sûr, on observe une tendance croissante à proscrire – surtout par le
biais de décisions de hautes juridictions nationales – la possibilité d'exposer des crucifix dans les écoles publiques ;
cependant, le nombre d'Etats ayant adopté des mesures interdisant l'exposition de crucifix dans les lieux publics et l'étendue
de l'activité judiciaire interne en la matière ne permettent pas à la Cour de présumer qu'il existe un consensus contre pareille
exposition. Cela vaut tout particulièrement si l'on tient compte du fait qu'il y a en Europe un certain nombre d'Etats où la
religion chrétienne demeure la religion officielle ou prédominante, et également, comme je viens de le souligner, du fait que
certains Etats autorisent clairement, par leur droit ou leur pratique, l'exposition de crucifix dans les lieux publics.
Pendant que nous parlons de consensus, il convient de rappeler que la Cour est une juridiction, et non un organe
parlementaire. Chaque fois qu'elle entreprend d'apprécier les limites de la protection accordée par la Convention, la Cour
prend soigneusement en compte le degré de protection existant au niveau des Etats européens ; elle a bien sûr la possibilité
d'élever cette protection à un niveau supérieur à celui accordé par tel ou tel Etat défendeur, mais à condition toutefois que de
solides indications attestent qu'un grand nombre d'autres Etats européens ont déjà adopté ce degré de protection, ou qu'il y ait
une tendance manifeste à élever le niveau de protection. Ce principe ne saurait s'appliquer de manière positive en l'espèce,
même si, c'est vrai, une tendance s'est amorcée en faveur de l'interdiction de l'exposition de symboles religieux dans les
institutions publiques.
Puisqu'en la matière la pratique demeure hétérogène parmi les Etats européens, les seules orientations qui puissent aider
la Cour à ménager un juste équilibre entre les droits en jeu émanent de sa jurisprudence antérieure. Les mots clés qui
ressortent de celle-ci sont « neutralité et impartialité ». Comme la Cour le relève dans le présent arrêt, « les Etats ont pour
mission de garantir, en restant neutres et impartiaux, l'exercice des diverses religions, cultes et croyances. Leur rôle est de
contribuer à assurer l'ordre public, la paix religieuse et la tolérance dans une société démocratique, notamment entre groupes
opposés » (paragraphe 60, in fine, de l'arrêt).
Il est indéniable, je crois, que l'exposition de crucifix dans les écoles publiques italiennes relève d'un symbolisme
religieux qui a un impact sur l'obligation de neutralité et d'impartialité de l'Etat, même si dans une société européenne
moderne les symboles semblent peu à peu perdre le poids très important qu'ils avaient autrefois et si des approches plus
pragmatiques et rationalistes définissent aujourd'hui, pour de larges pans de la population, les vraies valeurs sociales et
idéologiques.
La question qui se pose donc à ce stade est de savoir non seulement si l'exposition du crucifix porte atteinte à la
neutralité et à l'impartialité, ce qui est manifestement le cas, mais aussi si la portée de la transgression justifie un constat de
violation de la Convention dans les circonstances de l'espèce. Je conclus ici – non sans quelque hésitation – par la négative,
souscrivant ainsi au raisonnement principal de la Cour, et plus particulièrement à son approche concernant le rôle de la
religion majoritaire de la société italienne (paragraphe 71 de l'arrêt), le caractère essentiellement passif du symbole, qui ne
saurait s'analyser en une forme d'endoctrinement (paragraphe 72 de l'arrêt), et également le contexte éducatif dans lequel
s'inscrit la présence de crucifix sur les murs des écoles publiques. Comme le souligne l'arrêt, « [d]'une part, cette présence
n'est pas associée à un enseignement obligatoire du christianisme (...). D'autre part, (...) l'Italie ouvre parallèlement l'espace
scolaire à d'autres religions. Le Gouvernement indique ainsi notamment que le port par les élèves du voile islamique et
d'autres symboles et tenues vestimentaires à connotation religieuse n'est pas prohibé, des aménagements sont prévus pour
133
faciliter la conciliation de la scolarisation et des pratiques religieuses non majoritaires, (...) et un enseignement religieux
facultatif peut être mis en place dans les établissements pour « toutes confessions religieuses reconnues » » (paragraphe 74 de
l'arrêt). Attestant une tolérance religieuse qui s'exprime par une approche libérale permettant à toutes les confessions de
manifester librement leurs convictions religieuses dans les écoles publiques, ces éléments constituent à mes yeux un facteur
crucial de « neutralisation » de la portée symbolique de la présence du crucifix dans les écoles publiques.
Je dirai également que cette approche libérale sert le concept même de « neutralité » ; elle est l'autre versant, par
exemple, d'une politique interdisant l'exposition de tout symbole religieux dans un lieu public.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE BONELLO
(Traduction)
1.1 Une cour des droits de l'homme ne saurait se laisser gagner par un Alzheimer historique. Elle n'a pas le droit de
faire fi de la continuité culturelle du parcours d'une nation à travers le temps, ni de négliger ce qui au fil des siècles a
contribué à modeler et définir le profil d'un peuple. Aucun tribunal supranational n'a à substituer ses propres modèles
éthiques aux qualités que l'histoire a imprimées à l'identité nationale. Une cour des droits de l'homme a pour rôle de protéger
les droits fondamentaux, mais sans jamais perdre de vue ceci : « les coutumes ne sont pas des caprices qui passent. Elles
évoluent avec le temps, se solidifient à travers l'histoire pour former un ciment culturel. Elles deviennent des symboles
extrêmement importants qui définissent l'identité des nations, des tribus, des religions, des individus »1.
1.2 Une cour européenne ne doit pas être invitée à ruiner des siècles de tradition européenne. Aucun tribunal, et
certainement pas cette Cour, ne doit voler aux Italiens une partie de leur personnalité culturelle.
1.3 Avant de nous rallier à toute croisade tendant à diaboliser le crucifix, je crois qu'il nous faut replacer dans son juste
contexte historique la présence de ce symbole au sein des écoles italiennes. Pendant des siècles, pratiquement toute éducation
dispensée en Italie a été le fait de l'Eglise, de ses ordres et organisations religieux, et de très peu d'autres entités. Un grand
nombre – voire la plupart – des écoles, collèges, universités et autres instituts d'enseignement d'Italie ont été fondés, financés
ou gérés par l'Eglise, ses membres ou ses ramifications. Les grandes étapes de l'histoire ont fait de l'éducation et du
christianisme des notions quasiment interchangeables ; dès lors, la présence séculaire du crucifix dans les écoles italiennes n'a
pas de quoi choquer ou surprendre. En fait, c'est plutôt son absence qui serait choquante ou surprenante.
1.4 Jusqu'à une époque assez récente, l'Etat « laïque » ne s'occupait guère d'éducation, mission essentielle qu'il
déléguait, par défaut, aux institutions chrétiennes. Ce n'est que peu à peu que l'Etat a commencé à assumer ses responsabilités
s'agissant d'éduquer la population et de lui proposer autre chose que le quasi-monopole religieux sur l'éducation. La présence
du crucifix dans les écoles italiennes ne fait que témoigner de cette réalité historique irréfutable et millénaire ; on pourrait
presque dire que le crucifix est là depuis que les écoles existent. Et voilà que l'on saisit une juridiction qui se trouve sous une
cloche de verre, à mille kilomètres de là, afin que du jour au lendemain elle mette son véto à ce qui a survécu à
d'innombrables générations. On invite la Cour à se rendre complice d'un acte majeur de vandalisme culturel. A mon avis,
William Faulkner a touché le cœur du problème : le passé n'est jamais mort. En fait, il n'est même pas passé.2 Que cela nous
plaise ou non, les parfums et la puanteur de l'histoire nous accompagnent toujours.
1.5 C'est une aberration et un manque d'information que d'affirmer que la présence du crucifix dans les écoles italiennes
témoigne d'une mesure fasciste réactionnaire imposée, entre les gorgées d'huile de ricin, par Signor Mussolini. Les circulaires
de Mussolini n'ont fait que prendre acte formellement d'une réalité historique antérieure de plusieurs siècles à sa naissance et
qui, nonobstant le vitriol anti-crucifix lancé par Mme Lautsi, pourrait lui survivre encore longtemps. La Cour devrait toujours
faire preuve de circonspection lorsqu'il s'agit de prendre des libertés avec les libertés des autres peuples, y compris celle de
chérir leur propre empreinte culturelle. Quelle qu'elle soit, celle-ci est unique. Les nations ne façonnent pas leur histoire sous
l'impulsion du moment.
1.6 Le rythme du calendrier scolaire italien témoigne des liens historiques inextricables qui existent en Italie entre
l'éducation et la religion, des liens persistants qui ont survécu des siècles durant. Aujourd'hui encore, les écoliers travaillent
dur les jours consacrés aux dieux païens (Diane/Lune, Mars, Hercule, Jupiter, Vénus, Saturne) et se reposent le dimanche
(domenica, le jour du Seigneur). Le calendrier scolaire imite le calendrier religieux, les jours fériés se calquant sur les fêtes
chrétiennes. Pâques, Noël, le carême, carnaval (carnevale, période où la discipline religieuse permettait la consommation de
viande), l'Epiphanie, la Pentecôte, l'Assomption, la Fête-Dieu, l'Avent, la Toussaint, le jour des Morts : un cycle annuel qui –
c'est flagrant – est bien plus dénué de laïcité que n'importe quel crucifix sur n'importe quel mur. Puisse Mme Lautsi s'abstenir
de solliciter les services de la Cour, en son propre nom et au nom de la laïcité, aux fins de la suppression du calendrier
scolaire italien, cet autre élément du patrimoine culturel chrétien qui a survécu au passage des siècles sans que rien ne prouve
qu'il y ait eu atteinte irréparable au progrès de la liberté, de l'émancipation, de la démocratie et de la civilisation.
Quels droits ? Liberté de religion et de conscience ?
2.1 Les questions soulevées par cette affaire ont été éludées en raison d'un déplorable manque de clarté et de définition.
La Convention consacre la protection de la liberté de religion et de conscience (article 9). Rien de moins que cela,
évidemment, mais guère plus.
2.2 Parallèlement à la liberté de religion, on a vu se constituer dans les sociétés civilisées un catalogue de valeurs
remarquables (souvent louables) qui sont apparentées à la liberté de religion tout en étant distinctes de celle-ci : la laïcité, le
pluralisme, la séparation de l'Eglise et de l'Etat, la neutralité confessionnelle ou la tolérance religieuse. Toutes ces valeurs
représentent des matières premières démocratiques supérieures dans lesquels les Etats contractants sont libres d'investir ou
non, ce que beaucoup ont fait. Il ne s'agit toutefois pas de valeurs protégées par la Convention, et c'est une erreur
fondamentale que de jongler avec ses concepts dissemblables comme s'ils étaient interchangeables avec la liberté de religion.
Hélas, la jurisprudence de la Cour comporte elle aussi des traces de ce débordement qui est tout sauf rigoureux.
2.3 La Convention a confié à la Cour la tâche de faire respecter la liberté de religion et de conscience, mais elle ne lui a
134
pas donné le pouvoir de contraindre les Etats à la laïcité ou de les forcer à adopter un régime de neutralité confessionnelle.
C'est à chaque Etat d'opter ou non pour la laïcité et de décider si – et, le cas échéant, dans quelle mesure – il entend séparer
l'Eglise et la conduite des affaires publiques. Ce que l'Etat ne doit pas faire, c'est priver quiconque de sa liberté de religion et
de conscience. Un abîme axiomatique sépare un concept prescriptif des autres concepts, non prescriptifs.
2.4 La plupart des arguments formulés par la requérante invitent la Cour à garantir la séparation de l'Eglise et de l'Etat
et à assurer le respect d'un régime de laïcité aseptique au sein des écoles italiennes. Or cela, pour dire les choses sans
ambages, ne regarde pas la Cour. Celle-ci doit veiller à ce que Mme Lautsi et ses enfants jouissent pleinement de leur droit
fondamental à la liberté de religion et de conscience, un point c'est tout.
2.5 La Convention s'avère très utile, avec son inventaire détaillé et exhaustif de ce que signifie réellement la liberté de
religion et de conscience, et nous ferions bien de garder à l'esprit ces contraintes institutionnelles. Liberté de religion ne veut
pas dire laïcité. Liberté de religion ne veut pas dire séparation de l'Eglise et de l'Etat. Liberté de religion ne veut pas dire
équidistance en matière religieuse. Toutes ces notions sont certes séduisantes, mais nul n'a à ce jour désigné la Cour afin
qu'elle en soit la gardienne. En Europe, la laïcité est facultative ; la liberté de religion ne l'est pas.
2.6 La liberté de religion et la liberté de ne pas avoir de religion consistent en fait dans le droit de professer librement
toute religion choisie par l'individu, le droit de changer librement de religion, le droit de n'embrasser aucune religion, et le
droit de manifester sa religion par les croyances, le culte, l'enseignement et l'observance. Le catalogue de la Convention
s'arrête ici, bien en deçà de la défense de l'Etat laïque.
2.7 Le rôle plutôt modeste de la Cour reste de déterminer si l'exposition dans les écoles publiques italiennes de ce que
certains voient comme un symbole chrétien et d'autres comme un gadget culturel a, de quelque façon que ce soit, porté
atteinte au droit fondamental de Mme Lautsi et de ses enfants à la liberté de religion, telle que définie par la Convention ellemême.
2.8 Je crois que n'importe qui pourrait, de manière convaincante, s'employer à soutenir que la présence du crucifix dans
les écoles publiques italiennes est susceptible de heurter la doctrine de la laïcité et celle de la séparation de l'Eglise et de
l'Etat. En même temps, je pense que nul ne pourrait plaider de façon probante que la présence d'un crucifix a, de quelque
manière que ce soit, porté atteinte au droit des membres de la famille Lautsi de professer toute religion de leur choix, de
changer de religion, de n'avoir aucune religion ou de manifester leurs croyances, le cas échéant, par le culte, l'enseignement
et l'observance, ou à leur droit de rejeter carrément tout ce qu'ils pourraient considérer comme un fade objet de superstition.
2.9 Avec ou sans crucifix sur le mur d'une salle de classe, les Lautsi ont joui de la liberté de conscience et de religion la
plus absolue et la plus illimitée, telle que définie par la Convention. Il est concevable que la présence d'un crucifix dans une
salle de classe puisse être perçue comme une trahison de la laïcité et une défaillance injustifiable du régime de séparation de
l'Eglise et de l'Etat ; ces doctrines, toutefois, aussi attrayantes et séduisantes soient-elles, ne sont nulle part prescrites par la
Convention, et elles ne sont pas non plus des éléments constitutifs nécessaires à la liberté de conscience et à la liberté de
religion. C'est aux autorités italiennes, et non à la Cour, qu'il revient de garantir la laïcité si elles estiment que celle-ci fait ou
doit faire partie de l'architecture constitutionnelle italienne.
2.10 Eu égard aux racines historiques de la présence du crucifix dans les écoles italiennes, retirer celui-ci de là où il se
trouve, discrètement et passivement, depuis des siècles n'aurait guère été un signe de neutralité de l'Etat. Le retirer aurait
constitué une adhésion positive et agressive à l'agnosticisme ou à la laïcité, et aurait donc été tout sauf un acte neutre.
Maintenir un symbole là où il a toujours été n'est pas un acte d'intolérance des croyants ou des traditionalistes culturels. Le
déloger serait un acte d'intolérance des agnostiques et des laïcs.
2.11 Au fil des siècles, des millions d'enfants Italiens ont été exposés au crucifix dans les écoles. Cela n'a pas fait de
l'Italie un Etat confessionnel, ni des Italiens les citoyens d'une théocratie. Les requérants n'ont présenté à la Cour aucun
élément montrant que les personnes exposées au crucifix auraient, de quelque manière que ce soit, perdu leur liberté totale de
manifester leurs croyances religieuses individuelles et personnelles, ou leur droit de renier toute religion. La présence d'un
crucifix dans une salle de classe ne semble avoir entravé aucun Italien dans sa liberté de croire ou de ne pas croire,
d'embrasser l'athéisme, l'agnosticisme, l'anticléricalisme, la laïcité, le matérialisme, le relativisme ou l'irréligion doctrinaire,
d'abjurer, d'apostasier, ou d'embrasser le crédo ou l'« hérésie » de son choix qui lui paraisse suffisamment attrayant, ce avec
la même vigueur et la même verve que d'autres mettent à embrasser librement une confession chrétienne. Si de tels éléments
avaient été présentés, j'aurais avec véhémence voté en faveur de la violation de la Convention.
Quels droits ? Le droit à l'instruction ?
3.1 L'article 2 du Protocole no 1 garantit le droit des parents à ce que l'enseignement dispensé à leurs enfants soit
conforme à leurs propres convictions religieuses et philosophiques. La tâche de la Cour est de contrôler et de garantir le
respect de ce droit.
3.2 La simple présence silencieuse et passive d'un symbole dans une salle de classe d'une école italienne correspondelle à un « enseignement » ? Fait-elle obstacle à l'exercice du droit garanti ? J'ai beau chercher, je ne vois pas comment. La
Convention interdit spécifiquement et exclusivement tout enseignement scolaire qui ne conviendrait pas aux parents pour des
motifs religieux, éthiques ou philosophiques. Le mot clé de cette norme est bien évidemment « enseignement », et je me
demande dans quelle mesure la présence muette d'un symbole de la continuité culturelle européenne pourrait s'analyser en un
enseignement, au sens de ce mot plutôt dénué d'équivoque.
3.3 A mon avis, ce que la Convention interdit, c'est tout endoctrinement, éhonté ou sournois, la confiscation agressive
de jeunes esprits, le prosélytisme envahissant, la mise en place par le système éducatif public de tout obstacle à l'aveu de
l'athéisme, de l'agnosticisme ou du choix en faveur d'une autre foi. La simple exposition du témoignage silencieux d'un
symbole historique, qui fait si incontestablement partie du patrimoine européen, ne constitue nullement un « enseignement »,
et elle ne porte pas non plus une atteinte sérieuse au droit fondamental des parents à déterminer quelle orientation religieuse,
le cas échéant, leurs enfants doivent suivre.
3.4 Même en admettant que la simple présence d'un objet muet doive être interprétée comme un « enseignement », les
requérants n'ont pas répondu à la question bien plus capitale de la proportionnalité – étroitement liée à l'exercice de droits
fondamentaux lorsque ceux-ci sont en conflit avec les droits d'autrui –, autrement dit de la mise en balance qu'il convient de
135
faire entre les différents intérêts concurrents.
3.5 L'ensemble des parents des trente élèves qui se trouvent dans une salle de classe italienne jouissent à égalité du droit
fondamental, garanti par la Convention, à ce que leurs enfants reçoivent un enseignement conforme à leurs propres
convictions religieuses et philosophiques, droit au moins équivalent à celui dont jouissent les enfants Lautsi. Les parents d'un
seul élève veulent une instruction « sans crucifix », et les parents des vingt-neuf autres élèves, exerçant leur non moins
fondamentale liberté de décision, veulent une instruction « avec crucifix ». Jusqu'à présent, nul n'a avancé aucune raison pour
laquelle la volonté des parents d'un seul élève devrait l'emporter et celle des parents des vingt-neuf autres élèves capituler.
Les parents de ces vingt-neuf enfants ont un droit fondamental, équivalent par la force et l'intensité, à ce que leurs enfants
reçoivent un enseignement conforme à leurs propres convictions religieuses et philosophiques, qu'ils soient favorables au
crucifix ou simplement indifférents à celui-ci. Mme Lautsi ne saurait s'arroger l'autorisation d'anéantir le droit de l'ensemble
des parents des autres élèves de la classe, qui souhaitent exercer ce droit dont elle demande précisément à la Cour d'empêcher
l'exercice par autrui.
3.6 La chasse au crucifix encouragée par Mme Lautsi ne peut en aucune façon constituer une mesure permettant
d'assurer la neutralité dans une salle de classe. Ce serait faire prévaloir la philosophie « hostile au crucifix » des parents d'un
seul élève par rapport à la philosophie « réceptive au crucifix » des parents des vingt-neuf autres élèves. Si les parents d'un
seul élève revendiquent le droit de voir éduquer leur enfant en l'absence de crucifix, les parents des vingt-neuf autres élèves
doivent bien avoir la possibilité de revendiquer un droit équivalent à la présence du crucifix, que ce soit comme symbole
chrétien traditionnel ou simplement comme souvenir culturel.
Petit aparté
4.1 Tout récemment, la Cour a été appelé à déterminer si une interdiction prononcée par les autorités turques à l'égard
de la diffusion du roman Les onze mille verges, de Guillaume Apollinaire, pouvait se justifier dans une société démocratique.
Pour estimer que ce roman ne relève pas de la pornographie violente, il faut avoir un souverain mépris pour les principes
moraux contemporains3. Pourtant, la Cour a vaillamment volé au secours de ce ramassis d'obscénités transcendantales, sous
prétexte qu'il faisait partie du patrimoine culturel européen4.
4.2 Il eût été bien étrange, à mon avis, que la Cour défendît et rachetât ce monceau assez médiocre d'obscénités
nauséeuses qui circule sous le manteau, en se fondant sur une vague appartenance au « patrimoine européen », et que dans le
même temps elle niât la valeur de patrimoine européen à un emblème que des millions d'Européens ont reconnu au fil des
siècles comme un symbole intemporel de rédemption par l'amour universel.
OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE POWER
(Traduction)
Cette affaire soulève des questions concernant la portée de certaines dispositions de la Convention, et la rectification par
la Grande Chambre d'un certain nombre d'erreurs contenues dans l'arrêt de la chambre était à la fois nécessaire et judicieuse.
La correction essentielle réside dans le constat que le choix de la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles
publiques relève en principe de la marge d'appréciation d'un Etat défendeur (paragraphe 70 de l'arrêt). Dans l'exercice de sa
fonction de contrôle, la Cour confirme sa jurisprudence antérieure5 selon laquelle la « visibilité prépondérante » dans
l'environnement scolaire qu'un Etat peut conférer à la religion majoritaire du pays ne suffit pas en soi pour indiquer une
démarche d'endoctrinement de nature à établir un manquement aux prescriptions de l'article 2 du Protocole no 1 (paragraphe
71 de l'arrêt).
La Grande Chambre rectifie également la conclusion plutôt spéculative de l'arrêt de la chambre (paragraphe 55 de l'arrêt
de la chambre) relative au risque « particulièrement présent » que l'exposition d'un crucifix puisse être perturbante
émotionnellement pour des élèves de religions minoritaires ou des élèves qui ne professent aucune religion. Eu égard au rôle
crucial de la « preuve » dans toute procédure judiciaire, la Grande Chambre relève à juste titre que la Cour ne dispose pas
d'éléments attestant une quelconque influence de la présence d'un symbole religieux sur les élèves (paragraphe 66 de l'arrêt).
Tout en reconnaissant que l'« on peut (...) comprendre » l'impression qu'a la requérante d'un manque de respect de ses droits,
la Grande Chambre confirme que la perception subjective de l'intéressée ne saurait suffire à caractériser une violation de
l'article 2 du Protocole no 1. La requérante a peut-être été offensée par la présence de crucifix dans les salles de classe, mais
l'existence d'un droit « à ne pas être offensé » n'a jamais été reconnue dans le cadre de la Convention. En infirmant l'arrêt de
la chambre, la Grande Chambre ne fait rien d'autre que confirmer une jurisprudence constante (relative notamment à l'article
10) qui reconnaît que la simple « offense » n'est pas une chose contre laquelle un individu peut être immunisé par le droit.
Cependant, l'arrêt de la chambre contenait une autre conclusion fondamentale, et à mon sens erronée, au sujet de
laquelle la Grande Chambre ne fait pas de commentaire alors qu'elle méritait selon moi quelques clarifications. La chambre a
à juste titre indiqué que l'Etat est tenu à la neutralité confessionnelle dans le cadre de l'éducation publique (paragraphe 56 de
l'arrêt de la chambre). Toutefois, elle a ensuite conclu, de façon incorrecte, que ce devoir exige en fait que l'on préfère ou que
l'on place une idéologie (ou un ensemble d'idées) au-dessus de tout autre point de vue religieux et/ou philosophique ou de
toute autre vision du monde. La neutralité appelle une approche pluraliste, et non laïque, de la part de l'Etat. Elle encourage le
respect de toutes les visions du monde et non la préférence pour une seule. A mes yeux, l'arrêt de la chambre était frappant
dans son manquement à reconnaître que la laïcité (conviction ou vision du monde préférée par la requérante) est, en soi, une
idéologie parmi d'autres. Préférer la laïcité aux autres visions du monde – qu'elles soient religieuses, philosophiques ou autres
– n'est pas une option neutre. La Convention exige que l'on respecte les convictions de la requérante pour autant que
l'éducation et l'enseignement dispensés à ses enfants sont en jeu. Elle n'exige pas que ces convictions soient l'option préférée
et approuvée par rapport à toutes les autres.
Dans son opinion séparée, le juge Bonello souligne que, dans la tradition européenne, l'éducation (et, à mon avis, les valeurs
136
que sont la dignité humaine, la tolérance et le respect de l'individu, sans lesquelles il ne peut à mon sens y avoir aucune base
durable à la protection des droits de l'homme) a ses racines, historiquement, notamment dans la tradition chrétienne. Interdire
dans les écoles publiques, sans considération des souhaits de la nation, l'exposition d'un symbole représentatif de cette
tradition – ou en fait de toute autre tradition religieuse – et exiger que l'Etat poursuive un programme non pas pluraliste mais
laïc, risque de nous faire glisser vers le terrain de l'intolérance, notion qui est contraire aux valeurs de la Convention.
Les requérants allèguent la violation de leur droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Or je ne vois
aucune atteinte à leur liberté de manifester leurs convictions personnelles. Le critère, pour déterminer s'il y a eu violation au
regard de l'article 9, n'est pas l'existence d'une « offense » mais celle d'une « coercition »6. Cet article ne crée pas un droit à
ne pas être offensé par la manifestation des convictions religieuses d'autrui, même lorsque l'Etat confère une « visibilité
prépondérante » à ces convictions. L'exposition d'un symbole religieux n'oblige ni ne contraint quiconque à faire ou à
s'abstenir de faire une chose. Elle n'exige pas un engagement dans une activité quelconque, même s'il est concevable qu'elle
puisse appeler ou stimuler la discussion et l'échange ouvert des points de vue. Elle n'empêche pas un individu de suivre ce
que lui dicte sa conscience et n'écarte pas toute possibilité pour lui de manifester ses propres convictions et idées religieuses.
La Grande Chambre estime que la présence du crucifix est pour l'essentiel un symbole passif, et elle considère cet aspect
comme revêtant une grande importance compte tenu du principe de neutralité. Je souscris à cet égard à l'avis de la Cour, dès
lors que le symbole, par son caractère passif, n'a rien de coercitif. Je dois toutefois admettre qu'en principe les symboles
(qu'ils soient religieux, culturels ou autres) sont porteurs de sens. Ils peuvent être silencieux tout en étant parlants, sans
nullement impliquer coercition ou endoctrinement. Les éléments non contestés dont dispose la Cour montrent que l'Italie
ouvre l'espace scolaire à tout un éventail de religions, et rien n'indique qu'il y ait une intolérance quelconque à l'égard des
élèves non croyants ou tenants de convictions philosophiques qui ne se rattachent pas à une religion. Le port du voile
islamique est autorisé. Le début et la fin du Ramadan sont « souvent fêtés ». Dans ce contexte de pluralisme et de tolérance
religieuse, un symbole chrétien apposé sur le mur d'une salle de classe ne fait que représenter une vision autre et différente du
monde. La présentation et prise en compte de différents points de vue fait partie intégrante du processus éducatif. Elle stimule
le dialogue. Une éducation réellement pluraliste implique la mise en contact des élèves avec toute une gamme d'idées
différentes, y compris des idées qui ne sont pas les leurs propres. Le dialogue devient possible et prend peut-être tout son sens
lorsqu'il y a une véritable différence dans les opinions et un échange francs d'idées. Si elle s'accomplit dans un esprit
d'ouverture, de curiosité, de tolérance et de respect, cette rencontre peut mener à une meilleure clarté et représentation, car
elle favorise le développement de la pensée critique. L'éducation serait amoindrie si les enfants n'étaient pas confrontés à des
points de vue différents sur la vie et n'avaient pas, par ce processus, la possibilité d'apprendre l'importance du respect de la
diversité.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE MALINVERNI, À LAQUELLE SE RALLIE LA JUGE KALAYDJIEVA
1. La Grande Chambre est parvenue à la conclusion qu'il n'y a pas eu violation de l'article 2 du Protocole no 1 au motif que
« le choix de la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques relève en principe de la marge
d'appréciation de l'Etat défendeur » (paragraphe 70 ; voir aussi le paragraphe 69).
J'ai de la peine à suivre cette argumentation. Utile, voire commode, la théorie de la marge d'appréciation est une
technique d'un maniement délicat, car l'ampleur de la marge dépend d'un grand nombre de paramètres : droit en cause,
gravité de l'atteinte, existence d'un consensus européen, etc. La Cour a ainsi affirmé que « l'ampleur de la marge
d'appréciation n'est pas la même pour toutes les affaires mais varie en fonction du contexte (...). Parmi les éléments pertinents
figurent la nature du droit conventionnel en jeu, son importance pour l'individu et le genre des activités en cause».7 La juste
application de cette théorie est donc fonction de l'importance respective que l'on attribue à ces différents facteurs. La Cour
décrète-t-elle que la marge d'appréciation est étroite, l'arrêt conduira le plus souvent à une violation de la Convention ;
considère-t-elle en revanche qu'elle est large, l'Etat défendeur sera le plus souvent « acquitté ».
Dans la présente affaire, c'est en se fondant principalement sur l'absence de consensus européen que la Grande Chambre
s'est autorisée à invoquer la théorie de la marge d'appréciation (paragraphe 70). A cet égard, je relève que la présence de
symboles religieux dans les écoles publiques n'est expressément prévue, outre l'Italie, que dans un nombre très restreint
d'Etats membres du Conseil de l'Europe (Autriche, Pologne, quelques Länder allemands ; paragraphe 27). En revanche, dans
la très grande majorité de ces Etats cette question ne fait pas l'objet d'une réglementation spécifique. Il me paraît difficile,
dans ces conditions, de tirer de cet état de fait des conclusions sûres quant au consensus européen.
S'agissant de la réglementation relative à cette question, je relève en passant que la présence du crucifix dans les écoles
publiques italiennes repose sur une base légale extrêmement faible : un décret royal fort ancien, puisqu'il date de 1860, puis
une circulaire fasciste de 1922, et encore des décrets royaux de 1924 et de 1928. Il s'agit donc de textes fort anciens et qui,
n'émanant pas du Parlement, sont dépourvus de toute légitimité démocratique.
Ce qui me paraît en revanche plus important c'est que, là où elles ont été appelées à se prononcer sur cette question, les
cours suprêmes ou constitutionnelles européennes ont chaque fois et sans exception fait prévaloir le principe de la neutralité
confessionnelle de l'Etat : la Cour constitutionnelle allemande, le Tribunal fédéral suisse, la Cour constitutionnelle polonaise
et, dans un contexte légèrement différent, la Cour de cassation italienne (paragraphes 28 et 23).
Quoi qu'il en soit, une chose est certaine : la théorie de la marge d'appréciation ne saurait en aucun cas dispenser la Cour
d'exercer les fonctions qui lui incombent en vertu de l'article 19 de la Convention, qui est celle d'assurer le respect des
engagements résultant pour les Etats de la Convention et de ses Protocoles. Or la seconde phrase de l'article 2 du Protocole no
1 crée à la charge des Etats une obligation positive de respecter le droit des parents d'assurer l'éducation de leurs enfants
conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques.
Pareille obligation positive découle du verbe « respecter », qui figure à l'article 2 du Protocole no 1. Comme le relève à
juste titre la Grande Chambre, « en sus d'un engagement plutôt négatif, ce verbe implique à la charge de l'Etat une certaine
obligation positive » (paragraphe 61). Une telle obligation positive peut d'ailleurs se déduire également de l'article 9 de la
137
Convention. Cette disposition peut en effet s'interpréter comme créant à la charge des Etats une obligation positive de créer
un climat de tolérance et de respect mutuel au sein de leur population.
Peut-on alors affirmer que les Etats s'acquittent véritablement de cette obligation positive lorsqu'ils prennent
principalement en considération les croyances de la majorité ? Par ailleurs, la marge d'appréciation revêt-elle la même
ampleur lorsque les autorités nationales sont requises de s'acquitter d'une obligation positive que lorsqu'elles sont simplement
tenues par une obligation d'abstention ? Je ne le pense pas. Je suis au contraire d'avis que lorsque les Etats sont tenus par des
obligations positives, leur marge d'appréciation s'amenuise.
De toute façon, selon la jurisprudence, la marge d'appréciation va de pair avec un contrôle européen. La tâche de la Cour
consiste alors à s'assurer que la limite de la marge d'appréciation n'a pas été dépassée. Dans la présente affaire, tout en
reconnaissant qu'en prescrivant la présence du crucifix dans les salles de classe des écoles publiques la réglementation en
cause donne à la religion majoritaire une visibilité prépondérante dans l'environnement scolaire, la Grande Chambre a été
d'avis que « cela ne suffit toutefois pas en soi pour ... établir un manquement aux prescriptions de l'article 2 du Protocole no
1 ». Je ne saurais partager ce point de vue.
2. Nous vivons désormais dans une société multiculturelle, dans laquelle la protection effective de la liberté religieuse et du
droit à l'éducation requiert une stricte neutralité de l'Etat dans l'enseignement public, lequel doit s'efforcer de favoriser le
pluralisme éducatif comme un élément fondamental d'une société démocratique telle que la conçoit la Convention.8 Le
principe de la neutralité de l'Etat a d'ailleurs été expressément reconnu par la Cour constitutionnelle italienne elle-même, pour
laquelle il découle du principe fondamental de l'égalité de tous les citoyens et de l'interdiction de toute discrimination que
l'Etat doit adopter une attitude d'impartialité à l'égard des croyances religieuses. 9
La seconde phrase de l'article 2 du Protocole no 1 implique qu'en s'acquittant des fonctions qu'il assume en matière
d'éducation et d'enseignement, l'Etat veille à ce que les connaissances soient diffusées de manière objective, critique et
pluraliste. L'école doit être un lieu de rencontre de différentes religions et convictions philosophiques, où les élèves peuvent
acquérir des connaissances sur leurs pensées et traditions respectives.
3. Ces principes sont valables non seulement pour l'élaboration et l'aménagement des programmes scolaires, qui ne sont pas
en cause dans la présente affaire, mais également pour l'environnement scolaire. L'article 2 du Protocole no 1 précise bien que
l'Etat respectera le droit des parents d'assurer l'éducation et l'enseignement conformément à leurs convictions religieuses et
philosophiques dans l'exercice des fonctions (en anglais : any functions) qu'il assumera dans le domaine de l'éducation et de
l'enseignement. C'est dire que le principe de la neutralité confessionnelle de l'Etat vaut non seulement pour le contenu de
l'enseignement, mais pour l'ensemble du système éducatif. Dans l'affaire Folgerø, la Cour a relevé à juste titre que le devoir
qui incombe aux Etats en vertu de cette disposition « est d'application large car il vaut pour le contenu de l'instruction et la
manière de la dispenser mais aussi dans l'exercice de l'ensemble des « fonctions » assumées par l'Etat ».10
Ce point de vue est également partagé par d'autres instances, tant internes qu'internationales. Ainsi, dans son
Observation générale No 1, le Comité des droits de l'enfant a-t-il affirmé que le droit à l'éducation se réfère « non seulement
au contenu des programmes scolaires, mais également au processus d'éducation, aux méthodes pédagogiques et au milieu
dans lequel l'éducation est dispensée, qu'il s'agisse de la maison, de l'école ou d'un autre cadre ».11 Et le Comité onusien
d'ajouter que « le milieu scolaire lui-même doit (...) être le lieu où s'expriment la liberté et l'esprit de compréhension, de paix,
de tolérance, d'égalité entre les sexes et d'amitié entre tous les peuples et groupes ethniques, nationaux et religieux ».12
La Cour suprême du Canada a elle aussi relevé que l'environnement dans lequel l'enseignement est dispensé fait partie
intégrante d'une éducation libre de tout discrimination : « In order to ensure a discrimination-free educational environment,
the school environment must be one where all are treated equally and all are encouraged to fully participate ».13
4. Les symboles religieux font incontestablement partie de l'environnement scolaire. Comme tels, ils sont donc de nature
à contrevenir au devoir de neutralité de l'Etat et à avoir un impact sur la liberté religieuse et le droit à l'éducation. Cela est
d'autant plus vrai lorsque le symbole religieux s'impose aux élèves, même contre leur volonté. Comme l'a relevé la Cour
constitutionnelle allemande dans son célèbre arrêt : « Certainly, in a society that allows room for differing religious
convictions, the individual has no right to be spared from other manifestations of faith, acts of worship or religious symbols.
This is however to be distinguished from a situation created by the State where the individual is exposed without possibility
of escape to the influence of a particular faith, to the acts through which it is manifested and to the symbols in which it is
presented »14. Ce point de vue est partagé par d'autres cours suprêmes ou constitutionnelles.
Ainsi, le Tribunal fédéral suisse a-t-il relevé que le devoir de neutralité confessionnelle à laquelle est tenu l'Etat revêt
une importance particulière dans les écoles publiques, dès lors que l'enseignement y est obligatoire. Il a ajouté que, garant de
la neutralité confessionnelle de l'école, l'Etat ne peut pas manifester, dans le cadre de l'enseignement, son propre attachement
à une religion déterminée, qu'elle soit majoritaire ou minoritaire, car il n'est pas exclu que certaines personnes se sentent
lésées dans leurs convictions religieuses par la présence constante dans l'école d'un symbole d'une religion à laquelle elles
n'appartiennent pas.
5. Le crucifix est sans conteste un symbole religieux. Selon le gouvernement défendeur, lorsqu'il se trouve dans
l'environnement scolaire, le crucifix serait un symbole de l'origine religieuse de valeurs devenues désormais laïques, telles
que la tolérance et le respect mutuel. Il y remplirait ainsi une fonction symbolique hautement éducative, indépendamment de
la religion professée par les élèves, car il serait l'expression d'une civilisation entière et de valeurs universelles.
A mon avis, la présence du crucifix dans les salles de classe va bien au-delà de l'usage de symboles dans un contexte
historique spécifique. La Cour a d'ailleurs déjà jugé que le caractère traditionnel d'un texte utilisé par des parlementaires pour
prêter serment ne privait pas ce dernier de sa nature religieuse.15 Comme l'a relevé la chambre, la liberté négative de religion
n'est pas limitée à l'absence de services religieux ou d'enseignement religieux. Elle s'étend également aux symboles
exprimant une croyance ou une religion. Cette liberté négative mérite une protection particulière lorsque c'est l'Etat qui
expose un symbole religieux et que les individus sont placés dans une situation dont ils ne peuvent se dégager.16 Même à
admettre que le crucifix puisse avoir une pluralité de significations, la signification religieuse demeure malgré tout
prédominante. Dans le contexte de l'éducation publique, il est nécessairement perçu comme une partie intégrante du milieu
scolaire et peut même être considéré comme un signe extérieur fort. Je constate d'ailleurs que même la Cour de cassation
138
italienne a rejeté la thèse selon laquelle le crucifix symboliserait une valeur indépendante d'une confession religieuse
spécifique (paragraphe 67).
6. La présence du crucifix dans les écoles est même de nature à porter plus gravement atteinte à la liberté religieuse et au
droit à l'éducation des élèves que les signes vestimentaires religieux que peut porter, par exemple, une enseignante, comme le
voile islamique. Dans cette dernière hypothèse, l'enseignante en question peut en effet se prévaloir de sa propre liberté de
religion, qui doit également être prise en compte, et que l'Etat doit aussi respecter. Les pouvoirs publics ne sauraient en
revanche invoquer un tel droit. Du point de vue de la gravité de l'atteinte au principe de la neutralité confessionnelle de l'Etat,
celle-ci est donc moindre lorsque les pouvoirs publics tolèrent le voile à l'école que lorsqu'ils y imposent la présence du
crucifix.
7. L'impact que peut avoir la présence du crucifix dans les écoles est aussi sans commune mesure avec celui que peut exercer
son exposition dans d'autres établissements publics, comme un bureau de vote ou un tribunal. En effet, comme l'a
pertinemment relevé la chambre, dans les écoles « le pouvoir contraignant de l'Etat est imposé à des esprits qui manquent
encore de la capacité critique leur permettant de prendre de la distance par rapport au message découlant d'un choix
préférentiel manifesté par l'Etat » (paragraphe 48 de l'arrêt de la chambre).
8. En conclusion, une protection effective des droits garantis par l'article 2 du Protocole no 1 et par l'article 9 de la
Convention exige de la part de l'Etat qu'il fasse preuve de la plus stricte neutralité confessionnelle. Celle-ci ne se limite pas
aux programmes scolaires, mais s'étend également à « l'environnement scolaire ». L'instruction primaire et secondaire étant
obligatoire, l'Etat ne saurait imposer à des élèves, contre leur volonté et sans qu'ils puissent s'y soustraire, le symbole d'une
religion dans laquelle ils ne se reconnaissent pas. L'ayant fait, le Gouvernement défendeur a violé l'article 2 du Protocole no 1
et l'article 9 de la Convention.
1
Justin Marozzi, The Man Who Invented History, John Murray, 2009, p. 97.
2
Requiem pour une nonne, 1951.
3
Wikipedia qualifie cette œuvre de « roman érotique » dans lequel l’auteur « explore toutes les facettes de la sexualité (...) :
sadisme alterne avec masochisme, ondinisme/scatophilie avec vampirisme, pédophilie avec gérontophilie, onanisme avec
sexualité de groupe, saphisme avec pédérastie, etc. (...) [Le] roman dégage une impression de « joie infernale » (...) »
4
Akdaş c. Turquie, no 41056/04, 16 février 2010.
5
Folgerø et autres c. Norvège [GC], no 15472/02, § 89, CEDH 2007-VIII ; voir également Hasan et Eylem Zengin c.
Turquie, no 1448/04, § 63, CEDH 2007-XI.
6. Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, CEDH 1999-I ; voir également Haut Conseil spirituel de la
communauté musulmane c. Bulgarie, no 39023/97, 16 décembre 2004.
7
Buckley c. Royaume-Uni, 25 septembre 1996, § 74, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV.
8
Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV ; Kokkinakis c. Grèce, 25
mai 1993, § 31, série A no 260-A.
9
Cour constitutionnelle italienne, arrêt n° 508/2000.
10
Folgerø et autres c. Norvège [GC], no 15472/02, § 84, CEDH 2007-VIII. Les italiques sont de nous.
11
Comité des droits de l’enfant, Observation générale N° 1, du 4 avril 2001, « Les buts de l’éducation », § 8. Les italiques
sont de nous.
12
Idem, § 19. Les italiques sont de nous.
13
Cour suprême du Canada, Ross v. New Brunswick School District n° 15, § 100.
14
Cour constitutionnelle allemande, BVerfGE 93, I I BvR 1097/91, arrêt du 16 mai 1995, § C (II) (1), traduction non
officielle.
15
Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, CEDH 1999-I
16
Lautsi c. Italie, no 30814/06, § 55, 3 novembre 2009.
ARRÊT LAUTSI ET AUTRES c. ITALIE
ARRÊT LAUTSI ET AUTRES c. ITALIE
ARRÊT LAUTSI ET AUTRES c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES
ARRÊT LAUTSI ET AUTRES c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES
139
ARRÊT LAUTSI ET AUTRES c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES
ARRÊT LAUTSI ET AUTRES c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES
140
Arrêt n° 612 du 25 juin 2014 (13-28.369) - Cour de cassation - Assemblée Plénière - ECLI:FR:CCASS:2014:AP00612
Contrat de travail, rupture ; Contrat de travail, exécution ; Association
Rejet
Contrat de travail, rupture
•
•
•
Communiqué relatif à l’arrêt n° 612 du 25 juin 2014 de l’Assemblée Plénière
Rapport de M. Truchot, conseiller
Avis de M. Marin, procureur général
Demandeur(s) : Mme X..., épouse Y...
Défendeur(s) : Association Baby-Loup
Sur les cinq moyens réunis, pris en leurs diverses branches :
Attendu, selon l’arrêt attaqué (Paris, 27 novembre 2013), rendu sur renvoi après cassation (Soc., 19 mars 2013, n° 11 28.645,
Bull. 2013, V, n° 75) que, suivant contrat à durée indéterminée du 1er janvier 1997, lequel faisait suite à un emploi solidarité
du 6 décembre 1991 au 6 juin 1992 et à un contrat de qualification du 1er décembre 1993 au 30 novembre 1995, Mme X...,
épouse Y... a été engagée en qualité d’éducatrice de jeunes enfants exerçant les fonctions de directrice adjointe de la crèche et
halte garderie gérée par l’association Baby Loup ; qu’en mai 2003, elle a bénéficié d’un congé de maternité suivi d’un congé
parental jusqu’au 8 décembre 2008 ; qu’elle a été convoquée par lettre du 9 décembre 2008 à un entretien préalable en vue de
son éventuel licenciement, avec mise à pied à titre conservatoire, et licenciée le 19 décembre 2008 pour faute grave, pour
avoir contrevenu aux dispositions du règlement intérieur de l’association en portant un voile islamique et en raison de son
comportement après cette mise à pied ; que, s’estimant victime d’une discrimination au regard de ses convictions religieuses,
Mme X..., épouse Y... a saisi la juridiction prud’homale le 9 février 2009 en nullité de son licenciement et en paiement de
diverses sommes ;
Attendu que Mme X..., épouse Y... fait grief à l’arrêt de rejeter ses demandes, alors, selon le moyen :
1°/ que l’entreprise de tendance ou de conviction suppose une adhésion militante à une éthique philosophique ou religieuse
et a pour objet de défendre ou de promouvoir cette éthique ; que ne constitue pas une entreprise de tendance ou de
conviction une association qui, assurant une mission d’intérêt général, se fixe pour objectifs dans ses statuts « de développer
une action orientée vers la petite enfance en milieu défavorisé et d’oeuvrer pour l’insertion sociale et professionnelle des
femmes (…) sans distinction d’opinion politique et confessionnelle » ; qu’en se fondant sur les missions statutairement
définies pour qualifier l’association Baby Loup d’entreprise de conviction cependant que son objet statutaire n’exprime
aucune adhésion à une doctrine philosophique ou religieuse, la cour d’appel a violé les articles L. 1121 1, L. 1132 1, L. 1133
1 et L. 1321 3 du code du travail, ensemble l’article 9 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales et l’article 4 § 2 de la directive 78 /2000/CE du 27 novembre 2000 ;
2°/ que les convictions ou tendances d’une entreprise procèdent d’un choix philosophique, idéologique ou religieux et non de
la nécessité de respecter des normes juridiques ou des contraintes attachées à la nature des activités de l’entreprise ; que la
nécessité prétendue de protéger la liberté de conscience, de pensée et de religion de l’enfant déduite de la Convention de
New York ou celle de respecter la pluralité des options religieuses des femmes au profit desquelles est mise en oeuvre une
insertion sociale et professionnelle dans un environnement multiconfessionnel ne sont pas constitutivement liées à une
entreprise de conviction ; qu’en se fondant sur cette « nécessité » pour qualifier l’association Baby Loup d’entreprise de
conviction en mesure d’exiger la neutralité de ses employés, la cour d’appel a violé les articles L. 1121 1, L. 1132 1, L. 1133
1 et L. 1321 3 du code du travail, ensemble l’article 9 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales, et l’article 4 § 2 précité de la directive 78 /2000/CE du 27 novembre 2000 ;
3°/ que l’article 14 de la Convention relative aux droits de l’enfant –qui n’est pas au demeurant d’application directe–
n’emporte aucune obligation qu’une entreprise recevant de petits enfants ou dédiée à la petite enfance soit obligée d’imposer
à son personnel une obligation de neutralité ou de laïcité ; que la cour d’appel a violé ledit texte par fausse application,
outre les textes précités ;
141
4°/ qu’en tant que mode d’organisation de l’entreprise destiné à « transcender le multiculturalisme » des personnes à qui
elle s’adresse, la neutralité n’exprime et n’impose aux salariés l’adhésion à aucun choix politique, philosophique ou
idéologique seul apte à emporter la qualification d’entreprise de tendance ou de conviction ; que la cour d’appel a violé les
articles L. 1121 1, L. 1132 1, L. 1133 1 et L. 1321 3 du code du travail, ensemble l’article 9 de la Convention de sauvegarde
des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et l’article 4 § 2 de la directive 78/2000/CE du 27 novembre 2000 ;
5°/ que la laïcité, principe constitutionnel d’organisation de l’Etat, fondateur de la République, qui, à ce titre, s’impose dans
la sphère sociale ne saurait fonder une éthique philosophique dont une entreprise pourrait se prévaloir pour imposer à son
personnel, de façon générale et absolue, un principe de neutralité et une interdiction de porter tout signe ostentatoire de
religion ; que la cour d’appel a violé les articles L. 1121 1, L. 1132 1, L. 1133 1 et L. 1321 3 du code du travail, ensemble les
articles 9 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et l’article 1er de la
Constitution ;
6°/ qu’une entreprise ne peut s’ériger en « entreprise de conviction » pour appliquer des principes de neutralité –ou de
laïcité– qui ne sont applicables qu’à l’Etat ; que ni le principe de laïcité instauré par l’article 1er de la Constitution, ni le
principe de neutralité consacré par le Conseil constitutionnel au nombre des principes fondamentaux du service public, ne
sont applicables aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public ; qu’ils ne peuvent dès lors
être invoqués pour les priver de la protection que leur assurent les dispositions du code du travail ; qu’il résulte des articles
L. 1121 1, L. 1132 1, L. 1133 1 et L. 1321 3 du code du travail que les restrictions à la liberté religieuse doivent être
justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et
proportionnées au but recherché ; qu’en retenant que l’association Baby Loup pouvait imposer une obligation de neutralité
à son personnel dans l’exercice de ses tâches, emportant notamment interdiction de porter tout signe ostentatoire de religion
aux motifs de la nécessité de protéger la liberté de pensée, de conscience et de religion à construire pour chaque enfant ainsi
que la pluralité des options religieuses des femmes au profit desquelles est mise en oeuvre une insertion sociale et
professionnelle aux métiers de la petite enfance, et que l’entreprise assure une mission d’intérêt général subventionnée par
des fonds publics, la cour d’appel a violé les articles L. 1121 1, L. 1132 1, L. 1133 1 et L. 1321 3 du code du travail,
ensemble l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, l’article 9 de la Convention de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux de
l’Union européenne et les articles 1 à 4 de la directive 78/2000/CE du 27 novembre 2000 ;
7°/ que des restrictions à la liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peuvent être créées que par la loi
nationale au sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ; que cette loi nationale doit elle même,
au sens de cette jurisprudence respecter l’ordre interne de création des normes ; qu’il en résulte que la création d’un type
d’entreprise de conviction fondée sur le seul principe de neutralité ne peut résulter que de la loi au sens organique du
terme ; que la cour d’appel a violé les articles 34 de la Constitution, 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen de 1789, 9 § 2 de la Convention des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 4 et 14 de la Convention
relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989, L. 1121 1, L. 1132 1, L. 1133 1 et L. 1321 3 du code du travail, 1 à 4 de
la directive 78/2000/CE du 27 novembre 2000, 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, et a excédé
ses pouvoirs ;
8°/ qu’une mesure ou une différence de traitement fondée notamment sur les convictions religieuses peut ne pas être
discriminatoire si elle répond à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l’objectif soit
légitime et l’exigence proportionnée ; qu’en énonçant que les restrictions prévues au règlement intérieur « répondent aussi
dans le cas particulier à l’exigence professionnelle essentielle et déterminante de respecter et protéger la conscience en éveil
des enfants », la cour d’appel, qui a confondu exigence professionnelle essentielle et déterminante, et objectif légitime, a
privé sa décision de base légale au regard des articles L. 1133 1 et L. 1132 1 du code du travail, 1 à 4 de la directive
78/2000/CE du 27 novembre 2000, 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ;
9°/ que l’arrêt attaqué, qui n’a pas constaté ni caractérisé, au vu des éléments particuliers et concrets de l’espèce (tâches
dévolues à Mme Y... personnellement dans son emploi, âge des enfants, absence de comportement ostentatoire ou prosélyte
de Mme Y...) l’incompatibilité du port de son voile islamique avec l’engagement et l’emploi de Mme Y..., a privé sa décision
de toute base légale au regard des articles L 1121 1, L. 1132 1, L. 1133 1 et L. 1321 3 du code du travail, ensemble les
articles 9 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 1 à 4 de la directive
78/2000/CE du 27 novembre 2000, 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ;
10°/ qu’à supposer que l’employeur eût été en l’espèce une entreprise de conviction au sens de la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme et définie par la directive communautaire 78/2000/CE du 27 novembre 2000 portant
création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, en l’absence de
dispositions particulières en droit interne, de telles entreprises sont soumises, comme tout employeur de droit privé, aux
dispositions des articles L. 1121 1, L. 1132 1 et L. 1321 3 du code du travail dont il résulte que les restrictions aux libertés
fondamentales des salariés, dont la liberté religieuse, doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre
à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et proportionnées au but recherché ; qu’en retenant qu’une
personne morale de droit privé, constituant une entreprise de conviction au sens de la jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l’homme, peut se doter d’un règlement intérieur prévoyant une obligation générale de neutralité du personnel
dans l’exercice de ses tâches emportant notamment interdiction de tout signe ostentatoire de religion, la cour d’appel a violé
142
les articles L. 1121 1, L. 1132 1, L. 1133 1 et L. 1321 3 du code du travail, ensemble l’article 4 § 2 de la directive
communautaire 78/2000/CE du 27 novembre 2000, 9 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales, 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ;
11°/ que la qualification d’entreprise de conviction –ou de tendance– si elle autorise exceptionnellement le licenciement d’un
salarié à raison d’une conviction ou de la manifestation d’une conviction contraire ou devenue contraire à celle de son
employeur, c’est à dire pour un motif a priori discriminatoire ou interdit, n’autorise pas que le comportement ainsi allégué
comme motif de rupture puisse être imputé à faute au salarié ; qu’en validant un licenciement prononcé pour faute grave, la
cour d’appel a violé les textes précités outre les articles L. 1234 1, L. 1234 5 et L. 1234 9 du code du travail ;
12°/ que l’inscription éventuelle, dans le règlement intérieur d’une entreprise de tendance ou de conviction, de la nécessité
pour les salariés de s’y conformer, ne peut avoir pour effet de constituer en faute le salarié dont la conviction viendrait à
changer ; que la cour d’appel a encore violé l’ensemble des textes précités ;
13°/ qu’ en toute hypothèse, aux termes de l’article 4 § 2 de la directive précitée du 27 novembre 2000, le régime dérogatoire
prévu pour les entreprises de tendance s’applique « aux activités professionnelles d’églises » et « aux autres organisations
publiques ou privées dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions » lorsque « par la nature de ces activités ou
par le contexte dans lequel elles sont exercées, la religion ou les convictions constituent une exigence professionnelle
essentielle, légitime et justifiée eu égard à l’éthique de l’organisation » ; que cette disposition instaure une clause de
standstill qui exige que les dispositions spécifiques aux entreprises de tendance, autorisant une différence de traitement
fondée sur la religion ou les convictions d’une personne, résultent de la « législation nationale en vigueur à la date
d’adoption de la présente directive » ou d’une « législation future reprenant des pratiques nationales existant à la date
d’adoption de la présente directive » ; que cette clause interdit pour l’avenir l’adoption de normes réduisant le niveau de
protection des droits reconnus aux salariés par l’ordonnancement juridique de l’Etat membre ; qu’en retenant qu’une
personne morale de droit privé, constituant une entreprise de conviction au sens de la jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l’homme, peut se doter d’un règlement intérieur prévoyant une obligation générale de neutralité du personnel
dans l’exercice de ses tâches emportant notamment interdiction de tout signe ostentatoire de religion, et licencie pour faute
un salarié au seul motif du port d’un signe religieux, la cour d’appel a violé les articles L. 1121 1, L. 1132 1, L. 1133 1 et L.
1321 3 du code du travail, ensemble l’article 4 § 2 de la directive communautaire 78/2000/CE du 27 novembre 2000, 9 et 14
de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 10 de la Charte des droits
fondamentaux de l’Union européenne ;
14°/ que le règlement intérieur fût ce dans une entreprise dite de tendance ou de conviction ne peut contenir des dispositions
apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de
la tâche à accomplir, ne répondraient pas à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et ne seraient pas
proportionnées au but recherché ; que l’article II A) du règlement intérieur de l’association Baby Loup, figurant au titre des
« règles générales et permanentes relatives à la discipline au sein de l’association » applicables à l’ensemble du personnel,
est ainsi rédigé : « le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire
obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités
développées par Baby Loup, tant dans les locaux de la crèche ou ses annexes qu’en accompagnement extérieur des enfants
confiés à la crèche » ; qu’en ce qu’elle soumet l’ensemble du personnel à un principe de laïcité et de neutralité, applicable à
l’ensemble de ses activités, sans préciser les obligations qu’elle impliquerait, en fonction des tâches à accomplir, cette
disposition, générale et imprécise, est illicite et porte une atteinte disproportionnée aux libertés des salariés ; qu’en décidant
le contraire, la cour d’appel a violé les articles L. 1121 1, L. 1321 3 et L. 1132 1, du code du travail, ensemble les articles 9
et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
15°/ que la clause du règlement intérieur de 1990 selon laquelle « le personnel doit respecter et garder la neutralité
d’opinion politique et confessionnelle au regard du public accueilli tel que mentionné dans les statuts » est entachée du
même vice de généralité et contraire aux textes précités que la cour d’appel a derechef violés ;
16°/ qu’en estimant, sous couvert d’interprétation, que la disposition précitée de l’article II A) du règlement intérieur de
l’association Baby Loup est d’application limitée « aux activités d’éveil et d’accompagnement des enfants à l’intérieur et à
l’extérieur des locaux professionnels » et « exclut les activités sans contact avec les enfants, notamment celles destinées à
l’insertion sociale et professionnelle des femmes du quartier qui se déroulent hors la présence des enfants confiés à la
crèche », la cour d’appel, qui en a dénaturé les termes et la portée, a violé l’article 1134 du code civil ;
17°/ que le licenciement, prononcé en violation d’une liberté ou d’un droit fondamental ou pour un motif discriminatoire, est
nul, sans qu’il y ait lieu d’examiner les autres griefs visés à la lettre de licenciement ; que le licenciement intervenu en
l’espèce à raison du refus de la salariée d’ôter un signe d’appartenance religieuse est nul, de sorte qu’en se fondant sur les
autres griefs invoqués dans la lettre de licenciement pour justifier le licenciement, la cour d’appel a violé les articles L. 1132
4 L. 1121 1, L. 1132 1, L. 1133 1 et L. 1321 3 du code du travail ;
18°/ que le refus du salarié de se soumettre à une mise à pied conservatoire injustifiée ne peut justifier le licenciement ;
qu’en l’absence de faute grave susceptible d’être reprochée à Mme Y... pour avoir refusé de quitter son voile, la mise à pied
143
conservatoire n’était pas justifiée ; qu’en se fondant dès lors sur le fait que Mme Y... était demeurée sur son lieu de travail
malgré la mise à pied qui lui avait été signifiée pour justifier le licenciement pour faute grave, la cour d’appel a violé les
articles L. 1234 1, L. 1331 1, L. 1234 9, L. 1232 1 du code du travail ;
19°/ que n’est pas fautif le comportement du salarié qui n’est que l’expression du refus par celui ci de se conformer à une
décision illicite de l’employeur ; que l’ensemble des autres griefs reprochés à Mme Y... n’ayant été que l’expression, aussi
vive soit elle, de son refus de se conformer à l’ordre illicite qui lui avait été donné de quitter son voile, la cour d’appel ne
pouvait y puiser la justification de son licenciement pour faute grave sans violer les articles L. 1234 1, L. 1331 1, L. 1234 9,
L. 1232 1 du code du travail ;
20°/ que, lorsque sont invoqués plusieurs griefs de licenciement dont l’un d’eux est susceptible d’entraîner la nullité de ce
licenciement, le juge est tenu d’examiner ce grief au préalable, et de prononcer la nullité du licenciement, sans pouvoir s’en
dispenser au prétexte que les autres griefs invoqués seraient à eux seuls constitutifs de faute grave ; qu’en s’abstenant de
rechercher, comme elle y était expressément invitée, si le refus de la salariée d’ôter son voile islamique pouvait, s’agissant
de l’exercice d’une liberté et de l’expression de convictions personnelles licites, être sanctionné disciplinairement et
caractériser une faute et donc de s’interroger sur la nullité du licenciement, la cour d’appel a méconnu l’étendue de son
office et violé les articles 4 du code civil, L. 1234 1, L. 1331 1, L. 1234 9, L. 1232 1 du code du travail ;
21°/ que ne caractérise pas une faute grave privative des indemnités de licenciement le seul fait de « se maintenir sur les
lieux du travail » après notification d’un ordre d’enlever un signe religieux qui, à le supposer « licite » n’en était pas moins
de nature à affecter la salariée dans ses convictions, et sans que ce « maintien dans les lieux » ait affecté le fonctionnement
de l’entreprise, aucun trouble à ce fonctionnement n’étant caractérisé par l’arrêt attaqué ; que la cour d’appel a violé les
articles L. 1234 1, L. 1234 9, L. 1232 1, L. 1331 1 du code du travail ;
22°/ que la lettre de licenciement ne mentionnait aucun fait d’agressivité et encore moins à l’égard des « collègues » de
Mme Y... ; que la cour d’appel, en lui imputant ce fait à faute, a violé le cadre du litige et les articles précités du code du
travail et 4 du code de procédure civile ;
Mais attendu qu’il résulte de la combinaison des articles L. 1121 1 et L. 1321 3 du code du travail que les restrictions à la
liberté du salarié de manifester ses convictions religieuses doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et
proportionnées au but recherché ;
Attendu qu’ayant relevé que le règlement intérieur de l’association Baby Loup, tel qu’amendé en 2003, disposait que « le
principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des
principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités développées, tant dans les
locaux de la crèche ou ses annexes qu’en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche », la cour d’appel a pu en
déduire, appréciant de manière concrète les conditions de fonctionnement d’une association de dimension réduite, employant
seulement dix huit salariés, qui étaient ou pouvaient être en relation directe avec les enfants et leurs parents, que la restriction
à la liberté de manifester sa religion édictée par le règlement intérieur ne présentait pas un caractère général, mais était
suffisamment précise, justifiée par la nature des tâches accomplies par les salariés de l’association et proportionnée au but
recherché ;
Et attendu que sont erronés, mais surabondants, les motifs de l’arrêt qualifiant l’association Baby Loup d’entreprise de
conviction, dès lors que cette association avait pour objet, non de promouvoir et de défendre des convictions religieuses,
politiques ou philosophiques, mais, aux termes de ses statuts, « de développer une action orientée vers la petite enfance en
milieu défavorisé et d’œuvrer pour l’insertion sociale et professionnelle des femmes (…) sans distinction d’opinion politique
et confessionnelle » ;
Attendu, enfin, que la cour d’appel a pu retenir que le licenciement pour faute grave de Mme X..., épouse Y... était justifié
par son refus d’accéder aux demandes licites de son employeur de s’abstenir de porter son voile et par les insubordinations
répétées et caractérisées décrites dans la lettre de licenciement et rendant impossible la poursuite du contrat de travail ;
D’où il suit que le moyen, inopérant en sa treizième branche, qui manque en fait en ses dix septième à vingt-deuxième
branches et ne peut être accueilli en ses sept premières branches et en ses dixième, onzième et douzième branches, n’est pas
fondé pour le surplus ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi
Président : M. Lamanda, premier président
144
Rapporteur : M. Truchot, conseiller, assisté de MM. Burgaud et Pons, auditeurs au service de documentation, des
études et du rapport
Avocat général : M. Marin, procureur général
Avocat(s) : Me Spinosi ; SCP Waquet, Farge et Hazan
145
BURKINI : la jurisprudence s'affine
Par Roseline Letteron, blog libertés libertés chérie
La nouvelle ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Nice le 22 août 2016 à propos d'une
interdiction du port du burkini marque une évolution aussi rapide que sensible de sa jurisprudence. On se souvient que, le 13
août 2016, il avait refusé de suspendre l'arrêté pris par le maire de Cannes. Quelques jours plus tard, il refuse de suspendre
une décision identique, prise cette fois par l'élu de Villeneuve-Loubet. Entre les deux décisions, le juge des référés a
manifestement pris le temps de réfléchir sur la portée de se décision et d'affiner sa motivation.
Un effort de motivation
Alors que la première ordonnance avait été prise par un juge unique, la seconde est prise en formation collégiale de trois
juges. L'article L 511-2 du code de la justice administratif prévoit cette collégialité "lorsque la nature de l'affaire" le justifie.
Le tribunal de Nice est donc pleinement conscient de l'importance de sa décision.
L'effort de motivation apparaît déjà dans sa longueur. L'ordonnance du 13 août tenait dans six pages, celle du 22 août
compte une quinzaine de pages, au long desquelles le juge explique soigneusement son raisonnement. Sans doute veut-il
soigner ses motifs, dès lors que les requérants ont annoncé qu'ils entendaient se tourner vers le Conseil d'Etat.
Précisément, il convient de dire quelques mots des requérants. L'arrêté municipal de Cannes n'était contesté que par quelques
personnes physiques et le Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF). Aujourd'hui, la Ligue des droits de l'homme s'est
jointe au CCIF pour contester l'arrêté de Villeneuve-Loubet. Cette alliance improbable témoigne de la médiatisation d'un
débat que les organisations des droits de l'homme investissent avec allégresse.
Rappelons que la procédure utilisée par les requérants est celle du droit commun, plus précisément le référé-liberté, prévu par
l'article L 521-2 du code de justice administrative (cja). Il permet au juge d'ordonner, dans un délai de 48 heures, "toute
mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté fondamentale" à laquelle l'administration aurait porté une "atteinte grave et
manifestement illégale". Encore faut-il que la mesure prononcée par je juge soit justifiée par une situation d'urgence
caractérisée.
Le juge n'évoque même pas la situation d'urgence, sans doute parce que la situation est identique à celle de Cannes. Le
recours n'a été déposé que le 16 août contre un arrêté municipal daté du 5, délai qui montre que les requérants eux-mêmes
n'ont pas agi avec une hâte excessive.
La liberté d'exprimer ses convictions religieuses
Les libertés fondamentales dont la violation est invoquée par les requérants ne sont guère différentes de celles mentionnées
dans l'ordonnance du 13 août. Ils s'appuient en effet sur "la liberté de manifester ses convictions religieuses", C'est
évidemment l'élément essentiel de la requête, et le juge fait observer que "la liberté de se vêtir" qui est également
mentionnée n'est, dans les circonstances de l'espèce, qu'un élément de la liberté d'exprimer ses convictions religieuses.
Observons que, dans les deux ordonnances du 13 août et du 22 août, ce sont les requérants eux-mêmes qui se placent sur le
terrain des convictions religieuses. Sans doute la mauvaise diffusion du jugement explique-t-elle que certains commentateurs
se soient placés dans le déni, feignant de croire que le port du burkini était un costume de bain comme un autre, détaché de
toute conviction religieuse. Les requérants, quant à eux, revendiquent le burkini comme signe ostentatoire de la religion.
Le contrôle de proportionnalité
Le juge ne dit pas que l'interdiction du burkini n'emporte aucune atteinte au droit de manifester ses convictions religieuses. Il
se borne à exercer son contrôle de proportionnalité, comme il le fait pour toute mesure de police administrative, et il
considère qu'en l'espèce cette atteinte est parfaitement proportionnée aux motifs d'ordre public qui sont à l'origine de l'arrêté
municipal.
Rien de très nouveau par rapport à l'ordonnance du 13 août, si ce n'est que le juge énumère soigneusement toute la
jurisprudence du Conseil constitutionnel et de la Cour européenne sur ce contrôle, rappelant en particulièrement l'arrêt Refah
Partisi c. Turquie du 13 février 2003, par lequel la Cour, en Grande Chambre, admet la limitation de la liberté de manifester
sa religion si l'usage de cette liberté porte atteinte aux droits des tiers ou à l'ordre public.
En l'espèce, le juge des référés estime que le burkini est une tenue "inappropriée"pour exprimer ses convictions religieuses.
Les non-juristes verront peut-être dans ce terme l'expression d'une condamnation morale. En réalité, il n'en est rien, car cette
formulation renvoie simplement à l'exercice du contrôle de proportionnalité,
Fondamentalisme et démarche identitaire
146
Le juge examine donc, avec beaucoup de précision, l'atteinte à l'ordre public que représente ce vêtement. Sur ce point,
l'ordonnance se montre beaucoup plus analytique que celle du 13 août qui se bornait à affirmer qu'il était, dans le contexte
actuel de la menace terroriste, "de nature à exacerber les tensions". Le 22 août, le juge explique à ceux qui n'auraient pas
compris et il explique que le port du burkini peut être perçu comme une affirmation de fondamentalisme, une démarche
identitaire et une atteinte aux droits des femmes.
Citant l'attentat de Saint-Etienne du Rouvray, le juge commence par affirmer que "le fondamentalisme islamiste prône une
pratique radicale de la religion, incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, et le principe
d'égalité des sexes". A ce titre, le fait d'"afficher, de façon ostentatoire", des convictions susceptibles d'être interprétées
comme relevant de ce fondamentalisme peut être considéré comme une atteinte aux convictions ou à l'absence de convictions
des autres usagers de la plage. Pour le juge, la communauté française repose sur la "coexistence des religions" qui est
précisément combattue par le fondamentalisme. Sur ce point, le burkini peut aussi relever d'une démarche perçue comme
identitaire.
Les droits des femmes
Mais l'élément le plus remarquable de l'ordonnance du 22 août, élément qui ne figurait pas dans celle du 13 août, est la
référence aux droits des femmes. Certes, le juge ne se réfère pas à la notion de dignité, et il convient de s'interroger sur les
motifs de cette abstention.
Ceux qui considèrent que la dignité des femmes n'est pas en cause parce que certaines d'entre elles consentent à porter le
burkini ont sans doute oublié la jurisprudence commune de Morsang-sur-Orge qui, en 1995, a donné, pour la première fois,
un contenu juridique à cette notion. Rappelons qu'il s'agissait, à l'époque, de sanctionner une attraction consistant en un
"lancer de nain", attraction organisée dans une discothèque de la commune. Le Conseil d'Etat en avait alors admis
l'interdiction en s'appuyant sur le principe de dignité. Or, le "nain" était parfaitement consentant, et il était même rémunéré
pour participer à ce spectacle humiliant. Le principe de dignité n'a donc aucun rapport avec l'éventuel consentement de la
victime de cette humiliation. Il se trouve, et c'est ce qu'affirme le Conseil d'Etat, que la dignité des personnes est un élément
objectif de l'ordre public.
Pour le moment cependant, cette jurisprudence est demeurée cantonnée dans un domaine très étroit. S'il est vrai qu'elle a été
utilisée pour justifier l'interdiction d'un spectacle de Dieudonné, en janvier 2014, le juge y a ensuite renoncé, dans une
ordonnance de référé du 6 février 2015, à propos du même spectacle de Dieudonné. Pour le juge niçois, l'invocation du
principe de dignité emporte donc un risque d'annulation par le Conseil d'Etat, dès lors que les requérants ont annoncé leur
volonté de le saisir.
Le plus simple était donc, et c'est ce que fait l'ordonnance du 22 août 2016, de considérer que le burkini n'est pas conforme au
principe d'égalité des sexes. Or, le principe d'égalité des sexes est un Principe général du droit, consacré par le Conseil d'Etat
depuis l'arrêt Fédération des syndicats généraux de l'éducation nationale du 26 juin 1989. Il a même été intégré, par une
jurisprudence constante, au contrôle de proportionnalité. Le principe d'égalité des sexes procure ainsi une base solide au juge
des référés du tribunal administratif.
Cela ne l'empêche pas de dire ce qu'il a à dire, exactement comme s'il s'était appuyé sur le principe de dignité. Il affirme ainsi
que le port du burkini, "qui a pour objet de ne pas exposer le corps de la femme" peut être analysé comme un "effacement de
celle-ci et un abaissement de sa place, qui n'est pas conforme à son statut dans une société démocratique". La formulation
constitue un véritable camouflet pour ceux qui refusaient absolument de se placer sur le terrain des droits des femmes,
comme s'ils ne méritaient pas que l'on se penche sur la question.
Espace public, espace privé
D'une manière plus générale, le tribunal administratif se place davantage au niveau des principes et n'évoque les
circonstances locales que très indirectement, en mentionnant l'attentat de Nice, ville voisine de Villeneuve-Loubet.
L'essentiel de la décision se situe au plan des principes, et le juge n'hésite pas à rappeler l'existence d'un modèle français de
laïcité. C'est ainsi qu'il affirme que "les plages ne constituent pas un lieu adéquat pour exprimer ses convictions religieuses ;
que, dans un Etat laïc, elles n'ont pas vocation à être érigées en lieu de culte et doivent rester, au contraire, un lieu de
neutralité religieuse". La formulation est claire, et le juge affirme ainsi que l'affirmation des convictions religieuses doit
s'exprimer dans les lieux de culte et dans la sphère privée. L'espace public, lui, doit demeurer neutre.
Une simple ordonnance de référé offre ainsi aux requérants un véritable cours de libertés publiques. Il est bon que les choses
soient dites.
147
FICHE THEMATIQUE. JURISPRUDENCE DE LA CEDH SUR LES SIGNES RELIGIEUX
Contrôles de sécurité (aéroports, consulats, etc.)
Phull c. France, 11 janvier 2005 (décision sur la recevabilité)
Invoquant l’article 9 (liberté de pensée, de conscience et de religion) de la Convention européenne des droits de l’homme, le
requérant, un Sikh pratiquant, dénonçait notamment une atteinte à son droit à la liberté de religion imputable aux autorités
aéroportuaires qui l’avaient obligé à retirer son turban dans le cadre d’un contrôle de sécurité imposé aux passager pénétrant
en zone d’embarquement. Il estimait qu’il n’avait pas été nécessaire de l’obliger à retirer son turban dans le cadre du contrôle
de sécurité litigieux, d’autant moins qu’il n’avait refusé ni de passer par le portique de détection de métaux ni d’être contrôlé
avec un détecteur manuel.
La Cour européenne des droits de l’homme a jugé que les contrôles de sécurité dans les aéroports étaient nécessaires à la
sécurité publique, au sens du paragraphe 2 de l’article 9 (liberté de pensée, de conscience et de religion) de la Convention
européenne des droits de l’homme, et que les modalités de leur mise en œuvre en cette espèce entraient dans la marge
d’appréciation de l’État défendeur, d’autant plus clairement qu’il ne s’agissait que d’une mesure ponctuelle. Elle a en
conséquence conclu au défaut manifeste de fondement du grief tiré de l’article 9 de la Convention et a déclaré la requête
irrecevable.
El Morsli c. France, 4 mars 2008 (décision sur la recevabilité)
La requérante, une ressortissante marocaine mariée à un ressortissant français, s’était vu refuser un visa d’entrée en France,
au motif qu’elle n’avait pas accepté de retirer son voile afin de se soumettre à un contrôle d’identité par un agent masculin au
consulat général de France à Marrakech.
La Cour a déclaré la requête irrecevable (manifestement mal fondée), estimant en particulier que les contrôles d’identité
effectués dans le cadre de mesures de sécurité d’un consulat général poursuivaient le but légitime de la sécurité publique et
que l’obligation faite à la requérante de retirer son voile était limitée dans le temps.
L’article 9 (liberté de pensée, de conscience et de religion) de la Convention européenne des droits de l’homme dispose que :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de
religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement,
en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. 2. La liberté de manifester sa
religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures
nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale
publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Obligation d’apparaître tête nue sur les photos d’identité destinées à des documents officiels
Mann Singh c. France, 13 novembre 2008 (décision sur la recevabilité)
Le requérant, un sikh pratiquant, estimait que l’obligation d’apparaître «tête nue» sur la photographie d’identité du permis de
conduire constituait une atteinte à sa vie privée, ainsi qu’à sa liberté de religion et de conscience. Il dénonçait l’absence, dans
la règlementation litigieuse, de traitement différent réservé aux membres de la communauté sikhe.
La Cour a déclaré la requête irrecevable (manifestement mal fondée). Elle a relevé que la photographie d’identité avec «tête
nue», apposée sur le permis de conduire, était nécessaire aux autorités chargées de la sécurité publique et de la protection de
l’ordre public, notamment dans le cadre de contrôles effectués en relation avec les dispositions du code de la route, pour
identifier le conducteur et s’assurer de son droit à conduire le véhicule concerné. Elle a souligné que de tels contrôles étaient
nécessaires à la sécurité publique au sens de l’article 9 § 2 de la Convention. La Cour a estimé en outre que les modalités de
la mise en œuvre de tels contrôles entraient dans la marge d’appréciation de l’État défendeur, et ce d’autant plus que
l’obligation de retirer son turban à cette fin ou, initialement, pour faire établir le permis de conduire, était une mesure
ponctuelle.
Elle en a dès lors conclu que l’ingérence litigieuse avait été justifiée dans son principe et proportionnée à l’objectif visé .
Port de signes et vêtements religieux à l’école et à l’université. Les instituteurs et professeurs
Dahlab c. Suisse, 15 février 2001 (décision sur la recevabilité)
La requérante, institutrice qui s’était convertie à l’Islam, dénonçait la décision de la direction de l’école de lui interdire de
porter le foulard pendant qu’elle enseignait, qui fut confirmée par le Tribunal fédéral en 1997. Elle avait auparavant porté le
foulard à l’école pendant plusieurs années sans avoir causé de trouble manifeste.
La Cour a déclaré la requête irrecevable (manifestement mal fondée), estimant que la mesure n’avait pas été déraisonnable,
compte tenu en particulier du fait que les enfants dont la requérante avait la charge en tant que représentante avaient entre
quatre et huit ans, âge auquel les enfants étaient plus facilement influençables que des élèves plus âgés.
148
Kurtulmuş c. Turquie, 24 janvier 2006 (décision sur la recevabilité)
Cette affaire concernait l’interdiction faite à une professeur d’université de porter le foulard islamique dans l’exercice de ses
fonctions. La requérante estimait que l’interdiction qui lui était faite de porter le foulard dans le cadre de son activité
d’enseignante violait son droit de manifester librement sa religion. En particulier, elle soutenait que le fait d’avoir été
déclarée démissionnaire à l’issue d’une procédure disciplinaire en raison de son foulard islamique avait constitué une atteinte
à ses droits garantis par les articles 8 (droit au respect de la vie privée), 9 et 10 (liberté d’expression) de la Convention.
La Cour a déclaré la requête irrecevable (manifestement mal fondée). Elle a estimé que, en ce qui concerne particulièrement
les rapports entre l’État et les religions, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national.
Dans une société démocratique, l’État est en droit de limiter le port du foulard islamique si cela nuit à l’objectif visé de
protection des droits et libertés d’autrui. En l’espèce, la requérante avait librement adhéré au statut de fonctionnaire, la
«tolérance» de l’administration dont elle se prévalait ne rendait pas la règle litigieuse juridiquement moins contraignante, et
le code vestimentaire en question, qui s’imposait sans distinction à tous les membres de la fonction publique, avait pour
finalité de préserver le principe de la laïcité et celui de la neutralité de la fonction publique, en particulier de l’enseignement
public. En outre, le choix quant à l’étendue et aux modalités d’une telle réglementation devait, par la force des choses, être
dans une certaine mesure laissé à l’État concerné. Dès lors, compte tenu de la marge d’appréciation des États contractants en
la matière, l’ingérence litigieuse était justifiée dans son principe et proportionnée à l’objectif visé.
Requête pendante
Pekünlü c. Turquie (requête n° 25832/14)
Requête communiquée au gouvernement turc le 27 mai 2015
Cette affaire concerne la condamnation pénale du requérant, un professeur d’université, pour avoir entravé l’accès d’une
étudiante portant le foulard islamique dans un établissement d’enseignement supérieur.
La Cour a communiqué la requête au gouvernement Turc et posé des questions aux parties sous l’angle des articles 7 (pas de
peine sans loi) et 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention.
Leyla Şahin c. Turquie, 10 novembre 2005 (Grande Chambre)
Issue d’une famille traditionnelle pratiquant la religion musulmane, la requérante estimait qu’elle avait l’obligation religieuse
de porter le foulard islamique. Elle dénonçait une circulaire adoptée en 1998, alors qu’elle était étudiante à la Faculté de
médecine d’Istanbul, interdisant aux étudiantes de porter le foulard en cours ou pendant les examens, ce qui l’avait
finalement amenée à quitter le pays pour poursuivre ses études en Autriche.
La Cour a conclu à la non-violation de l’article 9 de la Convention, estimant notamment que l’ingérence dans l’exercice par
la requérante de son droit de manifester sa religion avait une base légale en droit turc, la Cour constitutionnelle turque ayant
antérieurement jugé le port du foulard dans les universités contraire à la Constitution. La requérante aurait donc pu prévoir,
dès son entrée à l’université, que le port du foulard islamique par les étudiantes était réglementé dans l’espace universitaire
et, à partir de la date de l’annonce de cette réglementation, qu’elle risquait de se voir refuser l’accès aux cours et aux examens
si elle persistait à le porter.
Compte tenu de la marge d’appréciation dont jouissent les États en la matière, la Cour a en outre dit que l’ingérence pouvait
passer pour «nécessaire dans une société démocratique» au regard de l’article 9 § 2 de la Convention. En particulier, elle a
considéré qu’on ne pouvait faire abstraction de l’impact que pouvait avoir le port de ce symbole, souvent présenté ou perçu
comme une obligation religieuse contraignante, sur ceux qui ne le portaient pas.
Köse et 93 autres c. Turquie, 24 janvier 2006 (décision sur la recevabilité)
Cette affaire concernait l’interdiction faite à des élèves d’établissements secondaires publics à vocation religieuse de porter le
foulard islamique dans l’enceinte de leurs écoles. Invoquant l’article 9 de la Convention, les requérants soutenaient
notamment que l’interdiction de porter le foulard islamique dans les établissements en question constituait une atteinte
injustifiée au droit à la liberté de religion, en particulier au droit de manifester sa religion.
Les requérants parents d’élèves alléguaient quant à eux que l’interdiction du port du foulard islamique dans ces
établissements constituait une violation du droit de leurs enfants à l’instruction énoncé à la première phrase de l’article 2
(droit à l’instruction) du Protocole n° 12 à la Convention. En leur nom propre, ils soutenaient par ailleurs que les mesures
litigieuses avaient porté atteinte aux droits qu’ils tiennent de la seconde phrase de l’article 2 du Protocole n° 1.
Ils disaient avoir inscrit leurs enfants dans ces établissements, en pensant qu’il s’agissait d’établissements dispensant un
enseignement conforme à leurs convictions religieuses. Cependant, les mesures prises à partir de février 2002 les avaient
privés de ce droit.
149
La Cour a déclaré la requête irrecevable (manifestement mal fondée). Elle a estimé que l’obligation en matière vestimentaire
imposée aux élèves était une règle générale applicable à tous les élèves sans considération de conviction religieuse. Par
conséquent, à supposer même qu’il y ait eu ingérence dans le droit des intéressées de manifester leur religion, il n’y avait
aucune apparence de violation de l’article 9 de la Convention.
S’agissant par ailleurs du grief des requérants tirés de l’article 2 du Protocole n° 1 à la Convention, la Cour a estimé, d’une
part, que la limitation litigieuse était une mesure claire dans son principe et proportionnée aux objectifs de protection de
l’ordre et des droits et libertés d’autrui, et de défense de la neutralité de l’enseignement secondaire et, d’autre part, que le
code vestimentaire imposé en l’espèce et les mesures y afférentes n’avaient pas porté atteinte au droit énoncé à la seconde
phrase de l’article 2 du Protocole n° 1.
Dogru c. France et Kervanci c. France, 4 décembre 2008
Les requérantes, toutes deux musulmanes, étaient scolarisées dans une classe de sixième d’un collège public en 1998–1999.
A plusieurs reprises, elles se rendirent au cours d’éducation physique et sportive la tête couverte et refusèrent l’enlever leur
foulard, malgré les demandes répétées de leur professeur. Le conseil de discipline du collège prononça l’exclusion définitive
des requérantes pour non-respect de l’obligation d’assiduité, en raison de l’absence de participation active des intéressées à
des séances d’éducation physique sportive. Cette décision fut confirmée par les tribunaux.
Dans les deux affaires, la Cour a conclu à la non-violation de l’article 9 de la Convention, estimant en particulier que la
conclusion des autorités nationales selon laquelle le port d’un voile, tel que le foulard islamique, n’était pas compatible avec
la pratique du sport pour des raisons de sécurité ou d’hygiène, n’était pas déraisonnable.
Elle a admis que la sanction infligée n’était que la conséquence du refus des requérantes de se conformer aux règles
applicables dans l’enceinte scolaire dont elles étaient parfaitement informées et non, comme elles le soutenaient, en raison de
leurs convictions religieuses.
Aktas c. France, Bayrak c. France, Gamaleddyn c. France, Ghazal c. France,
Ranjit Singh c. France et Jasvir Singh c. France, 30 juin 2009 (décisions sur la recevabilité)
Ces requêtes concernaient l’exclusion de six élèves de leur établissement scolaire en raison du port de signes ostensibles
d’appartenance religieuse. Ils étaient inscrits pour l’année scolaire 2004–2005 dans différents établissements scolaires
publics. Le jour de la rentrée, les jeunes filles, de confession musulmane, se présentèrent avec les cheveux couverts d’un
voile ou d’un autre couvre-chef. Les garçons étaient eux coiffés du « keski», sous-turban porté par les Sikhs. Ayant refusé de
retirer ces accessoires, les élèves se virent refuser l’accès aux salles de classe et, après une période de dialogue avec les
familles, furent exclus de leurs établissements pour non-respect du code de l’éducation. Devant la Cour, les requérants se
plaignaient de l’interdiction du port d’un couvre-chef imposée par leurs établissements scolaires. Ils invoquaient en
particulier l’article 9 de la Convention.
L’article 2 (droit à l’instruction) du Protocole n° 1 à la Convention dispose que : « Nul ne peut se voir refuser le droit à
l’instruction. L’État, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement,
respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et
philosophiques.
La Cour a déclaré les requêtes irrecevables (manifestement mal fondées), estimant en particulier que l’ingérence dans
l’exercice par les élèves de leur droit de manifester leur religion était prévue par la loi et poursuivait le but légitime de la
protection des droits et libertés d’autrui et de l’ordre public.
Elle a rappelé en outre le rôle de l’État comme organisateur neutre et impartial de l’exercice des divers cultes, religions et
croyances.
Quant à la sanction d’exclusion définitive, la Cour ne l’a pas jugée disproportionnée, les élèves ayant eu la possibilité de
poursuivre leur scolarité au sein d’établissements d’enseignement à distance.
Port de signes et vêtements religieux au travail
Eweida et Chaplin c. Royaume-Uni 15 janvier 2013
Les deux requérantes – une employée de British Airways en ce qui concerne la première et une infirmière gériatrique en ce
qui concerne la seconde – sont des chrétiennes pratiquantes. Elles se plaignaient en particulier que leurs employeurs
respectifs leur avaient interdit de porter de manière visible une croix chrétienne autour du cou sur leur lieu de travail et
alléguaient que le droit interne n’avait pas suffisamment protégé leur droit de manifester leur religion.
La Cour a conclu à la violation de l’article 9 (liberté de religion) de la Convention dans le chef de la première requérante et à
la non-violation de l’article 9, pris isolément ou combiné avec l’article 14 (interdiction de la discrimination) de la
Convention, dans le chef de la seconde requérante.
150
Elle a estimé notamment que l’absence en droit anglais de disposition protégeant expressément le port de vêtements ou de
symboles religieux sur le lieu de travail n’emportait pas en soi violation du droit de manifester sa religion, car les questions
soulevées par les requérantes pouvaient être examinées par les juridictions internes et l’avaient été dans le cadre des plaintes
pour discrimination déposées par les intéressées.
En ce qui concerne la première requérante, la Cour a constaté qu’étaient en balance, d’une part, le désir de la requérante de
manifester sa foi et, d’autre part, le souhait de son employeur de véhiculer une certaine image de marque. Si ce dernier
objectif était sans conteste légitime, les tribunaux internes lui avaient accordé trop de poids.
Quant à la seconde requérante, l’importance qu’elle accordait à la possibilité de témoigner de sa foi chrétienne en portant une
croix de manière visible au travail avait pesé lourdement dans la balance. Toutefois, la requérante avait été invitée à retirer sa
croix dans un souci de protection de la santé et de la sécurité en milieu hospitalier, motif autrement plus grave que celui qui
avait été opposé à la seconde requérante, et les responsables de l’hôpital étaient bien placés pour prendre des décisions en
matière de sécurité clinique.
Ebrahimian c. France, 26 novembre 2015
Cette affaire concernait le non-renouvellement d’un contrat de travail d’une assistante sociale dans un centre hospitalier en
raison de son refus de s’abstenir de porter le voile musulman.
La requérante se plaignait que le non-renouvellement de son contrat était contraire à son droit à la liberté de manifester sa
religion.
La Cour a conclu à la non-violation de l’article 9 (liberté de pensée, de conscience et de religion) de la Convention, jugeant
que les autorités françaises n’avaient pas outrepassé leur marge d’appréciation en constatant l’absence de conciliation
possible entre les convictions religieuses de la requérante et l’obligation de s’abstenir de les manifester, ainsi qu’en décidant
de faire primer l’exigence de neutralité et d’impartialité de l’État.
La Cour a observé en particulier que le port du voile avait été considéré par les autorités comme une manifestation
ostentatoire de la religion incompatible avec l’obligation de neutralité des agents publics dans l’exercice de leurs fonctions.
Le principe de laïcité, au sens de l’article 1er de la Constitution française, et le principe de neutralité qui en découle, avaient
été opposés à la requérante. Selon les juridictions nationales, il s’agissait de garantir le caractère laïc de l’État et de protéger
ainsi les patients de l’hôpital de tout risque d’influence ou de partialité au nom de leur droit à leur propre liberté de
conscience. L’impératif de la protection des droits et liberté d’autrui, c’est-à-dire le respect de la religion de tous, avait fondé
la décision litigieuse.
Port de signes et vêtements religieux dans la salle d’audience d’un tribunal.
Barik Edidi c. Espagne 26 avril 2016 (décision sur la recevabilité)
Cette affaire concernait une avocate portant le hijab dans un tribunal à qui le président du tribunal demanda de regagner la
partie réservée au public au motif que les avocats comparaissant à la barre ne pouvaient se couvrir la tête autrement que par
la toque (birette) officielle.
La requérante se plaignait également de l’absence d’examen sur le fond de ses griefs par les tribunaux espagnols.
La Cour a déclaré la requête irrecevable. Quant au grief de la requérante tiré de l’article6 § 1 (droit à un procès équitable) de
la Convention, elle l’a rejeté comme étant mal fondé.
A cet égard, la Cour a considéré qu’en ayant dès le début de la procédure introduit tardivement le recours d’alzada, la
requérante s’était elle-même rendue responsable de la situation dont elle se plaignait. Son comportement avait donc empêché
les juridictions internes de se prononcer sur le fond de l’affaire. La Cour a par ailleurs jugé que le grief de la requérante
présenté sous l’angle des articles 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et 9 (liberté de pensée, de conscience et de
religion) de la Convention et de l’article 1 (interdiction générale de la discrimination) du Protocole n° 12 à la Convention
devait être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes, en raison du manquement de l’intéressée aux formalités
prescrites par le droit national pour l’introduction des recours.
Requêtes pendantes
Lachiri c. Belgique (n° 3413/09)
Requête communiquée au gouvernement belge le 9 octobre 2015
Cette affaire concerne l’exclusion de la requérante de la salle d’audience d’un tribunal au motif qu’elle refusait d’ôter son
hijab.
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La Cour a communiqué la requête au gouvernement Belge et posé des questions aux parties sous l’angle des articles 9 (liberté
de pensée, de conscience et de religion) et 35 (conditions de recevabilité) dela Convention Hamidović c. Bosnie-Herzégovine
(n° 57792/15)
Requête communiquée au gouvernement de Bosnie-Herzégovine le 24 mars 2016
Le requérant, adhérent d’un groupe local prônant la version wahhabite/salafiste de l’Islam d’inspiration saoudienne, se plaint
d’avoir été puni pour avoir refusé de retirer une calotte religieuse dans une salle d’audience.
La Cour a communiqué la requête au gouvernement de Bosnie-Herzégovine et posé des questions aux parties sous l’angle
des articles 9 (liberté de pensée, de conscience et de religion) et 14 (interdiction de la discrimination) de la Convention.
Port de signes ou vêtements religieux dans l’espace public
Ahmet Arslan et autres c. Turquie23 février 2010
Les requérants, 127 membres d’un groupe religieux qui se qualifie lui-même d’Aczimendi tarikatÿ, se plaignaient de leur
condamnation en 1997 pour infraction à la loi sur le port du chapeau et à la réglementation du port de vêtements religieux en
public pour avoir fait le tour de la ville et avoir comparu en justice vêtus de la tenue caractéristique de leur groupe (composée
d’un turban, d’un sarouel, d’une tunique et d’un bâton).
La Cour a conclu à la violation de l’article 9 de la Convention, estimant en particulier que rien n’indiquait que les requérants
avaient représenté une menace pour l’ordre public ou qu’ils avaient fait acte de prosélytisme en exerçant des pressions
abusives sur les passants lors de leur rassemblement. Elle a souligné notamment que cette affaire concernait une sanction
pour le port de tenues vestimentaires dans des lieux publics ouverts à tous, et non, comme dans d’autres affaires dont elle
avait eu à connaître, la réglementation du port de symboles religieux dans des établissements publics où la neutralité
religieuse pouvait primer le droit de manifester sa religion.
S.A.S. c. France (n° 43835/11) 1er juillet 2014 (Grande Chambre)
Cette affaire concernait une Française de confession musulmane qui se plaignait de ne pouvoir porter publiquement le voile
intégral suite à l’entrée en vigueur, le 11 avril 2011, d’une loi interdisant de dissimuler son visage dans l’espace public.
Musulmane pratiquante, la requérante déclarait porter la burqa et le niqab afin d’être en accord avec sa foi, sa culture et ses
convictions personnelles. Elle soulignait également que ni son mari ni aucun autre membre de sa famille n’exercent de
pression sur elle pour qu’elle s’habille ainsi. La requérante ajoutait qu’elle porte le niqab en public et en privé, mais pas de
façon systématique. En effet, elle accepte de ne pas le porter en certaines circonstances mais souhaite pouvoir le porter quand
tel est son choix. Elle déclarait enfin que son objectif n’était pas de créer un désagrément pour autrui mais d’être en accord
avec elle-même.
La Cour a conclu à la non-violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et à la non-violation de
l’article 9 (droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion) de la Convention.
Elle a souligné en particulier que la préservation des conditions du «vivre ensemble» était un objectif légitime à la restriction
contestée et que, notamment au regard de l’ample marge d’appréciation dont l’État disposait sur cette question de politique
générale suscitant de profondes divergences, l’interdiction posée par la loi du 11 octobre 2010 n’était pas contraire à la
Convention.
La Cour a conclu également à la non - violation de l’article 14 (interdiction de discrimination) combiné avec l’article 8 ou
avec l’article 9 de la Convention jugeant que, si l’interdiction que pose la loi du 11 octobre 2010 a certes des effets négatifs
spécifiques sur la situation des femmes musulmanes qui, pour des motifs religieux, souhaitent porter le voile intégral dans
l’espace public, cette mesure a cependant une justification objective et raisonnable.
Requêtes pendantes
Belkacemi et Oussar c. Belgique (n° 37798/13)
Requête Communiquée au gouvernement belge le 9 juin 2015
Les requérantes, qui se déclarent de confession musulmane, se plaignent de l’interdiction en droit belge de porter le voile
intégral.
La Cour a communiqué la requête au gouvernement Belge et posé des questions aux parties sous l’angle des articles 8 (droit
au respect de la vie privée et familiale), (liberté de pensée, de conscience et de religion) et 14 (interdiction de la
discrimination) de la Convention.
Requête similaire pendante : Dakir c. Belgique (n° 4619/12), communiquée au gouvernement belge le 9 juillet 2015.
Présence de symboles religieux dans les salles de classe des écoles publiques Lautsi et autres c. Italie18 mars 2011 (Grande
Chambre)
152
Les enfants de la requérante fréquentaient une école publique dans laquelle les salles de classe avaient toutes un crucifix au
mur, ce que la requérante estimait contraire au principe de laïcité selon lequel elle souhaitait éduquer ses enfants.
Lors d’une réunion du conseil d’école, le mari de la requérante souleva le problème de la présence de symboles religieux
dans les salles de classe, du crucifix en particulier, et posa la question de leur retrait. Suite à la décision du conseil d’école de
maintenir les symboles religieux dans les salles de classe, la requérante saisit le tribunal administratif, et se plaignit en
particulier, en vain, d’une violation du principe de laïcité. En 2006, le Conseil d’État rejeta son pourvoi, confirmant que la
présence de crucifix dans les salles de classe était compatible avec le principe de laïcité.
Devant la Cour, la requérante alléguait que l’exposition du crucifix dans les salles de classe de l’école publique fréquentée
par ses enfants emportait violation des articles 9 (liberté de pensée, de conscience et de religion) de la Convention et 2 (droit
à l’instruction) du Protocole n°1 à la Convention. Dans son arrêt de Grande Chambre, la Cour a conclu à la non - violation de
l’article 2 du Protocole n°1à la Convention et elle a considéré qu’aucune question distincte ne se posait sur le terrain de
l’article 9 de la Convention. Elle a estimé en particulier que la question de la présence de symboles religieux dans les salles
de classes relève en principe de la marge d’appréciation de l’État– d’autant plus en l’absence de consensus européen sur cette
question – dans la mesure toutefois où les choix dans ce domaine ne conduisent pas à une forme d’endoctrinement.
Le fait que la présence du crucifix dans les salles de classe des écoles publiques en Italie donne à la religion majoritaire du
pays une visibilité prépondérante dans l’environnement scolaire ne suffit pas pour caractériser une démarche
d’endoctrinement. En outre, la présence de crucifix n’est pas associée à un enseignement obligatoire du christianisme, et rien
n’indique que les autorités se soient montrées intolérantes à l’égard des élèves adeptes d’autres religions, non croyants ou
tenants de convictions philosophiques ne se rattachant pas à une religion.
Enfin, la requérante, en tant que parent, a conservé entier son droit d’éclairer et conseiller ses enfants et de les orienter dans
une direction conforme à ses propres convictions philosophiques.
153
LA LIBERTE D’EXPRESSION ET LES DISCOURS DE HAINE
Conseil d'État
N° 37450
ECLI:FR:CEORD:2014:374508.20140109
Publié au recueil Lebon
Juge des référés
Lecture du jeudi 9 janvier 2014
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Texte intégral
Vu le recours, enregistré le 9 janvier 2014 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présenté par le ministre de
l'intérieur, qui demande au juge des référés du Conseil d'Etat :
1°) d'annuler l'ordonnance n° 1400110 du 9 janvier 2014 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Nantes,
statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, a suspendu l'exécution de l'arrêté du 7 janvier
2014 du préfet de la Loire-Atlantique portant interdiction du spectacle " Le Mur " le 9 janvier 2014 à Saint-Herblain ;
2°) de rejeter la demande présentée, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, devant le juge
des référés du tribunal administratif de Nantes par la société Les Productions de la Plume et M. B...D...;
il soutient que :
- le préfet a pu, sans illégalité, procéder à l'interdiction du spectacle à raison de son contenu dès lors que ce dernier est connu
et porte atteinte à la dignité de la personne humaine ;
- le juge des référés du tribunal administratif de Nantes a entaché son ordonnance d'une erreur manifeste d'appréciation en
estimant que les troubles à l'ordre public susceptibles d'être provoqués par le spectacle n'étaient pas suffisants pour justifier la
mesure attaquée ;
Vu l'ordonnance attaquée
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la Constitution, notamment le Préambule ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
Vu le code pénal ;
Vu le code général des collectivités territoriales ;
Vu la loi du 30 juin 1881 sur la liberté de réunion ;
Vu la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ;
Vu les décisions du Conseil d'Etat, statuant au contentieux, Benjamin du 19 mai 1933, commune de Morsang-sur-Orge du 27
octobre 1995 et Mme C...du 16 février 2009 ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, le ministre de l'intérieur et, d'autre part, la société Les Productions
de la Plume et M. B...D...
Vu le procès-verbal de l'audience publique du 9 janvier 2014 à 17 heures au cours de laquelle ont été entendus :
- la représentante du ministre de l'intérieur ;
154
- Me Rousseau, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de la société Les Productions de la Plume et M.
B...D...;
- Me Ricard, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de la société Les Productions de la Plume et M.
B...D...:
les
représentants
de
la
société
Les
et à l'issue de laquelle le juge des référés a clos l'instruction ;
Productions
de
la
Plume
et
M.
B...D...;
1. Considérant qu'aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens
justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté
fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service
public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se
prononce dans un délai de quarante-huit heures " et qu'aux termes de l'article L. 522-1 dudit code : " Le juge des référés
statue au terme d'une procédure contradictoire écrite ou orale. Lorsqu'il lui est demandé de prononcer les mesures visées aux
articles L. 521-1 et L. 521-2, de les modifier ou d'y mettre fin, il informe sans délai les parties de la date et de l'heure de
l'audience publique (...) ;
2. Considérant que le ministre de l'intérieur relève appel de l'ordonnance du 9 janvier 2014 par laquelle le juge des référés du
tribunal administratif de Nantes a suspendu l'exécution de l'arrêté du 7 janvier 2014 du préfet de la Loire-Atlantique portant
interdiction du spectacle " Le Mur " le 9 janvier 2014 à Saint-Herblain ;
3. Considérant qu'en vertu de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, il appartient au juge administratif des
référés d'ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une autorité
administrative aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale ; que l'usage par le juge des référés des pouvoirs qu'il
tient de cet article est ainsi subordonné au caractère grave et manifeste de l'illégalité à l'origine d'une atteinte à une liberté
fondamentale ; que le deuxième alinéa de l'article R. 522-13 du code de justice administrative prévoit que le juge des référés
peut décider que son ordonnance sera exécutoire aussitôt qu'elle aura été rendue ;
4. Considérant que l'exercice de la liberté d'expression est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des
autres droits et libertés ; qu'il appartient aux autorités chargées de la police administrative de prendre les mesures nécessaires
à l'exercice de la liberté de réunion ; que les atteintes portées, pour des exigences d'ordre public, à l'exercice de ces libertés
fondamentales doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées ;
5. Considérant que, pour interdire la représentation à Saint-Herblain du spectacle " Le Mur ", précédemment interprété au
théâtre de la Main d'Or à Paris, le préfet de la Loire-Atlantique a relevé que ce spectacle, tel qu'il est conçu, contient des
propos de caractère antisémite, qui incitent à la haine raciale, et font, en méconnaissance de la dignité de la personne
humaine, l'apologie des discriminations, persécutions et exterminations perpétrées au cours de la Seconde Guerre mondiale ;
que l'arrêté contesté du préfet rappelle que M. B...D...a fait l'objet de neuf condamnations pénales, dont sept sont définitives,
pour des propos de même nature ; qu'il indique enfin que les réactions à la tenue du spectacle du 9 janvier font apparaître,
dans un climat de vive tension, des risques sérieux de troubles à l'ordre public qu'il serait très difficile aux forces de police de
maîtriser
;
6. Considérant que la réalité et la gravité des risques de troubles à l'ordre public mentionnés par l'arrêté litigieux sont établis
tant par les pièces du dossier que par les échanges tenus au cours de l'audience publique ; qu'au regard du spectacle prévu, tel
qu'il a été annoncé et programmé, les allégations selon lesquelles les propos pénalement répréhensibles et de nature à mettre
en cause la cohésion nationale relevés lors des séances tenues à Paris ne seraient pas repris à Nantes ne suffisent pas pour
écarter le risque sérieux que soient de nouveau portées de graves atteintes au respect des valeurs et principes, notamment de
dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et par la tradition
républicaine ; qu'il appartient en outre à l'autorité administrative de prendre les mesures de nature à éviter que des infractions
pénales soient commises ; qu'ainsi, en se fondant sur les risques que le spectacle projeté représentait pour l'ordre public et sur
la méconnaissance des principes au respect desquels il incombe aux autorités de l'Etat de veiller, le préfet de la LoireAtlantique n'a pas commis, dans l'exercice de ses pouvoirs de police administrative, d'illégalité grave et manifeste ;
7. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que le ministre de l'intérieur est fondé à soutenir que c'est à tort que, par
l'ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de Nantes a fait droit à la requête présentée, sur le
fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, par la SARL Les Productions de la Plume et par M. B...
D...et à demander le rejet de la requête, y compris les conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de
justice administrative, présentée par ce dernier devant le juge des référés du tribunal administratif de Nantes ;
ORDONNE:
Article 1er : L'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Nantes en date du 9 janvier 2014 est annulée.
Article 2 : La requête présentée par la SARL Les Productions de la Plume et par M. B...D...devant le juge des référés du
155
tribunal administratif de Nantes, y compris les conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice
administrative, est rejetée.
Article 3 : En application de l'article R. 522-13 du code de justice administrative, la présente ordonnance est immédiatement
exécutoire.
Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée au ministre de l'intérieur, à la SARL Les Productions de la Plume et à M.
B...D....
Analyse
Abstrats : 49-04 POLICE. POLICE GÉNÉRALE. - ARRÊTÉ PRÉFECTORAL INTERDISANT UN
SPECTACLE DEVANT COMPORTER DES PROPOS DE CARACTÈRE ANTISÉMITE, INCITANT À LA HAINE
RACIALE, ET FAISANT L'APOLOGIE DES DISCRIMINATIONS, PERSÉCUTIONS ET EXTERMINATIONS ATTEINTE GRAVE ET MANIFESTEMENT ILLÉGALE À L'EXERCICE DE LA LIBERTÉ D'EXPRESSION ET À LA
LIBERTÉ DE RÉUNION - ABSENCE EN L'ESPÈCE.
54-035-03-03-01-02 PROCÉDURE. PROCÉDURES INSTITUÉES PAR LA LOI DU 30 JUIN 2000. RÉFÉRÉ
TENDANT AU PRONONCÉ DE MESURES NÉCESSAIRES À LA SAUVEGARDE D'UNE LIBERTÉ
FONDAMENTALE (ART. L. 521-2 DU CODE DE JUSTICE ADMINISTRATIVE). CONDITIONS D'OCTROI DE LA
MESURE DEMANDÉE. ATTEINTE GRAVE ET MANIFESTEMENT ILLÉGALE À UNE LIBERTÉ
FONDAMENTALE. ATTEINTE GRAVE ET MANIFESTEMENT ILLÉGALE. - ARRÊTÉ PRÉFECTORAL
INTERDISANT UN SPECTACLE DEVANT COMPORTER DES PROPOS DE CARACTÈRE ANTISÉMITE, INCITANT
À LA HAINE RACIALE, ET FAISANT L'APOLOGIE DES DISCRIMINATIONS, PERSÉCUTIONS ET
EXTERMINATIONS - ATTEINTE GRAVE ET MANIFESTEMENT ILLÉGALE À L'EXERCICE DE LA LIBERTÉ
D'EXPRESSION ET À LA LIBERTÉ DE RÉUNION - ABSENCE EN L'ESPÈCE.
Résumé : 49-04 L'exercice de la liberté d'expression est une condition de la démocratie et l'une des garanties du
respect des autres droits et libertés. Il appartient aux autorités chargées de la police administrative de prendre les mesures
nécessaires à l'exercice de la liberté de réunion. Les atteintes portées, pour des exigences d'ordre public, à l'exercice de ces
libertés fondamentales doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées [RJ1].,,,Arrêté préfectoral interdisant la
représentation d'un spectacle d'un comédien en raison de ce que, dans sa conception, ce spectacle contient des propos de
caractère antisémite, qui incitent à la haine raciale, et fait, en méconnaissance de la dignité de la personne humaine, l'apologie
des discriminations, persécutions et exterminations perpétrées au cours de la Seconde Guerre, de ce que ce comédien avait
déjà fait l'objet de multiples condamnations pénales définitives, pour des propos de même nature, et de ce que les réactions à
la tenue du spectacle à venir faisaient apparaître, dans un climat de vive tension, des risques sérieux de troubles à l'ordre
public qu'il serait très difficile aux forces de police de maîtriser.,,,En l'espèce, la réalité et la gravité des risques de troubles à
l'ordre public mentionnés par l'arrêté sont établis tant par les pièces du dossier que par les échanges lors de l'audience
publique. Au regard du spectacle prévu, tel qu'il a été annoncé et programmé, les allégations selon lesquelles les propos
pénalement répréhensibles et de nature à mettre en cause la cohésion nationale relevés lors de séances de ce même spectacle
tenues précédemment dans d'autres villes ne seraient pas repris dans le spectacle à venir ne suffisent pas pour écarter le risque
sérieux que soient de nouveau portées de graves atteintes au respect des valeurs et principes, notamment de dignité de la
personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et par la tradition républicaine. Il
appartient en outre à l'autorité administrative de prendre les mesures de nature à éviter que des infractions pénales soient
commises. Dans ces conditions, le préfet n'a pas commis, dans l'exercice de ses pouvoirs de police administrative, d'illégalité
grave et manifeste. Par suite, rejet de la demande de suspension de l'exécution de l'arrêté litigieux formée sur le fondement de
l'article L. 521-2 du code de justice administrative (CJA).
54-035-03-03-01-02 L'exercice de la liberté d'expression est une condition de la démocratie et l'une des
garanties du respect des autres droits et libertés. Il appartient aux autorités chargées de la police administrative de prendre les
mesures nécessaires à l'exercice de la liberté de réunion. Les atteintes portées, pour des exigences d'ordre public, à l'exercice
de ces libertés fondamentales doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées [RJ1].,,,Arrêté préfectoral interdisant la
représentation d'un spectacle d'un comédien en raison de ce que, dans sa conception, ce spectacle contient des propos de
caractère antisémite, qui incitent à la haine raciale, et fait, en méconnaissance de la dignité de la personne humaine, l'apologie
des discriminations, persécutions et exterminations perpétrées au cours de la Seconde Guerre, de ce que ce comédien avait
déjà fait l'objet de multiples condamnations pénales définitives, pour des propos de même nature, et de ce que les réactions à
la tenue du spectacle à venir faisaient apparaître, dans un climat de vive tension, des risques sérieux de troubles à l'ordre
public qu'il serait très difficile aux forces de police de maîtriser.,,,En l'espèce, la réalité et la gravité des risques de troubles à
l'ordre public mentionnés par l'arrêté sont établis tant par les pièces du dossier que par les échanges lors de l'audience
publique. Au regard du spectacle prévu, tel qu'il a été annoncé et programmé, les allégations selon lesquelles les propos
pénalement répréhensibles et de nature à mettre en cause la cohésion nationale relevés lors de séances de ce même spectacle
tenues précédemment dans d'autres villes ne seraient pas repris dans le spectacle à venir ne suffisent pas pour écarter le risque
sérieux que soient de nouveau portées de graves atteintes au respect des valeurs et principes, notamment de dignité de la
personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et par la tradition républicaine. Il
156
appartient en outre à l'autorité administrative de prendre les mesures de nature à éviter que des infractions pénales soient
commises. Dans ces conditions, le préfet n'a pas commis, dans l'exercice de ses pouvoirs de police administrative, d'illégalité
grave et manifeste.... ,,Par suite, rejet de la demande de suspension de l'exécution de l'arrêté litigieux formée sur le fondement
de l'article L. 521-2 du code de justice administrative (CJA).
[RJ1] Cf. CE, 19 mai 1933, Benjamin et syndicat d'initiative de Nevers, n°s 17413 17520, p. 541.,,[RJ2] Cf. CE,
Assemblée,
27
octobre
1995,
Commune
de
Morsang-sur-Orge,
n°
136727,
p.
372.
157
LA PROTECTION DES DONNEES PERSONNELLES
Décision n° 2012-248 QPC du 16 mai 2012
(M. Mathieu E.)
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 16 mars 2012 par le Conseil d’État (décision n° 355087 du 16 mars 2012), dans les
conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité posée par M. Mathieu
E., relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des articles L. 147-6 et L. 222- 6 du code de
l’action sociale et des familles.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,
Vu la Constitution ;
Vu l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
Vu le code de l’action sociale et des familles ;
Vu la loi n° 2002-93 du 22 janvier 2002 relative à l’accès aux origines des personnes adoptées et pupilles de l’État ;
Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de
constitutionnalité ;
Vu les observations produites pour le requérant par Me Christel Corbeau-Di Palma, avocat au barreau de Paris, enregistrées
le 6 avril 2012 ;
Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées le 10 avril 2012 ;
Vu les pièces produites et jointes au dossier ;
Me Corbeau-Di Palma, pour le requérant, et M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, ayant été entendus à
l’audience publique du 10 mai 2012 ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
1. Considérant qu’aux termes de l’article L. 147-6 du code de l’action sociale et des familles : « Le conseil communique aux
personnes
mentionnées au 1° de l’article L.147-2, après s’être assuré qu’elles maintiennent leur demande, l’identité de la mère de
naissance :
« – s’il dispose déjà d’une déclaration expresse de levée du secret de son identité ;
« – s’il n’y a pas eu de manifestation expresse de sa volonté de préserver le secret de son identité, après avoir vérifié sa
volonté ;
« – si l’un de ses membres ou une personne mandatée par lui a pu recueillir son consentement exprès dans le respect de sa vie
privée ;
« – si la mère est décédée, sous réserve qu’elle n’ait pas exprimé de volonté contraire à l’occasion d’une demande d’accès à
la connaissance des origines de l’enfant. Dans ce cas, l’un des membres du conseil ou une personne mandatée par lui prévient
la famille de la mère de naissance et lui propose un accompagnement.
« Si la mère de naissance a expressément consenti à la levée du secret de son identité ou, en cas de décès de celle-ci, si elle ne
s’est pas opposée à ce que son identité soit communiquée après sa mort, le conseil communique à l’enfant qui a fait une
demande d’accès à ses origines personnelles l’identité des personnes visées au 3° de l’article L. 147-2.
« Le conseil communique aux personnes mentionnées au 1° de l’article L. 147-2, après s’être assuré qu’elles maintiennent
leur demande, l’identité du père de naissance :
158
« – s’il dispose déjà d’une déclaration expresse de levée du secret de son identité ;
« – s’il n’y a pas eu de manifestation expresse de sa volonté de préserver le secret de son identité, après avoir vérifié sa
volonté ;
« – si l’un de ses membres ou une personne mandatée par lui a pu recueillir son consentement exprès dans le respect de sa vie
privée ;
« – si le père est décédé, sous réserve qu’il n’ait pas exprimé de volonté contraire à l’occasion d’une demande d’accès à la
connaissance des origines de l’enfant. Dans ce cas, l’un des membres du conseil ou une personne mandatée par lui prévient la
famille du père de naissance et lui propose un accompagnement.
« Si le père de naissance a expressément consenti à la levée du secret de son identité ou, en cas de décès de celui-ci, s’il ne
s’est pas opposé à ce que son identité soit communiquée après sa mort, le conseil communique à l’enfant qui a fait une
demande d’accès à ses origines personnelles l’identité des personnes visées au 3° de l’article L. 147-2.
« Le conseil communique aux personnes mentionnées au 1° de l’article L. 147-2 les renseignements ne portant pas atteinte à
l’identité des père et mère de naissance, transmis par les établissements de santé, les services départementaux et les
organismes visés au cinquième alinéa de l’article L. 147-5 ou recueillis auprès des père et mère de naissance, dans le respect
de leur vie privée, par un membre du conseil ou une personne mandatée par lui » ;
2. Considérant qu’aux termes de l’article L. 222-6 du même code : « Toute femme qui demande, lors de son accouchement,
la préservation du secret de son admission et de son identité par un établissement de santé est informée des conséquences
juridiques de cette demande et de l’importance pour toute personne de connaître ses origines et son histoire. Elle est donc
invitée à laisser, si elle l’accepte, des renseignements sur sa santé et celle du père, les origines de l’enfant et les circonstances
de la naissance ainsi que, sous pli fermé, son identité. Elle est informée de la possibilité qu’elle a de lever à tout moment le
secret de son identité et, qu’à défaut, son identité ne pourra être communiquée que dans les conditions prévues à l’article L.
147-6. Elle est également informée qu’elle peut à tout moment donner son identité sous pli fermé ou compléter les
renseignements qu’elle a donnés au moment de la naissance. Les prénoms donnés à l’enfant et, le cas échéant, mention du
fait qu’ils l’ont été par la mère, ainsi que le sexe de l’enfant et la date, le lieu et l’heure de sa naissance sont mentionnés à
l’extérieur de ce pli. Ces formalités sont accomplies par les personnes visées à l’article L. 223-7 avisées sous la responsabilité
du directeur de l’établissement de santé. À défaut, elles sont accomplies sous la responsabilité de ce directeur.
« Les frais d’hébergement et d’accouchement des femmes qui ont demandé, lors de leur admission dans un établissement
public ou privé conventionné, à ce que le secret de leur identité soit préservé, sont pris en charge par le service de l’aide
sociale à l’enfance du département siège de l’établissement.
« Sur leur demande ou avec leur accord, les femmes mentionnées au premier alinéa bénéficient d’un accompagnement
psychologique et social de la part du service de l’aide sociale à l’enfance.
« Pour l’application des deux premiers alinéas, aucune pièce d’identité n’est exigée et il n’est procédé à aucune enquête.
«Les frais d’hébergement et d’accouchement dans un établissement public ou privé conventionné des femmes qui, sans
demander le secret de leur identité, confient leur enfant en vue d’adoption sont également pris en charge par le service de
l’aide sociale à l’enfance du département, siège de l’établissement » ;
3. Considérant que, selon le requérant, en autorisant une femme à accoucher sans révéler son identité et en ne permettant la
levée du secret qu’avec l’accord de cette femme, ou, en cas de décès, dans le seul cas où elle n’a pas exprimé préalablement
une volonté contraire, les dispositions contestées méconnaissent le droit au respect de la vie privée et le droit de mener une
vie familiale normale ;
4. Considérant qu’aux termes du onzième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, la Nation « garantit à
tous, notamment à l’enfant, à la mère (...) la protection de la santé » ; qu’il est à tout moment loisible au législateur, statuant
dans le domaine de sa compétence, de modifier des textes antérieurs ou d’abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant,
d’autres dispositions, dès lors que, ce faisant, il ne prive pas de garanties légales des exigences constitutionnelles ;
5. Considérant qu’aux termes de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Le but de toute
association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la
propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression » ; que la liberté proclamée par cet article implique le respect de la vie
privée ; que le droit de mener une vie familiale normale résulte du dixième alinéa du Préambule de 1946 qui dispose : « La
Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement » ;
6. Considérant, que les dispositions de l’article L. 222-6 du code de l’action sociale et des familles reconnaissent à toute
femme le droit de demander, lors de l’accouchement, la préservation du secret de son identité et de son admission et mettent
à la charge de la collectivité publique les frais de son accouchement et de son hébergement ; qu’en garantissant ainsi un droit
159
à l’anonymat et la gratuité de la prise en charge lors de l’accouchement dans un établissement sanitaire, le législateur a
entendu éviter le déroulement de grossesses et d’accouchements dans des conditions susceptibles de mettre en danger la santé
tant de la mère que de l’enfant et prévenir les infanticides ou des abandons d’enfants ; qu’il a ainsi poursuivi l’objectif de
valeur constitutionnelle de protection de la santé ;
7. Considérant que la loi du 22 janvier 2002 susvisée a donné une nouvelle rédaction de l’article L. 222-6 du code de l’action
sociale et des familles afin, notamment, que les femmes qui accouchent en demandant le secret de leur identité soient
informées des conséquences juridiques qui en résultent pour l’enfant ainsi que de l’importance, pour ce dernier, de connaître
ses origines et qu’elles soient incitées à laisser des renseignements sur leur santé, celle du père, les origines de l’enfant et les
circonstances de sa naissance ; que les dispositions de l’article L. 147-6 du même code, issues de cette même loi, organisent
les conditions dans lesquelles le secret de cette identité peut être levé, sous réserve de l’accord de la mère de naissance ; que
cet article confie en particulier au Conseil national pour l’accès aux origines personnelles la tâche de rechercher la mère de
naissance, à la requête de l’enfant, et de recueillir, le cas échéant, le consentement de celle-ci à ce que son identité soit
révélée ou, dans l’hypothèse où elle est décédée, de vérifier qu’elle n’a pas exprimé de volonté contraire lors d’une
précédente demande ; que le législateur a ainsi entendu faciliter la connaissance par l’enfant de ses origines personnelles ;
8.Considérant qu’en permettant à la mère de s’opposer à la révélation de son identité même après son décès, les dispositions
contestées visent à assurer le respect de manière effective, à des fins de protection de la santé, de la volonté exprimée par
celle-ci de préserver le secret de son admission et de son identité lors de l’accouchement tout en ménageant, dans la mesure
du possible, par des mesures appropriées, l’accès de l’enfant à la connaissance de ses origines personnelles ; qu’il
n’appartient pas au Conseil constitutionnel, de substituer son appréciation à celle du législateur sur l’équilibre ainsi défini
entre les intérêts de la mère de naissance et ceux de l’enfant ; que les dispositions contestées n’ont pas privé de garanties
légales les exigences constitutionnelles de protection de la santé ; qu’elles n’ont pas davantage porté atteinte au respect dû à
la vie privée et au droit de mener une vie familiale normale ;
9. Considérant que les articles L. 147-6 et L. 222-6 du code de l’action sociale et des familles ne sont contraires à aucun autre
droit ou liberté que la Constitution garantit,
DÉCIDE :
Article 1er.– Les articles L. 147-6 et L. 222-6 du code de l’action sociale et des familles sont conformes à la Constitution.
Article2.–La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions
prévues à l’article 23- 11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Rendu public le 16 mai 2012
160
ARRÊT DE LA COUR (Grande Chambre)
13 mai 2014 (*)
«Données à caractère personnel – Protection des personnes physiques à l’égard du traitement de ces données –
Directive 95/46/CE – Articles 2, 4, 12 et 14 – Champ d’application matériel et territorial – Moteurs de recherche sur
Internet – Traitement des données contenues dans des sites web – Recherche, indexation et stockage de ces données –
Responsabilité de l’exploitant du moteur de recherche – Établissement sur le territoire d’un État membre – Portée des
obligations de cet exploitant et des droits de la personne concernée – Charte des droits fondamentaux de l’Union
européenne – Articles 7 et 8»
Dans l’affaire C-131/12,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par l’Audiencia
Nacional (Espagne), par décision du 27 février 2012, parvenue à la Cour le 9 mars 2012, dans la procédure
Google Spain SL,
Google Inc.
contre
Agencia Española de Protección de Datos (AEPD),
Mario Costeja González,
LA COUR (grande chambre),
composée de M. V. Skouris, président, M. K. Lenaerts, vice-président, MM. M. Ilešič (rapporteur), L. Bay Larsen,
T. von Danwitz, M. Safjan, présidents de chambre, MM. J. Malenovský, E. Levits, A. Ó Caoimh, A. Arabadjiev,
Mmes M. Berger, A. Prechal et M. E. Jarašiūnas, juges,
avocat général: M. N. Jääskinen,
greffier: Mme M. Ferreira, administrateur principal,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 26 février 2013,
considérant les observations présentées:
–
pour Google Spain SL et Google Inc., par Mes F. González Díaz, J. Baño Fos et B. Holles, abogados,
–
pour M. Costeja González, par Me J. Muñoz Rodríguez, abogado,
–
pour le gouvernement espagnol, par M. A. Rubio González, en qualité d’agent,
–
pour le gouvernement hellénique, par Mme E.-M. Mamouna et M. K. Boskovits, en qualité d’agents,
–
pour le gouvernement italien, par Mme G. Palmieri, en qualité d’agent, assistée de M. P. Gentili, avvocato dello
Stato,
–
pour le gouvernement autrichien, par M. G. Kunnert et Mme C. Pesendorfer, en qualité d’agents,
–
pour le gouvernement polonais, par MM. B. Majczyna et M. Szpunar, en qualité d’agents,
–
pour la Commission européenne, par Mme I. Martínez del Peral et M. B. Martenczuk, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 25 juin 2013,
161
rend le présent
Arrêt
1
La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 2, sous b) et d), 4, paragraphe 1, sous a) et
c), 12, sous b), et 14, premier alinéa, sous a), de la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil, du
24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère
personnel et à la libre circulation de ces données (JO L 281, p. 31), ainsi que de l’article 8 de la charte des droits
fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la «Charte»).
2
Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Google Spain SL (ci-après «Google Spain») et
Google Inc. à l’Agencia Española de Protección de Datos (AEPD) (agence de protection des données, ci-après
l’«AEPD») et à M. Costeja González au sujet d’une décision de cette agence faisant droit à la plainte déposée par
M. Costeja González contre ces deux sociétés et ordonnant à Google Inc. d’adopter les mesures nécessaires pour
retirer des données à caractère personnel concernant M. Costeja González de son index et d’empêcher l’accès à
celles-ci à l’avenir.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3
La directive 95/46 qui, selon son article 1er, a pour objet la protection des libertés et des droits fondamentaux des
personnes physiques, notamment du droit à la vie privée, à l’égard du traitement des données à caractère personnel,
ainsi que l’élimination des obstacles à la libre circulation de ces données, énonce à ses considérants 2, 10, 18 à 20 et
25:
«(2)
considérant que les systèmes de traitement de données sont au service de l’homme; qu’ils doivent, quelle que
soit la nationalité ou la résidence des personnes physiques, respecter les libertés et droits fondamentaux de
ces personnes, notamment la vie privée, et contribuer au [...] bien-être des individus;
[...]
(10)
considérant que l’objet des législations nationales relatives au traitement des données à caractère personnel
est d’assurer le respect des droits et libertés fondamentaux, notamment du droit à la vie privée reconnu
également dans l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales[, signée à Rome le 4 novembre 1950,] et dans les principes généraux du droit communautaire;
que, pour cette raison, le rapprochement de ces législations ne doit pas conduire à affaiblir la protection
qu’elles assurent mais doit, au contraire, avoir pour objectif de garantir un niveau élevé de protection dans la
Communauté;
[...]
(18)
considérant qu’il est nécessaire, afin d’éviter qu’une personne soit exclue de la protection qui lui est garantie
en vertu de la présente directive, que tout traitement de données à caractère personnel effectué dans la
Communauté respecte la législation de l’un des États membres; que, à cet égard, il est opportun de soumettre
les traitements des données effectués par toute personne opérant sous l’autorité du responsable du traitement
établi dans un État membre à l’application de la législation de cet État;
(19)
considérant que l’établissement sur le territoire d’un État membre suppose l’exercice effectif et réel d’une
activité au moyen d’une installation stable; que la forme juridique retenue pour un tel établissement, qu’il
s’agisse d’une simple succursale ou d’une filiale ayant la personnalité juridique, n’est pas déterminante à cet
égard; que, lorsqu’un même responsable est établi sur le territoire de plusieurs États membres, en particulier
par le biais d’une filiale, il doit s’assurer, notamment en vue d’éviter tout contournement, que chacun des
établissements remplit les obligations prévues par le droit national applicable aux activités de chacun d’eux;
(20)
considérant que l’établissement, dans un pays tiers, du responsable du traitement de données ne doit pas faire
obstacle à la protection des personnes prévue par la présente directive; que, dans ce cas, il convient de
soumettre les traitements de données effectués à la loi de l’État membre dans lequel des moyens utilisés pour
le traitement de données en cause sont localisés et de prendre des garanties pour que les droits et obligations
prévus par la présente directive soient effectivement respectés;
162
[...]
(25)
4
considérant que les principes de la protection doivent trouver leur expression, d’une part, dans les obligations
mises à la charge des personnes [...] qui traitent des données, ces obligations concernant en particulier la
qualité des données, la sécurité technique, la notification à l’autorité de contrôle, les circonstances dans
lesquelles le traitement peut être effectué, et, d’autre part, dans les droits donnés aux personnes dont les
données font l’objet d’un traitement d’être informées sur celui-ci, de pouvoir accéder aux données, de
pouvoir demander leur rectification, voire de s’opposer au traitement dans certaines circonstances».
L’article 2 de la directive 95/46 dispose que, «[a]ux fins de [celle-ci], on entend par:
a)
‘données à caractère personnel’: toute information concernant une personne physique identifiée ou identifiable
(personne concernée); est réputée identifiable une personne qui peut être identifiée, directement ou
indirectement, notamment par référence à un numéro d’identification ou à un ou plusieurs éléments
spécifiques, propres à son identité physique, physiologique, psychique, économique, culturelle ou sociale;
b)
‘traitement de données à caractère personnel’ (traitement): toute opération ou ensemble d’opérations effectuées
ou non à l’aide de procédés automatisés et appliquées à des données à caractère personnel, telles que la
collecte, l’enregistrement, l’organisation, la conservation, l’adaptation ou la modification, l’extraction, la
consultation, l’utilisation, la communication par transmission, diffusion ou toute autre forme de mise à
disposition, le rapprochement ou l’interconnexion, ainsi que le verrouillage, l’effacement ou la destruction;
[...]
d)
‘responsable du traitement’: la personne physique ou morale, l’autorité publique, le service ou tout autre
organisme qui, seul ou conjointement avec d’autres, détermine les finalités et les moyens du traitement de
données à caractère personnel; lorsque les finalités et les moyens du traitement sont déterminés par des
dispositions législatives ou réglementaires nationales ou communautaires, le responsable du traitement ou les
critères spécifiques pour le désigner peuvent être fixés par le droit national ou communautaire;
[...]»
5
L’article 3 de ladite directive, intitulé «Champ d’application», énonce à son paragraphe 1:
«La présente directive s’applique au traitement de données à caractère personnel, automatisé en tout ou en partie,
ainsi qu’au traitement non automatisé de données à caractère personnel contenues ou appelées à figurer dans un
fichier.»
6
L’article 4 de la même directive, intitulé «Droit national applicable», prévoit:
«1.
Chaque État membre applique les dispositions nationales qu’il arrête en vertu de la présente directive aux
traitements de données à caractère personnel lorsque:
a)
le traitement est effectué dans le cadre des activités d’un établissement du responsable du traitement sur le
territoire de l’État membre; si un même responsable du traitement est établi sur le territoire de plusieurs États
membres, il doit prendre les mesures nécessaires pour assurer le respect, par chacun de ses établissements,
des obligations prévues par le droit national applicable;
b)
le responsable du traitement n’est pas établi sur le territoire de l’État membre mais en un lieu où sa loi nationale
s’applique en vertu du droit international public;
c)
le responsable du traitement n’est pas établi sur le territoire de la Communauté et recourt, à des fins de
traitement de données à caractère personnel, à des moyens, automatisés ou non, situés sur le territoire dudit
État membre, sauf si ces moyens ne sont utilisés qu’à des fins de transit sur le territoire de la Communauté.
2.
Dans le cas visé au paragraphe 1 point c), le responsable du traitement doit désigner un représentant établi sur le
territoire dudit État membre, sans préjudice d’actions qui pourraient être introduites contre le responsable du
traitement lui-même.»
7
Sous le chapitre II, section I, de la directive 95/46, intitulée «Principes relatifs à la qualité des données», l’article 6 de
cette directive est libellé comme suit:
«1.
Les États membres prévoient que les données à caractère personnel doivent être:
163
8
a)
traitées loyalement et licitement;
b)
collectées pour des finalités déterminées, explicites et légitimes, et ne pas être traitées ultérieurement de
manière incompatible avec ces finalités. Un traitement ultérieur à des fins historiques, statistiques ou
scientifiques n’est pas réputé incompatible pour autant que les États membres prévoient des garanties
appropriées;
c)
adéquates, pertinentes et non excessives au regard des finalités pour lesquelles elles sont collectées et pour
lesquelles elles sont traitées ultérieurement;
d)
exactes et, si nécessaire, mises à jour; toutes les mesures raisonnables doivent être prises pour que les données
inexactes ou incomplètes, au regard des finalités pour lesquelles elles sont collectées ou pour lesquelles elles
sont traitées ultérieurement, soient effacées ou rectifiées;
e)
conservées sous une forme permettant l’identification des personnes concernées pendant une durée n’excédant
pas celle nécessaire à la réalisation des finalités pour lesquelles elles sont collectées ou pour lesquelles elles
sont traitées ultérieurement. Les États membres prévoient des garanties appropriées pour les données à
caractère personnel qui sont conservées au-delà de la période précitée, à des fins historiques, statistiques ou
scientifiques.
2.
Il incombe au responsable du traitement d’assurer le respect du paragraphe 1.»
Sous le chapitre II, section II, de la directive 95/46, intitulée «Principes relatifs à la légitimation des traitements de
données», l’article 7 de cette directive dispose:
«Les États membres prévoient que le traitement de données à caractère personnel ne peut être effectué que si:
[...]
f)
9
il est nécessaire à la réalisation de l’intérêt légitime poursuivi par le responsable du traitement ou par le ou les
tiers auxquels les données sont communiquées, à condition que ne prévalent pas l’intérêt ou les droits et
libertés fondamentaux de la personne concernée, qui appellent une protection au titre de l’article 1er
paragraphe 1.»
L’article 9 de ladite directive, intitulé «Traitements de données à caractère personnel et liberté d’expression», énonce:
«Les États membres prévoient, pour les traitements de données à caractère personnel effectués aux seules fins de
journalisme ou d’expression artistique ou littéraire, des exemptions et dérogations au présent chapitre, au chapitre IV
et au chapitre VI dans la seule mesure où elles s’avèrent nécessaires pour concilier le droit à la vie privée avec les
règles régissant la liberté d’expression.»
10
L’article 12 de la même directive, intitulé «Droit d’accès», prévoit:
«Les États membres garantissent à toute personne concernée le droit d’obtenir du responsable du traitement:
[...]
b)
selon le cas, la rectification, l’effacement ou le verrouillage des données dont le traitement n’est pas conforme à
la présente directive, notamment en raison du caractère incomplet ou inexact des données;
[...]»
11
L’article 14 de la directive 95/46, intitulé «Droit d’opposition de la personne concernée», dispose:
«Les États membres reconnaissent à la personne concernée le droit:
a)
[...]»
au moins dans les cas visés à l’article 7 points e) et f), de s’opposer à tout moment, pour des raisons
prépondérantes et légitimes tenant à sa situation particulière, à ce que des données la concernant fassent
l’objet d’un traitement, sauf en cas de disposition contraire du droit national. En cas d’opposition justifiée, le
traitement mis en œuvre par le responsable du traitement ne peut plus porter sur ces données;
164
12
L’article 28 de ladite directive, intitulé «Autorité de contrôle», est libellé comme suit:
«1.
Chaque État membre prévoit qu’une ou plusieurs autorités publiques sont chargées de surveiller l’application,
sur son territoire, des dispositions adoptées par les États membres en application de la présente directive.
[...]
3.
Chaque autorité de contrôle dispose notamment:
–
de pouvoirs d’investigation, tels que le pouvoir d’accéder aux données faisant l’objet d’un traitement et de
recueillir toutes les informations nécessaires à l’accomplissement de sa mission de contrôle,
–
de pouvoirs effectifs d’intervention, tels que, par exemple, celui [...] d’ordonner le verrouillage, l’effacement
ou la destruction de données, ou d’interdire temporairement ou définitivement un traitement [...]
–
[...]
Les décisions de l’autorité de contrôle faisant grief peuvent faire l’objet d’un recours juridictionnel.
4.
Chaque autorité de contrôle peut être saisie par toute personne, ou par une association la représentant, d’une
demande relative à la protection de ses droits et libertés à l’égard du traitement de données à caractère personnel. La
personne concernée est informée des suites données à sa demande.
[...]
6.
Indépendamment du droit national applicable au traitement en cause, chaque autorité de contrôle a compétence
pour exercer, sur le territoire de l’État membre dont elle relève, les pouvoirs dont elle est investie conformément au
paragraphe 3. Chaque autorité peut être appelée à exercer ses pouvoirs sur demande d’une autorité d’un autre État
membre.
Les autorités de contrôle coopèrent entre elles dans la mesure nécessaire à l’accomplissement de leurs missions,
notamment en échangeant toute information utile.
[...]»
Le droit espagnol
13
La directive 95/46 a été transposée en droit espagnol par la loi organique nº 15/1999, du 13 décembre 1999, relative à
la protection des données à caractère personnel (BOE nº 298, du 14 décembre 1999, p. 43088).
Le litige au principal et les questions préjudicielles
14
Le 5 mars 2010, M. Costeja González, de nationalité espagnole et domicilié en Espagne, a introduit auprès de l’AEPD
une réclamation à l’encontre de La Vanguardia Ediciones SL, qui publie un quotidien de grande diffusion,
notamment en Catalogne (Espagne) (ci-après «La Vanguardia») ainsi qu’à l’encontre de Google Spain et de Google
Inc. Cette réclamation se fondait sur le fait que, lorsqu’un internaute introduisait le nom de M. Costeja González dans
le moteur de recherche du groupe Google (ci-après «Google Search»), il obtenait des liens vers deux pages du
quotidien de La Vanguardia respectivement du 19 janvier et du 9 mars 1998, sur lesquelles figurait une annonce,
mentionnant le nom de M. Costeja González, pour une vente aux enchères immobilière liée à une saisie pratiquée en
recouvrement de dettes de sécurité sociale.
15
Par cette réclamation, M. Costeja González demandait, d’une part, qu’il soit ordonné à La Vanguardia soit de
supprimer ou de modifier lesdites pages afin que ses données personnelles n’y apparaissent plus, soit de recourir à
certains outils fournis par les moteurs de recherche pour protéger ces données. D’autre part, il demandait qu’il soit
ordonné à Google Spain ou à Google Inc. de supprimer ou d’occulter ses données personnelles afin qu’elles cessent
d’apparaître dans les résultats de recherche et ne figurent plus dans des liens de La Vanguardia. M. Costeja González
affirmait dans ce contexte que la saisie, dont il avait fait l’objet, avait été entièrement réglée depuis plusieurs années
et que la mention de celle-ci était désormais dépourvue de toute pertinence.
16
Par décision du 30 juillet 2010, l’AEPD a rejeté ladite réclamation pour autant qu’elle visait La Vanguardia, estimant
que la publication par cette dernière des informations en cause était légalement justifiée étant donné qu’elle avait eu
165
lieu sur ordre du ministère du Travail et des Affaires sociales et avait eu pour but de conférer une publicité maximale
à la vente publique afin de réunir le plus grand nombre d’enchérisseurs.
17
En revanche, cette même réclamation a été accueillie pour autant qu’elle était dirigée contre Google Spain et Google
Inc. L’AEPD a considéré à cet égard que les exploitants de moteurs de recherche sont soumis à la législation en
matière de protection des données, étant donné qu’ils réalisent un traitement de données pour lequel ils sont
responsables et qu’ils agissent en tant qu’intermédiaires de la société de l’information. L’AEPD a estimé qu’elle est
habilitée à ordonner le retrait des données et l’interdiction d’accéder à certaines données par les exploitants de
moteurs de recherche lorsqu’elle considère que leur localisation et leur diffusion sont susceptibles de porter atteinte
au droit fondamental de protection des données et à la dignité des personnes au sens large, ce qui engloberait
également la simple volonté de la personne intéressée que ces données ne soient pas connues par des tiers. L’AEPD a
considéré que cette obligation peut incomber directement aux exploitants de moteurs de recherche, sans qu’il soit
nécessaire d’effacer les données ou les informations du site web où elles figurent, notamment lorsque le maintien de
ces informations sur ce site est justifié par une disposition légale.
18
Google Spain et Google Inc. ont introduit deux recours séparés contre ladite décision devant l’Audiencia Nacional,
lesquels ont été joints par celle-ci.
19
Cette juridiction expose dans la décision de renvoi que lesdits recours soulèvent la question de savoir quelles
obligations incombent aux exploitants de moteurs de recherche pour la protection des données à caractère personnel
des personnes intéressées ne souhaitant pas que certaines informations, publiées sur les sites web de tiers et contenant
leurs données personnelles qui permettent de relier ces informations à ces personnes, soient localisées, indexées et
mises à la disposition des internautes de manière indéfinie. La réponse à cette question dépendrait de la manière dont
la directive 95/46 doit être interprétée dans le contexte de ces technologies qui sont apparues après sa publication.
20
Dans ces conditions, l’Audiencia Nacional a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions
préjudicielles suivantes:
«1)
En ce qui concerne l’application territoriale de la directive [95/46] et, par conséquent, de la législation
espagnole en matière de protection des données à caractère personnel:
a)
Doit-on considérer qu’il existe un ‘établissement’ au sens des dispositions de l’article 4, paragraphe 1,
sous a), de la [directive 95/46] lorsque l’une ou plusieurs des conditions suivantes sont réunies:
–
lorsque l’entreprise fournissant le moteur de recherche crée dans un État membre une succursale ou une filiale destinée
à assurer la promotion et la vente des espaces publicitaires proposés par le moteur de recherche, et dont l’activité vise les
habitants de cet État membre,
ou
–
lorsque la société mère désigne une filiale implantée dans cet État membre comme son représentant et comme étant
responsable du traitement de deux fichiers spécifiques contenant les données des clients ayant conclu des services
publicitaires avec cette entreprise,
ou
–
lorsque la succursale ou la filiale établie dans un État membre transmet à la société mère, basée en dehors de l’Union
européenne, les réclamations et les injonctions que lui adressent aussi bien les intéressés que les autorités compétentes en vue
d’obtenir le respect du droit à la protection des données, même lorsque cette collaboration a lieu de manière volontaire?
b)
L’article 4, paragraphe 1, sous c), de la [directive 95/46] doit-il s’interpréter en ce sens qu’il existe un
‘recours à des moyens situés sur le territoire dudit État membre’:
–
lorsqu’un moteur de recherche utilise des ‘araignées du web’ ou des robots d’indexation pour localiser et indexer les
informations contenues dans des sites web hébergés sur des serveurs situés dans cet État membre,
ou
–
lorsqu’il utilise un nom de domaine propre d’un État membre et oriente ses recherches et ses résultats en fonction de la
langue de cet État membre?
166
c)
Le stockage temporaire des informations indexées par les moteurs de recherche sur Internet peut-il être
considéré comme constituant un recours à des moyens, au sens de l’article 4, paragraphe 1, sous c), de
la [directive 95/46]? En cas de réponse affirmative à cette dernière question, peut-on considérer que
ce critère de rattachement est rempli lorsque l’entreprise refuse de révéler le lieu où elle stocke ces
index, en invoquant des raisons de compétitivité?
d)
Indépendamment de la réponse apportée aux questions précédentes, et en particulier dans le cas où la
Cour serait d’avis que les critères de rattachement prévus à l’article 4 de la directive [95/46] ne sont
pas remplis, la Cour est priée de répondre à la question suivante:
À la lumière de l’article 8 de la [Charte], convient-il d’appliquer la [directive 95/46] dans l’État membre où se situe le centre
de gravité du conflit, et dans lequel les droits reconnus aux citoyens de l’Union [...] peuvent bénéficier de la protection la plus
efficace?
2)
En ce qui concerne l’activité des moteurs de recherche en tant que fournisseurs de contenus en relation avec la
[directive 95/46]:
a)
S’agissant [de Google Search], qui agit comme fournisseur de contenus et dont l’activité consiste à
trouver des informations publiées ou placées sur Internet par des tiers, à les indexer de manière
automatique, à les stocker temporairement et enfin à les mettre à la disposition des internautes selon
un ordre de préférence donné, et lorsque ces informations contiennent des données à caractère
personnel de tierces personnes, faut-il considérer qu’une activité telle que celle décrite est comprise
dans la notion de ‘traitement de données à caractère personnel’ telle que définie à l’article 2, sous b),
de la [directive 95/46]?
b)
Dans le cas où la question précédente appellerait une réponse affirmative, et toujours en relation avec
une activité telle que celle décrite au paragraphe précédent:
Faut-il interpréter l’article 2, sous d), de la [directive 95/46] en ce sens qu’il conviendrait de considérer que l’entreprise qui
exploite [Google Search] est ‘responsable du traitement’ des données à caractère personnel contenues dans les sites web
qu’elle indexe?
c)
Dans l’hypothèse où la question précédente appellerait une réponse affirmative:
L’[AEPD] peut-elle, aux fins de faire respecter les droits contenus aux articles 12, sous b), et 14, [premier alinéa,] sous a), de
la [directive 95/46], ordonner directement [à Google Search] qu’il procède au retrait de ses index d’informations publiées par
des tiers, sans s’adresser préalablement ou simultanément au propriétaire du site web sur lequel figurent lesdites
informations?
d)
Dans l’hypothèse où la réponse à la question précédente serait affirmative:
Les moteurs de recherche sont-ils libérés de l’obligation qui leur incombe de respecter ces droits lorsque les informations
contenues dans les données personnelles ont été publiées légalement par des tiers et demeurent sur le site web d’origine?
3)
En ce qui concerne la portée du droit d’obtenir l’effacement et/ou de s’opposer à ce que des données concernant
l’intéressé fassent l’objet d’un traitement, en relation avec le droit à l’oubli, la Cour est priée de dire si:
Le droit d’obtenir l’effacement et le verrouillage des données à caractère personnel et celui de s’opposer à ce qu’elles fassent
l’objet d’un traitement (droits régis par les articles 12, sous b), et 14, [premier alinéa,] sous a), de la [directive 95/46]) doivent
être interprétés comme permettant à la personne concernée de s’adresser aux moteurs de recherche afin de faire obstacle à
l’indexation des informations concernant sa personne, publiées sur des sites web de tiers, en invoquant sa volonté que ces
informations ne soient pas connues des internautes lorsqu’elle considère que ces informations sont susceptibles de lui porter
préjudice ou lorsqu’elle désire que ces informations soient oubliées, alors même qu’il s’agirait d’informations publiées
légalement par des tiers?»
Sur les questions préjudicielles
Sur la deuxième question, sous a) et b), concernant le champ d’application matériel de la directive 95/46
21
Par sa deuxième question, sous a) et b), qu’il convient d’examiner en premier lieu, la juridiction de renvoi demande, en
substance, si l’article 2, sous b), de la directive 95/46 doit être interprété en ce sens que l’activité d’un moteur de
recherche en tant que fournisseur de contenus qui consiste à trouver des informations publiées ou placées sur Internet
167
par des tiers, à les indexer de manière automatique, à les stocker temporairement et, enfin, à les mettre à la disposition
des internautes selon un ordre de préférence donné doit être qualifiée de «traitement de données à caractère
personnel», au sens de cette disposition, lorsque ces informations contiennent des données à caractère personnel. En
cas de réponse affirmative, la juridiction de renvoi souhaite savoir, en outre, si cet article 2, sous d), doit être
interprété en ce sens que l’exploitant d’un moteur de recherche doit être considéré comme le «responsable» dudit
traitement des données à caractère personnel, au sens de cette disposition.
22
Selon Google Spain et Google Inc., l’activité des moteurs de recherche ne saurait être considérée comme un traitement
des données qui apparaissent sur les pages web de tiers affichées dans la liste des résultats de la recherche, étant
donné que ces moteurs traitent les informations accessibles sur Internet dans leur ensemble sans faire le tri entre les
données à caractère personnel et les autres informations. En outre, à supposer même que cette activité doive être
qualifiée de «traitement de données», l’exploitant d’un moteur de recherche ne saurait être considéré comme
«responsable» de ce traitement, dès lors qu’il n’a pas connaissance desdites données et n’exerce pas de contrôle sur
celles-ci.
23
En revanche, M. Costeja González, les gouvernements espagnol, italien, autrichien et polonais ainsi que la
Commission européenne estiment que ladite activité implique de toute évidence un «traitement de données» au sens
de la directive 95/46, lequel est distinct du traitement de données par les éditeurs de sites web et poursuit d’autres
objectifs que celui-ci. L’exploitant d’un moteur de recherche serait «responsable» du traitement des données effectué
par celui-ci dès lors que c’est lui qui détermine les finalités et les moyens de ce traitement.
24
Selon le gouvernement hellénique, l’activité en cause constitue un tel «traitement», mais dans la mesure où les moteurs
de recherche servent de simples intermédiaires, les entreprises qui les exploitent ne peuvent être considérées comme
«responsables», à l’exception des cas où elles stockent des données dans une «mémoire intermédiaire» ou une
«mémoire cache» pour une période de temps qui dépasse ce qui est techniquement nécessaire.
25
À cet égard, il y a lieu de relever que l’article 2, sous b), de la directive 95/46 définit le «traitement de données à
caractère personnel» comme «toute opération ou ensemble d’opérations effectuées ou non à l’aide de procédés
automatisés et appliquées à des données à caractère personnel, telles que la collecte, l’enregistrement, l’organisation,
la conservation, l’adaptation ou la modification, l’extraction, la consultation, l’utilisation, la communication par
transmission, diffusion ou toute autre forme de mise à disposition, le rapprochement ou l’interconnexion, ainsi que le
verrouillage, l’effacement ou la destruction».
26
S’agissant en particulier d’Internet, la Cour a déjà eu l’occasion de constater que l’opération consistant à faire figurer,
sur une page Internet, des données à caractère personnel est à considérer comme un tel «traitement» au sens de
l’article 2, sous b), de la directive 95/46 (voir arrêt Lindqvist, C-101/01, EU:C:2003:596, point 25).
27
En ce qui concerne l’activité en cause au principal, il n’est pas contesté que parmi les données trouvées, indexées,
stockées par les moteurs de recherche et mises à la disposition de leurs utilisateurs figurent également des
informations concernant des personnes physiques identifiées ou identifiables et donc des «données à caractère
personnel» au sens de l’article 2, sous a), de cette directive.
28
Partant, il convient de constater que, en explorant de manière automatisée, constante et systématique Internet à la
recherche des informations qui y sont publiées, l’exploitant d’un moteur de recherche «collecte» de telles données
qu’il «extrait», «enregistre» et «organise» par la suite dans le cadre de ses programmes d’indexation, «conserve» sur
ses serveurs et, le cas échéant, «communique à» et «met à disposition de» ses utilisateurs sous forme de listes des
résultats de leurs recherches. Ces opérations étant visées de manière explicite et inconditionnelle à l’article 2, sous b),
de la directive 95/46, elles doivent être qualifiées de «traitement» au sens de cette disposition, sans qu’il importe que
l’exploitant du moteur de recherche applique les mêmes opérations également à d’autres types d’information et ne
distingue pas entre celles-ci et les données à caractère personnel.
29
La constatation qui précède n’est pas non plus infirmée par le fait que ces données ont déjà fait l’objet d’une
publication sur Internet et ne sont pas modifiées par ce moteur de recherche.
30
Ainsi, la Cour a déjà constaté que les opérations visées à l’article 2, sous b), de la directive 95/46 doivent être
qualifiées comme un tel traitement également dans l’hypothèse où elles concernent exclusivement des informations
déjà publiées telles quelles dans les médias. Elle a, en effet, relevé à cet égard qu’une dérogation générale à
l’application de la directive 95/46 dans une telle hypothèse viderait cette dernière largement de son sens (voir, en ce
sens, arrêt Satakunnan Markkinapörssi et Satamedia, C-73/07, EU:C:2008:727, points 48 et 49).
31
En outre, il découle de la définition contenue à l’article 2, sous b), de la directive 95/46 que, si la modification de
données à caractère personnel constitue, certes, un traitement au sens de celle-ci, les autres opérations qui y sont
mentionnées ne nécessitent, en revanche, nullement que ces données soient modifiées.
168
32
Quant à la question de savoir si l’exploitant d’un moteur de recherche doit ou non être considéré comme le
«responsable du traitement» des données à caractère personnel effectué par ce moteur dans le cadre d’une activité
telle que celle en cause au principal, il convient de rappeler que l’article 2, sous d), de la directive 95/46 définit celuici comme «la personne physique ou morale, l’autorité publique, le service ou tout autre organisme qui, seul ou
conjointement avec d’autres, détermine les finalités et les moyens du traitement de données à caractère personnel».
33
Or, c’est l’exploitant du moteur de recherche qui détermine les finalités et les moyens de cette activité et ainsi du
traitement de données à caractère personnel qu’il effectue, lui-même, dans le cadre de celle-ci et qui doit, par
conséquent, être considéré comme le «responsable» de ce traitement en vertu dudit article 2, sous d).
34
Par ailleurs, il convient de constater qu’il serait contraire non seulement au libellé clair mais également à l’objectif de
cette disposition, consistant à assurer, par une définition large de la notion de «responsable», une protection efficace
et complète des personnes concernées, d’exclure de celle-ci l’exploitant d’un moteur de recherche au motif qu’il
n’exerce pas de contrôle sur les données à caractère personnel publiées sur les pages web de tiers.
35
À cet égard, il y a lieu de souligner que le traitement de données à caractère personnel effectué dans le cadre de
l’activité d’un moteur de recherche se distingue de et s’ajoute à celui effectué par les éditeurs de sites web, consistant
à faire figurer ces données sur une page Internet.
36
En outre, il est constant que cette activité des moteurs de recherche joue un rôle décisif dans la diffusion globale
desdites données en ce qu’elle rend celles-ci accessibles à tout internaute effectuant une recherche à partir du nom de
la personne concernée, y compris aux internautes qui, autrement, n’auraient pas trouvé la page web sur laquelle ces
mêmes données sont publiées.
37
De plus, l’organisation et l’agrégation des informations publiées sur Internet effectuées par les moteurs de recherche
dans le but de faciliter à leurs utilisateurs l’accès à celles-ci peut conduire, lorsque la recherche de ces derniers est
effectuée à partir du nom d’une personne physique, à ce que ceux-ci obtiennent par la liste de résultats un aperçu
structuré des informations relatives à cette personne trouvables sur Internet leur permettant d’établir un profil plus ou
moins détaillé de la personne concernée.
38
Dans la mesure où l’activité d’un moteur de recherche est donc susceptible d’affecter significativement et de manière
additionnelle par rapport à celle des éditeurs de sites web les droits fondamentaux de la vie privée et de la protection
des données à caractère personnel, l’exploitant de ce moteur en tant que personne déterminant les finalités et les
moyens de cette activité doit assurer, dans le cadre de ses responsabilités, de ses compétences et de ses possibilités,
que celle-ci satisfait aux exigences de la directive 95/46 pour que les garanties prévues par celle-ci puissent
développer leur plein effet et qu’une protection efficace et complète des personnes concernées, notamment de leur
droit au respect de leur vie privée, puisse effectivement être réalisée.
39
Enfin, la circonstance que les éditeurs de sites web ont la faculté d’indiquer aux exploitants de moteurs de recherche, à
l’aide notamment de protocoles d’exclusion comme «robot.txt» ou de codes comme «noindex» ou «noarchive»,
qu’ils souhaitent qu’une information déterminée, publiée sur leur site, soit exclue en totalité ou partiellement des
index automatiques de ces moteurs ne signifie pas que l’absence d’une telle indication de la part de ces éditeurs
libérerait l’exploitant d’un moteur de recherche de sa responsabilité pour le traitement des données à caractère
personnel qu’il effectue dans le cadre de l’activité de ce moteur.
40
En effet, cette circonstance ne change pas le fait que les finalités et les moyens de ce traitement sont déterminés par cet
exploitant. En outre, à supposer même que ladite faculté des éditeurs de sites web signifie que ceux-ci déterminent
conjointement avec ledit exploitant les moyens dudit traitement, cette constatation n’enlèverait rien à la responsabilité
de ce dernier, l’article 2, sous d), de la directive 95/46 prévoyant expressément que cette détermination peut être
effectuée «seul ou conjointement avec d’autres».
41
Il découle de l’ensemble des considérations qui précèdent qu’il convient de répondre à la deuxième question, sous a) et
b), que l’article 2, sous b) et d), de la directive 95/46 doit être interprété en ce sens que, d’une part, l’activité d’un
moteur de recherche consistant à trouver des informations publiées ou placées sur Internet par des tiers, à les indexer
de manière automatique, à les stocker temporairement et, enfin, à les mettre à la disposition des internautes selon un
ordre de préférence donné doit être qualifiée de «traitement de données à caractère personnel», au sens de cet
article 2, sous b), lorsque ces informations contiennent des données à caractère personnel et, d’autre part, l’exploitant
de ce moteur de recherche doit être considéré comme le «responsable» dudit traitement, au sens dudit article 2,
sous d).
Sur la première question, sous a) à d), concernant le champ d’application territorial de la directive 95/46
169
42
Par sa première question, sous a) à d), la juridiction de renvoi vise à établir s’il est possible d’appliquer la législation
nationale transposant la directive 95/46 dans des circonstances telles que celles en cause au principal.
43
Dans ce contexte, la juridiction de renvoi a établi les faits suivants:
44
–
Google Search est proposé au niveau mondial par l’intermédiaire du site web «www.google.com». Dans de
nombreux États, il existe des versions locales adaptées à la langue nationale. La version en langue espagnole
de Google Search est proposée par l’intermédiaire du site web «www.google.es», enregistré depuis le
16 septembre 2003. Google Search est l’un des moteurs de recherche les plus utilisés en Espagne.
–
Google Search est exploité par Google Inc., qui est la société mère du groupe Google et dont le siège social est
établi aux États-Unis.
–
Google Search indexe les sites web du monde entier, parmi lesquels se trouvent les sites situés en Espagne. Les
informations indexées par ses «araignées du web» ou ses robots d’indexation, c’est-à-dire des programmes
informatiques utilisés pour repérer et balayer le contenu de pages web de façon méthodique et automatisée,
sont stockées temporairement dans des serveurs dont l’État d’emplacement n’est pas connu, cette information
étant maintenue secrète pour des raisons concurrentielles.
–
Google Search ne se borne pas à donner accès aux contenus hébergés sur les sites web indexés, mais met à
profit cette activité pour inclure, contre paiement, des publicités associées aux termes de recherche introduits
par les internautes, pour des entreprises qui désirent utiliser cet outil en vue d’offrir leurs biens ou services à
ces derniers.
–
Le groupe Google a recours à sa filiale Google Spain pour la promotion des ventes d’espaces publicitaires
générés sur le site web «www.google.com». Google Spain, qui a été constituée le 3 septembre 2003 et qui
jouit d’une personnalité juridique propre, a son siège social à Madrid (Espagne). Elle développe ses activités
essentiellement à destination des entreprises basées en Espagne, agissant en tant qu’agent commercial dudit
groupe dans cet État membre. Son objet social est de promouvoir, de faciliter et d’effectuer la vente de
produits et de services de publicité en ligne à des tiers ainsi que le marketing de cette publicité.
–
Google Inc. a désigné Google Spain comme responsable du traitement, en Espagne, de deux fichiers enregistrés
par Google Inc. auprès de l’AEPD, ces fichiers ayant pour objet de contenir les données personnelles des
clients ayant conclu des contrats de services publicitaires avec Google Inc.
Concrètement, la juridiction de renvoi s’interroge, à titre principal, sur la notion d’«établissement», au sens de
l’article 4, paragraphe 1, sous a), de la directive 95/46, et sur celle de «recours à des moyens situés sur le territoire
dudit État membre», au sens de cet article 4, paragraphe 1, sous c).
Sur la première question, sous a)
45
46
Par sa première question, sous a), la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 4, paragraphe 1, sous a),
de la directive 95/46 doit être interprété en ce sens qu’un traitement de données à caractère personnel est effectué
dans le cadre des activités d’un établissement du responsable de ce traitement sur le territoire d’un État membre, au
sens de cette disposition, lorsque l’une ou plusieurs des trois conditions suivantes sont réunies:
–
l’exploitant d’un moteur de recherche crée dans un État membre une succursale ou une filiale destinée à assurer
la promotion et la vente des espaces publicitaires proposés par ce moteur et dont l’activité vise les habitants
de cet État membre, ou
–
la société mère désigne une filiale implantée dans ledit État membre comme son représentant et comme étant
responsable du traitement de deux fichiers spécifiques contenant les données des clients ayant conclu des
services publicitaires avec cette entreprise, ou
–
la succursale ou la filiale établie dans un État membre transmet à la société mère, basée en dehors de l’Union,
les réclamations et les injonctions que lui adressent aussi bien les intéressés que les autorités compétentes en
vue d’obtenir le respect du droit à la protection des données à caractère personnel, même lorsque cette
collaboration a lieu de manière volontaire.
En ce qui concerne la première de ces trois conditions, la juridiction de renvoi relève que Google Search est exploité et
géré par Google Inc. et qu’il n’est pas établi que Google Spain réalise en Espagne une activité directement liée à
l’indexation ou au stockage d’informations ou de données contenues dans les sites web de tiers. Cependant, l’activité
170
de promotion et de vente des espaces publicitaires, dont s’occupe Google Spain pour l’Espagne, constituerait la partie
essentielle de l’activité commerciale du groupe Google et pourrait être considérée comme étant étroitement liée à
Google Search.
47
M. Costeja González, les gouvernements espagnol, italien, autrichien et polonais ainsi que la Commission estiment
que, compte tenu du lien indissociable entre l’activité du moteur de recherche exploité par Google Inc. et celle de
Google Spain, cette dernière doit être considérée comme un établissement de la première, dans le cadre des activités
duquel le traitement de données à caractère personnel est effectué. En revanche, selon Google Spain, Google Inc. et le
gouvernement hellénique, l’article 4, paragraphe 1, sous a), de la directive 95/46 ne trouve pas à s’appliquer dans
l’hypothèse de la première des trois conditions énumérées par la juridiction de renvoi.
48
À cet égard, il convient tout d’abord de relever que le considérant 19 de la directive 95/46 précise que «l’établissement
sur le territoire d’un État membre suppose l’exercice effectif et réel d’une activité au moyen d’une installation stable»
et «que la forme juridique retenue pour un tel établissement, qu’il s’agisse d’une simple succursale ou d’une filiale
ayant la personnalité juridique, n’est pas déterminante».
49
Or, il n’est pas contesté que Google Spain se livre à l’exercice effectif et réel d’une activité au moyen d’une
installation stable en Espagne. Étant en outre dotée d’une personnalité juridique propre, elle constitue ainsi une filiale
de Google Inc. sur le territoire espagnol et, partant, un «établissement» au sens de l’article 4, paragraphe 1, sous a),
de la directive 95/46.
50
Afin de satisfaire au critère établi à cette disposition, encore faut-il que le traitement de données à caractère personnel
par le responsable de celui-ci soit «effectué dans le cadre des activités» d’un établissement de ce responsable sur le
territoire d’un État membre.
51
Google Spain et Google Inc. contestent que ce soit le cas dès lors que le traitement de données à caractère personnel en
cause au principal est effectué exclusivement par Google Inc., qui exploite Google Search sans aucune intervention
de la part de Google Spain, dont l’activité se limite à la fourniture d’un soutien à l’activité publicitaire du groupe
Google qui est distincte de son service de moteur de recherche.
52
Cependant, ainsi que l’ont souligné notamment le gouvernement espagnol et la Commission, l’article 4, paragraphe 1,
sous a), de la directive 95/46 exige non pas que le traitement de données à caractère personnel en question soit
effectué «par» l’établissement concerné lui-même, mais uniquement qu’il le soit «dans le cadre des activités» de
celui-ci.
53
En outre, au vu de l’objectif de la directive 95/46 d’assurer une protection efficace et complète des libertés et des
droits fondamentaux des personnes physiques, notamment du droit à la vie privée, à l’égard du traitement des
données à caractère personnel, cette dernière expression ne saurait recevoir une interprétation restrictive (voir, par
analogie, arrêt L’Oréal e.a., C-324/09, EU:C:2011:474, points 62 et 63).
54
Il convient de relever dans ce contexte qu’il ressort notamment des considérants 18 à 20 et de l’article 4 de la directive
95/46 que le législateur de l’Union a entendu éviter qu’une personne soit exclue de la protection garantie par celle-ci
et que cette protection soit contournée, en prévoyant un champ d’application territorial particulièrement large.
55
Compte tenu de cet objectif de la directive 95/46 et du libellé de son article 4, paragraphe 1, sous a), il y a lieu de
considérer que le traitement de données à caractère personnel qui est fait pour les besoins du service d’un moteur de
recherche tel que Google Search, lequel est exploité par une entreprise ayant son siège dans un État tiers mais
disposant d’un établissement dans un État membre, est effectué «dans le cadre des activités» de cet établissement si
celui-ci est destiné à assurer, dans cet État membre, la promotion et la vente des espaces publicitaires proposés par ce
moteur de recherche, qui servent à rentabiliser le service offert par ce moteur.
56
En effet, dans de telles circonstances, les activités de l’exploitant du moteur de recherche et celles de son établissement
situé dans l’État membre concerné sont indissociablement liées dès lors que les activités relatives aux espaces
publicitaires constituent le moyen pour rendre le moteur de recherche en cause économiquement rentable et que ce
moteur est, en même temps, le moyen permettant l’accomplissement de ces activités.
57
À cet égard, il convient de rappeler que, ainsi qu’il a été précisé aux points 26 à 28 du présent arrêt, l’affichage même
de données à caractère personnel sur une page de résultats d’une recherche constitue un traitement de telles données.
Or, ledit affichage de résultats étant accompagné, sur la même page, de celui de publicités liées aux termes de
recherche, force est de constater que le traitement de données à caractère personnel en question est effectué dans le
cadre de l’activité publicitaire et commerciale de l’établissement du responsable du traitement sur le territoire d’un
État membre, en l’occurrence le territoire espagnol.
171
58
Dans ces conditions, il ne saurait être accepté que le traitement de données à caractère personnel effectué pour les
besoins du fonctionnement dudit moteur de recherche soit soustrait aux obligations et aux garanties prévues par la
directive 95/46, ce qui porterait atteinte à l’effet utile de celle-ci et à la protection efficace et complète des libertés et
des droits fondamentaux des personnes physiques qu’elle vise à assurer (voir, par analogie, arrêt L’Oréal e.a.,
EU:C:2011:474, points 62 et 63), notamment celui au respect de leur vie privée, à l’égard du traitement des données à
caractère personnel, auquel cette directive accorde une importance particulière ainsi que le confirment notamment
son article 1er, paragraphe 1, et ses considérants 2 et 10 (voir, en ce sens, arrêts Österreichischer Rundfunk e.a.,
C-465/00, C-138/01 et C-139/01, EU:C:2003:294, point 70; Rijkeboer, C-553/07, EU:C:2009:293, point 47, ainsi que
IPI, C-473/12, EU:C:2013:715, point 28 et jurisprudence citée).
59
Dans la mesure où la première des trois conditions énumérées par la juridiction de renvoi suffit à elle seule pour
conclure qu’un établissement tel que Google Spain satisfait au critère prévu à l’article 4, paragraphe 1, sous a), de la
directive 95/46, il n’est pas nécessaire d’examiner les deux autres conditions.
60
Il découle de ce qui précède qu’il convient de répondre à la première question, sous a), que l’article 4, paragraphe 1,
sous a), de la directive 95/46 doit être interprété en ce sens qu’un traitement de données à caractère personnel est
effectué dans le cadre des activités d’un établissement du responsable de ce traitement sur le territoire d’un État
membre, au sens de cette disposition, lorsque l’exploitant d’un moteur de recherche crée dans un État membre une
succursale ou une filiale destinée à assurer la promotion et la vente des espaces publicitaires proposés par ce moteur
et dont l’activité vise les habitants de cet État membre.
Sur la première question, sous b) à d)
61
Compte tenu de la réponse apportée à la première question, sous a), il n’y a pas lieu de répondre à la première
question, sous b) à d).
Sur la deuxième question, sous c) et d), concernant l’étendue de la responsabilité de l’exploitant d’un moteur de
recherche en vertu de la directive 95/46
62
Par sa deuxième question, sous c) et d), la juridiction de renvoi demande, en substance, si les articles 12, sous b), et 14,
premier alinéa, sous a), de la directive 95/46 doivent être interprétés en ce sens que, afin de respecter les droits prévus
à ces dispositions, l’exploitant d’un moteur de recherche est obligé de supprimer de la liste de résultats, affichée à la
suite d’une recherche effectuée à partir du nom d’une personne, des liens vers des pages web, publiées par des tiers et
contenant des informations relatives à cette personne, également dans l’hypothèse où ce nom ou ces informations ne
sont pas effacés préalablement ou simultanément de ces pages web, et ce, le cas échéant, même lorsque leur
publication en elle-même sur lesdites pages est licite.
63
Google Spain et Google Inc. estiment que, en vertu du principe de proportionnalité, toute demande visant à
l’élimination d’informations doit être adressée à l’éditeur du site web concerné puisque c’est ce dernier qui prend la
responsabilité de rendre les informations publiques, qui est en mesure d’évaluer la licéité de cette publication et qui
dispose des moyens les plus efficaces et les moins restrictifs pour rendre ces informations inaccessibles. En outre,
imposer à l’exploitant d’un moteur de recherche de retirer de ses index des informations publiées sur Internet
tiendrait insuffisamment compte des droits fondamentaux des éditeurs de sites web, des autres internautes ainsi que
de cet exploitant lui-même.
64
Selon le gouvernement autrichien, une autorité de contrôle nationale peut ordonner à un tel exploitant d’effacer de ses
fichiers des informations publiées par des tiers uniquement si l’illégalité ou l’inexactitude des données en cause a été
constatée auparavant ou si la personne concernée a introduit avec succès une opposition auprès de l’éditeur du site
web sur lequel ces informations ont été publiées.
65
M. Costeja González, les gouvernements espagnol, italien et polonais ainsi que la Commission estiment que l’autorité
nationale peut ordonner directement à l’exploitant d’un moteur de recherche de retirer de ses index et de sa mémoire
intermédiaire des informations contenant des données à caractère personnel publiées par des tiers, sans devoir
s’adresser préalablement ou simultanément à l’éditeur de la page web sur laquelle figurent ces informations. De plus,
pour M. Costeja González, les gouvernements espagnol et italien ainsi que la Commission, la circonstance que
lesdites informations ont été publiées de façon licite et qu’elles figurent toujours sur la page web d’origine n’a pas
d’incidence sur les obligations dudit exploitant en vertu de la directive 95/46. En revanche, pour le gouvernement
polonais, cette circonstance est de nature à libérer celui-ci de ses obligations.
66
À titre liminaire, il convient de rappeler que, ainsi qu’il résulte de son article 1er et de son considérant 10, la directive
95/46 vise à garantir un niveau élevé de protection des libertés et des droits fondamentaux des personnes physiques,
notamment de leur vie privée, à l’égard du traitement des données à caractère personnel (voir, en ce sens, arrêt IPI,
EU:C:2013:715, point 28).
172
67
Selon le considérant 25 de la directive 95/46, les principes de la protection prévus par celle-ci trouvent leur expression,
d’une part, dans les obligations mises à la charge des personnes qui traitent des données, ces obligations concernant
en particulier la qualité des données, la sécurité technique, la notification à l’autorité de contrôle, les circonstances
dans lesquelles le traitement peut être effectué, et, d’autre part, dans les droits donnés aux personnes dont les données
font l’objet d’un traitement d’être informées sur celui-ci, de pouvoir accéder aux données, de pouvoir demander leur
rectification, voire de s’opposer au traitement dans certaines circonstances.
68
La Cour a déjà jugé que les dispositions de la directive 95/46, en ce qu’elles régissent le traitement de données à
caractère personnel susceptibles de porter atteinte aux libertés fondamentales et, en particulier, au droit à la vie
privée, doivent nécessairement être interprétées à la lumière des droits fondamentaux qui, selon une jurisprudence
constante, font partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour assure le respect et qui sont désormais
inscrits dans la Charte (voir, notamment, arrêts Connolly/Commission, C-274/99 P, EU:C:2001:127, point 37, ainsi
que Österreichischer Rundfunk e.a., EU:C:2003:294, point 68).
69
Ainsi, l’article 7 de la Charte garantit le droit au respect de la vie privée, tandis que l’article 8 de la Charte proclame
expressément le droit à la protection des données à caractère personnel. Les paragraphes 2 et 3 de ce dernier article
précisent que ces données doivent être traitées loyalement, à des fins déterminées et sur la base du consentement de la
personne concernée ou en vertu d’un autre fondement légitime prévu par la loi, que toute personne a le droit
d’accéder aux données collectées la concernant et d’en obtenir la rectification et que le respect de ces règles est
soumis au contrôle d’une autorité indépendante. Ces exigences sont mises en œuvre notamment par les articles 6, 7,
12, 14 et 28 de la directive 95/46.
70
S’agissant de l’article 12, sous b), de la directive 95/46, celui-ci dispose que les États membres garantissent à toute
personne concernée le droit d’obtenir du responsable du traitement, selon le cas, la rectification, l’effacement ou le
verrouillage des données dont le traitement n’est pas conforme à la directive 95/46, notamment en raison du caractère
incomplet ou inexact des données. Cette dernière précision relative au cas du non-respect de certaines exigences
visées à l’article 6, paragraphe 1, sous d), de la directive 95/46 révélant un caractère exemplatif et non exhaustif, il
s’ensuit que la non-conformité du traitement, susceptible d’ouvrir à la personne concernée le droit garanti à
l’article 12, sous b), de ladite directive, peut également découler du non-respect des autres conditions de licéité
imposées par celle-ci au traitement de données à caractère personnel.
71
À cet égard, il convient de rappeler que, sous réserve des dérogations admises au titre de l’article 13 de la directive
95/46, tout traitement de données à caractère personnel doit, d’une part, être conforme aux principes relatifs à la
qualité des données énoncés à l’article 6 de cette directive et, d’autre part, répondre à l’un des principes relatifs à la
légitimation des traitements de données énumérés à l’article 7 de ladite directive (voir arrêts Österreichischer
Rundfunk e.a., EU:C:2003:294, point 65; ASNEF et FECEMD, C-468/10 et C-469/10, EU:C:2011:777, point 26,
ainsi que Worten, C-342/12, EU:C:2013:355, point 33).
72
Aux termes de cet article 6 et sous réserve des dispositions spécifiques que les États membres peuvent prévoir pour des
traitements à des fins historiques, statistiques ou scientifiques, il incombe au responsable du traitement d’assurer que
les données à caractère personnel sont «traitées loyalement et licitement», qu’elles sont «collectées pour des finalités
déterminées, explicites et légitimes, et ne [sont pas] traitées ultérieurement de manière incompatible avec ces
finalités», qu’elles sont «adéquates, pertinentes et non excessives au regard des finalités pour lesquelles elles sont
collectées et pour lesquelles elles sont traitées ultérieurement», qu’elles sont «exactes et, si nécessaire, mises à jour»
et, enfin, qu’elles sont «conservées sous une forme permettant l’identification des personnes concernées pendant une
durée n’excédant pas celle nécessaire à la réalisation des finalités pour lesquelles elles sont collectées ou pour
lesquelles elles sont traitées ultérieurement». Dans ce contexte, ce responsable doit prendre toutes les mesures
raisonnables pour que les données qui ne répondent pas aux exigences de cette disposition soient effacées ou
rectifiées.
73
Quant à la légitimation, au titre de l’article 7 de la directive 95/46, d’un traitement comme celui en cause au principal
effectué par l’exploitant d’un moteur de recherche, celui-ci est susceptible de relever du motif visé à cet article 7,
sous f).
74
Cette disposition permet le traitement de données à caractère personnel lorsqu’il est nécessaire à la réalisation de
l’intérêt légitime poursuivi par le responsable du traitement ou par le ou les tiers auxquels les données sont
communiquées, à condition que ne prévalent pas l’intérêt ou les libertés et les droits fondamentaux de la personne
concernée, notamment son droit au respect de sa vie privée à l’égard du traitement des données à caractère personnel,
qui appellent une protection au titre de l’article 1er, paragraphe 1, de cette directive. L’application dudit article 7,
sous f), nécessite ainsi une pondération des droits et des intérêts opposés en cause dans le cadre de laquelle il doit être
tenu compte de l’importance des droits de la personne concernée résultant des articles 7 et 8 de la Charte (voir arrêt
ASNEF et FECEMD, EU:C:2011:777, points 38 et 40).
173
75
Si la conformité du traitement aux articles 6 et 7, sous f), de la directive 95/46 peut être vérifié dans le cadre d’une
demande au sens de l’article 12, sous b), de cette directive, la personne concernée peut, en plus, se prévaloir sous
certaines conditions du droit d’opposition prévu à l’article 14, premier alinéa, sous a), de celle-ci.
76
Selon cet article 14, premier alinéa, sous a), les États membres reconnaissent à la personne concernée le droit, au
moins dans les cas visés à l’article 7, sous e) et f), de la directive 95/46, de s’opposer à tout moment, pour des raisons
prépondérantes et légitimes tenant à sa situation particulière, à ce que des données la concernant fassent l’objet d’un
traitement, sauf en cas de disposition contraire du droit national. La pondération à effectuer dans le cadre dudit
article 14, premier alinéa, sous a), permet ainsi de tenir compte de manière plus spécifique de toutes les circonstances
entourant la situation concrète de la personne concernée. En cas d’opposition justifiée, le traitement mis en œuvre par
le responsable de celui-ci ne peut plus porter sur ces données.
77
Les demandes au titre des articles 12, sous b), et 14, premier alinéa, sous a), de la directive 95/46 peuvent être
directement adressées par la personne concernée au responsable du traitement qui doit alors dûment examiner le bienfondé de celles-ci et, le cas échéant, mettre fin au traitement des données en cause. Lorsque le responsable du
traitement ne donne pas suite à ces demandes, la personne concernée peut saisir l’autorité de contrôle ou l’autorité
judiciaire pour que celles-ci effectuent les vérifications nécessaires et ordonnent à ce responsable des mesures
précises en conséquence.
78
À cet égard, il y a lieu de relever qu’il résulte de l’article 28, paragraphes 3 et 4, de la directive 95/46, que chaque
autorité de contrôle peut être saisie par toute personne d’une demande relative à la protection de ses droits et libertés
à l’égard du traitement de données à caractère personnel et qu’elle dispose de pouvoirs d’investigation et de pouvoirs
effectifs d’intervention lui permettant d’ordonner notamment le verrouillage, l’effacement ou la destruction de
données, ou d’interdire temporairement ou définitivement un tel traitement.
79
C’est à la lumière de ces considérations qu’il convient d’interpréter et d’appliquer les dispositions de la directive 95/46
régissant les droits de la personne concernée lorsque l’autorité de contrôle ou l’autorité judiciaire sont saisies par
celle-ci d’une demande telle que celle en cause au principal.
80
À cet égard, il importe d’emblée de relever que, ainsi qu’il a été constaté aux points 36 à 38 du présent arrêt, un
traitement de données à caractère personnel, tel que celui en cause au principal, réalisé par l’exploitant d’un moteur
de recherche, est susceptible d’affecter significativement les droits fondamentaux au respect de la vie privée et à la
protection des données à caractère personnel lorsque la recherche à l’aide de ce moteur est effectuée à partir du nom
d’une personne physique, dès lors que ledit traitement permet à tout internaute d’obtenir par la liste de résultats un
aperçu structuré des informations relatives à cette personne trouvables sur Internet, qui touchent potentiellement à
une multitude d’aspects de sa vie privée et qui, sans ledit moteur de recherche, n’auraient pas ou seulement que très
difficilement pu être interconnectées, et ainsi d’établir un profil plus ou moins détaillé de celle-ci. En outre, l’effet de
l’ingérence dans lesdits droits de la personne concernée se trouve démultiplié en raison du rôle important que jouent
Internet et les moteurs de recherche dans la société moderne, lesquels confèrent aux informations contenues dans une
telle liste de résultats un caractère ubiquitaire (voir, en ce sens, arrêt eDate Advertising e.a., C-509/09 et C-161/10,
EU:C:2011:685, point 45).
81
Au vu de la gravité potentielle de cette ingérence, force est de constater que celle-ci ne saurait être justifiée par le seul
intérêt économique de l’exploitant d’un tel moteur dans ce traitement. Cependant, dans la mesure où la suppression
de liens de la liste de résultats pourrait, en fonction de l’information en cause, avoir des répercussions sur l’intérêt
légitime des internautes potentiellement intéressés à avoir accès à celle-ci, il y a lieu de rechercher, dans des
situations telles que celles en cause au principal, un juste équilibre notamment entre cet intérêt et les droits
fondamentaux de cette personne au titre des articles 7 et 8 de la Charte. Si, certes, les droits de la personne concernée
protégés par ces articles prévalent également, en règle générale, sur ledit intérêt des internautes, cet équilibre peut
toutefois dépendre, dans des cas particuliers, de la nature de l’information en question et de sa sensibilité pour la vie
privée de la personne concernée ainsi que de l’intérêt du public à disposer de cette information, lequel peut varier,
notamment, en fonction du rôle joué par cette personne dans la vie publique.
82
Au terme de l’appréciation des conditions d’application des articles 12, sous b), et 14, premier alinéa, sous a), de la
directive 95/46 à opérer lorsqu’elles sont saisies d’une demande telle que celle en cause au principal, l’autorité de
contrôle ou l’autorité judiciaire peuvent ordonner audit exploitant de supprimer de la liste de résultats, affichée à la
suite d’une recherche effectuée à partir du nom d’une personne, des liens vers des pages web, publiées par des tiers et
contenant des informations relatives à cette personne, sans qu’une ordonnance en ce sens présuppose que ce nom et
ces informations soient, du plein gré de l’éditeur ou sur ordonnance de l’une de ces autorités, supprimés au préalable
ou simultanément de la page web sur laquelle ils ont été publiés.
83
En effet, ainsi qu’il a été constaté aux points 35 à 38 du présent arrêt, dans la mesure où le traitement des données
effectué dans le cadre de l’activité d’un moteur de recherche se distingue de et s’ajoute à celui effectué par les
éditeurs de sites web et affecte de manière additionnelle les droits fondamentaux de la personne concernée,
174
l’exploitant de ce moteur en tant que responsable de ce traitement doit assurer, dans le cadre de ses responsabilités, de
ses compétences et de ses possibilités, que celui-ci satisfait aux exigences de la directive 95/46, pour que les garanties
prévues par celle-ci puissent développer leur plein effet.
84
À cet égard, il y a lieu de relever que, compte tenu de la facilité avec laquelle des informations publiées sur un site web
peuvent être répliquées sur d’autres sites et du fait que les responsables de leur publication ne sont pas toujours
soumis à la législation de l’Union, une protection efficace et complète des personnes concernées ne pourrait être
réalisée si celles-ci devaient d’abord ou en parallèle obtenir l’effacement des informations les concernant auprès des
éditeurs de sites web.
85
En outre, le traitement par l’éditeur d’une page web, consistant dans la publication d’informations relatives à une
personne physique, peut, le cas échéant, être effectué «aux seules fins de journalisme» et ainsi bénéficier, en vertu de
l’article 9 de la directive 95/46, de dérogations aux exigences établies par celle-ci, tandis que tel n’apparaît pas être le
cas s’agissant du traitement effectué par l’exploitant d’un moteur de recherche. Il ne peut ainsi être exclu que la
personne concernée soit dans certaines circonstances susceptible d’exercer les droits visés aux articles 12, sous b), et
14, premier alinéa, sous a), de la directive 95/46 contre ledit exploitant, mais non pas contre l’éditeur de ladite page
web.
86
Enfin, il importe de constater que non seulement le motif justifiant, en vertu de l’article 7 de la directive 95/46, la
publication d’une donnée à caractère personnel sur un site web ne coïncide pas forcément avec celui qui s’applique à
l’activité des moteurs de recherche, mais que, même lorsque tel est le cas, le résultat de la mise en balance des
intérêts en cause à effectuer en vertu des articles 7, sous f), et 14, premier alinéa, sous a), de cette directive peut
diverger selon qu’il s’agit du traitement effectué par l’exploitant d’un moteur de recherche ou de celui effectué par
l’éditeur de cette page web, étant donné que, d’une part, les intérêts légitimes justifiant ces traitements peuvent être
différents et, d’autre part, les conséquences qu’ont lesdits traitements pour la personne concernée, et notamment pour
sa vie privée, ne sont pas nécessairement les mêmes.
87
En effet, dans la mesure où l’inclusion dans la liste de résultats, affichée à la suite d’une recherche effectuée à partir du
nom d’une personne, d’une page web et des informations qui y sont contenues relatives à cette personne facilite
sensiblement l’accessibilité de ces informations à tout internaute effectuant une recherche sur la personne concernée
et peut jouer un rôle décisif pour la diffusion desdites informations, elle est susceptible de constituer une ingérence
plus importante dans le droit fondamental au respect de la vie privée de la personne concernée que la publication par
l’éditeur de cette page web.
88
Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la deuxième question, sous c) et d),
que les articles 12, sous b), et 14, premier alinéa, sous a), de la directive 95/46 doivent être interprétés en ce sens que,
afin de respecter les droits prévus à ces dispositions et pour autant que les conditions prévues par celles-ci sont
effectivement satisfaites, l’exploitant d’un moteur de recherche est obligé de supprimer de la liste de résultats,
affichée à la suite d’une recherche effectuée à partir du nom d’une personne, des liens vers des pages web, publiées
par des tiers et contenant des informations relatives à cette personne, également dans l’hypothèse où ce nom ou ces
informations ne sont pas effacés préalablement ou simultanément de ces pages web, et ce, le cas échéant, même
lorsque leur publication en elle-même sur lesdites pages est licite.
Sur la troisième question, concernant la portée des droits de la personne concernée garantis par la directive 95/46
89
Par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si les articles 12, sous b), et 14, premier
alinéa, sous a), de la directive 95/46 doivent être interprétés en ce sens qu’ils permettent à la personne concernée
d’exiger de l’exploitant d’un moteur de recherche de supprimer de la liste de résultats, affichée à la suite d’une
recherche effectuée à partir du nom de cette personne, des liens vers des pages web, publiées légalement par des tiers
et contenant des informations véridiques relatives à cette dernière, au motif que ces informations sont susceptibles de
lui porter préjudice ou qu’elle désire que celles-ci soient «oubliées» après un certain temps.
90
Google Spain, Google Inc., les gouvernements hellénique, autrichien et polonais ainsi que la Commission estiment que
cette question appelle une réponse négative. Google Spain, Google Inc., le gouvernement polonais et la Commission
font valoir à cet égard que les articles 12, sous b), et 14, premier alinéa, sous a), de la directive 95/46 confèrent des
droits aux personnes concernées uniquement à la condition que le traitement en question soit incompatible avec cette
directive ou pour des raisons prépondérantes et légitimes tenant à leur situation particulière, et non pas au simple
motif qu’elles estiment que ce traitement est susceptible de leur porter préjudice ou qu’elles souhaitent que les
données faisant l’objet dudit traitement tombent dans l’oubli. Les gouvernements hellénique et autrichien considèrent
que la personne concernée doit s’adresser à l’éditeur du site web concerné.
91
M. Costeja González ainsi que les gouvernements espagnol et italien sont de l’avis que la personne concernée peut
s’opposer à l’indexation de ses données personnelles par un moteur de recherche lorsque la diffusion de ces données
par l’intermédiaire de celui-ci lui porte préjudice et que ses droits fondamentaux à la protection desdites données et
175
au respect de la vie privée, lesquels englobent le «droit à l’oubli», prévalent sur les intérêts légitimes de l’exploitant
dudit moteur et l’intérêt général à la liberté d’information.
92
S’agissant de l’article 12, sous b), de la directive 95/46, dont l’application est soumise à la condition que le traitement
de données à caractère personnel est incompatible avec cette directive, il convient de rappeler que, ainsi qu’il a été
relevé au point 72 du présent arrêt, une telle incompatibilité peut résulter non seulement du fait que ces données sont
inexactes, mais, en particulier, aussi du fait qu’elles sont inadéquates, non pertinentes ou excessives au regard des
finalités du traitement, qu’elles ne sont pas mises à jour ou qu’elles sont conservées pendant une durée excédant celle
nécessaire, à moins que leur conservation s’impose à des fins historiques, statistiques ou scientifiques.
93
Il découle de ces exigences, prévues à l’article 6, paragraphe 1, sous c) à e), de la directive 95/46, que même un
traitement initialement licite de données exactes peut devenir, avec le temps, incompatible avec cette directive
lorsque ces données ne sont plus nécessaires au regard des finalités pour lesquelles elles ont été collectées ou traitées.
Tel est notamment le cas lorsqu’elles apparaissent inadéquates, qu’elles ne sont pas ou plus pertinentes ou sont
excessives au regard de ces finalités et du temps qui s’est écoulé.
94
Partant, dans l’hypothèse où il est constaté, à la suite d’une demande de la personne concernée en vertu de l’article 12,
sous b), de la directive 95/46, que l’inclusion dans la liste de résultats, affichée à la suite d’une recherche effectuée à
partir de son nom, des liens vers des pages web, publiées légalement par des tiers et contenant des informations
véridiques relatives à sa personne, est, au stade actuel, incompatible avec ledit article 6, paragraphe 1, sous c) à e), en
raison du fait que ces informations apparaissent, eu égard à l’ensemble des circonstances caractérisant le cas
d’espèce, inadéquates, pas ou plus pertinentes ou excessives au regard des finalités du traitement en cause réalisé par
l’exploitant du moteur de recherche, les informations et les liens concernés de ladite liste de résultats doivent être
effacés.
95
En ce qui concerne les demandes au sens de cet article 12, sous b), fondées sur le prétendu non-respect des conditions
prévues à l’article 7, sous f), de la directive 95/46 ainsi que celles au titre de l’article 14, premier alinéa, sous a), de
cette directive, il convient de relever que chaque traitement de données à caractère personnel doit être légitimé en
vertu de cet article 7 pour toute la durée pendant laquelle il est effectué.
96
Au vu de ce qui précède, dans le cadre de l’appréciation de telles demandes introduites à l’encontre d’un traitement tel
que celui en cause au principal, il convient notamment d’examiner si la personne concernée a un droit à ce que
l’information relative à sa personne ne soit plus, au stade actuel, liée à son nom par une liste de résultats, affichée à la
suite d’une recherche effectuée à partir de son nom. À cet égard, il convient de souligner que la constatation d’un tel
droit ne présuppose pas que l’inclusion de l’information en question dans la liste de résultats cause un préjudice à la
personne concernée.
97
La personne concernée pouvant, eu égard à ses droits fondamentaux au titre des articles 7 et 8 de la Charte, demander
à ce que l’information en question ne soit plus mise à la disposition du grand public par son inclusion dans une telle
liste de résultats, il y a lieu de considérer, ainsi qu’il ressort notamment du point 81 du présent arrêt, que ces droits
prévalent, en principe, non seulement sur l’intérêt économique de l’exploitant du moteur de recherche, mais
également sur l’intérêt de ce public à trouver ladite information lors d’une recherche portant sur le nom de cette
personne. Cependant, tel ne serait pas le cas s’il apparaissait, pour des raisons particulières, telles que le rôle joué par
ladite personne dans la vie publique, que l’ingérence dans ses droits fondamentaux est justifiée par l’intérêt
prépondérant dudit public à avoir, du fait de cette inclusion, accès à l’information en question.
98
S’agissant d’une situation comme celle en cause au principal, qui concerne l’affichage, dans la liste de résultats que
l’internaute obtient en effectuant une recherche à partir du nom de la personne concernée à l’aide de Google Search,
de liens vers des pages des archives en ligne d’un quotidien contenant des annonces mentionnant le nom de cette
personne et se rapportant à une vente aux enchères immobilière liée à une saisie pratiquée aux fins du recouvrement
de dettes en matière de sécurité sociale, il convient de considérer que, eu égard à la sensibilité des informations
contenues dans ces annonces pour la vie privée de ladite personne et au fait que leur publication initiale avait été
effectuée 16 ans auparavant, la personne concernée justifie d’un droit à ce que ces informations ne soient plus liées à
son nom au moyen d’une telle liste. Dès lors, dans la mesure où il ne semble pas exister, en l’occurrence, de raisons
particulières justifiant un intérêt prépondérant du public à avoir, dans le cadre d’une telle recherche, accès à ces
informations, ce qu’il appartient toutefois à la juridiction de renvoi de vérifier, la personne concernée peut, en vertu
des articles 12, sous b), et 14, premier alinéa, sous a), de la directive 95/46, exiger la suppression desdits liens de
cette liste de résultats.
99
Il résulte des considérations qui précèdent qu’il y a lieu de répondre à la troisième question que les articles 12, sous b),
et 14, premier alinéa, sous a), de la directive 95/46 doivent être interprétés en ce sens que, dans le cadre de
l’appréciation des conditions d’application de ces dispositions, il convient notamment d’examiner si la personne
concernée a un droit à ce que l’information en question relative à sa personne ne soit plus, au stade actuel, liée à son
nom par une liste de résultats affichée à la suite d’une recherche effectuée à partir de son nom, sans pour autant que la
176
constatation d’un tel droit présuppose que l’inclusion de l’information en question dans cette liste cause un préjudice
à cette personne. Cette dernière pouvant, eu égard à ses droits fondamentaux au titre des articles 7 et 8 de la Charte,
demander que l’information en question ne soit plus mise à la disposition du grand public du fait de son inclusion
dans une telle liste de résultats, ces droits prévalent, en principe, non seulement sur l’intérêt économique de
l’exploitant du moteur de recherche, mais également sur l’intérêt de ce public à accéder à ladite information lors
d’une recherche portant sur le nom de cette personne. Cependant, tel ne serait pas le cas s’il apparaissait, pour des
raisons particulières, telles que le rôle joué par ladite personne dans la vie publique, que l’ingérence dans ses droits
fondamentaux est justifiée par l’intérêt prépondérant dudit public à avoir, du fait de cette inclusion, accès à
l’information en question.
Sur les dépens
100
La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de
renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour,
autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit:
1)
L’article 2, sous b) et d), de la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil, du 24 octobre 1995,
relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à
la libre circulation de ces données, doit être interprété en ce sens que, d’une part, l’activité d’un moteur de
recherche consistant à trouver des informations publiées ou placées sur Internet par des tiers, à les indexer de
manière automatique, à les stocker temporairement et, enfin, à les mettre à la disposition des internautes selon
un ordre de préférence donné doit être qualifiée de «traitement de données à caractère personnel», au sens de
cet article 2, sous b), lorsque ces informations contiennent des données à caractère personnel et, d’autre part,
l’exploitant de ce moteur de recherche doit être considéré comme le «responsable» dudit traitement, au sens
dudit article 2, sous d).
2)
L’article 4, paragraphe 1, sous a), de la directive 95/46 doit être interprété en ce sens qu’un traitement de
données à caractère personnel est effectué dans le cadre des activités d’un établissement du responsable de ce
traitement sur le territoire d’un État membre, au sens de cette disposition, lorsque l’exploitant d’un moteur de
recherche crée dans un État membre une succursale ou une filiale destinée à assurer la promotion et la vente
des espaces publicitaires proposés par ce moteur et dont l’activité vise les habitants de cet État membre.
3)
Les articles 12, sous b), et 14, premier alinéa, sous a), de la directive 95/46 doivent être interprétés en ce sens
que, afin de respecter les droits prévus à ces dispositions et pour autant que les conditions prévues par cellesci sont effectivement satisfaites, l’exploitant d’un moteur de recherche est obligé de supprimer de la liste de
résultats, affichée à la suite d’une recherche effectuée à partir du nom d’une personne, des liens vers des
pages web, publiées par des tiers et contenant des informations relatives à cette personne, également dans
l’hypothèse où ce nom ou ces informations ne sont pas effacés préalablement ou simultanément de ces pages
web, et ce, le cas échéant, même lorsque leur publication en elle-même sur lesdites pages est licite.
4)
Les articles 12, sous b), et 14, premier alinéa, sous a), de la directive 95/46 doivent être interprétés en ce sens
que, dans le cadre de l’appréciation des conditions d’application de ces dispositions, il convient notamment
d’examiner si la personne concernée a un droit à ce que l’information en question relative à sa personne ne
soit plus, au stade actuel, liée à son nom par une liste de résultats affichée à la suite d’une recherche effectuée
à partir de son nom, sans pour autant que la constatation d’un tel droit présuppose que l’inclusion de
l’information en question dans cette liste cause un préjudice à cette personne. Cette dernière pouvant, eu
égard à ses droits fondamentaux au titre des articles 7 et 8 de la Charte, demander que l’information en
question ne soit plus mise à la disposition du grand public du fait de son inclusion dans une telle liste de
résultats, ces droits prévalent, en principe, non seulement sur l’intérêt économique de l’exploitant du moteur
de recherche, mais également sur l’intérêt de ce public à accéder à ladite information lors d’une recherche
portant sur le nom de cette personne. Cependant, tel ne serait pas le cas s’il apparaissait, pour des raisons
particulières, telles que le rôle joué par ladite personne dans la vie publique, que l’ingérence dans ses droits
fondamentaux est justifiée par l’intérêt prépondérant dudit public à avoir, du fait de cette inclusion, accès à
l’information en question.
177
LE DROIT A DES ELECTIONS LIBRES
AFFAIRE MATHIEU-MOHIN ET CLERFAYT
(Requête no 9267/81)
ARRÊT
STRASBOURG 2 mars 1987
En l’affaire Mathieu-Mohin et Clerfayt
La Cour européenne des Droits de l’Homme, statuant en séance plénière par application de l’article 50 de son règlement et
composée des juges dont le nom suit:
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 septembre 1986, puis les 27 et 28 janvier 1987,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") le 11 juillet
1985, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 § 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des
Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"). A son origine se trouve une requête (no 9267/81)
dirigée contre le Royaume de Belgique; introduite en vertu de l’article 25 (art. 25) le 5 février 1981, elle émanait au départ de
quinze députés et sénateurs belges, mais la Commission ne l’a retenue que pour deux d’entre eux, Mme Lucienne MathieuMohin et M. Georges Clerfayt (paragraphes 40-41 ci-dessous).
2. La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration belge de
reconnaissance de la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le
point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’État défendeur aux obligations qui découlent de l’article 3
du Protocole no 1 (P1-3), considéré isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention (art. 14+P1-3).
3. En réponse à l’invitation prescrite à l’article 33 § 3 d) du règlement, les requérants ont exprimé le désir de participer à
l’instance pendante devant la Cour et ont désigné leurs conseils respectifs (article 30).
4. La chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit M. W. Ganshof van der Meersch, juge élu de nationalité
belge (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 § 3 b) du règlement). Le 2
octobre 1985, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir M. J. Cremona, Mme D. BindschedlerRobert, M. D. Evrigenis, M. R. Macdonald et M. J. Gersing, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et
21 § 4 du règlement) (art. 43).
5. Le 22 octobre 1985, la Chambre a décidé à l’unanimité, en vertu de l’article 50 du règlement, de se dessaisir avec effet
immédiat au profit de la Cour plénière.
6. Par l’intermédiaire du greffier, le président de la Cour a consulté les comparants au sujet de la nécessité d’une procédure
écrite (article 37 § 1). Le 21 janvier 1986, il a décidé que l’agent du gouvernement belge ("le Gouvernement") et les
représentants des requérants auraient jusqu’au 21 mars pour déposer des mémoires auxquels le délégué de la Commission
pourrait répondre par écrit dans les deux mois. Le 18 mars, il a consenti à proroger jusqu’au 21 mai le délai ainsi accordé au
Gouvernement et aux avocats du second requérant.
Les mémoires des conseils de Mme Mathieu-Mohin, de ceux de M. Clerfayt et du Gouvernement sont parvenus au greffe
respectivement les 19 mars, 28 mai et 3 juin 1986. Le 18 juillet, le secrétaire de la Commission a fait savoir que le délégué
s’exprimerait lors des audiences.
7. Élu membre de la Cour le 29 janvier 1986 pour succéder à M. Ganshof van der Meersch dont le mandat venait d’arriver à
expiration, M. J. De Meyer se trouvait appelé à siéger en l’espèce en raison de sa nationalité (articles 43 de la Convention et
178
2 § 3 du règlement) (art. 43), mais par une lettre du 12 février 1986 au président il a déclaré se récuser car il avait pris part à
l’élaboration de la loi litigieuse (article 24 § 2 du règlement). Le 27 mars 1986, l’agent du Gouvernement a notifié au greffier
la désignation de M. Ganshof van der Meersch en qualité de juge ad hoc (articles 43 de la Convention et 23 § 1 du règlement)
(art. 43).
8. Après avoir consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du Gouvernement, le délégué de la Commission et les
représentants des requérants, le président a décidé le 1er juillet 1986 que la procédure orale s’ouvrirait le 24 septembre
(article 38 du règlement).
9. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu
immédiatement auparavant une réunion préparatoire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Mme Mathieu-Mohin
11. Citoyenne belge d’expression française, Mme Mathieu-Mohin vit actuellement à Bruxelles, mais au moment où elle a
saisi la Commission elle avait son domicile à Vilvorde. Il s’agit d’une ville située dans l’arrondissement administratif de HalVilvorde (Halle-Vilvoorde), en région flamande, et dans l’arrondissement électoral de Bruxelles (paragraphes 19, 21 et 37-38
ci-dessous).
Élue au suffrage universel direct dans cette dernière circonscription, la requérante siégeait à l’époque au Sénat, l’une des
deux Chambres du Parlement national. Comme elle y avait prêté serment en français, elle ne put appartenir au Conseil
flamand (paragraphes 16, 27 et 30 ci-dessous). Elle comptait en revanche parmi les membres du Conseil de la Communauté
française, mais non du Conseil régional wallon (paragraphes 27 et 30 ci-dessous).
Non réélue le 8 novembre 1981, elle n’a pas présenté sa candidature aux élections législatives d’octobre 1985.
B. M. Clerfayt
12. Lui aussi de nationalité belge et francophone, M. Clerfayt vivait et vit à Rhode-Saint-Genèse (Sint-Genesius-Rode).
Comme Vilvorde, cette commune relève à la fois de l’arrondissement administratif de Hal-Vilvorde et de l’arrondissement
électoral de Bruxelles. Le législateur l’a cependant dotée, avec cinq autres localités de la périphérie de la capitale, d’un
"statut propre" en raison de la présence de nombreux habitants d’expression française (paragraphe 37 ci-dessous).
Le requérant a milité dès l’origine dans les rangs du Front démocratique des Bruxellois francophones. Depuis 1968 il siège
au Parlement national, et plus précisément à la Chambre des représentants, à titre d’élu de l’arrondissement électoral de
Bruxelles. Il y a prêté serment en français, ce qui l’empêche d’appartenir au Conseil flamand; il a figuré et figure en revanche
parmi les membres du Conseil de la Communauté française, mais non du Conseil régional wallon.
13. Le 28 novembre 1983, M. Clerfayt a sollicité du président de la Chambre des représentants l’autorisation d’"interpeller"
le membre de l’Exécutif flamand (paragraphe 27 ci-dessous) compétent en matière d’aménagement du territoire, de politique
foncière, de logement social et d’expropriations pour cause d’utilité publique, au sujet de questions qui se posaient en ce
domaine à Rhode-Saint-Genèse et dans d’autres communes de l’arrondissement électoral de Bruxelles. Il a essuyé, le
lendemain, un refus motivé par l’irrecevabilité de sa demande; il s’est alors adressé, le 13 décembre, au président du Conseil
flamand qui, le 15, lui a répondu dans le même sens.
II. LE CONTEXTE CONSTITUTIONNEL ET LÉGISLATIF
14. Le Royaume de Belgique était conçu au départ, en 1831, comme un État unitaire quoique divisé en provinces et
communes jouissant d’une large autonomie (articles 1, 31 et 108 de la Constitution du 7 février 1831), mais il s’oriente
graduellement vers des structures de type fédéral.
Cette évolution, marquée principalement par les réformes constitutionnelles des 24 décembre 1970 et 17 juillet 1980, n’a pas
encore pris fin. Outre certaines répercussions sur les institutions de l’État central, elle s’est traduite par la création de régions
et de communautés; elle ne laisse pas d’influer sur la situation des élus et électeurs domiciliés dans l’arrondissement
administratif de Hal-Vilvorde.
A. Évolution des institutions de l’État central
179
15. A l’échelle nationale, le pouvoir législatif est exercé collectivement par le Roi et par les deux Chambres du Parlement, la
Chambre des représentants et le Sénat (article 20 de la Constitution). La première comprend 212 membres élus, pour quatre
ans, à la proportionnelle et au suffrage universel direct, obligatoire et secret (articles 47, 48, 49 § 1 et 51); la seconde 106
sénateurs élus de la même manière, plus un certain nombre de sénateurs élus par les conseils provinciaux, ou cooptés, eux
aussi pour quatre ans (articles 53 à 55).
En ce qui concerne la Chambre des représentants, "chaque arrondissement électoral compte autant de sièges que le chiffre de
sa population contient de fois le diviseur national", calculé "en divisant le chiffre de la population du Royaume par 212"; les
"sièges restants" échoient "aux arrondissements ayant le plus grand excédent de population non représenté" (article 49 § 2).
Pour l’emporter, un candidat doit recueillir autour de 20.000 voix, le quotient exact variant quelque peu selon les
circonscriptions.
16. Pour les cas énumérés dans la Constitution, les membres élus de chaque Chambre se répartissent, quelle que soit leur
langue personnelle, en un groupe linguistique français et un groupe linguistique néerlandais, de la manière fixée par la loi
(article 32 bis de la Constitution).
A la Chambre des représentants, le groupe linguistique français rassemble de plein droit les députés élus par des collèges
électoraux de la région de langue française et par celui de l’arrondissement de Verviers, le groupe linguistique néerlandais les
députés élus par des collèges électoraux de la région de langue néerlandaise (paragraphe 19 ci-dessous); quant aux députés de
l’arrondissement électoral de Bruxelles, ils appartiennent à l’un ou à l’autre groupe linguistique selon qu’ils choisissent de
prêter serment en français ou en néerlandais (article 1 § 1 de la loi du 3 juillet 1971).
Des critères analogues valent pour les groupes linguistiques du Sénat (article 1 § 2 de la même loi).
17. Les groupes linguistiques jouent un rôle, notamment, dans l’adoption de diverses décisions consistant à soustraire un
territoire à la division en provinces pour le doter d’un statut propre (article 1 de la Constitution, dernier alinéa); à changer ou
rectifier les limites des régions linguistiques (article 3 bis); à définir la composition et le mode de fonctionnement des
Conseils et Exécutifs des communautés (article 59 bis, § 1 in fine); à préciser l’étendue des compétences desdits Conseils
(article 59 bis, §§ 2 in fine, 2 bis in fine et 4 bis); à déterminer les attributions et le ressort des institutions régionales (article
107 quater, dernier alinéa). Dans ces hypothèses, la Constitution exige "la majorité des suffrages dans chaque groupe
linguistique de chacune des Chambres"; il faut de surcroît "que la majorité des membres de chaque groupe se trouve réunie"
et "que le total des votes positifs émis dans les deux groupes linguistiques atteigne les deux tiers des suffrages exprimés".
A quoi s’ajoute le système - appelé parfois "sonnette d’alarme" - que ménage l’article 38 bis de la Constitution:
"Sauf pour les budgets ainsi que pour les lois qui exigent une majorité spéciale, une motion motivée, signée par les trois
quarts au moins des membres d’un des groupes linguistiques et introduite après le dépôt du rapport et avant le vote final en
séance publique, peut déclarer que les dispositions d’un projet ou d’une proposition de loi qu’elle désigne sont de nature à
porter gravement atteinte aux relations entre les communautés.
Dans ce cas, la procédure parlementaire est suspendue et la motion est déférée au Conseil des ministres qui, dans les trente
jours, donne son avis motivé sur la motion et invite la Chambre saisie à se prononcer soit sur cet avis, soit sur le projet ou la
proposition éventuellement amendés.
Cette procédure ne peut être appliquée qu’une seule fois par les membres d’un groupe linguistique à l’égard d’un même
projet ou d’une même proposition de loi."
Les divers textes en question visent surtout à protéger la minorité linguistique du pays, à savoir les francophones.
En revanche, l’appartenance à tel groupe linguistique n’entraîne pas pour l’intéressé l’obligation d’employer telle langue
pendant les débats parlementaires. De plus, aux termes de l’article 32 de la Constitution députés et sénateurs "représentent la
nation" tout entière, "et non uniquement la province ou la subdivision de province qui les a nommés".
18. Quant au Conseil des ministres, il compte "autant de ministres d’expression française que d’expression néerlandaise", "le
Premier ministre éventuellement excepté" (article 86 bis de la Constitution).
B. Régions et communautés
1. Nature
a) Régions linguistiques
180
19. D’après l’article 3 bis de la Constitution, introduit le 24 décembre 1970, la Belgique se divise en "quatre régions
linguistiques: la région de langue française, la région de langue néerlandaise, la région bilingue de Bruxelles-Capitale et la
région de langue allemande"; chaque commune "fait partie de l’une d’entre elles".
La première comprend les provinces de Hainaut, de Luxembourg et de Namur, celle de Liège à l’exception des communes de
la région de langue allemande et, dans le Brabant, l’arrondissement de Nivelles; la deuxième les provinces d’Anvers, de
Flandre occidentale, de Flandre orientale et de Limbourg plus, dans le Brabant, les arrondissements de Hal-Vilvorde - où se
trouvent Vilvorde et Rhode-Saint-Genèse (paragraphes 11 et 12 ci-dessus) - et de Louvain; la troisième Bruxelles et dix-huit
communes de sa ceinture; la quatrième vingt-cinq des communes de l’arrondissement de Verviers (articles 3 à 6 des lois sur
l’emploi des langues en matière administrative, coordonnées le 18 juillet 1966, "les lois coordonnées de 1966").
b) Régions
20. Les régions linguistiques servent à délimiter le champ d’application territoriale des lois concernant l’emploi des langues
en matière administrative et judiciaire ainsi que dans le domaine de l’enseignement; elles n’ont pas d’organes ni de
compétences propres. Elles diffèrent en cela des régions, parfois qualifiées de "politiques", créées par la réforme
constitutionnelle du 24 décembre 1970.
21. Aux termes de l’article 107 quater, premier alinéa, de la Constitution, en effet, la Belgique compte "trois régions: la
région wallonne, la région flamande et la région bruxelloise"; il n’existe pas de région "allemande".
La "loi spéciale de réformes institutionnelles", du 8 août 1980 ("la loi spéciale de 1980"), fixe "à titre transitoire" le territoire
des deux premières: la région flamande englobe exactement les mêmes provinces et arrondissements administratifs que la
région de langue néerlandaise, tandis que la région wallonne inclut, en sus des provinces de Hainaut, Luxembourg et Namur
ainsi que de l’arrondissement de Nivelles, l’ensemble de la province de Liège sans en excepter les communes de la région de
langue allemande (article 2 de la loi spéciale de 1980).
Au contraire, la loi spéciale de 1980 passe sous silence la région bruxelloise. Les limites de celle-ci continuent à ressortir de
l’article 1, dernier alinéa, de la loi - coordonnée le 20 juillet 1979 - "créant des institutions communautaires et régionales
provisoires"; elles correspondent au "territoire de l’arrondissement administratif de Bruxelles-Capitale".
22. Votée à la majorité "surqualifiée" qu’exigeaient les articles 59 bis et 107 quater de la Constitution (paragraphe 17 cidessus), et qu’ils exigeraient demain pour l’adoption d’amendements éventuels, la loi spéciale de 1980 a recueilli au Sénat
137 voix contre 22, avec 3 abstentions, et à la Chambre des représentants 156 voix contre 19, avec 5 abstentions.
c) Communautés
23. Enfin, l’article 3 ter, premier alinéa, de la Constitution, qui remonte à la révision du 17 juillet 1980, instaure dans le pays
"trois communautés: la communauté française, la communauté flamande et la communauté germanophone", toutes dotées comme les régions wallonne et flamande - de la personnalité juridique (article 3 de la loi spéciale de 1980).
2. Compétences
a) Régions
24. Destiné à mettre en oeuvre l’article 107 quater, deuxième alinéa, de la Constitution, l’article 6 § 1 de la loi spéciale de
1980 dresse une liste, longue et minutieuse, des compétences des régions wallonne et flamande en ce qui concerne
l’aménagement du territoire, l’environnement, la rénovation rurale et la sauvegarde de la nature, le logement, la politique de
l’eau, la politique économique, la politique de l’énergie, les pouvoirs subordonnés, la politique de l’emploi et la recherche
appliquée.
Il ne s’applique pas à la région bruxelloise, qui continue à relever du Parlement national pour les questions régionales ou
"localisables" (article 48 de la loi "ordinaire" de réformes institutionnelles, du 9 août 1980, combiné avec l’article 2 de la loi
"coordonnée" du 20 juillet 1979).
b) Communautés
25. De son côté, l’article 59 bis, §§ 2, 2 bis et 3, de la Constitution attribue aux communautés française et flamande
compétence pour les matières culturelles, l’enseignement (sauf exception), la coopération entre les communautés ainsi que la
coopération culturelle internationale, les matières "personnalisables" et - dans certains domaines - l’emploi des langues. Les
articles 4 et 5 § 1 de la loi spéciale de 1980 fournissent des précisions quant aux matières culturelles et aux matières
personnalisables; ces dernières ont trait à la politique de santé, à l’aide aux personnes et à la recherche scientifique appliquée.
181
La communauté germanophone, dont il ne sera plus guère question dans la suite du présent arrêt, jouit de compétences un
peu moins étendues (article 59 ter, §§ 2-4, de la Constitution).
3. Organes
a) Nature
26. L’article 107 quater, deuxième alinéa, de la Constitution laisse au Parlement le soin de créer les organes régionaux
nécessaires.
En revanche, l’article 59 bis § 1 spécifie que la communauté française et la communauté flamande possèdent chacune un
Conseil et un Exécutif. D’après l’alinéa suivant, ces Conseils et leurs Exécutifs "peuvent exercer les compétences
respectivement de la région wallonne et de la région flamande, dans les conditions et selon les modalités fixées par la loi".
27. Le législateur n’a usé de cette faculté que pour la région flamande: aux termes de l’article 1 § 1 de la loi spéciale de
1980, "le Conseil et l’Exécutif de la communauté flamande", dénommés "le Conseil flamand" ("de Vlaamse Raad") et
"l’Exécutif flamand" ("de Vlaamse Executieve"), ont compétence non seulement pour les matières communautaires de
l’article 59 bis de la Constitution, mais aussi, dans la région flamande, pour les matières régionales de l’article 107 quater.
Au contraire, il existe pour les premières un Conseil et un Exécutif de la communauté française, pour les secondes un Conseil
et un Exécutif régionaux wallons (article 1, §§ 2 et 3, de la loi spéciale de 1980). En son paragraphe 4, l’article 1 de la loi
spéciale de 1980 autorise bien les deux Conseils à "décider de commun accord" que "le Conseil et l’Exécutif de la
communauté française" exerceront, dans la région wallonne, "les compétences des organes régionaux pour les matières visées
à l’article 107 quater de la Constitution", mais il n’a pas été appliqué jusqu’ici.
28. Quant à la région bruxelloise, elle reste pour le moment soumise à la loi coordonnée de 1979, déjà mentionnée: elle n’a
pas d’assemblée législative analogue au Conseil flamand et au Conseil régional wallon, ni d’exécutif élu par une telle
assemblée, mais uniquement un "comité ministériel" désigné par arrêté royal (article 4).
D’après le Gouvernement, il s’agit là d’une "situation d’attente". En 1980, la section de législation du Conseil d’État, saisie
pour avis, a exprimé l’opinion que le projet d’où allait sortir la loi spéciale de 1980 n’était "admissible du point de vue
constitutionnel que pour autant que l’exécution de l’article 107 quater [de la Constitution] à l’égard de la région bruxelloise
soit simplement différée, et non pas abandonnée, et que le défaut d’exécution ne se prolonge pas au-delà d’un délai
raisonnable".
Dans une déclaration du 29 novembre 1985, le gouvernement issu des élections législatives du mois précédent a précisé que
le Centre d’études pour la réforme de l’État devrait "réserver une attention particulière à la problématique bruxelloise". Créé
par un arrêté royal du 14 mars 1983, cet organisme comprend des parlementaires et des professeurs ou anciens professeurs
d’Université spécialisés en droit constitutionnel. Sa tâche consiste à préparer "la poursuite, la correction et l’amélioration de
la réforme de l’État".
b) Composition
i. Conseils
29. La Constitution se borne à indiquer, en ses articles 59 bis § 1 in fine (communautés française et flamande), 59 ter § 1,
deuxième alinéa (communauté germanophone), et 107 quater, deuxième alinéa (régions), que les Conseils se composent de
mandataires élus.
Appelé à préciser le mode de nomination de ceux-ci, le législateur a instauré deux périodes transitoires successives, destinées
à préparer le passage à un régime définitif. La première, dans laquelle on se trouvait à l’époque de l’introduction de la requête
devant la Commission (5 février 1981), a pris fin avec le renouvellement intégral des Chambres le 8 novembre 1981; la
seconde, inachevée, cessera une fois révisés les articles 53 et 54 de la Constitution, relatifs au Sénat.
30. Pendant la première période transitoire, le Conseil flamand et le Conseil de la communauté française rassemblaient
respectivement les membres des groupes linguistiques néerlandais et français des deux Chambres; siégeaient au Conseil
régional wallon les membres desdits groupes linguistiques français élus soit dans les provinces de Hainaut, Liège,
Luxembourg et Namur, soit dans le Brabant ou par le Sénat si leur domicile se situait en région wallonne au jour de leur
élection (article 28 § 1 de la loi spéciale de 1980).
31. Durant la seconde période transitoire, en cours à l’heure actuelle, forment le Conseil flamand, le Conseil de la
communauté française et le Conseil régional wallon les membres, respectivement,
182
- du groupe linguistique néerlandais de la Chambre des représentants, et de celui du Sénat pour autant que le corps électoral
les ait directement élus ;
- du groupe linguistique français de la Chambre des représentants et, sous la même condition, de celui du Sénat ;
- du groupe linguistique français de l’une et l’autre Chambre, pourvu qu’il s’agisse de représentants ou sénateurs élus
directement dans les provinces de Hainaut, Liège, Luxembourg et Namur ou dans l’arrondissement de Nivelles.
Ainsi en dispose l’article 29 de la loi spéciale de 1980, sur lequel se concentrent les griefs des requérants (paragraphe 44 cidessous). Voté à la majorité "surqualifiée" exigée par les articles 59 bis et 107 quater de la Constitution, il a recueilli au Sénat
127 voix contre 19, avec 4 abstentions, et à la Chambre des représentants 160 voix contre 16, avec 2 abstentions.
32. Après l’entrée en vigueur du régime définitif, les trois Conseils ne se composeront plus que de membres du Sénat élus
directement par le corps électoral, à savoir
- ceux du groupe linguistique néerlandais pour le Conseil flamand ;
- ceux du groupe linguistique français pour le Conseil de la communauté française et, si leur élection a eu lieu dans les
provinces de Hainaut, Liège, Luxembourg et Namur ou dans l’arrondissement de Nivelles, pour le Conseil régional wallon
(articles 24 et 25 de la loi spéciale de 1980).
33. L’article 50, premier alinéa, de la loi spéciale de 1980 réserve un sort particulier aux "membres du Conseil flamand élus
par le collège électoral de l’arrondissement de Bruxelles et, aussi longtemps que cet arrondissement comprend" - comme
aujourd’hui (paragraphe 38 ci-dessous) - "plusieurs arrondissements administratifs, domiciliés dans la région bilingue de
Bruxelles-Capitale au jour de leur élection": s’ils jouissent de l’égalité de traitement avec leurs collègues en matière
communautaire, ils "ne participent pas aux votes" dudit Conseil "sur les matières relevant de la compétence de la région
flamande".
ii. Exécutifs
34. Quant aux trois Exécutifs, les Conseils les élisent en leur sein (articles 59 et 60 de la loi spéciale de 1980). L’Exécutif
flamand compte neuf membres, l’Exécutif de la communauté française trois et l’Exécutif régional wallon six; un membre au
moins de chacun des deux premiers "appartient à la région bilingue de Bruxelles-Capitale" (article 63).
"Lorsque l’Exécutif flamand délibère sur les matières relevant de la compétence de la région flamande, tout membre élu par
le collège électoral de l’arrondissement de Bruxelles et qui, aussi longtemps que cet arrondissement comprendra plusieurs
arrondissements administratifs, est domicilié, au jour de son élection, dans la région bilingue de Bruxelles-Capitale, ne siège
qu’avec voix consultative" (article 76 § 1).
35. Le comité ministériel de la région bruxelloise, lui (paragraphe 28 ci-dessus), comprend trois membres nommés "par
arrêté royal délibéré en Conseil des ministres" et non pas élus par une assemblée: un ministre, qui le préside, et deux
secrétaires d’État "dont l’un doit être d’un groupe linguistique différent de celui du ministre" (article 4, premier alinéa, de la
loi coordonnée de 1979).
c) Pouvoirs
36. Les communautés française et flamande, de même que les régions wallonne et flamande, jouissent d’un "pouvoir
décrétal" exercé collectivement par leurs organes respectifs (articles 26 bis et 59 bis, §§ 2, 2 bis et 3, de la Constitution,
articles 17 et 18 de la loi spéciale de 1980); à quoi s’ajoute le pouvoir réglementaire de leurs Exécutifs (article 20 de la loi
spéciale de 1980). Ces derniers travaillent dans une seule langue, le français ou le néerlandais selon le cas, sans interprétation
dans l’autre.
Le décret a "force de loi": "il peut abroger, compléter, modifier ou remplacer les dispositions légales en vigueur" (article 19 §
2 de la loi spéciale de 1980). Les réformes constitutionnelles de 1970 et 1980 ont ainsi entraîné un démembrement de la
fonction normative entre trois corps législatifs distincts: le Parlement national, les Conseils des communautés et les Conseils
régionaux.
Sous réserve de certaines exceptions, les décrets du Conseil de la communauté française et, en matière communautaire, du
Conseil flamand valent respectivement pour la région de langue française et pour la région de langue néerlandaise, "ainsi
qu’à l’égard des institutions établies dans la région bilingue de Bruxelles-Capitale qui, en raison de leurs activités, doivent
être considérées comme appartenant exclusivement à l’une ou l’autre communauté" (article 59 bis, §§ 4 et 4 bis, de la
Constitution); ceux du Conseil régional wallon et, en matière régionale, du Conseil flamand s’appliquent "dans la région
183
wallonne ou dans la région flamande, selon le cas" (article 19 § 3 de la loi spéciale de 1980). Les décrets du Conseil flamand
précisent "s’ils règlent des matières visées à l’article 59 bis de la Constitution ou à l’article 107 quater", autrement dit des
matières communautaires ou des matières régionales (article 19 § 1, deuxième alinéa, de la loi spéciale de 1980).
Aux termes de l’article 107 ter de la Constitution, "la loi organise la procédure tendant à prévenir les conflits entre la loi, le
décret et les règles visées à l’article 26 bis, ainsi qu’entre les décrets entre eux et entre [lesdites règles] entre elles"; "il y a
pour toute la Belgique une Cour d’arbitrage" chargée de trancher ces conflits et dont la loi définit "la composition, la
compétence et le mode de fonctionnement" (loi du 28 juin 1983).
C. La situation particulière des électeurs et élus domiciliés dans l’arrondissement administratif de Hal-Vilvorde
37. Créé en 1983, l’arrondissement administratif de Hal-Vilvorde groupe aujourd’hui les communes de l’ancien
arrondissement administratif de Bruxelles, hormis celles de l’arrondissement bilingue de Bruxelles mais y compris les six
"communes périphériques à facilités" - dont Rhode-St Genèse - "dotées d’un statut propre" (articles 3 § 2, 7 et 23-31 des lois
coordonnées de 1966).
Il relève de la région de langue néerlandaise et de la région flamande, donc de l’autorité du Conseil et de l’Exécutif flamands,
à l’exclusion de celle des organes de la communauté française et de la région wallonne (paragraphes 19, 21 et 36 ci-dessus).
On y trouve pourtant une forte minorité d’expression française: d’après les requérants, dont le Gouvernement ne conteste pas
les affirmations, au moins 100.000 personnes sur une population totale de 518.962 âmes, au 1er janvier 1982. Les
francophones seraient même majoritaires dans les six "communes périphériques" et l’État belge aurait agi contre leur volonté
en refusant, jusqu’ici, d’englober celles-ci dans la région bruxelloise.
38. D’ordinaire, les arrondissements électoraux coïncident en Belgique avec les arrondissements administratifs (article 87 du
code électoral). Il y a pourtant une exception: les arrondissements administratifs de Bruxelles-Capitale et de Hal-Vilvorde
constituent à eux deux un arrondissement électoral unique pour les élections tant législatives que provinciales, avec pour
chef-lieu Bruxelles (article 3 § 2, deuxième alinéa, des lois coordonnées de 1966). En conséquence, les voix exprimées dans
l’un et dans l’autre sont décomptées ensemble et l’on ne saurait distinguer entre élus du premier et du second. Selon les
requérants, les électeurs francophones de l’arrondissement de Hal-Vilvorde peuvent, compte tenu de leur nombre et du
quotient légal (paragraphes 15 et 37 ci-dessus), espérer envoyer à eux seuls trois ou quatre députés siéger à la Chambre des
représentants.
Lors du renouvellement intégral du Parlement le 8 novembre 1981, il y avait dans l’arrondissement électoral de Bruxelles
999.601 inscrits, appelés à élire trente-quatre députés et dix-sept sénateurs (arrêté royal du 1er décembre 1972 et loi du 19
juillet 1973).
39. Rien n’empêche un candidat francophone, domicilié ou non dans l’arrondissement de Hal-Vilvorde, de s’y présenter aux
suffrages, ni les électeurs, francophones ou non, de voter pour lui. S’il est élu, il peut à sa guise, quelle que soit sa langue
personnelle, prêter son serment de parlementaire en français ou en néerlandais (paragraphe 16 ci-dessus).
Dans le premier cas - celui des requérants -, son appartenance au groupe linguistique français de la Chambre des
représentants ou du Sénat lui donne accès au Conseil de la communauté française - incompétent pour l’arrondissement de
Hal-Vilvorde -, mais non au Conseil flamand - en matière tant régionale que communautaire - ni au Conseil régional wallon
(paragraphes 30-32 et 36 ci-dessus).
Si au contraire il choisit la seconde solution, il va figurer parmi les membres d’un groupe linguistique néerlandais; dès lors, il
siégera au Conseil flamand mais non au Conseil de la communauté française ni au Conseil régional wallon (paragraphes 3032 ci-dessus); en outre, il perdra le droit de voter au sein d’un groupe linguistique français dans les domaines où la
Constitution exige une majorité "surqualifiée" (paragraphe 17 ci-dessus).
De leur côté, les électeurs francophones de l’arrondissement ne peuvent avoir pour représentants au Conseil flamand que des
parlementaires ayant prêté serment en néerlandais.
Les candidats n’ont ni l’obligation ni l’habitude d’annoncer à quel groupe linguistique ils s’inscriront.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
40. Introduite devant la Commission le 5 février 1981 et enregistrée le 12 sous le no de dossier 9267/81, la requête émanait à
l’origine de huit sénateurs et sept députés belges, tous domiciliés à Bruxelles sauf Mme Mathieu-Mohin et M. Clerfayt.
Les signataires s’en prenaient à certaines clauses de la loi spéciale de 1980, et notamment à celles qui régissent le mode de
désignation des Conseils et des Exécutifs des communautés et des régions; ils reprochaient aussi au législateur national de ne
184
pas avoir doté la région bruxelloise d’organes comparables à ceux des régions wallonne et flamande. Ils invoquaient les
articles 1 et 3 du Protocole no 1 (P1-1, P1-3), considérés isolément ou combinés avec l’article 14 de la Convention (art.
14+P1-1, art. 14+P1-3).
41. La Commission a statué sur la recevabilité de la requête le 12 juillet 1983.
Elle a rejeté, pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention, le grief relatif à l’article 1 du
Protocole no 1 (P1-1) et, pour défaut manifeste de fondement, ceux qui concernaient l’absence d’institutions propres à la
région bruxelloise et la circonstance que "les élus néerlandophones domiciliés à Bruxelles-Capitale participent, avec voix
consultative et droit d’initiative, aux délibérations" du Conseil flamand "alors que la réciproque [ne vaut pas] pour les élus
francophones" (article 50, premier alinéa, de la loi spéciale de 1980, paragraphe 33 ci-dessus).
En revanche, elle a retenu la requête dans la mesure où Mme Mathieu-Mohin et M. Clerfayt se plaignaient, en qualité
d’électeurs vivant dans des communes de l’arrondissement administratif de Hal-Vilvorde, de ne pouvoir élire des
représentants francophones à l’assemblée régionale dont il relève et, à titre d’élus, de ne pouvoir siéger au sein de cette
dernière, tandis que les électeurs et élus néerlandophones des mêmes communes le peuvent, mutatis mutandis.
42. Dans son rapport du 15 mars 1985 (article 31) (art. 31), la Commission exprime l’opinion
- par dix voix contre une, qu’il y a eu manquement aux exigences de l’article 3 du Protocole no 1 (P1-3), pris isolément, dans
le chef des requérants en tant qu’électeurs;
- qu’il n’est pas nécessaire de se placer aussi sur le terrain de l’article 14 (art. 14) de la Convention, ni d’examiner
séparément la question de la violation de la Convention et du Protocole no 1 (P1) au regard des élus.
Le texte intégral de son avis figure en annexe au présent arrêt.
CONCLUSIONS DES COMPARANTS
43. Dans leurs mémoires respectifs, le Gouvernement invitait la Cour à "décider qu’il n’y a eu, à l’égard des requérants,
violation d’aucune disposition de la Convention (...) ou du premier Protocole additionnel (P1)"; Mme Mathieu-Mohin, à
"constater que la loi belge du 8 août 1980 (...) viole l’article 3 du Protocole additionnel combiné avec l’article 14 de la
Convention (art. 14+P1-3), dans le chef de la requérante, eu tant qu’électeur et en tant qu’élu, domiciliée dans
l’arrondissement administratif de Hal-Vilvorde"; M. Clerfayt, à "déclarer sa requête fondée et [à] y faire droit en toutes ses
dispositions".
Ces conclusions ont été confirmées en substance lors des audiences du 24 septembre 1986; Mme Mathieu-Mohin a demandé
en outre, en vertu de l’article 50 (art. 50), une satisfaction équitable de 50.000 francs belges au titre de ses frais.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 3 DU PROTOCOLE No 1, CONSIDERE ISOLEMENT (P1-3)
44. Les requérants se plaignent de l’article 29 § 1 de la loi spéciale de 1980, qui régit à l’heure actuelle la composition du
Conseil flamand (paragraphe 31 ci-dessus), à un double titre. Tout d’abord il ne permettrait pas, en pratique, aux électeurs
francophones de l’arrondissement administratif de Hal-Vilvorde, englobé dans le territoire de la région flamande mais
constituant avec l’arrondissement administratif bilingue de Bruxelles un arrondissement électoral unique (paragraphes 37-38
ci-dessus), de désigner des représentants de langue française au Conseil flamand, tandis que les électeurs néerlandophones
peuvent, eux, y envoyer des représentants de langue néerlandaise (paragraphe 39 ci-dessus, quatrième alinéa). En second lieu,
il empêcherait de siéger au Conseil flamand tout parlementaire élu dans ledit arrondissement électoral et domicilié dans l’une
des communes de l’arrondissement administratif de Hal-Vilvorde mais appartenant au groupe linguistique français de la
Chambre ou du Sénat, obstacle auquel ne se heurtent pas les élus inscrits à un groupe linguistique néerlandais et domiciliés
dans l’une des mêmes communes (paragraphe 39 ci-dessus).
Selon Mme Mathieu-Mohin et M. Clerfayt, il en résulte une violation de l’article 3 du Protocole no 1 (P1-3), aux termes
duquel
"Les Hautes Parties Contractantes s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret,
dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif."
45. La Commission approuve en substance la thèse des intéressés. Le Gouvernement, lui, la combat. Il souligne qu’un élu
francophone de l’arrondissement électoral de Bruxelles, domicilié dans l’arrondissement administratif de Hal-Vilvorde,
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figurerait parmi les membres du Conseil flamand, et y représenterait ses mandants, s’il prêtait en néerlandais son serment de
parlementaire (paragraphes 16, 31 et 39, troisième alinéa, ci-dessus). Le Gouvernement insiste en outre sur le caractère
transitoire de la situation incriminée (paragraphes 14, 21, 24, 28 et 29 ci-dessus).
A. Interprétation de l’article 3 du Protocole no 1 (P1-3)
46. Amenée pour la première fois à statuer sur des griefs relatifs à l’article 3 du Protocole no 1 (P1-3), la Cour estime
nécessaire d’indiquer, dans le cadre du litige, le sens qu’elle attribue au texte précité.
47. Selon le préambule de la Convention, le maintien des libertés fondamentales "repose essentiellement sur un régime
politique véritablement démocratique". Consacrant un principe caractéristique de pareil régime, l’article 3 du Protocole no 1
(P1-3) revêt donc dans le système de la Convention une importance capitale.
48. Là où presque toutes les autres clauses normatives de la Convention et des Protocoles no 1, 4, 6 et 7 (P1, P4, P6, P7) se
servent des mots "Toute personne a droit" ou "Nul ne peut", l’article 3 (P1-3) utilise le membre de phrase "Les Hautes Parties
Contractantes s’engagent". On en a parfois déduit qu’il ne donne pas naissance à des droits et libertés individuels
"directement reconnus à quiconque" relève de la juridiction de ces Parties (arrêt Irlande c. Royaume-Uni du 18 janvier 1978,
série A no 25, p. 91, § 239), mais uniquement à des obligations entre États.
S’il en était ainsi, Mme Mathieu-Mohin et M. Clerfayt n’auraient pas valablement saisi la Commission: d’après l’article 25
(art. 25) de la Convention, seule a qualité pour former une requête une personne qui se prétend victime d’une violation de
l’un de ses propres droits et libertés.
49. Une interprétation aussi restrictive ne résiste pas à l’examen. Selon son préambule, le Protocole no 1 (P1) assure "la
garantie collective de droits et libertés autres que ceux qui figurent déjà dans le Titre I de la Convention"; de plus, son article
5 (P1-5) précise que "Les Hautes Parties Contractantes considéreront les articles 1, 2, 3 et 4 (P1-1, P1-2, P1-3, P1-4) (...)
comme des articles additionnels à la Convention" dont "toutes les dispositions" - y compris l’article 25 (art. 25) "s’appliqueront en conséquence". De son côté, le préambule du Protocole no 4 (P4) vise notamment les "droits et libertés"
protégés par "les articles 1 à 3" du Protocole no 1 (P1-1, P1-2, P1-3).
Les travaux préparatoires de ce dernier ne révèlent du reste nulle intention d’écarter, dans le domaine de l’article 3 (P1-3), le
jeu du droit de recours individuel, alors que l’on songea longtemps - pour finalement y renoncer - à soustraire la matière au
contrôle de la Cour. En outre, on y découvre de fréquentes mentions de la "liberté politique", des "droits politiques", des
"droits et libertés politiques de l’individu", du "droit à des élections libres" et du "droit de vote".
50. Partant, et les comparants s’accordent sur ce point, la "coloration interétatique" du libellé de l’article 3 (P1-3) ne reflète
aucune différence de fond avec les autres clauses normatives de la Convention et des Protocoles. Elle semble s’expliquer
plutôt par la volonté de donner plus de solennité à l’engagement assumé et par la circonstance que dans le domaine considéré
se trouve au premier plan non une obligation d’abstention ou de non-ingérence, comme pour la majorité des droits civils et
politiques, mais celle, à la charge de l’État, d’adopter des mesures positives pour "organiser" des élections démocratiques.
51. Quant à la nature des droits consacrés de la sorte par l’article 3 (P1-3), la doctrine de la Commission a évolué. De l’idée
d’un droit "institutionnel" à l’organisation d’élections libres (décision du 18 septembre 1961 sur la recevabilité de la requête
no 1028/61, X c. Belgique, Annuaire de la Convention, volume 4, p. 339), celle-ci est passée à la notion de "suffrage
universel" (voir notamment la décision du 6 octobre 1967 sur la recevabilité de la requête no 2728/66, X c. République
fédérale d’Allemagne, ibidem, volume 10, p. 339) puis, par voie de conséquence, de droits subjectifs de participation: le
"droit de vote" et le "droit de se porter candidat lors de l’élection du corps législatif" (voir notamment la décision du 30 mai
1975 sur la recevabilité des requêtes no 6745 et 6746/76, W, X, Y et Z c. Belgique, ibidem, volume 18, p. 245). La Cour
marque son accord avec cette dernière conception.
52. Les droits en question ne sont pas absolus. Comme l’article 3 (P1-3) les reconnaît sans les énoncer en termes exprès ni
moins encore les définir, il y a place pour des limitations implicites (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Golder du 21 février 1975,
série A no 18, pp. 18-19, § 38). Dans leurs ordres juridiques internes respectifs, les États contractants entourent les droits de
vote et d’éligibilité de conditions auxquelles l’article 3 (P1-3) ne met en principe pas obstacle (Recueil des travaux
préparatoires, volumes III, p. 265, et IV, p. 25). Ils jouissent en la matière d’une large marge d’appréciation, mais il
appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’observation des exigences du Protocole no 1 (P1); il lui faut s’assurer
que lesdites conditions ne réduisent pas les droits dont il s’agit au point de les atteindre dans leur substance même et de les
priver de leur effectivité, qu’elles poursuivent un but légitime et que les moyens employés ne se révèlent pas
disproportionnés (voir notamment, mutatis mutandis, l’arrêt Lithgow et autres du 8 juillet 1986, série A no 102, p. 71, § 194).
Spécialement, elles ne doivent pas contrecarrer "la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif".
53. L’article 3 (P1-3) ne vaut que pour l’élection du "corps législatif", ou pour le moins de l’une de ses chambres s’il en
compte deux ou plusieurs (Recueil précité, volume VIII, pp. 47, 51 et 53). Les mots "corps législatif" ne s’entendent
186
cependant pas nécessairement du seul Parlement national ; il échet de les interpréter en fonction de la structure
constitutionnelle de l’État en cause.
La Cour relève d’emblée que la réforme de 1980 a doté le Conseil flamand d’attributions et pouvoirs assez amples pour
l’ériger, avec le Conseil de la communauté française et le Conseil régional wallon, en un élément du "corps législatif" belge
en sus de la Chambre des représentants et du Sénat (paragraphes 24-25, 27 et 37 ci-dessus) ; les comparants se rejoignent sur
ce point.
54. En ce qui concerne le mode de désignation du "corps législatif", l’article 3 (P1-3) se borne à prescrire des élections
"libres" se déroulant "à des intervalles raisonnables", "au scrutin secret" et "dans les conditions qui assurent la libre
expression de l’opinion du peuple". Sous cette réserve, il n’engendre aucune "obligation d’introduire un système déterminé"
(Recueil précité, volume VII, pp. 131, 203 et 211; volume VIII, p. 15) tel que la proportionnelle ou le vote majoritaire à un
ou à deux tours.
Là également, la Cour reconnaît aux États contractants une large marge d’appréciation eu égard à la diversité dans l’espace,
et à la variabilité dans le temps, de leurs lois en la matière.
Les systèmes électoraux cherchent à répondre à des objectifs parfois peu compatibles entre eux: d’un côté refléter de manière
approximativement fidèle les opinions du peuple, de l’autre canaliser les courants de pensée pour favoriser la formation
d’une volonté politique d’une cohérence et d’une clarté suffisantes. Dès lors, le membre de phrase "conditions qui assurent la
libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif" implique pour l’essentiel, outre la liberté d’expression
déjà protégée, du reste, par l’article 10 (art. 10) de la Convention, le principe de l’égalité de traitement de tous les citoyens
dans l’exercice de leur droit de vote et de leur droit de se présenter aux suffrages.
Il ne s’ensuit pourtant pas que tous les bulletins doivent avoir un poids égal quant au résultat, ni tout candidat des chances
égales de l’emporter. Ainsi, aucun système ne saurait éviter le phénomène des "voix perdues".
Aux fins d’application de l’article 3 du Protocole no 1 (P1-3), tout système électoral doit s’apprécier à la lumière de
l’évolution politique du pays, de sorte que des détails inacceptables dans le cadre d’un système déterminé peuvent se justifier
dans celui d’un autre pour autant du moins que le système adopté réponde à des conditions assurant "la libre expression de
l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif".
B. Application de l’article 3 du Protocole no 1 (P1-3) en l’espèce
55. La Cour se trouve appelée à examiner les griefs des requérants au regard de l’article 3 (P1-3) ainsi interprété.
56. Le Gouvernement souligne que rien n’empêcherait les électeurs francophones de l’arrondissement de Hal-Vilvorde
d’accorder leurs suffrages, en connaissance de cause, à un candidat lui aussi francophone mais disposé à prêter en néerlandais
son serment de parlementaire; une fois élu, pareil candidat siégerait de plein droit au Conseil flamand et y représenterait ses
mandants.
L’argument n’est pas décisif. Sans doute les électeurs ne se définissent-ils pas que par leur langue et leur culture; des
considérations d’ordre politique, économique, social, religieux ou philosophique influent sur leur vote. Les préférences
linguistiques jouent cependant un rôle capital dans le choix des citoyens d’un pays comme la Belgique, et spécialement des
habitants d’une zone "sensible" telle que les communes de la périphérie de Bruxelles. Or un élu prêtant son serment de
parlementaire en néerlandais n’appartiendrait pas au groupe linguistique français de la Chambre ou du Sénat, lequel - comme
le groupe néerlandais - joue un rôle important dans les domaines où la Constitution exige une majorité "surqualifiée"
(paragraphe 17 ci-dessus).
57. Toutefois, la loi spéciale de 1980 s’insère dans un système institutionnel général de l’État belge, inspiré par le principe
de territorialité. Il concerne tant les institutions administratives et politiques que la répartition de leurs compétences et de
leurs pouvoirs. Encore inachevée, la réforme en cours cherche à réaliser un équilibre entre les diverses communautés
culturelles et régions du Royaume moyennant un ensemble complexe de freins et de contrepoids; elle a pour but d’apaiser,
par la création de structures plus stables et décentralisées, les différends linguistiques au sein du pays. Légitime en soi, ce
dessein ressort avec clarté des débats d’un Parlement national démocratique et des majorités massives recueillies, notamment,
par ladite loi y compris l’article 29 (paragraphes 22 et 31 ci-dessus).
En examinant le régime électoral en cause, on ne saurait en oublier le contexte global. Il ne se révèle pas déraisonnable si
l’on a égard aux intentions qu’il reflète et à la marge d’appréciation de l’État défendeur dans le cadre du système électoral
parlementaire belge, marge d’autant plus étendue qu’il s’agit d’un système inachevé et transitoire. Il entraîne, pour les
minorités linguistiques, la nécessité d’accorder leurs suffrages à des personnes aptes et prêtes à user de la langue de leur
région. Une obligation analogue se rencontre dans nombre d’États pour l’organisation de leurs élections. Pareille situation,
l’expérience le montre, ne menace pas forcément les intérêts de ces minorités. Il en va surtout ainsi, en présence d’un système
187
qui dans son ensemble s’inspire de la loi du sol, quand l’ordre politique et juridique fournit des garanties, sous la forme par
exemple de l’exigence de majorités qualifiées, contre des modifications intempestives ou arbitraires (paragraphe 17 cidessus).
Les électeurs francophones de l’arrondissement de Hal-Vilvorde jouissent des droits de vote et d’éligibilité dans les mêmes
conditions légales que les électeurs néerlandophones. Ils ne s’en trouvent point privés par la seule circonstance qu’il leur faut
voter soit pour des candidats qui, prêtant leur serment de parlementaire en français, figureront parmi les membres du groupe
linguistique français de la Chambre ou du Sénat et siégeront au Conseil de la communauté française, soit pour des candidats
qui, optant pour le néerlandais, appartiendront au groupe linguistique néerlandais de la Chambre ou du Sénat et au Conseil
flamand. Il ne s’agit pas là d’une limitation disproportionnée, contrecarrant "la libre expression de l’opinion du peuple sur le
choix du corps législatif" (paragraphes 51, 52 et 53 in fine ci-dessus).
Dès lors, la Cour constate l’absence de violation de l’article 3 du Protocole no 1 (P1-3) considéré isolément.
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION, COMBINE AVEC L’ARTICLE 3 DU
PROTOCOLE No 1 (art. 14+P1-3)
58. Mme Mathieu-Mohin et M. Clerfayt se prétendent aussi victimes d’une différence de traitement par rapport aux électeurs
et élus néerlandophones habitant, comme eux, dans l’arrondissement administratif de Hal-Vilvorde. Procédant d’une
"politique d’assimilation" et d’une volonté de "reconquête flamande", elle s’analyserait en une discrimination fondée sur la
langue et l’appartenance à une minorité nationale; elle enfreindrait l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 du
Protocole no 1 (art. 14+P1-3).
59. Les arguments sur lesquels s’appuie l’allégation ainsi résumée coïncident avec ceux que les requérants invoquent sur le
terrain de l’article 3 du Protocole no 1 (P1-3) considéré isolément. Partant, la Cour se borne à renvoyer aux motifs par
lesquels elle les a déjà écartés (paragraphe 57 ci-dessus); ils révèlent l’absence de toute "distinction" au détriment des
intéressés.
Aucune violation de l’article 14 (art. 14) de la Convention ne se trouve donc établie.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, par treize voix contre cinq, qu’il n’y a pas violation de l’article 3 du Protocole no 1 (P1-3), considéré isolément;
2. Dit, par quatorze voix contre quatre, qu’il n’y a pas violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 3 du
Protocole no 1 (art. 14+P1-3).
OPINION DISSIDENTE COMMUNE À M. CREMONA, Mme BINDSCHEDLER-ROBERT, M. BERNHARDT, M.
SPIELMANN ET M. VALTICOS, JUGES
Nous regrettons de ne pouvoir partager l’opinion de la majorité de la Cour, car il nous paraît qu’en droit la situation faite aux
électeurs francophones et aux élus francophones de l’arrondissement administratif de Hal-Vilvorde n’est pas compatible avec
les obligations découlant pour la Belgique de l’article 3 du Protocole additionnel à la Convention (P1-3), pris en lui-même ou
combiné avec l’article 14 de la Convention (art. 14+P1-3).
Le système en vigueur pour l’arrondissement précité (qui, en tant qu’arrondissement administratif, est situé dans la région
flamande alors qu’en matière électorale il relève - avec des limites différentes - de l’arrondissement électoral de Bruxelles)
aboutit en substance, en vertu de la loi spéciale du 8 août 1980 (article 29 § 1), à ce que les députés et sénateurs élus dans cet
arrondissement ne peuvent, s’ils prêtent serment en français au Parlement belge, siéger au Conseil flamand (organe ayant
indiscutablement des pouvoirs législatifs) et sont donc dans l’impossibilité de défendre les intérêts de leur région dans un
nombre de domaines importants (tels que l’aménagement du territoire, l’environnement, le logement, les politiques
économiques, l’énergie et l’emploi), alors que les élus qui prêtent serment en néerlandais font automatiquement partie de ce
Conseil. Hal-Vilvorde a une population de plus de 100.000 habitants francophones sur un total de plus de 500.000 habitants,
le nombre moyen de voix permettant d’élire un député variant de 22.000 à 25.000.
Conséquence concrète: à moins de voter pour des candidats néerlandophones, les électeurs francophones de cet
arrondissement ne seront pas représentés audit Conseil régional.
Une telle situation, excluant, comme elle le fait pratiquement, la représentation des électeurs francophones de Hal-Vilvorde
au niveau régional, n’assure pas, à notre avis, "la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif", que
requiert l’article 3 du Protocole additionnel (P1-3), et elle crée une distinction fondée sur la langue contraire à l’article 14
(art. 14) de la Convention.
188
Aucune des raisons avancées en vue de justifier cette incompatibilité ne nous paraît convaincante.
En premier lieu, il est vrai que les francophones élus à Hal-Vilvorde seraient en mesure de participer au Conseil régional
(flamand) s’ils acceptaient de prêter serment en néerlandais. Dans ce cas, toutefois, ils perdraient leur qualité de
francophones au sein du Parlement ce qui, en plus de l’aspect psychologique et moral du problème, comporterait des
conséquences politiques importantes, étant donné le rôle joué par les groupes linguistiques du Parlement.
L’argument tiré du fait que la Constitution belge considère les élus comme des élus de la nation tout entière n’est pas
pertinent dans le cas des conseils régionaux, auxquels la Constitution elle-même a confié la tâche de veiller aux intérêts des
régions concernées et auxquels les élus de ces régions devraient avoir donc le droit de participer.
On ne saurait non plus comparer les limitations dont il s’agit à celles que l’on trouve souvent dans divers systèmes électoraux
(comme celles inhérentes aux systèmes majoritaires ou à divers systèmes de représentation proportionnelle, ou encore au fait
qu’une proportion minimale d’électeurs est parfois exigée pour permettre l’élection). En effet, ces diverses limitations sont de
caractère général et s’appliquent indistinctement à tous les électeurs, alors que le régime applicable à Hal-Vilvorde limite le
droit des seuls électeurs et élus francophones de cette région et ce sur la seule base du critère de la langue.
On a aussi avancé l’argument que, malgré les limitations qu’elle comporte, la situation des électeurs francophones de HalVilvorde serait plus favorable que celle des électeurs francophones dans la région flamande en général. Or une des
spécificités de l’arrondissement de Hal-Vilvorde est qu’on y trouve concentré un groupe important d’électeurs francophones,
en mesure d’élire un nombre appréciable de parlementaires. De toute manière, en plus du fait que la situation des autres
parties de la région flamande n’était pas en cause dans la présente affaire, un tel avantage relatif ne saurait compenser la perte
effective par les électeurs francophones de Hal-Vilvorde de leur droit d’être représentés au Conseil régional.
Le système actuel, a-t-on souligné, a été adopté, en 1980, par une très large majorité dans les deux groupes linguistiques du
Parlement. Mais il s’agissait par définition d’une étape transitoire et de ce point de vue l’argument est plus empirique que
juridique et sa valeur est fort douteuse. Le système devrait, à notre avis, être évalué selon ses propres mérites. En outre, le
caractère transitoire du système actuel a lui-même été avancé comme argument. Ce caractère transitoire de la situation dure,
toutefois, déjà depuis plus de six ans et, si un Centre d’études pour la réforme de l’État a bien été institué, la Cour n’a reçu du
Gouvernement aucune indication sur la date même approximative à laquelle un régime définitif pourrait être adopté et moins
encore sur le sens dans lequel le changement pourrait intervenir.
Enfin, on ne saurait dire que la situation soumise à la Cour représente la seule solution concevable du problème; en réalité, le
fait même qu’elle est considérée comme transitoire montre que d’autres formules acceptables sont envisagées ou du moins ne
sont pas exclues. Simplement à titre d’exemple et sans prétendre d’aucune manière présenter des suggestions concrètes (que
nous ne sommes pas qualifiés pour faire), on pourrait envisager de donner aux divers élus francophones de l’arrondissement
de Hal-Vilvorde la possibilité de participer au Conseil flamand même s’ils ont prêté serment en français au Parlement, ce qui
n’exclut pas qu’ils s’expriment en néerlandais au Conseil flamand, ou encore de tenir des élections distinctes au niveau
régional et au niveau national, étant entendu que les élus au niveau régional devraient pouvoir participer au Conseil régional
concerné. Mais naturellement il appartient au gouvernement lui-même de trouver les meilleurs moyens de résoudre le
problème.
Le recours à la marge d’appréciation ne résout pas le problème dans ce cas, car cette marge trouve ses limites dans le respect
effectif des droits protégés.
DECLARATION DE M. LE JUGE BERNHARDT
L’opinion dissidente collective indique les raisons qui m’ont amené à voter pour le constat d’une violation de l’article 3 du
Protocole no 1 (P1-3). Je me suis en revanche prononcé pour l’absence d’infraction à l’article 14 de la Convention (combiné
avec l’article 3 du Protocole) (art. 14+P1-3), car aucune question distincte ne me semble se poser à cet égard. C’est
l’exclusion de certains représentants du Conseil régional qui est décisive, non une quelconque discrimination.
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE PINHEIRO FARINHA
1. J’ai voté en faveur du dispositif de l’arrêt, mais avec tout le respect dû à mes éminents collègues je dois dire que le
paragraphe 51 me gêne beaucoup.
2. Le problème du corps législatif comportant deux ou plusieurs chambres sort du cadre de notre affaire, et la Cour n’en est
pas saisie. Il faudrait, à mon avis, se limiter au cas sub judice et garder la question des deux chambres pour le jour, s’il vient,
où elle se posera dans une affaire soumise à la Cour.
189
3. De toute manière, la formule "ou pour le moins de l’une de ses chambres s’il en compte deux ou plusieurs" est
insuffisante et dangereuse.
Telle qu’elle est, elle permettrait un système contraire à "l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif" et pourrait
même conduire à un système corporatif, élitiste ou de classe, qui ne respecterait pas la démocratie.
A mon avis, il faudrait dire "ou pour le moins de l’une de ses chambres s’il en compte deux ou plusieurs, mais à une double
condition: que la majorité de l’ensemble des membres du corps législatif soient élus et que la (ou les) chambre(s) dont les
membres ne sont pas élus ne dispose(nt) pas de plus de pouvoirs que la chambre élue librement au scrutin secret".
190
LA LIBERTE DU COMMERCE ET DE L’INDUSTRIE
Le principe de la liberté du commerce et de l’industrie et de la libre concurrence (par
Mme Carole Champalaune, conseiller référendaire à la Cour de cassation)
Cinq ans de jurisprudence de la Chambre commerciale
Issu du décret d’Allarde des 2 et 17 mars 1791 selon lequel "il sera libre à toute personne d’exercer telle profession, art, ou
métier qu’il trouvera bon", le principe de la liberté du commerce et de l’industrie a valeur constitutionnelle selon la décision
du Conseil constitutionnel du 16 janvier 1982 consacrant la liberté d’entreprendre. Comme le relève un auteur (Moncef
Kdhir, in "le principe de la liberté du commerce et de l’industrie, mythe ou réalité", Recueil Dalloz-Sirey, 1994, chronique
page 30), la liberté économique est apparue dans l’histoire au moment de l’affirmation des droits de l’homme de 1789. Il
s’agit ainsi d’une "conquête de la révolution et la soeur de la liberté politique"(G-Ripert, Aspects juridiques du capitalisme
moderne, LGDJ, n°98 p292, cité in Moncef Kdhir, précité). "Principe cardinal", selon les termes employés par le professeur
Jean-Jacques Burst, (in "Concurrence déloyale et parasitisme") qui gouverne l’exercice du commerce et de l’industrie, la
liberté, on le sait, peut être pervertie par un usage abusif. C’est de cette réalité, que les Révolutionnaires n’ont pas ignorée,
qu’est née la théorie de la concurrence déloyale, qui, fondée sur la mise en oeuvre des règles de la responsabilité civile,
permet la sanction des comportements sortant de l’exercice normal de la liberté du commerce et de l’industrie.
Mais puisque de filiation il a été question, entre dans le portrait de famille la libre concurrence, soeur jumelle ou fille
naturelle de la liberté du commerce et de l’industrie. La préservation de la libre concurrence légitimée par l’efficience
économique qui doit en être le produit conduit aussi à restreindre la liberté de certains opérateurs en leur interdisant certaines
pratiques. La "loi", sous la forme de l’ordonnance du 1er décembre 1986, ainsi que des articles 85 et 86 du traité CEE devenu
les articles 81 et 82 du traité CE, outre différents règlements communautaires, est venue protéger, conformément à la vision
de Lacordaire, sinon le faible, du moins in fine la liberté elle-même, contre ses propres excès. Ces restrictions, outre qu’elles
sont elles-mêmes soumises à la garantie des libertés fondamentales, ont aussi pour objet la restauration de la liberté d’autres
opérateurs. Ainsi s’esquisse une forme de cercle vertueux de la libre concurrence.
Création prétorienne, la théorie de la concurrence déloyale reste opérante pour l’appréhension, par la jurisprudence, des
comportements des opérateurs économiques, qu’ils soient traditionnels ou novateurs. Celle-ci est marquée par une double
perspective, qui conduit à combiner l’appréciation stricte des restrictions à l’exercice de la liberté du commerce et de
l’industrie avec l’exigence d’une loyauté minimale dans la compétition. (I). Confiée in fine au juge judiciaire (sous réserve
d’un certain nombre d’hypothèses définies par la jurisprudence du tribunal des conflits), l’appréciation des pratiques anticoncurrentielles et/ou restrictives s’effectue à l’issue d’une procédure dont la jurisprudence continue à préciser les exigences.
Au cours de la période considérée, la Chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation (ci après
Chambre commerciale) a examiné l’étendue des pouvoirs du juge ou de l’autorité régulatrice pour prévenir et faire cesser des
pratiques anti-concurrentielles. Elle a enfin procédé au contrôle de qualification des pratiques anti-concurrentielles et
restrictives qui lui incombe (II).
I. LA JURISPRUDENCE EN MATIÈRE DE CONCURRENCE DÉLOYALE
1. L’appréciation stricte des restrictions à la liberté du commerce et de l’industrie...
Les restrictions à la liberté du commerce et de l’industrie peuvent être conventionnelles et résulter de l’aménagement de
clauses de non-concurrence. La jurisprudence tant de la Chambre sociale au regard de la liberté du travail que de la Chambre
commerciale au regard de celle de la liberté du commerce et de l’industrie ont précisé les conditions de validité des clauses
de non-concurrence, lesquelles, outre la limitation habituelle dans la durée et dans l’espace doivent être proportionnées par
rapport à la fonction qu’elles remplissent (Com, 4 mai 1993, au bulletin n°172, Com, 4 janvier 1994, au bulletin n°4), la
Chambre commerciale ayant rappelé cette règle au cours de la période considérée (Com, 16 décembre 1997, au bulletin
n°338). Il est intéressant de constater à cet égard qu’il est fait usage du contrôle de proportionnalité lequel est une méthode
d’appréciation des pratiques anti-concurrentielles.
On rangera dans le même esprit d’interprétation stricte des restrictions portées à l’exercice de la liberté du commerce et de
l’industrie, en matière de clause de non-concurrence, la règle selon laquelle la préservation de la liberté du commerce et de
l’industrie justifie que des opérateurs ne soient pas soumis "subrepticement" à une restriction de leur activité. A été ainsi
cassé (Com, 1er avril 1997, au bulletin n°89) , au visa de l’article 1134 du Code civil et de la loi des 2 et 7 mars 1791, un
arrêt qui pour interdire aux exploitants d’un fonds de commerce de vendre des produits commercialisés par un fonds voisin,
se fondait sur la circonstance qu’à l’acte d’acquisition du fonds était annexé le bail renouvelé au bénéfice de leur auteur
mentionnant l’impossibilité de modifier la destination du fonds, sans le consentement du bailleur, et que dans l’acte de
cession par lequel leur auteur avait acquis ses droits sur le fonds, était rappelée la clause d’un acte de partage interdisant à
191
chacun des attributaires des deux fonds de se concurrencer, alors que l’arrêt ne constatait pas que cette dernière clause était
insérée dans l’acte d’acquisition du fonds par les exploitants actuels et que ces derniers l’avaient expressément acceptée.
La liberté étant la règle et la clause de non-concurrence une exception à cette règle, le juge saisi en référé d’une demande en
interdiction de travaux fondée sur l’existence d’une clause de non-concurrence, doit, même si la clause est sans ambiguïté,
examiner la licéité d’une telle clause pour pouvoir établir le caractère manifestement illicite du trouble causé par la violation
alléguée de ladite clause (Com, 17 novembre 1998, au bulletin n° 275).
Parmi les actes déloyaux fréquemment dénoncés figure le recrutement de salariés d’un concurrent, qui peut avoir pour
objectif, soit de s’approprier son savoir-faire, soit d’entretenir une confusion avec la clientèle, voire de désorganiser et ainsi
d’affaiblir ce même concurrent. Le cas le plus flagrant de recrutement fautif est évidemment celui de l’embauche d’un salarié
lié par une clause de non-concurrence, effectuée en connaissance de cause, qui engage la responsabilité de celui qui y
procède, s’agissant là d’une hypothèse de tierce-complicité de la violation d’une obligation contractuelle (Com, 22 mai 1984,
au bulletin n°172).
Délicate toutefois est la question de la nécessité de prouver la connaissance, par un employeur, de l’existence d’une clause de
non-concurrence, dès lors que le caractère intentionnel de la faute n’est pas exigé pour entraîner la condamnation de son
auteur. La Chambre commerciale dans un arrêt du 18 décembre 2001, à publier, a décidé que cette connaissance ne pouvait
être présumée, s’il n’est pas constant qu’une clause de non-concurrence soit usuelle dans le secteur d’activité concerné. Dans
le cas contraire pèse sur le nouvel employeur une obligation de se renseigner sur la situation de la personne qu’il souhaite
recruter, à défaut de respect de laquelle son imprudence pourra être considérée comme fautive. Tel était le cas d’une affaire
examinée par la Chambre commerciale dans un arrêt du 7 février 1995, n°313D, resté inédit. D’autres circonstances, relevant
de l’appréciation des faits de la cause, peuvent être de nature à caractériser l’imprudence du nouvel employeur, comme il
l’avait déjà été jugé dans un arrêt n°309D du 5 février 1991, également inédit. Mais la mauvaise foi ne se présume pas.
En dehors des restrictions conventionnelles, la restriction à la liberté du concurrence et de l’industrie résulte de l’application
des principes dégagés par la jurisprudence en matière de concurence déloyale.
Selon l’article 10 bis modifié de la Convention de Paris de 1883, un acte de concurrence déloyale se définit comme "tout acte
de concurrence contraire aux usages honnêtes en matière industrielle et commerciale". Sans faire référence à la notion
d’honnêteté, la jurisprudence définit l’acte de concurrence déloyale comme "l’abus de la liberté du commerce, causant
volontairement ou non, un trouble commercial" (Com, 22 octobre 1985, au bulletin n°245).
Reste donc à établir ce qu’est la pratique abusive. La doctrine a établi des typologies de comportements déloyaux, et
l’examen de la jurisprudence continue à en démontrer la pertinence. Ainsi sont toujours soumis à l’examen des juges du fond,
sous le contrôle de la Cour de cassation, des pratiques tendant à la confusion avec l’entreprise concurrente ou avec sa
production, à la désorganisation de ce même concurrent, par diverses voies, ainsi que des faits de dénigrement. D’autres
comportements apparaissent et doivent être analysés au regard de l’élément déterminant de l’agissement fautif, qui n’est pas
l’appropriation de la clientèle, fût-elle celle d’un concurrent, objet même de l’exercice de la liberté du commerce et de
l’industrie, mais l’affaiblissement du concurrent dans la compétition autrement que par l’exercice de ses propres mérites.
En l’absence d’une clause de non-concurrence, la faute alléguée en matière d’embauche des salariés d’un concurrent réside
souvent dans la désorganisation causée à l’entreprise par un ou plusieurs recrutements réalisés parmi son personnel, eu égard
à leur nombre, à la nature des fonctions remplies, ou du délai dans lesquels il y est procédé. Mais il ne saurait être question
d’imputer au concurrent la désorganisation qui relèverait d’une cause étrangère à son comportement. C’est ce qu’a rappelé la
chambre commerciale dans un arrêt du 9 février 1999, (bulletin n°142) qui approuve une cour d’appel d’avoir décidé que,
hors toute preuve de manœuvres de débauchage et au regard de ce que les démissions étaient motivées par les doléances des
clients, celles-ci n’étaient pas la cause de la désorganisation alléguée laquelle résultait d’un mauvais fonctionnement de
l’entreprise antérieur.
La concurrence déloyale ne saurait résulter de la simple constatation de ce que les salariés recrutés, qui n’étaient pas liés par
une clause de non-concurrence, avaient une connaissance précise des activités commerciales de la société qu’ils ont quittée et
ont pour certains souscrit au capital social de leur nouvel employeur, en l’absence de constatations de manœuvres déloyales
de débauchage et de démarchage de la clientèle, (Com.1er juin 1999, au bulletin n°114, pour un exemple antérieur, où une
cour d’appel a été censurée pour avoir retenu l’existence d’une faute par débauchage massif en présence de démission de
salariés, au seul motif que ces démissions, qui étaient intervenues de façon concomitante n’avaient pas de motif plausible
(Com, 24 mars 1998 au bulletin n°112).
Ces arrêts s’inscrivent aussi dans la doctrine traditionnelle de la Chambre commerciale selon laquelle l’accueil d’une action
en concurrence déloyale suppose que soit rapportée la preuve de l’existence d’une faute sans pouvoir reposer sur de simples
présomptions.
Le dénigrement est l’un des comportements typiques de la concurrence déloyale. Il vise à jeter le discrédit sur un concurrent.
Bien qu’il ne s’exerce pas seulement par la voie publicitaire, sa portée et son effet nuisibles sont d’autant plus important qu’il
192
est réalisé sous couvert de publicité commerciale. La liberté d’expression est à cet égard fréquemment invoquée par les
opérateurs en défense aux critiques qui leur sont faites sur ce plan. Celle-ci ne saurait toutefois constituer un fait justificatif
lorsque l’exercice de cette liberté masque mal le but poursuivi qui est l’appropriation de la clientèle fautivement détournée
par un comportement non conforme aux usages loyaux du commerce. Néanmoins, pour donner lieu à réparation, doit être
constitué le préjudice en résultant lequel se caractérise par une atteinte à l’image du concurrent dénigré ou de sa production.
Il s’en déduit que lorsque le dénigrement allégué trouve sa source dans des documents publicitaires distribués aux
consommateurs, ceux-ci doivent pourvoir identifier le ou les concurrents visés. Une cour d’appel avait décidé que cette
identification résultait de ce que les deux concurrents visés étaient pour le premier le plus important opérateur du marché de
produits concernés et pour le second le fabriquant des accessoires s’adaptant sur ceux fabriqués par le premier. Ces
constatations ont été jugées insuffisantes (Com.19 juin 2001, bulletin n° 121 ) dès lors que la cour d’appel n’avait pas
recherché si la publicité critiquée visait effectivement pour la clientèle les deux sociétés plaignantes. Cette hypothèse se situe
en dehors des cas de dénigrement collectif où tous les professionnels d’un secteur d’activité sont visés par une opération
publicitaire dénigrante (arrêt inédit n°1906D, Com. du 1er décembre 1998). L’arrêt déféré encourait une autre critique en ce
que pour décider que les deux sociétés plaignantes étaient la cible d’une campagne de publicité réalisée par voie d’annonces
parues à une certaine date dans des magazines et étaient identifiables, il avait retenu que la société à l’origine de la publicité
contestée avait exposé, à l’occasion d’un salon professionnel tenu postérieurement aux annonces critiquées, des produits
mentionnant le nom de différentes sociétés, parmi lesquelles figurait celui des deux sociétés s’estimant victimes d’une
publicité dénigrante constitutive de concurrence déloyale. Or, ces motifs étaient également impropres à établir que les
annonces litigieuses permettaient l’identification, par les consommateurs, des sociétés s’estimant victimes de concurrence
déloyale.
Par définition, l’exercice de la liberté du commerce et de l’industrie et surtout la libre concurrence suppose la liberté de
copie. Pourtant, la reconnaissance par la loi de droits privatifs limite la libre concurrence puisque ne peuvent être reproduits,
et donc concurrencés, les biens qu’ils soient physiques ou immatériels qui bénéficient, pour une certaine durée, de la
protection légale. En dehors de cette protection, il a été décidé que l’action en concurrence déloyale a pour objet de protéger
celui qui ne peut se prévaloir d’un droit privatif (Com, 15 juin 1983, au bulletin n°174, et Com, 6 décembre 1984, au bulletin
n°335). Il s’ensuit que n’existe pas, au nom du principe de la liberté du commerce et de l’industrie, un droit de libre copie
pour les biens pourtant non protégés, si cette copie s’effectue dans des conditions fautives. Parmi celles-ci figure
traditionnellement (Com, 14 juin 1976, au bulletin n°199) l’existence d’une confusion ou d’un risque de confusion au travers
d’une production comparable, qui est susceptible d’engendrer la responsabilité civile de celui qui s’y livre, fût-ce non
intentionnellement. Néanmoins, en l’absence d’un tel risque, et en l’absence de preuve de l’appropriation déloyale du travail
d’autrui (par l’obtention de secrets de fabrication par exemple, notamment grâce au recrutement du salarié d’un concurrent),
la reproduction à l’identique, justifiées par des nécessités fonctionnelles, de pièces de rechange adaptées sur un produit
fabriqué par un concurrent n’est pas fautive (Com.16 mai 2000, au bulletin n°103).
En dehors des comportements "classiques" constitutifs de concurrence déloyale, la jurisprudence a admis, face à la diversité
des agissements déloyaux, que certains d’entre eux relevaient d’une catégorie particulière, le parasitisme, caractérisé par
l’immixtion d’un agent économique dans le sillage d’un autre afin de tirer profit, sans rien dépenser, de son savoir-faire.
Destinée à poursuivre des comportements jugés fautifs mis en œuvre par un opérateur au détriment d’un autre qui ne lui était
pas concurrent, la théorie du parasitisme a produit des effets pratiques en matière de concurrence déloyale stricto sensu, en ce
sens qu’il s’agit d’un comportement fautif fréquemment allégué, à défaut d’être toujours avéré, au soutien d’une action en
responsabilité contre un concurrent. La liberté du commerce et de l’industrie, et la licéité du dommage concurrentiel, qui en
est le corollaire, ne peut être utilement invoquée par les auteurs de telles pratiques pour défendre à l’action en responsabilité
intentée contre eux.
L’une des formes que peut prendre le parasitisme consiste dans l’utilisation d’un ou plusieurs signes distinctifs qui permettent
au consommateur d’identifier notamment un produit ou un type de commercialisation auxquels sont attachées certaines
qualités ou qui confèrent une notoriété particulière. Sur ce fondement, le Conseil national de l’ordre des pharmaciens
(CNOP) critiquait l’utilisation par des sociétés exploitant des espaces de vente de produits cosmétiques, d’hygiène et
diététiques dans les galeries marchandes de centres commerciaux, de différents signes qu’il estimait être caractéristiques de la
présentation des officines de pharmacie et que les sociétés en cause auraient cherché à invoquer pour s’approprier la
réputation de qualité et de sécurité attachées au monopole de la distribution des médicaments confié aux pharmaciens. La
cour d’appel a écarté les prétentions du CNOP après avoir constaté que les signes invoqués n’étaient pas caractéristiques de
l’agencement d’une pharmacie. Elle a été approuvée (Com,16 janvier 2001, au bulletin n°13) dès lors qu’aucun des signes de
rattachement invoqués n’était de nature à tromper la clientèle, ce qui excluait que leur cumul puisse produire cet effet. Parmi
les signes de rattachement dont l’utilisation était critiquée figurait l’apposition, sur la blouse des salariés employés dans les
espaces de vente critiqués, d’un insigne portant le terme de pharmacien. Le CNOP soutenait que l’utilisation de ce terme
n’était pas conforme aux dispositions du Code de la santé publique et était constitutive de publicité mensongère. La Chambre
commerciale a relevé que le titre de pharmacien n’était pas réglementé et que dans ces conditions, la cour d’appel avait pu
retenir que la mention de pharmacien apposée sur les blouses des salariés employés ailleurs que dans une pharmacie
correspondait à l’indication du diplôme de pharmacien, équivalent à celui de docteur en pharmacie. Elle a également été
approuvée d’avoir retenu que les personnes titulaires d’un diplôme de docteur en pharmacie ou de pharmacien peuvent, sans
être inscrits à l’ordre des pharmaciens, exercer un emploi consistant à vendre des produits de dermo-cosmétiques lesquels ne
relèvent pas du monopole des pharmaciens et que l’usage du terme "pharmacien" au lieu de "docteur en pharmacie" dès lors
qu’il correspond à un même diplôme n’est pas de nature à induire en erreur le client sur la qualification de celui qui le
renseigne.
193
2. Se combine avec l’exigence d’une loyauté minimale dans l’exercice de cette liberté
Il ne saurait être déduit de la jurisprudence protectrice de la liberté du commerce et de l’industrie telle qu’elle vient d’être
rapportée que les clauses de non-concurrence, lorsqu’elles existent et sont licites, puissent être contournées. La Chambre
commerciale a ainsi décidé (Com, 9 février 1999, bulletin n°42) qu’une clause de non-concurrence interdisant à un salarié
d’une entreprise après son départ de travailler dans un secteur géographique déterminé pendant une période limitée faisait
obstacle à ce que ce dernier, même s’il est employé dans une entreprise située en dehors de la zone d’interdiction, effectue
des travaux commandés par des clients de son ancienne société résidant dans le secteur géographique visé par la clause de
non-concurrence. Une autre interprétation aurait fait perdre à la clause son objet en ce qu’elle aurait permis à l’ancien salarié
de détourner la clientèle au profit de son nouvel employeur, ce que précisément la clause de non-concurrence visait à
empêcher. Ainsi, le principe de l’exécution de bonne foi des conventions ne cède pas devant les exigences de la liberté de la
concurrence et de l’industrie.
Au cours de la période considérée, la Chambre commerciale a appliqué au dirigeant d’entreprise une jurisprudence classique
en ce qui concerne le salarié qui, alors qu’il est encore dans les liens du contrat de travail, prépare une activité concurrente. Il
est constant que la constitution d’une entreprise concurrente n’est pas en elle-même fautive, si l’exercice de l’activité
concurrentielle n’est pas effectif avant la cessation du contrat de travail, ou si ne sont pas mises en oeuvre avant ce terme des
procédés déloyaux en vue de préparer l’activité concurrente.
Dès lors, la faute de l’ancien gérant d’une société, non lié par une clause de non-concurrence, qui fonde une entreprise
concurrente après sa démission de ses fonctions de gérant, ne peut être écartée au seul motif de la liberté du travail et de la
libre concurrence sans que soient examinés les éventuels manquements au devoir de loyauté dont il était tenu envers la
société lorsqu’il exerçait ses fonctions de gérant. Au cas d’espèce étaient invoquées les conditions dans lesquelles des
salariés, qui avaient rejoints la société créée par l’ancien gérant, avaient été déliés de leur clause de non-concurrence
précisément au moment où celui-ci était encore en fonction dans son ancienne société. L’arrêt déféré a été cassé (Com, 24
février 1998, au bulletin n°86) dès lors que les manœuvres déloyales alléguées n’avaient pas été analysées par les juges du
fond, et qu’elles étaient de nature, à les supposer établies, à caractériser un manquement à cette obligation de loyauté.
La concurrence par les prix est la manifestation la plus apparente de la liberté de la concurrence. La libre fixation des prix,
qui résulte de l’ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, si elle rend aux
opérateurs la maîtrise de leur stratégie économique, leur permet aussi de mettre en œuvre des pratiques qui peuvent être anticoncurrentielles et entrer dans le champ des articles 7 et 8 de ce texte (devenus articles L420-1 et L420-2 du Code de
commerce). En dehors des conditions d’application de l’ordonnance, les modalités de fixation des prix peuvent être de nature
à constituer une faute de concurrence déloyale. Il est de principe que le seul fait de pratiquer des prix très largement
inférieurs à ceux d’un concurrent n’est pas en lui-même répréhensible (Civ, 1ère, 10 juillet 1979, au bulletin n°203).
Néanmoins, le fait de vendre à perte, qui n’est pas le comportement naturel de l’opérateur économique, mérite une attention
particulière. Il appartenait donc à la cour d’appel, saisie d’une action en responsabilité par une société se plaignant des prix
pratiqués par sa concurrente, qu’elle estimait inférieurs aux prix de revient, de rechercher si une telle pratique, mise en
oeuvre par une société en contrepartie d’aides financières qu’elle avait sollicitées n’engageait pas la responsabilité de leur
auteur (Com,3 mai 2000, au bulletin n° 93).
Dès lors que la liberté du commerce et de l’industrie s’exerce, comme toutes les autres, dans le cadre de dispositions qui en
régulent la pratique (l’on songe ici aux multiples dispositions de droit positif, qui pour des raisons de santé publique,
d’environnement, de protection du consommateur notamment, soumettent telle ou telle activité à des restrictions ou
conditions d’exercice), les opérateurs qui s’en affranchissent, outre les condamnations pénales éventuellement encourues,
s’exposent à la mise en œuvre de leur responsabilité civile par leurs concurrents. Il est en effet admis en jurisprudence que
l’inobservation de la réglementation afférente à une activité commerciale est constitutive d’une faute de concurrence déloyale
à l’égard du commerçant qui se soumet à cette même réglementation. Il a été fait application de cette règle, au cours de la
période étudiée, pour un éditeur qui ne respectait pas la réglementation applicable au prix du livre ( Com, 1 avril 1997 au
bulletin n°87). En matière de publicité, la Chambre commerciale (19 octobre 1999, au bulletin n°17) a approuvé une cour
d’appel selon laquelle le non-respect de l’arrêté n°77-105P du 2 septembre 1977 relatif à la publicité des prix et de l’article
L121-1 du Code de la consommation sur la publicité mensongère par une société était constitutive de concurrence déloyale
envers une société concurrente et constituait un trouble manifestement illicite pour celle-ci qu’il convenait de faire cesser,
peu important que les dispositions dont elle avait constaté la violation fussent réprimées pénalement. De même, le nonrespect des règles relatives à la publicité comparative telle que régie par l’article L121-8 du Code de la consommation est
constitutif d’une faute et générateur d’un trouble commercial devant donner lieu à réparation (Com, 14 juin 2000, au bulletin
n°126).
En matière de parasitime, il a été jugé que le plagiat pur et simple du produit d’un concurrent était fautif (Com, 30 janvier
2001, au bulletin n°27).
La diversité des comportements fautifs soumis à l’examen de la Cour de cassation est le reflet du dynamisme, parfois mal
inspiré, des stratégies de vente moderne. Au cours de la période considérée, la Chambre commerciale a eu l’occasion
d’analyser les pratiques dites de couponnage électronique et de marque d’appel. Le système dit de couponnage électronique
permet, à partir de la connexion d’un micro-imprimante et au moyen de la lecture optique d’un code à barres permettant
194
l’accès aux caisses enregistreuses des magasins de grande distribution, de déclencher, au moment du passage en caisse d’un
produit acheté par un client et appartenant à une catégorie déterminée à l’avance entre un annonceur et la société qui a mis au
point le système technique en cause, l’émission d’un bon de réduction d’une valeur fixe à valoir sur l’achat ultérieur, avant
une certaine date et dans un des points de vente du distributeur, d’un produit relevant de la même catégorie que celui acheté.
A l’action intentée par un producteur en dommages-intérêts pour concurrence déloyale dès lors que le procédé en cause avait
pour effet d’inciter le client bénéficiaire du bon de réduction à se détourner du premier produit acheté vers un produit
concurrent bénéficiant du coupon de réduction, la cour d’appel avait opposé la liberté du distributeur d’utiliser conformément
aux usages dans le secteur de la grande distribution le code barres d’un produit considéré. Ce raisonnement n’a pas été admis
et ce procédé a été qualifié d’agissement fautif de détournement de clientèle (Com. 18 novembre 1997 au bulletin n° 294).
Moins sophistiquée dans sa technique, la pratique de la marque d’appel consiste pour un distributeur à faire une publicité
mettant en avant un produit d’une marque notoire de nature à attirer la clientèle, sans en disposer en nombre suffisant pour
satisfaire cette clientèle, laquelle risque alors d’être détournée vers des produits plus "ordinaires". Elle porte préjudice au
fabricant du produit notoire, qui risque de voir s’exercer à son détriment une dérive des ventes. C’est une pratique qui est en
elle-même fautive, ainsi que l’a jugé la Chambre commerciale (Com.19 mai 1998 au bulletin n°157) qui a cassé un arrêt
ayant écarté l’existence d’une faute d’un commerçant, non membre d’un réseau de distribution sélective mais dont il détenait
en nombre très limité des produits de grande marque. Il a été décidé que les juges auraient dû déduire de ces faits que l’achat
de produits de grande marque par ce commerçant n’avait pour objet que de faire servir celle-ci de marque d’appel. La
difficulté pour caractériser cette pratique illicite réside dans l’appréciation de la disponibilité du produit litigieux. Il a été
admis ( Com, 30 janvier 2001, bull n°28) que cette disponibilité pouvait ne pas être immédiate lorsque l’offreur détient ces
produits dans des lieux et conditions lui permettant de les remettre à l’acheteur dans des délais adéquats eu égard à leur
nature. Il appartenait donc à la cour d’appel saisie d’une action en responsabilité de vérifier si l’état des stocks de la société à
l’origine de la pratique contestée dans l’ensemble de ses locaux était suffisant pour assurer une disponibilité à bref délai de
tous les produits faisant l’objet de la publicité litigieuse dans chacun de ses magasins.
Enfin, il convient de relever qu’en dehors de la sanction par les règles de la responsabilité civile, l’exercice de la liberté du
commerce et de l’industrie peut trouver sa limite lorsqu’est applicable la garantie d’éviction résultant de l’article 1626 du
Code civil. Ainsi le vendeur d’un fonds de commerce ne peut-il pas, même après l’expiration d’une clause de nonconcurrence, concurrencer son ancien fonds au point de vider celui-ci de sa substance, sans s’exposer à la mise en oeuvre de
la garantie d’éviction (Com. 16 janvier 2001, au bulletin n° 16).
II. LA JURISPRUDENCE EN MATIÈRE DE PRATIQUES ANTI-CONCURRENTIELLES ET DE PRATIQUES
RESTRICTIVES
1. Les garanties procédurales en matière de sanction des pratiques anti-concurrentielles : une protection de la liberté
des opérateurs
Les garanties procédurales auxquelles est soumise la procédure de constatation et de sanction des pratiques anticoncurrentielles, avec l’intervention dans cette procédure d’une autorité administrative indépendante, le Conseil de la
concurrence, a connu des développements jurisprudentiels au cours de la période considérée. L’invocation de ces garanties
est effectuée par les entreprises, mises en cause dans des pratiques anti-concurrentielles, tant au moment du déroulement de
l’enquête, qu’en ce qui concerne la procédure suivie devant le Conseil de la concurrence. Ne sera pas étudiée ici la
jurisprudence relative aux visites domiciliaires en matière de concurrence pour laquelle il est renvoyé à l’étude de
Mme Agnès Mouillard parue au rapport 2000 de la Cour de cassation, page 277.
Les conditions de déroulement des enquêtes administratives effectuées en application de l’article 47 de l’ordonnance du 1er
décembre 1986 devenu l’article L 451-3 du Code de commerce donnent lieu à de fréquentes contestations sur la régularité
formelle des procédures.
Les entreprises critiquent souvent les conditions dans lesquelles l’objet de l’enquête leur a ou ne leur pas été indiqué au
regard du principe de la loyauté dans la recherche des preuves et du principe de non auto-incrimination. Dans un arrêt du 21
mars 2000, au bulletin n°63, la Chambre commerciale a décidé que l’article 47 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 ne fait
pas obligation aux enquêteurs de délimiter le ou les marchés, au sens de l’article 7 de cette ordonnance, sur lesquels ils font
porter leurs investigations. La délimitation du marché pertinent relève en effet des attributions du Conseil de la concurrence
sous le contrôle de la cour d’appel de Paris puis de la Cour de cassation. Il a également été jugé le 20 novembre 2001, (Com.,
Bull. n° 182) que la mention préimprimée sur le procès-verbal selon laquelle l’objet de l’enquête a été porté à la connaissance
de la personne entendue suffit à justifier, jusqu’à preuve contraire, de l’indication de cet objet. A défaut de cette mention,
l’indication de cet objet peut résulter des énonciations du procès-verbal (Com, 10 mars 1998, au bulletin n°95).
Une autre source de contestation réside dans l’établissement des procès-verbaux prévu à l’article 450-2 du Code de
commerce (ancien article 46 de l’ordonnance) selon lequel "les enquêtes donnent lieu à l’établissement de procès-verbaux et,
le cas échéant de rapports. Les procès-verbaux sont transmis à l’autorité compétente. Un double en est laissé aux parties
intéressées. Ils font foi jusqu’à preuve contraire." L’article 31 du d"écret n°86-1309 du 29 décembre 1986 fixant les
conditions d’application de l’ordonnance prévoit que "les procès-verbaux prévus à l’article 46 de l’ordonnance sont rédigés
195
dans le plus court délai. Ils énoncent la nature, la date et le lieu des constatations, les contrôles effectués ; ils sont signés de
l’enquêteur et de la personne concernée par les investigations ; en cas de refus de celle-ci mention en est faite au procèsverbal". Il a été décidé ( Com, 9 mai 2001, au bulletin n°85) que les procès-verbaux prévus à l’article 46 de l’ordonnance du
1er décembre 1986 devenu l’article L. 450-2 du Code de commerce et à l’article 31 du décret n° 86-1309 du 29 décembre
1986 devant être signés de l’enquêteur et de la personne concernée par les investigations, ces signatures doivent
nécessairement émaner des témoins et auteurs des investigations et déclarations qui y sont relatées sans que soit requise la
signature de toutes les personnes éventuellement présentes. Il a été également jugé que les documents recueillis au cours
d’une enquête de ce type pouvaient être utilisés dans la procédure, n’auraient-ils pas été demandés par les enquêteurs, dès
lors qu’ils ont été remis à ceux-ci hors toute contrainte (même arrêt).
En ce qui concerne le déroulement de la procédure devant le Conseil de la concurrence, il peut être observé que les
dispositions de l’ordonnance du 1er décembre 1986 sont extrêmement succinctes sur les conditions dans lesquelles le
rapporteur chargé de l’instruction d’une saisine du Conseil de la concurrence doit ou peut procéder à celle-ci, le caractère
pleinement contradictoire de l’instruction et de la procédure étant toutefois affirmé par l’article 18 de l’ordonnance devenu
l’article L463-1 du Code de commerce.
Dès lors que le respect du contradictoire est assuré, la jurisprudence de la Chambre commerciale consacre la grande latitude
laissée au rapporteur chargé de procéder à l’instruction d’une saisine du Conseil de la concurrence en application de l’article
50 de l’ordonnance devenu l’article L. 450-6 du Code de Commerce. Il dispose d’un pouvoir d’appréciation quant à la
conduite de ses investigations et peut dès lors décider de ne pas entendre les responsables de la société auteur des pratiques
dénoncées, dès lors que la notification du rapport à cette société, la consultation du dossier et l’analyse par le rapporteur des
documents et moyens produits par la société garantissent le caractère contradictoire de la procédure. De même, l’audition de
témoins est une faculté laissée à l’appréciation du rapporteur ou du Conseil de la concurrence. (Com, 15 juin 1999, au
bulletin n° 128 ).
Cette liberté laissée au rapporteur dans la conduite des investigations trouve toutefois sa limite dans les conditions de mise en
œuvre de la prescription prévue à l’article 27 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 devenu l’article L 462-7 du Code de
commerce tel qu’il a été interprété par la Chambre commerciale. Dans un arrêt du 8 juillet 1997, au bulletin n°220, elle a
décidé que ce texte devait être interprété en ce sens qu’il s’opposait à ce que le Conseil de la concurrence puisse statuer, si,
dans un délai de trois ans après sa saisine, il n’avait été fait aucun acte tendant à la recherche ou la sanction de faits qui lui
avaient été dénoncés. Constituent des actes interruptifs de prescription les procès-verbaux d’audition établis par le rapporteur
dès lors que tels actes tendent nécessairement à la recherche, la constatation ou la sanction des faits dénoncés dans la saisine
que ce rapporteur est chargé d’instruire, ( Com, 19 juin 2001, au bulletin n°120). Ayant constaté qu’aucun des actes précités
n’avait été fait dans le délai de trois ans à compter de la saisine, le Conseil de la concurrence saisi de pratiques mises en
oeuvres par différentes sociétés du secteur de l’électronique de loisir a estimé qu’il n’y avait pas lieu à poursuivre cette
procédure. Saisie d’un recours contre cette décision, la cour d’appel a décidé que ce délai avait été suspendu dès lors que la
partie saisissante était dans l’impossibilité d’agir pour faire exécuter un acte interruptif. Cet arrêt a été cassé (Com, 17 juillet
2001, bulletin n°144) dès lors qu’il prévoit un cas de suspension non prévu par l’article 27 précité et que le Conseil de la
concurrence n’est pas compétent pour réparer le préjudice éventuellement subi par les parties qui le saisissent et qui allèguent
être victimes de pratiques anti-concurrentielles et qui peuvent saisir les juridictions civiles et répressives d’une action en
indemnisation en annulation ou en cessation des pratiques contestées dans les délais de prescription afférents à ces actions,
ces juridictions ayant en outre la faculté, en application de l’article L 432-3 du Code de commerce, de consulter le Conseil de
la concurrence, le cours de la prescription étant suspendu le cas échéant par cette consultation. Il doit être rappelé qu’au
regard des règles de saisine du Conseil de la concurrence, admettre la suspension de la prescription revenait à priver d’effet la
règle énoncée par la Chambre commerciale dans l’arrêt du 8 juillet 1997 précité puisque la quasi-totalité des saisines
proviennent d’une partie privée ou du ministre de l’économie, le Conseil de la concurrence n’utilisant que très rarement la
faculté d’auto-saisine qui lui est reconnue. La Chambre commerciale a estimé que la suspension de la prescription aurait été
de nature à méconnaître les droits des entreprises mises en cause, lesquelles encourent des sanctions à caractère pénal au sens
de la Convention européenne des droits de l’homme et de sauvegarde des libertés fondamentales, tandis que les victimes
potentielles de ces pratiques peuvent obtenir des tribunaux judiciaires la réparation de leur préjudice.
En ce qui concerne le mode de prise de décision du Conseil de la concurrence, trois aspects ont été examinés dans la période
considérée. Le caractère non public des séances du Conseil de la concurrence ne contrevient pas aux dispositions de l’article
6-1 de la Convention européenne des droits de l’homme et de sauvegarde des libertés fondamentales, dès lors que les
décisions prises par celui-ci peuvent faire l’objet d’un recours devant un organe judiciaire offrant toutes les garanties d’un
tribunal au sens de ce texte. En revanche, la présence du rapporteur et du rapporteur général, sous le contrôle duquel est
effectuée l’instruction, au délibéré du Conseil de la concurrence, est contraire au principe de l’égalité des armes et manque
ainsi aux règles de fond édictées par la même convention. Ainsi en a jugé la Chambre commerciale, le 5 octobre 1999, au
bulletin n°159. Cette solution était attendue, au regard, d’une part de la proposition, par la Cour de cassation, de modification
de l’article 25 de l’ordonnance prévoyant cette présence du rapporteur et du rapporteur général au délibéré du Conseil de la
concurrence, et compte tenu, d’autre part, de l’arrêt du 5 février 1999 au bulletin n° 1 rendu par l’Assemblée plénière en ce
qui concerne la procédure suivie devant la Commission des opérations de bourse. La codification de l’ordonnance du 1er
décembre 1986 a pris en compte l’arrêt du 9 octobre 1999 puisque l’article L 463-7 du Code de commerce exclut désormais
la présence du rapporteur et du rapporteur général au délibéré du Conseil de la concurrence lorsque celui-ci examine les
pratiques relevant des articles L. 4201, L 420-2 et L420-5 qui lui ont été dénoncées ou dont il s’est saisi d’office.
196
Toutefois, l’invocation de ces garanties ne saurait intervenir tardivement puisque dans un arrêt du 9 mai 2001, au bulletin
n°85, la Chambre commerciale, constatant que selon l’article 2-3° du décret n° 87-849 du 19 octobre 1987, lorsque la
déclaration de recours contre les décisions du Conseil de la concurrence ne contient pas l’exposé des moyens invoqués, le
demandeur doit déposer cet exposé au greffe dans les deux mois qui suivent la notification de la décision frappée de recours,
a décidé que le moyen d’annulation tiré de la présence au délibéré du rapporteur qui n’a pas été invoqué ni lors de la
déclaration de recours ni dans les deux mois suivant la notification de la décision, n’est pas recevable pour la première fois
devant la Cour de cassation et la cour d’appel n’était pas tenue de le relever d’office.
Les règles qui doivent présider à la composition du Conseil de la concurrence, compte tenu du pouvoir qui lui est dévolu de
prendre des mesures d’urgence, ont fait l’objet d’un arrêt de principe du 9 octobre 2001, au bulletin n°160. Dans cette affaire
était contestée, au regard du principe d’impartialité, la possibilité pour le Conseil de la concurrence de statuer au fond dans
l’examen de pratiques pour lesquelles il avait, dans une composition comportant des membres statuant dans la procédure au
fond, ordonné des mesures conservatoires. L’article 12 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 dispose notamment que : "le
Conseil de la concurrence peut, après avoir entendu les parties en cause et le commissaire du gouvernement, prendre les
mesures conservatoires qui lui sont demandées par le ministre de l’économie, par les personnes mentionnées au deuxième
alinéa de l’article 5 ou par les entreprises. Ces mesures ne peuvent intervenir que si la pratique dénoncée porte une atteinte
grave et immédiate à l’économie générale, à celle du secteur intéressé, à l’intérêt des consommateurs ou à l’entreprise
plaignante. Elles peuvent comporter la suspension de la pratique concernée ainsi qu’une injonction aux parties de revenir à
l’état antérieur. Elles doivent rester strictement limitées à ce qui est nécessaire pour faire face à l’urgence". Par ailleurs,
l’article 12 du décret d’application prévoit qu’une telle demande ne peut être formée qu’accessoirement à une saisine au fond
du Conseil de la concurrence. Les demandeurs au pourvoi invoquaient l’arrêt de l’Assemblée plénière du 6 novembre 1998,
au bulletin n° 5 rendu au visa de l’article 6-1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, (ainsi que de
l’article 873 alinéa 2 du NCPC) selon lequel "toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal
impartial ; que cette exigence doit s’apprécier objectivement ; qu’il en résulte que lorsqu’un juge a statué en référé sur une
demande tendant à l’attribution d’une provision en raison du caractère non sérieusement contestable d’une obligation, il ne
peut ensuite statuer sur le fond du litige afférent à cette obligation", tandis que le ministre de l’économie, en défense, se
prévalait pour sa part de l’arrêt rendu le même jour par la même Assemblée plénière, au bulletin n° 4 selon lequel "la
circonstance qu’un magistrat statue sur le fond d’une affaire dans laquelle il a pris préalablement une mesure conservatoire
n’implique pas une atteinte à l’exigence d’impartialité appréciée objectivement". Si la procédure des mesures conservatoires
est assimilée à la procédure de référé, la réponse au pourvoi dépendait de la nature des mesures conservatoires prises par le
Conseil de la concurrence. S’il s’agissait de mesures conservatoires justifiées par l’urgence qui ne préjugeaient pas de la
caractérisation, au regard des prohibitions énoncées par les articles 7 et 8 de l’ordonnance, des pratiques au fond, il pouvait
être admis qu’était transposable la solution selon laquelle le juge ayant prononcé de telles mesures peut connaître du litige au
fond, de sorte que le grief de défaut d’impartialité du Conseil de la concurrence n’eût pas été fondé. S’il s’agissait de mesures
préjugeant en quelque sorte du caractère anticoncurrentiel de la pratique en cause, alors le grief de partialité du Conseil,
appréciée objectivement, était fondé. Dans l’affaire examinée, il résultait de la décision de prononcé de mesures
conservatoires que le Conseil de la concurrence avait pris parti sur le caractère prédateur des prix pratiqués par les sociétés en
cause et la Chambre commerciale (4 février 1997 au bulletin n° 41) statuant sur l’arrêt de rejet du recours dirigé contre la
décision de mesures conservatoires avait interprété en ce sens la décision du Conseil de la concurrence puisqu’au moyen tiré
de l’invalidité de la mesure conservatoire prononcée du fait de l’absence de preuve du caractère prédateur allégué des prix
pratiqués par les sociétés mises en cause, il avait été répondu que "la cour d’appel, appréciant les éléments de fait résultant
de l’enquête administrative diligentée par le ministre de l’Economie préalablement à la saisine du Conseil de la
concurrence, et qui avaient été analysés par le Conseil dans sa décision ayant fait l’objet du recours après avoir été
confrontés aux divers documents produits par les requérants, a pu estimer, sans avoir à suivre la société Béton de France,
dans le détail de son argumentation et sans avoir à demander aux parties des précisions complémentaires, que le
rapprochement fait par le Conseil entre les prix de vente unitaires et les coûts variables moyens permettait de déceler
l’existence d’une entente par la pratique de prix "prédateurs". Il a donc été décidé que la cour d’appel avait à tort écarté le
grief tiré du défaut d’impartialité du Conseil de la concurrence.
Il ne paraît pas inutile de terminer ce rappel des règles de procédure présidant à la sanction des pratiques anticoncurrentielles
par la solution apportée par la Chambre commerciale, (4 décembre 2001, à publier) sur la question de l’étendue des pouvoirs
de la cour d’appel de Paris lorsqu’elle examine un recours contre une décision du Conseil de la concurrence. Etait contestée
la possibilité pour la cour d’appel, lorsqu’elle annule une décision du Conseil de la concurrence, de se substituer à celui-ci
pour examiner les pratiques dénoncées et le cas échéant, les condamner. Si la Chambre commerciale avait déjà relevé dans un
arrêt du 30 mai 2000, au bulletin n°112 que la cour d’appel disposait du pouvoir de statuer sur les griefs notifiés, elle a
précisé dans l’arrêt rapporté qu’elle tenait ce pouvoir de la combinaison de l’article 15 de l’ordonnance du 1er décembre
1986, devenu l’article L464-8 du Code de commerce et de l’article 561 du NCPC.
2. L’atteinte à la liberté des opérateurs : les pouvoirs du "juge" en matière de prévention et de sanction des pratiques
anti-concurrentielles ou restrictives
Outre les pouvoirs de sanction pécuniaire attribués au Conseil de la concurrence par l’article 13 de l’ordonnance du 1er
décembre 1986 devenu l’article L464-2 du Code de commerce celui-ci dispose du pouvoir de prononcer des injonctions qui
affectent nécessairement la liberté des opérateurs. Avant même la qualification des pratiques soumises à son examen et donc
leur éventuelle sanction, le Conseil de la concurrence, on l’a vu, dispose du pouvoir de prendre des mesures conservatoires
sur le fondement de l’article 12 précité. Dans un arrêt du 7 avril 1992, au bulletin n° IV page 153, la Chambre commerciale
197
avait jugé qu’"aux termes de l’article 12 alinéa 2 de l’ordonnance du 1er décembre 1986, les mesures conservatoires
demandées au Conseil de la concurrence sont subordonnées à l’existence d’agissements illicites constitutifs de pratiques
prohibées par les articles 7 et 8 de l’ordonnance précitée". Cette règle avait été infléchie puisqu’il avait été admis (Com,
2 décembre 1997 au bulletin n°316), que la présomption du caractère illicite de pratiques dénoncées autorisait le prononcé de
mesures conservatoires. Deux arrêts ont précisé, au cours de la période considérée, les conditions dans lesquelles le Conseil
de la concurrence peut ordonner de telles mesures ainsi que la nature des mesures qui peuvent être prononcées.
Il a d’abord été admis (Com.18 avril 2000,au bulletin n°75), que le Conseil de la concurrence pouvait décider de mesures
conservatoires dans la limite de ce qui est justifié par l’urgence, en cas d’atteinte grave et immédiate à l’économie générale, à
celle du secteur intéressé, à l’intérêt des consommateurs ou à l’entreprise plaignante, sans avoir à constater préalablement des
pratiques manifestement illicites dès lors que les faits dénoncés, et visés par l’instruction dans la procédure au fond, sont
suffisamment caractérisés pour être tenus comme la cause directe et certaine de l’atteinte. Cet arrêt a, en outre, fourni un
intéressant exemple de la nature des mesures que peut prendre le Conseil de la concurrence, une fois les conditions précitées
réunies. Le litige opposait la société Numéricable, concessionnaire de collectivités locales, qui diffuse des services
audiovisuels sur un réseau câblé appartenant à la société France Télécom, sur le montant de la redevance contractuellement
due à cette dernière par la société France Télécom, et dont l’importante augmentation décidée par la société France Télécom
était considérée par la société Numéricable comme de nature à mettre en péril son activité justifiant son remplacement par un
autre opérateur. Saisi par la société Numéricable, le Conseil de la concurrence avait enjoint à la société France Télécom de ne
pas mettre en œuvre l’augmentation litigieuse jusqu’à l’intervention de sa décision au fond. La société France Télécom
contestait cette décision au regard de la convention des parties, librement souscrite, et de l’engagement qu’elles avaient pris
de soumettre leurs éventuels différents à un arbitre. La cour d’appel a décidé et a été approuvée en cela, que les mesures
conservatoires ordonnées n’avaient pas pour objet de fixer les tarifs applicables par substitution aux consentements des
parties ou à une décision arbitrale mais à prévenir un risque d’exploitation abusive d’un état de dépendance économique eu
égard à la prétention de la société France Télécom de fixer ces tarifs unilatéralement sous des menaces de sanctions mettant
en péril la survie de la société France Numéricable.
Dans une seconde affaire où était contestée la nature des mesures conservatoires prononcées par la cour d’appel, la Chambre
commerciale (3 mai 2000, au bulletin n°92) a rejeté le pourvoi formé par une société de distribution d’eau qui contestait
l’obligation qui lui avait été faite de communiquer à ses concurrents, en vue de la soumission à un appel d’offres pour des
marchés de production et de distribution d’eau potable, le coût d’approvisionnement auprès d’elle-même pour des entreprises
désireuses de ne soumissionner que pour la distribution en s’approvisionnant en eau auprès de l’usine de pompage et de
traitement appartenant à la demanderesse au pourvoi. La caractérisation de l’atteinte certaine, grave et immédiate était
critiquée au regard du motif retenu par l’arrêt selon lequel les entreprises avaient été empêchées d’élaborer des offres utiles
faute de disposer de l’information en cause. La cour d’appel a été approuvée dès lors qu’elle avait retenu que des candidats
potentiels avaient été dissuadés de concourir en raison des difficultés éprouvées pour connaître du prix d’acquisition de l’eau
nécessaire à l’élaboration de leurs offres. L’exercice effectif de la libre concurrence suppose que les opérateurs potentiels ne
soient pas artificiellement écartés de la compétition, ce que cet arrêt est venu opportunément rappeler.
Pour autant, la jurisprudence a cerné les limites des atteintes à la liberté contractuelle justifiées par la préservation de la libre
concurrence. La chambre commerciale a ainsi défini (24 octobre 2000, au bulletin n°163) la portée de l’article 9 de
l’ordonnance du 1er décembre 1986 devenu l’article L 420-3 du Code de commerce selon lequel est nul "tout engagement,
convention ou clause contractuelle se rapportant à une pratique anti-concurrentielle prohibée". Une société, avait été
victime, selon une décision du Conseil de la concurrence approuvée par un arrêt de la cour d’appel de Paris devenu
irrévocable, d’une pratique anti-concurrentielle ayant consisté pour un groupement de producteurs de granulats à former une
entente et à conclure un bail sur des parcelles destinées à l’exploitation de carrières à calcaire dont elle était locataire en vue
de poursuivre et de compléter un accord de répartition de marché. La victime demandait judiciairement que soit annulé le
congé qui lui avait été notifié par le propriétaire des parcelles en cause, congé qui avait ensuite permis l’éviction prohibée. La
cour d’appel a rejeté cette demande et a été approuvée par la Chambre commerciale qui a relevé que l’article 9 précité ne
prévoit pas la possibilité pour le juge d’ordonner la conclusion d’un contrat ou son renouvellement. En revanche, la cour
d’appel avait justement, sur le fondement du même article, annulé le bail conclu, peu important que le propriétaire n’ait pas
participé ou n’ait pas eu connaissance des pratiques prohibées mises en oeuvre par ses cocontractants. L’arrêt a été
néanmoins cassé en son chef de dispositif ayant écarté le défaut d’intérêt à agir de la victime des pratiques anticoncurrentielles en ce qui concernait la location d’une autre parcelle au motif qu’elle n’avait jamais été titulaire de droit sur
cette parcelle, alors que la cour d’appel ayant relevé que la victime avait été candidate à la location de cette parcelle, elle
aurait dû rechercher si son intérêt ne résidait pas dans la cessation de la pratique anticoncurrentielle et si la location de la
parcelle litigieuse n’était pas un élément de cette pratique.
Enfin, le caractère d’ordre public des dispositions de l’ordonnance du 1er décembre 1986 n’autorise pas le juge, saisi d’une
demande aux fins d’obtenir une mesure d’instruction in futurum destinée à établir la preuve de pratiques discriminatoires
prohibées par ce texte, à ordonner de façon générale et en dehors des cas prévus par la loi, l’appréhension de documents (en
l’espèce des factures) par voie de confiscation ou de saisie (Com, 16 juin 1998 au bulletin n°192).
198
3. Le contrôle de qualification des pratiques anti-concurrentielles ou restrictives dans la jurisprudence récente
Si les opérateurs ne peuvent invoquer la liberté contractuelle et l’exercice de la liberté du commerce et de l’industrie pour des
pratiques qui affectent in fine, le fonctionnement concurrentiel des marchés, ils ne peuvent se voir reprocher la mise en œuvre
de telles pratiques qui ne résulteraient pas de leur libre détermination. C’est le sens d’un arrêt (Com 7 avril 1998, au bulletin
n°127) selon lequel des opérateurs ne peuvent se voir reprocher la participation à une entente que s’ils y ont librement
consenti en vue de limiter l’accès au marché ou à la libre concurrence. En revanche, dès lors qu’un ordre professionnel
représente la collectivité de ses membres, la pratique mise en œuvre par un tel organisme et susceptible d’avoir un objet ou
un effet anti-concurrentiel, révèle nécessairement une entente au sens de l’article 7 de l’ordonnance du 1er décembre 1986
(Com, 16 mai 2000, au bulletin n° 100).
Il convient de relever que préalablement au contrôle de qualification des pratiques elles-mêmes, qui marque les limites de la
liberté du commerce et de l’industrie, la Chambre commerciale procède au contrôle de la qualification du marché pertinent,
au sens de l’ordonnance du 1er décembre 1986, sur lequel ces pratiques sont commises. Différents arrêts, dont l’examen ne
relève pas du champ de la présente étude, ont été rendus sur ce point au cours de la période considérée, (par exemple Com.
12 décembre 1995 au bulletin n° 301 ; Com. 5 mars 1996, au bulletin n° 76 ; Com. 15 juin 1999 au bulletin n° 178 ; Com.
9 mai 2001 au bulletin n° 97 ; Com. 22 mai 2001 au bulletin n° 97).
La prohibition des abus de position dominante ou de dépendance économique prévue à l’article 8 de l’ordonnance du 1er
décembre 1986 devenu l’article L 420-2 du Code de commerce, peut atteindre, en dehors des pratiques en elles-mêmes
illicites, des comportements au regard de la position occupée sur un marché donné, par les entreprises qui les adoptent, alors
que mises en œuvre par d’autres entreprises, ces pratiques relèveraient de leur liberté d’opérateur économique. La protection
du libre jeu de la concurrence justifie qu’il soit porté atteinte à cette liberté. Un arrêt (Com, 6 avril 1999 au bulletin n°79), a,
au cours de la période considérée, stigmatisé une pratique de ce type prohibée au regard du dysfonctionnement économique
engendré, en mettant en évidence les critères qui rangent un comportement, non illicite, en soi, dans la catégorie des abus
prohibés. Il a été ainsi décidé que lorsque les avantages consentis par une société dans un secteur donné sont destinés à faire
barrière à l’accès au marché d’un concurrent indésirable et que cette pratique, consistant à proposer à une clientèle,
moyennant certaines contraintes, une importante réduction du prix sur le produit proposé, ne laisse aucune possibilité à une
autre société de se maintenir sur le marché et de dégager, en s’alignant sur une semblable base de prix pour rester
concurrentielle, la moindre marge brute, un tel procédé adopté par cette société pour éliminer toute concurrence sur le produit
concerné, a une finalité anti-concurrentielle, et est donc prohibé. La sanction de cette pratique dite de "remise de couplage"
consistant à accorder des remises à des clients sur un produit sur le marché duquel la société mise en cause est en position
dominante à condition qu’ils achètent également un autre produit, en vue de barrer l’accès au marché, a été approuvée dans
les mêmes termes dans le secteur du médicament (Com, 15 juin 1999, bulletin n°128).
La prohibition des pratiques d’abus de dépendance économique a aussi une finalité de restauration de la liberté des
opérateurs. Un arrêt (Com, 16 décembre 1997, au bulletin n°337), met en évidence cette portée dans le cadre de l’examen
d’un contrat de franchise dont l’annulation sur le fondement de l’article 9 de l’ordonnance a été approuvée, au regard de
l’examen concret de la situation faite au franchisé qui faisait apparaître l’absence totale de maîtrise de son commerce
résultant des clauses du contrat.
En dehors de la prohibition des abus de position dominante ou de dépendance économique, ont été érigés en faute civile un
certain nombre de comportements énoncés à l’article 36 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 devenu l’article L442-6 du
Code du commerce. La loi du 1er juillet 1996 relative à la loyauté et à l’équilibre des relations commerciales a complété
dispositif initial résultant de l’ordonnance en disposant notamment qu’est fautif le fait de rompre brutalement, même
partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte des relations commerciales antérieures ou
des usages reconnus par des accords professionnels, confortant ainsi la jurisprudence de la Chambre commerciale selon
laquelle la rupture d’un contrat à durée indéterminée sans préavis pouvait être constitutive d’un abus du droit de rompre.
Dans un arrêt du 6 juin 2001, au bulletin n°112, la Chambre commerciale s’est prononcée sur les conditions d’application du
nouveau texte, reconnaissant aux juges du fond le pouvoir d’apprécier souverainement la durée suffisante du préavis. En
revanche, la Chambre a contrôlé la fixation par la cour d’appel du point de départ de ce préavis et cassé l’arrêt qui avait
considéré que ce point de départ devait être fixé à la date de notification de l’échec du fournisseur à un appel d’offres alors
que ce point de départ devait être fixé à la date à laquelle la société avait fait connaître à son fournisseur qu’elle entendait
désormais recourir à une procédure d’appel d’offres à laquelle il lui fallait se soumettre, et avait dès lors manifesté ainsi son
intention de ne pas poursuivre les relations contractuelles dans les conditions antérieures. En effet, la reconnaissance d’un
"droit au préavis" a pour objet de faciliter l’éventuelle reconversion à laquelle le cocontractant "protégé" doit faire face. Dès
qu’il a connaissance de l’intention de l’intention de son cocontractant de modifier les règles de leur collaboration et de la
possibilité qu’il y soit mis fin, l’opérateur avisé est en mesure de prendre en compte cet élément d’incertitude dans sa
stratégie. La question de l’appréciation de la durée suffisante du préavis ne devrait plus être posée au juge, en l’état de la
modification apportée à ce texte par la loi n°2201-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques. En
effet, la durée du préavis devrait résulter d’accords interprofessionnels, et à défaut de tels accords, d’arrêtés du ministre de
l’économie. La solution dégagée par l’arrêt en ce qui concerne la fixation du point de départ du préavis conserve en revanche
toute sa portée.
199
On terminera cet examen des pratiques soumises à l’examen de la Cour de cassation par les derniers développements
jurisprudentiels en matière de distribution sélective et de distribution exclusive. Ces deux formes de distribution peuvent
limiter l’exercice de la concurrence, en même temps qu’elles correspondent aux exigences de l’économie moderne. Elles font
l’objet d’une attention particulière, spécialement en droit communautaire.
En matière de distribution sélective, la Chambre commerciale a fait sienne l’analyse de la jurisprudence communautaire et a
affirmé (Com, 21 octobre 1997, au bulletin n° 271 ) que les réseaux de distribution sélective ne sont pas en eux-mêmes
constitutifs d’une entente au sens de l’article 7 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 si les critères de choix pour l’agrément
ont un caractère objectif, n’ont pas pour objet ou pour effet d’exclure certaines formes déterminées de distribution et ne sont
pas appliqués de manière discriminatoire . Un refus d’agrément fondé sur la seule circonstance que le demandeur à
l’agrément mettait en œuvre des techniques de commercialisation relevant de la grande distribution lesquelles feraient perdre
à des produits de luxe leur renommée et leur caractère luxueux n’a donc pas été admis.
Le refus d’agrément était analysé sous l’empire des dispositions de l’article 36-2 de l’ordonnance du 1er décembre 1986
avant son abrogation par la loi 96-588 du 1er juillet 1996 comme une pratique fautive engageant la responsabilité de son
auteur, dans l’hypothèse où ce refus ne pouvait pas être justifié par le caractère anormal de la demande, par la mauvaise foi
de leur auteur, ou par l’applicabilité des dispositions de l’article 10 de l’ordonnance, exonérant les pratiques anticoncurrentielles résultant de l’application d’un texte législatif ou réglementaire pris pour son application ou dont les auteurs
pouvaient justifier qu’elles avaient pour effet d’assurer un progrès économique, et sous certaines conditions. La Chambre
commerciale a poursuivi l’examen de telles pratiques sous l’empire du texte antérieur à l’entrée en vigueur de la loi du 1er
juillet 1996. Elle a ainsi jugé (26 janvier 1999, au bulletin, n°23) qu’est fautif le refus d’agrément en vue de l’entrée d’un
magasin dans un réseau de distribution sélective opposé sans qu’il soit démontré que le magasin ne remplissait pas les
conditions qualitatives exigées dans le réseau, et dès lors que le refus a été motivé par le désir du concédant de ne pas
augmenter le nombre de ses distributeurs alors que son chiffre d’affaires était en très nette augmentation et que le nombre de
ses distributeurs avait été réduit. Néanmoins, après l’entrée en vigueur de la loi du 1er juillet 1996, le refus de vente entre
professionnels ne constitue plus en soi une faute civile ce qui interdit au juge de prononcer une injonction à un opérateur de
satisfaire des commandes après cette date. Il a été rappelé dans un arrêt du 18 décembre 2001 (Com, n°2201FS-P, à publier)
qu’il appartient à celui qui se prévaut d’un refus de vente d’établir la réalité de l’éventuel abus de droit que celui-ci peut
constituer. Parmi les conditions qualitatives d’agrément des membres d’un réseau de distribution sélective de produits de
luxe, a été admise la licéité (Com, 16 mai 2000, au bulletin n°102) d’un critère relatif à la localisation du point de vente et à
son environnement afin d’éviter la vente de tels produits en des lieux totalement inadaptés à leur nature et à leur qualité.
Néanmoins, le juge doit contrôler que la mise en œuvre pratique de ce critère ne soit pas effectuée de manière discriminatoire
et vérifier également qu’elle ne comporte pas des exigences disproportionnées. Un examen concret, dont la mise en œuvre
fait l’objet du contrôle de la Chambre commerciale, lui est toujours demandé, sans qu’il puisse se déterminer par "pétition de
principe" comme l’a rappelé l’arrêt du 21 octobre 1997 précité.
En matière de distribution exclusive relative aux véhicules automobiles, la jurisprudence a, depuis un arrêt du 9 juillet 1996,
au bulletin n°204, à la lumière de l’interprétation par la Cour de justice des communautés européennes du règlement n°12385 de la commission du 12 décembre 1984 concernant l’application de l’article 85§3 du traité à des catégories d’accords de
distribution de vente et d’après-vente de véhicules automobiles dans deux arrêts du 15 février 1996 (Grand garage albigeois
et Nissan France SA), consacré la liberté d’un opérateur, qui n’est ni revendeur agréé d’un réseau de distribution du
constructeur automobile d’une marque déterminée ni intermédiaire mandaté au sens de l’article 3 II de ce règlement, de se
livrer à une activité d’importation parallèle et de revente indépendante de véhicules neufs de cette marque et à cumuler ces
deux activités.
Les conditions d’exercice de cette liberté ont été précisées, dans la période faisant l’objet de la présente étude, en ce qui
concerne le mode de preuve relatif au caractère régulier de l’approvisionnement, et en ce qui concerne la publicité à laquelle
ces opérateurs peuvent se livrer sans déloyauté.
Sur le premier point, il a été rappelé qu’il appartient à un opérateur ayant acquis des véhicules neufs pour les revendre de
faire la preuve qu’il les a régulièrement acquis sur un réseau parallèle ou auprès d’un autre concessionnaire (Com, 26 janvier
1999, au bulletin n°29). En revanche, il ne peut être tenu d’une présomption d’approvisionnement illicite et il n’a pas à
rapporter la preuve de l’acquisition régulière des véhicules litigieux par le vendeur auquel il s’est adressé, cette recherche
incombant aux concessionnaires et aux fabricants (Com, 19 octobre 1999, au bulletin n°168). Cette règle, selon laquelle il
n’existe pas de présomption d’approvisionnement illicite pesant sur l’opérateur non membre d’un réseau de distribution
automobile a été rappelée dans un arrêt du 25 avril 2001, au bulletin n°7. Ce même arrêt a affirmé que doit être constatée,
pour caractériser la concurrence déloyale, la connaissance qu’avait l’opérateur de la fraude commise par les revendeurs non
agréés lesquels se prétendaient faussement mandataires d’utilisateurs finaux auxquels il s’est adressé. Le développement de
cette activité économique aidant, est souvent posé en la matière la question de la licéité de l’approvisionnement auprès de
sociétés de location. La Chambre commerciale avait déjà décidé (Com, 7 octobre 1997, au bull n°245) qu’en l’absence de
tout élément de preuve apporté par les sociétés concessionnaires, une cour d’appel qui constatait l’approvisionnement d’un
opérateur auprès d’un loueur professionnel n’avait pas à se prononcer sur le caractère illicite des activités de ce professionnel.
Elle a posé en principe que l’acquisition de véhicules auprès de loueurs professionnels ne peut être considérée comme fautive
dans la mesure où elle n’est accompagnée d’aucune tromperie ou manœuvre frauduleuse et qu’aucune interdiction de revente
n’est stipulée à la charge des loueurs professionnels (Com, 10 février 1998 au bulletin n°65). Comme la fraude ne se présume
200
pas, l’arrêt par lequel la cour d’appel avait décidé que des opérateurs pratiquant la revente de véhicules hors réseau se
rendaient coupables de concurrence déloyale au motif que sont irréguliers les approvisionnements opérés auprès de sociétés
de location de véhicules qui ont revendu ceux-ci comme neufs sans les avoir utilisés et ont agi comme prête-nom et simple
intermédiaire pour éluder l’exclusivité confiée aux concessionnaires, a été cassé (Com,25 avril 2001, au bulletin n°77 précité)
dès lors que n’était pas constatée la fraude commise par ces sociétés en l’absence de constatation de l’existence d’une
interdiction de revente des véhicules qui leur sont fournis par les constructeurs automobiles et que n’était pas relevée la
connaissance qu’auraient eue les opérateurs de cette interdiction.
Sur le second point, il a été jugé que le seul fait dans une publicité de ne pas indiquer la qualité de l’opérateur de voitures
neuves n’est pas de nature à créer une confusion à l’égard de soci&eacute ;tés concessionnaires dès lors qu’il n’était pas
constaté qu’il ait été fait mention d’allégations, d’indications ou présentations fausses de nature à induire en erreur l’acheteur
de véhicules en lui faisant croire que le vendeur avait la qualité de concessionnaire. Il ne s’agit donc pas d’une publicité
trompeuse au sens de l’article L 121-1 du Code de la consommation. (Com, 26 janvier 1999, au bulletin n°29 précité) il n’est
pas non plus fautif pour le revendeur non agréé d’indiquer dans sa publicité l’existence d’une garantie du constructeur, dès
lors qu’il est tenu d’assurer cette obligation de garantie auprès de l’acheteur final quelles que soient les modalités par
lesquelles cette obligation s’exerce (Com, 19 octobre 1999, au bulletin n°168). Il avait déjà été jugé (Com, 7 octobre 1997, au
bulletin n°245) que l’indication de l’existence de cette garantie par un opérateur s’étant approvisionné auprès d’un loueur
professionnel n’était pas fautive dès lors que le règlement de la Commission n°1475-95 lui faisait obligation d’assurer cette
garantie. Cette jurisprudence vise à concilier les droits des concessionnaires tels qu’ils s’exercent dans la protection
aménagée par le droit communautaire, sans que soit paralysée, dans l’espace de liberté qui leur est reconnu, l’activité
d’opérateurs concurrents, laquelle reste néanmoins soumise aux règles de la concurrence déloyale.
La codification de l’ordonnance du 1er décembre 1986 résultant de l’ordonnance n°2002-912 du 18 septembre 2000 relative
à la partie législative du Code de commerce constitue un symbole fort de la valeur accordée au principe de la libre
concurrence. Ainsi le Code de commerce n’encourt-il plus le grief qui lui était fait d’être "purement individualiste, conçu
pour les boutiquiers" et "ignorant des grands problèmes juridiques que va faire naître la société industrielle" selon les
termes sévères employés par le professeur Claude Champaud (in Caractères du droit de la concurrence, JCP, Concurrence,
consommation). Il ne s’ensuit pas que cette codification fige le droit de la concurrence, ainsi qu’en témoigne les
modifications déjà apportées par la loi n°2201-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques. Les
modifications affectant le droit communautaire de la concurrence déjà intervenues (règlement n°2790-1999, en matière de
restrictions verticales) ou en cours de discussion (règlement n°1475-95 en matière de distribution des véhicules automobiles,
venant à expiration au 30 septembre 2002), et spécialement la décentralisation de ce droit qu’elles comportent conduiront
sans doute à de nouveaux développements de la jurisprudence de la Cour de cassation. Le Code civil, quant à lui, demeure
toujours l’outil d’appréhension de la concurrence déloyale, et si le fondement juridique demeure inchangé, l’appréciation des
comportements s’exerçant conformément à une compétition éthique sera nécessairement confrontée à des situations
nouvelles nées de la vitalité économique. Ainsi s’autorise-t-on à penser, avec un certain bonheur, que nulle autre que cette
matière ne mérite plus l’appréciation du doyen Carbonnier (in Flexible droit) selon laquelle "le droit n’est pas fait pour les
natures mortes".
201
Références
Cour de cassation
chambre civile 1
Audience publique du jeudi 3 juillet 2008
N° de pourvoi: 06-20514
Publié au bulletin Rejet
M. Bargue, président
M. Gallet, conseiller rapporteur
M. Mellottée (premier avocat général), avocat général
SCP Baraduc et Duhamel, SCP Piwnica et Molinié, avocat(s)
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
Donne acte à la conférence des bâtonniers de son intervention aux côtés de l'ordre des avocats de Strasbourg ;
Attendu que Mme Ellen X..., "Rechtsanwält" au sein de la société d'avocats Schultze & Braun GmbH, située en Allemagne,
dont elle est la gérante, a sollicité son inscription au barreau de Strasbourg, sous le titre, tout à la fois, d'avocate titulaire du
certificat d'aptitude à la profession d'avocat français et de "Rechtsanwält", ainsi que l'inscription de sa société ; que l'arrêt
attaqué (Colmar, 18 septembre 2006) a ordonné l'inscription de la société Schultze & Braun GmbH sur la liste spéciale du
tableau du barreau de Strasbourg et l'inscription de Mme X... comme avocat français au même tableau, sur la liste spéciale du
tableau comme avocate exerçant à titre permanent sous son titre professionnel d'origine et sur la liste spéciale du tableau
comme avocate exerçant au sein et au nom de la société Schultze & Braun GmbH ;
Sur le deuxième moyen, pris en ses deux branches, qui est préalable :
Attendu que l'ordre des avocats de Strasbourg reproche à l'arrêt d'avoir ordonné l'inscription de la société Schultze & Braun
GmbH en tant que Rechtsanwalt sur la liste spéciale du tableau du barreau de Strasbourg, alors, selon le moyen :
1°/ que l'avocat voulant exercer dans un Etat membre autre que celui où il a acquis sa qualification professionnelle est tenu de
s'inscrire auprès de l'autorité compétente de cet Etat membre ; que la procédure d'inscription est régie par le droit de l'Etat
d'accueil ; que le droit français prévoit, s'agissant de l'inscription des sociétés d'exercice, que la demande en est formée
collectivement par les associés ; que la cour d'appel qui a relevé que la demande d'inscription avait été présentée non pas par
les associés de la future société mais par la société elle-même, représentée par son gérant, n'a pas tiré les conséquences de ses
propres constatations en rejetant l'exception d'irrecevabilité de la demande d'inscription ; qu'elle aurait, ce faisant, violé les
articles 3 de la directive 98/5/CEE, ensemble les articles 84 de la loi du 31 décembre 1971 et 4 du décret du 25 mars 1993 ;
2°/ que l'interdiction des pratiques restrictives, faisant obstacle ou limitant le droit d'établissement, implique seulement que le
ressortissant communautaire doit bénéficier du même traitement que le ressortissant national, et doit être soumis aux mêmes
formalités que les nationaux ; qu'en retenant que l'article 4 du décret du 25 mars 1993 prévoyant une demande présentée
collectivement par l'ensemble des associés était contraire à la liberté d'établissement instituée par les articles 43 et 48 du
Traité de l'Union, la cour d'appel aurait violé ces textes ;
Mais attendu que la cour d'appel relève que la société Schultze & Braun GmbH était déjà constituée et représentée par sa
gérante ayant pouvoir pour ce faire ; que la disposition invoquée du décret du 25 mars 1993 ne s'applique qu'à une société en
cours de constitution ; que par ce motif de pur droit substitué à ceux des juges du fond dans les conditions de l'article 1015 du
code de procédure civile, l'arrêt se trouve légalement justifié ;
Sur le premier moyen, pris en ses trois branches
Attendu que l'ordre des avocats de Strasbourg reproche à l'arrêt d'avoir ordonné l'inscription de la société Schultze & Braun
GmbH en tant que Rechtsanwalt sur la liste spéciale du tableau du barreau de Strasbourg, alors, selon le moyen :
1°/ que la directive 98/5/CEE visant à faciliter l'exercice permanent de la profession d'avocat dans un Etat membre autre que
celui où la qualification a été acquise concerne les personnes physiques titulaires d'une telle qualification ; qu'elle s'adresse
aux avocats exerçant « à titre indépendant » ou « salarié », mais pas aux sociétés d'exercice de la profession ; qu'en retenant
qu'il découlait de la directive le droit pour la société Schultze & Braun GmbH, société d'exercice allemande, de s'inscrire au
202
barreau de Strasbourg, quand ce droit n'est ouvert par la directive et l'article 87 de la loi du 31 décembre 1971 adopté pour sa
transposition en droit interne, qu'au profit des personnes physiques, la cour d'appel aurait violé ces textes ;
2°/ que l'article 87 de la loi du 31 décembre 1971 dispose que, sous certaines conditions, l'avocat qui exerce sous son titre
professionnel d'origine peut « exercer au sein ou au nom d'un groupement d'exercice régi par le droit de l'Etat membre où le
titre a été acquis » ; que la directive précise en son article 11 que l'avocat exerçant sous son titre d'origine peut exercer en
groupe, que ce soit au sein d'une succursale ou d'une agence de la structure à laquelle il appartient dans son Etat d'origine,
soit d'une structure de l'Etat d'accueil ; qu'en déduisant du droit d'exercer en groupe le droit d'inscription du groupe en tant
que tel au barreau, la cour d'appel aurait violé les articles 1 et 11 de la directive 98/5/CEE du 16 février 1998 ensemble
l'article 87 de la loi du 31 décembre 1971 ;
3°/ qu'il résulte de l'article 43, alinéa 2, du Traité de l'Union européenne instituant le principe de la liberté d'établissement le
droit pour tout ressortissant communautaire, y compris les sociétés, de s'établir dans tout Etat membre dans les mêmes
conditions que les nationaux ; qu'il n'en résulte aucun droit pour une société à bénéficier d'une directive facilitant pour les
personnes physiques l'exercice de la profession d'avocat, en leur permettant d'exercer sous leur titre d'origine ; qu'en retenant
le contraire, la cour d'appel aurait violé, par fausse application, les articles 43 et 48 du Traité de l'Union ;
Mais attendu qu'une société constituée en conformité de la législation d'un Etat membre et ayant son siège statutaire à
l'intérieur de la Communauté, que l'article 48 du Traité CE assimile à une personne physique ressortissante d'un Etat membre
pour l'application des dispositions relatives au droit d'établissement, bénéficie du libre exercice de ce droit dans les conditions
définies par la législation du pays d'établissement pour ses propres ressortissants ; qu'il en est ainsi d'une société d'avocats qui
peut, en vertu des dispositions de l'article 87 de la loi du 31 décembre 1971 modifiée, transposant celles de l'article 11 de la
directive 98/5/CE du 16 février 1998, être inscrite sur la liste spéciale du tableau d'un barreau français, comme peuvent l'être
sur un tel tableau, selon le droit interne, les sociétés ou groupements d'avocats, dès lors qu'elle remplit les conditions relatives
à la détention du capital social, à sa dénomination et aux titulaires des pouvoirs de direction, d'administration et de contrôle ;
que la cour d'appel, qui a relevé que la société Schultze & Braun GmbH était une société à responsabilité limitée de droit
allemand, constituée exclusivement d'avocats exerçant cette profession en Allemagne et reconnue comme telle par la
Rechtsanwaltskammer de Freiburg, autorité professionnelle compétente, remplissant les conditions prévues par le nouvel
article 87 de la loi du 31 décembre 1971, représentée par sa gérante, Mme X..., avocate inscrite au barreau de Strasbourg, et
ayant créé en France une succursale, dans les locaux de deux avocats strasbourgeois, en a exactement déduit que cette société
avait le droit d'exercer son activité par l'intermédiaire d'une succursale et, partant, en a, à bon droit, ordonné l'inscription sur
la liste spéciale du barreau de Strasbourg ; que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;
Sur le troisième moyen, tel qu'il figure au mémoire ampliatif et est annexé au présent arrêt :
Attendu qu'il est irrecevable en ce qu'il critique la disposition de l'arrêt qui ordonne l'inscription de Mme X..., contre laquelle
le pourvoi n'a pas été dirigé ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne l'ordre des avocats au barreau de Strasbourg et la conférence des bâtonniers aux dépens ;
Vu l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande de la société Schultze & Braun GmbH et de Mme X... ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du
trois juillet deux mille huit.
Analyse
Publication : Bulletin 2008, I, n° 187
Décision attaquée : Cour d'appel de Colmar , du 18 septembre 2006
Titrages et résumés :
AVOCAT - Barreau - Inscription au tableau - Procédure d'inscription - Demande d'inscription - Demande d'une
société d'exercice libéral - Présentation - Présentation par le représentant légal de la société - Possibilité - Portée
La disposition prévoyant que la demande d'inscription au barreau d'une société d'exercice libéral est présentée
collectivement par les associés exerçant en son sein ne s'applique qu'à une société en cours de constitution. Il en
résulte qu'une telle demande peut être valablement présentée par le représentant légal d'une société déjà
régulièrement constituée
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AVOCAT - Barreau - Inscription au tableau - Conditions particulières - Ressortissant de l'Union européenne Société d'avocats - Etablissement d'une succursale en France - Respect des conditions définies par la législation du
pays d'établissement – Nécessité
Une société constituée en conformité de la législation d'un Etat membre et ayant son siège statutaire à l'intérieur de
la Communauté, assimilée par le Traité CE à une personne physique ressortissante d'un Etat membre pour
l'application des dispositions relatives au droit d'établissement, bénéficie du libre exercice de ce droit dans les
conditions définies par la législation du pays d'établissement pour ses propres ressortissants. Tel est le cas d'une
société à responsabilité limitée de droit allemand, constituée exclusivement d'avocats exerçant cette profession en
Allemagne et remplissant les conditions relatives à la détention du capital social, à sa dénomination et aux titulaires
des pouvoirs de direction, d'administration et de contrôle, qui établit une succursale en France. Dès lors, une cour
d'appel ordonne, à bon droit, l'inscription de cette succursale sur la liste spéciale du barreau du lieu d'établissement
COMMUNAUTE EUROPEENNE - Liberté d'établissement des ressortissants - Bénéficiaire - Société Etablissement d'une succursale en France - Conditions - Détermination - Applications diverses - Inscription au
barreau d'une société d'avocats de droit allemand
Textes appliqués :
o
o
Sur le numéro 1 : article 4 du décret n° 93-492 du 25 mars 1993
Sur le numéro 2 : article 11 de la Directive 98/5/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 février
1998 ; articles 43 et 48 du Traité de l'Union européenne ; article 87 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre
1971 modifiée
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LA LIBERTE DE REUNION, DE MANIFESTATION ET D’ASSOCIATION
Références
Conseil d'Etat
statuant
au contentieux
N° 17413 17520
Publié au recueil Lebon
M. Tissier, président
M. Ingrand, rapporteur
M. Michel, commissaire du gouvernement
lecture du vendredi 19 mai 1933
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu les requêtes et les mémoires ampliatifs présentés pour le sieur Benjamin Y... , homme de lettres, demeurant ... et pour le
Syndicat d'initiative de Nevers Nièvre représenté par son président en exercice, lesdites requêtes et lesdits mémoires
enregistrés au Secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat les 28 avril, 5 mai et 16 décembre 1930 tendant à ce qu'il plaise au
Conseil annuler deux arrêtés du maire de Nevers en date des 24 février et 11 mars 1930 interdisant une conférence littéraire ;
Vu la requête présentée pour la Société des gens de lettres, représentée par son délégué général agissant au nom du Comité en
exercice, tendant aux mêmes fins que les requêtes précédentes par les mêmes moyens ; Vu les lois des 30 juin 1881 et 28
mars 1907 ;
Vu la loi du 5 avril 1884 ; Vu les lois des 7-14 octobre 1790 et 24 mai 1872 ;
Considérant que les requêtes susvisées, dirigées contre deux arrêtés du maire de Nevers interdisant deux conférences,
présentent à juger les mêmes questions ; qu'il y a lieu de les joindre pour y être statué par une seule décision ;
En ce qui concerne l'intervention de la Société des gens de lettres : Considérant que la Société des gens de lettres a intérêt à
l'annulation des arrêtés attaqués ; que, dès lors, son intervention est recevable ;
Sur la légalité des décisions attaquées : Considérant que, s'il incombe au maire, en vertu de l'article 97 de la loi du 5 avril
1884, de prendre les mesures qu'exige le maintien de l'ordre, il doit concilier l'exercice de ses pouvoirs avec le respect de la
liberté de réunion garantie par les lois des 30 juin 1881 et 28 mars 1907 ;
Considérant que, pour interdire les conférences du sieur René X..., figurant au programme de galas littéraires organisés par le
Syndicat d'initiative de Nevers, et qui présentaient toutes deux le caractère de conférences publiques, le maire s'est fondé sur
ce que la venue du sieur René X... à Nevers était de nature à troubler l'ordre public ;
Considérant qu'il résulte de l'instruction que l'éventualité de troubles, alléguée par le maire de Nevers, ne présentait pas un
degré de gravité tel qu'il n'ait pu, sans interdire la conférence, maintenir l'ordre en édictant les mesures de police qu'il lui
appartenait de prendre ; que, dès lors, sans qu'il y ait lieu de statuer sur le moyen tiré du détournement de pouvoir, les
requérants sont fondés à soutenir que les arrêtés attaqués sont entachés d'excès de pouvoir ;
DECIDE : Article 1er : L'intervention de la Société des Gens de Lettres est admise. Article 2 : Les arrêtés susvisés du maire
de Nevers sont annulés. Article 3 : La ville de Nevers remboursera au sieur René X..., au Syndicat d'initiative de Nevers et à
la Société des Gens de Lettres les frais de timbre par eux exposés s'élevant à 36 francs pour le sieur X... et le Syndicat
d'initiative et à 14 francs 40 pour la Société des Gens de Lettres, ainsi que les frais de timbre de la présente décision. Article 4
: Expédition ... Intérieur.
Analyse
Abstrats : 16-03-03 COMMUNE - POLICE MUNICIPALE - POLICE DES MANIFESTATIONS, REUNIONS ET
SPECTACLES
Liberté
de
réunion
Conférences
publiques
Interdiction
non
justifiée.
49 POLICE ADMINISTRATIVE - Liberté de réunion.
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Résumé : 16-03-03, 49 Le maire doit concilier l'exercice de ses pouvoirs de police avec le respect de la liberté de réunion ;
par suite, il ne saurait interdire une conférence publique susceptible de provoquer des troubles, alors que le maintien de
l'ordre pouvait être assuré par des mesures de police.
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Références
Conseil constitutionnel
vendredi 16 juillet 1971 - Décision N° 71-44 DC
Loi complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association
Journal officiel du 18 juillet 1971, p. 7114
Le Conseil constitutionnel,
Saisi le 1er juillet 1971 par le Président du Sénat, conformément aux dispositions de l'article 61 de la Constitution, du texte
de la loi, délibérée par l'Assemblée nationale et le Sénat et adoptée par l'Assemblée nationale, complétant les dispositions des
articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association ;
Vu la Constitution et notamment son préambule ;
Vu l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment le chapitre II du titre II
de ladite ordonnance ;
Vu la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association, modifiée ;
Vu la loi du 10 janvier 1936 relative aux groupes de combat et milices privées ;
1. Considérant que la loi déférée à l'examen du Conseil constitutionnel a été soumise au vote des deux assemblées, dans le
respect d'une des procédures prévues par la Constitution, au cours de la session du Parlement ouverte le 2 avril 1971 ;
2. Considérant qu'au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et solennellement réaffirmés
par le préambule de la Constitution il y a lieu de ranger le principe de la liberté d'association ; que ce principe est à la base
des dispositions générales de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association ; qu'en vertu de ce principe les
associations se constituent librement et peuvent être rendues publiques sous la seule réserve du dépôt d'une déclaration
préalable ; qu'ainsi, à l'exception des mesures susceptibles d'être prises à l'égard de catégories particulières d'associations, la
constitution d'associations, alors même qu'elles paraîtraient entachées de nullité ou auraient un objet illicite, ne peut être
soumise pour sa validité à l'intervention préalable de l'autorité administrative ou même de l'autorité judiciaire ;
3. Considérant que, si rien n'est changé en ce qui concerne la constitution même des associations non déclarées, les
dispositions de l'article 3 de la loi dont le texte est, avant sa promulgation, soumis au Conseil constitutionnel pour examen de
sa conformité à la Constitution, ont pour objet d'instituer une procédure d'après laquelle l'acquisition de la capacité juridique
des associations déclarées pourra être subordonnée à un contrôle préalable par l'autorité judiciaire de leur conformité à la loi ;
4. Considérant, dès lors, qu'il y a lieu de déclarer non conformes à la Constitution les dispositions de l'article 3 de la loi
soumise à l'examen du Conseil constitutionnel complétant l'article 7 de la loi du 1er juillet 1901, ainsi, par voie de
conséquence, que la disposition de la dernière phrase de l'alinéa 2 de l'article 1er de la loi soumise au Conseil constitutionnel
leur faisant référence ;
5. Considérant qu'il ne résulte ni du texte dont il s'agit, tel qu'il a été rédigé et adopté, ni des débats auxquels la discussion du
projet de loi a donné lieu devant le Parlement, que les dispositions précitées soient inséparables de l'ensemble du texte de la
loi soumise au Conseil ;
6. Considérant, enfin, que les autres dispositions de ce texte ne sont contraires à aucune disposition de la Constitution ;
Décide
:
Article premier :
Sont déclarées non conformes à la Constitution les dispositions de l'article 3 de la loi soumise à l'examen du Conseil
constitutionnel complétant les dispositions de l'article 7 de la loi du 1er juillet 1901 ainsi que les dispositions de l'article 1er
de la loi soumise au Conseil leur faisant référence.
Article 2 :
Les autres dispositions dudit texte de loi sont déclarées conformes à la Constitution.
Article 3 :
La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.
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COUR (PLÉNIÈRE)
AFFAIRE YOUNG, JAMES ET WEBSTER c. ROYAUME-UNI
(Requête no 7601/76; 7806/77)
ARRÊT
STRASBOURG 13 août 1981
En l’affaire Young, James et Webster,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, statuant en séance plénière par application de l’article 48 de son règlement et
composée des juges dont le nom suit:
PROCEDURE
1. L’affaire Young, James et Webster a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la
Commission"). A son origine se trouvent deux requêtes dirigées contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du
Nord; trois ressortissants de cet État, MM. Ian McLean Young, Noël Henry James et Ronald Roger Webster, les avaient
introduites en 1976 et 1977, en vertu de l’article 25 (art. 25) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des
Libertés fondamentales ("la Convention"), devant la Commission qui en ordonna la jonction le 11 mai 1978.
2. La demande de la Commission a été déposée au greffe le 14 mai 1980, dans le délai de trois mois ouvert par les articles 32
par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47). Elle renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration du Royaume-Uni
reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision de celle-ci sur
le point de savoir si les faits de la cause révèlent ou non, de la part de l’État défendeur, un manquement aux obligations lui
incombant aux termes des articles 9, 10, 11 et 13 de la Convention (art. 9, art. 10, art. 11, art. 13).
3. La Chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit Sir Gerald Fitzmaurice, juge élu de nationalité britannique
(article 43 de la Convention) (art. 43), et M. G. Balladore Pallieri, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le
4 juin 1980, celui-ci a désigné par tirage au sort, en présence du greffier, les cinq autres membres à savoir M. G. Wiarda, M.
J. Cremona, M. Thór Vilhjálmsson, M. R. Ryssdal et Mme D. Bindschedler-Robert (articles 43 in fine de la Convention et 21
par. 4 du règlement) (art. 43). Sir Vincent Evans a remplacé ultérieurement Sir Gerald Fitzmaurice (article 2 par. 3 du
règlement).
4. M. Balladore Pallieri a assumé la présidence de la Chambre (article 21 par. 5 du règlement). Par l’intermédiaire du greffier,
il a recueilli l’opinion de l’agent du gouvernement du Royaume-Uni ("le Gouvernement"), ainsi que celle des délégués de la
Commission, au sujet de la procédure à suivre. Le 25 juin 1980, il a décidé que l’agent aurait jusqu’au 25 septembre pour
présenter un mémoire et que les délégués pourraient y répondre par écrit dans les deux mois du jour où le greffier le leur
aurait communiqué. Les 20 août, 24 octobre et 13 novembre, il a consenti à proroger le premier de ces délais jusqu’aux 25
octobre, 14 novembre et 5 décembre respectivement.
5. Le 25 novembre 1980, la Chambre a résolu, en vertu de l’article 48 du règlement, de se dessaisir avec effet immédiat au
profit de la Cour plénière.
6. Le mémoire du Gouvernement est parvenu au greffe le 5 décembre 1980. Le 4 février 1981, les délégués ont transmis à la
Cour un mémoire qui leur avait été adressé au nom des requérants; ils ont précisé qu’ils se réservaient de formuler leurs
propres observations lors des audiences.
Le 29 janvier, le président a chargé le greffier d’obtenir certains documents auprès de la Commission et du Gouvernement
qui les ont produits les 4 et 19 février respectivement.
7. Le 10 février 1981, M. Wiarda, élu président de la Cour à la suite de la mort de M. Balladore Pallieri, a fixé au 3 mars la
date d’ouverture de la procédure orale après avoir consulté agent du Gouvernement et délégués de la Commission par
l’intermédiaire du greffier.
Le Gouvernement a déposé quelques pièces de plus le 27 février.
8. Le 3 mars la Cour a tenu, aussitôt avant le début des audiences, une réunion consacrée à leur préparation. A cette occasion
elle a décidé d’office, en vertu de l’article 38 par. 1 du règlement, d’entendre un représentant du British Trades Union
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Congress (Confédération syndicale britannique), à titre d’information, sur certaines questions de fait (y compris le droit et la
pratique anglais).
FAITS
12. MM. Young, James et Webster travaillaient à la Société des chemins de fer britanniques (British Railways Board, en
abrégé "British Rail"). En 1975, elle conclut avec trois syndicats un accord de "closed shop" subordonnant désormais pareil
emploi à l’affiliation à l’un de ces derniers. Faute de remplir cette condition, les requérants furent renvoyés en 1976. Ils se
prétendent victimes de violations des articles 9, 10, 11 et 13 (art. 9, art. 10, art. 11, art. 13) de la Convention.
I. CONTEXTE GENERAL ET DROIT INTERNE
A. Les "closed shops" et les licenciements
Généralités
13. Pour l’essentiel, un closed shop est une entreprise ou un atelier dans lesquels, à la suite d’un accord ou arrangement entre
un ou des syndicats et un ou des employeurs ou associations d’employeurs, les salariés d’une catégorie déterminée sont, en
pratique, obligés d’appartenir ou adhérer à un syndicat désigné. La loi n’astreint pas les employeurs à recueillir directement
le consentement ou avis de chaque salarié avant de donner effet à de tels accords ou arrangements. Ceux-ci varient beaucoup
par leur forme et leur substance. On distingue souvent, notamment, entre "pre-entry" shop (le salarié doit s’affilier au
syndicat avant son embauchage) et "post-entry" shop (il doit s’y inscrire après coup dans un délai raisonnable); le second
type se rencontre plus couramment.
L’institution du closed shop existe depuis très longtemps au Royaume-Uni. Ces dernières années, les arrangements en la
matière ont gagné en précision cependant qu’augmentait le nombre des travailleurs concernés (environ 5 millions en 1980,
contre 3.750.000 dans les années 1960). Des études récentes portent à croire que dans bien des cas l’obligation d’adhérer à un
syndicat désigné ne s’étend pas aux salariés non syndiqués déjà en fonctions.
Le droit en vigueur jusqu’à 1971
14. Jusqu’en 1971, la législation ne traitait pas explicitement de la pratique du closed shop. Néanmoins, depuis les années
1920 les tribunaux reconnaissaient la légitimité de l’objectif syndical consistant à promouvoir les intérêts des syndicats au
point d’imposer le licenciement des non-syndiqués ou l’interdiction de les embaucher. Toutefois, au regard de la common
law il y avait entente délictueuse (unlawful conspiracy) si en invoquant un closed shop à l’encontre de quelqu’un on allait audelà de ce que les tribunaux regardaient comme la défense d’intérêts syndicaux authentiques (Huntley v. Thornton, All
England Law Reports, 1957, vol. 1, p. 234; Morgan v. Fry, ibidem 1967, vol. 2, p. 386).
Dans son rapport de 1968, la Commission royale sur les syndicats et les associations patronales (Royal Commission on Trade
Unions and Employers’ Associations), tout en écartant la possibilité de prohiber le closed shop, examina les garanties à
ménager en faveur des personnes se trouvant en présence d’un closed shop. Ainsi, la majorité de ses membres estima qu’un
salarié congédié pour avoir refusé d’adhérer à un syndicat après l’instauration d’un closed shop devrait obtenir gain de cause
contre son employeur dans une action pour licenciement abusif s’il réussissait à prouver que son refus s’appuyait sur des
motifs sérieux.
15. Avant 1971, les droits et obligations des parties à un contrat de travail obéissaient pour l’essentiel à la common law.
Abstraction faite des licenciements justifiés sans préavis (justified summary dismissal), il était licite de congédier un salarié,
même sans motif, moyennant le préavis requis. Un salarié renvoyé sans ce préavis avait un seul recours: réclamer en justice
le montant de la rémunération qu’il aurait perçue pendant le délai de préavis; les tribunaux n’ordonnaient pas à l’employeur
de le réembaucher. Ces principes valaient par exemple pour les licenciements causés par l’adhésion, ou le refus d’adhésion,
d’un salarié à un syndicat.
La loi de 1971 sur les relations professionnelles
16. Depuis 1971, le parlement intervient davantage dans les domaines sous examen et les changements de majorité au
pouvoir ont entraîné des modifications de la portée et du contenu de la législation en vigueur. La première mesure
d’envergure consista dans la loi de 1971 sur les relations professionnelles (Industrial Relations Act), qui à deux égards
transforma radicalement la situation résultant de la common law.
17. Tout d’abord, la loi de 1971 accorda aux salariés (sous réserve de certaines exceptions) le droit de ne pas être
abusivement licenciés. Il devint illégal de renvoyer quelqu’un sans motif, même si on lui adressait le préavis nécessaire.
Quiconque s’estimait congédié de manière abusive pouvait saisir un tribunal du travail (industrial tribunal); celui-ci pouvait
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lui allouer des dommages-intérêts, ou recommander son réengagement, sauf si le licenciement se fondait sur un ou plusieurs
des motifs prévus dans la loi (inaptitude, mauvaise conduite, excédent de main-d’oeuvre, etc.) ou sur un autre motif grave, et
s’il s’avérait que l’employeur avait agi raisonnablement en considérant ce ou ces motifs comme suffisants. La loi laissait
intacts les droits que le salarié possédait en vertu de la common law, mais dans la pratique les titulaires du nouveau droit les
ont peu invoqués.
18. En second lieu, la loi de 1971 introduisit des normes expresses destinées à rendre illicite le jeu de la plupart des closed
shops. Non seulement elle frappa de nullité les accords de closed shop avant l’embauche, mais encore elle donna aux
travailleurs, sous réserve de certaines exceptions, le droit de ne pas se syndiquer ou de refuser de s’inscrire à un syndicat
déterminé. Dans le contexte des règles relatives aux licenciements abusifs et par contraste avec la situation en common law
(paragraphe 15 in fine ci-dessus), elle précisa qu’il fallait considérer comme abusif un licenciement motivé par l’exercice de
ce droit ou l’intention de l’exercer.
19. D’après un Livre vert sur les immunités syndicales (Trade Union Immunities), publié par le gouvernement britannique en
janvier 1981, la loi de 1971 rencontra une forte résistance auprès des syndicats et nombre d’employeurs et de syndicats en
tournèrent les clauses relatives au closed shop, lequel continua sans grand changement.
Le droit 
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