HederaHelix Pour l’émancipation du désir 1776 mots La Raison et les passions sont des concepts que nous dissocions instinctivement. Nos sens tendent à suggérer que notre corps est sujet aux désirs, aux appétits, aux humeurs animales, et que notre esprit œuvre dans une dimension plus métaphysique. Ainsi, la Raison est le plus souvent glorifiée, ou du moins on lui accorde une importance supérieure à celle du corps. Ce dualisme entre le corps et l’esprit occupe une place majeure dans la philosophie, que ce soit chez les Grecs anciens ou chez Descartes. Les désirs ne sont toutefois pas condamnés d’emblée : Descartes écrit lui-même, au sujet des passions, « qu’elles sont toutes bonnes de leur nature, et que nous n’avons rien à éviter que leurs mauvais usages ou leurs excès1 ». Plusieurs philosophes nous enjoignent tout de même à faire preuve de réserve dans la gestion de nos pulsions. Ces préceptes de parcimonie tiennent à une volonté de rendre les hommes meilleurs, ou la société meilleure pour chacun d’entre eux. Cette optique est largement acceptée et les humains répriment chaque jour plusieurs pulsions, se font violence pour suivre la voie tracée par leur Raison, leur tête, et non pas leur cœur. Mais quel genre d’existence résulterait du rejet de cette répression journalière? Quelle est la place du désir dans nos vies, et quel chemin celui-ci trace-t-il? Il sera défendu ici que les désirs sont à la base de ce qui façonne le caractère, la personnalité propre de l’Homme : ainsi, dans une optique individualiste d’épanouissement identitaire et de dépassement de soi, nos désirs doivent être reconnus et assumés. Le désir comme trame de l’existence Le désir de vivre est lui-même sous-jacent en chaque organisme. Cette volonté particulière est nommée « conatus » par Baruch Spinoza, et consiste à persévérer dans 1 René DESCARTES. Les passions de l’âme, p.151 2 l’être2. Ce « conatus » est essentiel dans la philosophie spinoziste puisque dans celle-ci, la joie s’atteint par un accroissement de puissance 3, et le bonheur par le fait de pouvoir conserver son être4. Le désir, de façon plus générale, occupe également une place importante dans sa philosophie, puisque selon lui, tous les sentiments humains se rapportent aux trois affects que sont la joie (accroissement de puissance), la tristesse (diminution de puissance) et le désir. « Mais le désir est la nature ou l’essence même de chacun. […] Donc le désir de chaque individu diffère du désir d’un autre autant que la nature ou l’essence de l’un diffère de l’essence de l’autre5. » Avec cette citation s’ébauche la position ici défendue : le désir a pour fonction de définir l’individu dans son identité. Les désirs constituent le moteur de nos actions, la motivation en toute chose. Ainsi, la variété de désirs que nous ressentons crée une diversité dans le monde : les désirs que nous éprouvons et que nous projetons dans le futur font en sorte que nos destinées se distinguent des unes des autres, car nous poursuivons des objectifs différents. Le désir fait partie de ce qui définit l’unicité de chaque être humain. Pour en revenir à Spinoza, il ne suggère toutefois pas que nous obéissions à tous nos désirs, s’ils ne sont pas dirigés par la Raison. En ceci, sa pensée rejoint celle de nombreux philosophes grecs de l’Antiquité. Les désirs à opprimer 2 Baruch SPINOZA. L’Éthique, p.133 3 Puissance d’agir de notre corps ou puissance de penser de notre esprit. 4 Ibid., p.226 5 Ibid., p.181-182 3 Chez plusieurs penseurs, les désirs sont divisés entre bons et mauvais désirs. Chez Épicure par exemple, ils sont considérés bons ou mauvais selon qu’ils sont ou non naturels et possibles à satisfaire, selon un objectif d’ataraxie, soit l’absence de trouble et de douleurs. Dans une optique similaire, Platon présente dans le Gorgias une allégorie qui compare la vie tempérante et la vie déréglée. Des hommes tentent de remplir des tonneaux : l’homme tempéré a un tonneau étanche, alors que l’homme déréglé possède un tonneau – une âme – criblé. Ainsi, l’homme tempéré peut atteindre une satisfaction et la sérénité, alors que l’homme soumis à ses désirs sera insatiable, et cherchera en vain à satisfaire des passions, des envies qui ne peuvent pas l’être 6. Pour Platon, « les désirs à assouvir sont ceux dont la satisfaction améliore l’homme, mais non pas ceux qui le rendent pire7 ». Selon lui, ce qui rend l’homme meilleur, c’est de tendre vers la connaissance par l’usage de la Raison, et d’agir avec vertu, en fonction du Bien. Enfin, « d’accomplir son devoir à l’égard des dieux comme à l’égard des hommes 8 ». Pour adopter un point de vue similaire, c’est-à-dire choisir de prioriser des désirs qui améliorent l’homme, et pouvoir distinguer ceux-ci, il faut avoir une approche téléologique. Si on ne considère point de finalité ultime à l’Homme, ou si on ne vise pas un certain « bien commun », les affects ne peuvent être définitivement catégorisés de façon absolue comme bons ou mauvais, ou les hommes comme meilleurs ou pires. Si la grande majorité des philosophes recommandent que les actions soient posées en fonction de ce que la Raison dicte, c’est que ces mêmes philosophes ont chacun une conception de 6 PLATON. Gorgias, p.235 7 Ibid., p.264 8 Ibid., p.272 4 ce vers quoi la Raison doit tendre. Et ces conceptions visent souvent le Bien Commun, comme par exemple l’idée du Contrat Social chez Rousseau 9. On peut cependant se demander s’il existe vraiment une chose telle qu’un intérêt général. Le Bien Commun est souvent défini négativement, soit comme une conjoncture où aucun n’est très lésé. Néanmoins… Le désir comme force créatrice Est-il possible d’accéder à un Bien Commun en tant que conjoncture où chacun est libre de s'épanouir pleinement, de devenir l’entièreté de ce qu’il a la capacité d’être? Un tel contexte serait plutôt l’œuvre de tout un chacun, accessible en s’affranchissant du besoin de ratification et d’appartenance aux autres. Nietzsche se distingue nettement des philosophes qui proposent des codes de conduite, particulièrement ceux qui sont répressifs. Celui-ci dénonce vertement, dans la Généalogie de la Morale, « l’esprit de troupeau » qui a mené à la dégénérescence morale des hommes 10. Ainsi, selon lui, l’intérêt de la masse ne prévaut pas sur l’intérêt individuel de chacun. Conséquemment, il n’est pas question que la Raison nous dicte de faire preuve de réserve dans l’intérêt général de tous. Bien entendu, la philosophie nihiliste de Nietzsche lui fait adopter un point de vue nettement plus individualiste. L’absence de finalité ou de spiritualité dans son idéologie lui permet de s’aventurer par-delà le bien et le mal, ce pourquoi son idéologie est amorale. La philosophie nietzschéenne en est une qui est très organique, 9 Le Contrat Social de Jean-Jacques Rousseau est une forme d’organisation sociale et politique où chacun aliène ses droits et pouvoirs individuels en vue du Bien Commun, c’est-à-dire le meilleur intérêt de chaque personne en société. 10 Friedrich NIETZSCHE. Généalogie de la morale, p.36-38 5 englobante : ici, point de dualisme qui oppose le corps à l’esprit. Les désirs doivent être embrassés dans le but de se connaître, de s’appartenir, de définir son propre système de valeurs. Selon Nietzsche, c’est en désirant ardemment être soi-même, et en étant ce qu’on désire être, que l’on atteint l’accomplissement parfait de l’Homme 11. Et cette perfection est aussi multiple que les hommes sont nombreux. Le Surhomme, l’idéal nietzschéen à atteindre, parangon du nihilisme actif, est soutenu d’une forte énergie vitale qui lui provient de ses désirs et pulsions. Ainsi n’est-il point de bons ou mauvais désirs, pourvu que ceux-ci soient authentiques, inhérents au sujet et donc réflexion de l’essence profonde de l’individu affranchi. Nietzsche parle d’ailleurs du concept d’Éternel retour12 : il faut créer notre vie de telle façon que nous serions prêt à la revivre encore et encore, à tout jamais. Bien entendu, céder à ses désirs n’implique pas nécessairement d’avoir du succès dans l’actualisation de ceux-ci. Se modeler une vie désirable et qui nous ressemble exige des efforts soutenus et n’est donc pas un simple laisser-aller, une soumission paresseuse à certains élans primitifs. Le Surhomme n’est pas soumis à ses désirs, il dirige ses efforts à soumettre l’existence à ses désirs. La culture de masse, ou manipulation des désirs Dans la Dialectique de la Raison, Adorno et Horkheimer discourent de la façon dont la civilisation « connaît le corps comme objet de possession, ce n’est qu’avec la civilisation qu’il a été séparé de l’esprit », alors que pourtant, « la substance dominée, opprimée et dissoute par l’instinct de conservation, n’est rien d’autre que cette part de vie qui doit 11 Ibid., p.69 12 Friedrich NIETZSCHE. Le Gai Savoir, p.178 6 justement être conservée13. » Dans cette œuvre, il est explicité que l’Homme a perdu son individualité dans la civilisation moderne par la culture de masse. L’identité est à présent celle de l’espèce et non celle de l’individu : « Paradoxalement, l’homme comme membre d’une espèce est devenu une réalité grâce à l’industrie culturelle. Chacun n’est plus que ce par quoi il peut se substituer à un autre : il est interchangeable, un exemplaire14. » La manipulation des désirs par le système capitaliste, par la culture de masse, est donc en quelque sorte une nouvelle version des formes de décadence morale que Nietzsche dénonçait, comme l’ascétisme, le christianisme ou le scientisme. Ces derniers soumettaient l’homme à la volonté du « troupeau » en renversant l’ordre aristocratique de ce qui est « bon » ou « mauvais ». Avec l’industrie culturelle, les désirs du corps deviennent un tabou, et l’individu se fait imposer un code de conduite, comme dans tout autre cadre restrictif. Dans ce cas précis, ce sont ses désirs et ses besoins qui se voient maîtrisés et normalisés à travers le catalyseur qu’est la culture de masse. « L’industrie culturelle ne sublime pas, elle réprime. En exposant sans cesse l’objet du désir, […] elle ne fait qu’exciter le plaisir préliminaire non sublimé que l’habitude de la privation a depuis longtemps réduit au masochisme15. » En somme, notre contexte actuel de consommation de masse nous rend étrangers à nousmêmes. Pour mener une quête identitaire guidée par ses désirs, il importe en premier lieu de se libérer des désirs artificiels, chaînes de notre conformisme endémique. Ce n’est donc pas la tempérance dans les pulsions mais plutôt l’authenticité de celles-ci qui doit 13 Max HORKHEIMER, Theodor W. ADORNO. La Dialectique de la Raison, p.68 14 Ibid., p.154 15 Ibid., p.148 7 être mise de l’avant. Le défi de l’Homme moderne serait donc de renouer avec son essence, afin de ne pas être englouti dans la superficialité des désirs qu’on lui dit être les siens. Peut-être alors, du terreau fécond que sont les désirs humains, pourront émerger des êtres intègres qui seront les réels créateurs de leur existence, leur propre cause. 8 BIBLIOGRAPHIE DESCARTES, René. Les passions de l’âme, Paris, 2010 [1649], [en ligne], http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/file/descartes_passions.pdf SPINOZA, Baruch. L’Éthique, 1993 [1677], [en ligne], http://classiques.uqac.ca/classiques/spinoza/ethique/ethique_de_Spinoza.pdf PLATON. Gorgias, Paris, Flammarion, 1987. NIETZSCHE, Friedrich. Généalogie de la morale, Paris, Flammarion, 1996 [1887]. NIETZSCHE, Friedrich. Le Gai Savoir, 1887, [en ligne], http://www.echosdumaquis.com/Accueil/Textes_%28A-Z%29_files/Le%20gai %20savoir%20%281887%29.pdf HORKHEIMER, Max et Theodor W. ADORNO. La Dialectique de la Raison : fragments philosophiques, Paris, Gallimard, 1989 [1944] 9