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La théorie périphérique de William James La thèse classique est la théorie périphérique des émotions ; c’est celle de William James. Celui-ci distingue dans l’émotion deux groupes de phénomènes : un groupe de phénomènes physiologique (rythme respiratoire accéléré, augmentation du tonus musculaire, accroissement de la tension artérielle, accroissement des échanges biochimiques etc.) et un groupe de phénomènes psychologiques qu’il appelle lui-même états de conscience. L’essentiel de la thèse, c’est que l’état de conscience, dit « joie, colère, etc. » n’est rien d’autre que la conscience des manifestations physiologiques. La principale critique de cette thèse consiste à se demander comment à des modifications quantitatives, des fonctions végétatives (ou physiologiques) peuvent correspondre des états qualitativement différents, aussi irréductible entre eux que la colère et la joie. Dans les « états de conscience », on trouve plus, ou mieux, on trouve autre chose que dans les manifestations physiologiques : on a beau pousser à l’extrême les désordres du corps, on ne saurait comprendre pourquoi la conscience correspondante serait conscience terrorisée. Même si, objectivement perçue, l’émotion se présente comme un désordre physiologique, en tant que fait de conscience, elle n’est point désordre ni chaos, elle a un sens, elle signifie quelque chose ; elle constitue une certaine relation de notre être psychique avec le monde. Comment un trouble physiologique quel qu’il soit peut-il rendre compte du caractère organisé de l’émotion. 2. Pierre Janet[1] Il reconnaît que James dans sa description de l’émotion a manqué le psychique. Pour lui, même si l’on considère les seules manifestations extérieures de l’émotion, les phénomènes peuvent être classés en deux catégories : -certes les phénomènes physiologiques. -Mais aussi, des conduites, des comportements. Si une conduite ou un comportement est précisément notre adaptation au réel, l’émotion apparaît comme une conduite de désadaptation, une conduite d’échec. Dans Obsession et psychasthénie, Janet cite l’exemple de plusieurs malades, qui venus à lui pour se confesser, finissent par éclater en sanglots ou prendre une crise de nerfs. <Les pleurs, la crise de nerfs constituent précisément une conduite d’échec qui se substitue à la conduite adaptée trop difficile à tenir. Mais cette thèse, si elle est séduisante reste en réalité toute mécaniste : elle est une sorte de dérivation de substitut automatique d’une conduite supérieure que nous ne pouvons pas tenir. Elle n’a pas de finalité en elle-même, ou mieux, d’intentionnalité propre. Et ainsi, Janet ne peut expliquer pourquoi il peut y avoir diverses conduites d’échec, dans une même situation, et par exemple, pourquoi je peux réagir à une agression par la peur ou par la colère. Si l’on reprend l’exemple des malades de Pierre Janet, qui éclatent en sanglots, doit-on dire que la malade sanglote parce qu’elle ne peut rien dire, ou plus précisément pour ne rien dire. Un abîme sépare ces deux interprétations : la première est purement mécaniste et voisine au fond des vues de James, la seconde mérite le titre de théorie psychologique. En effet, la conduite émotionnelle, loin d’être un désordre est un système organisé qui est appelé pour masquer, remplacer, repousser une conduite qu’on ne peut ou qu’on ne veut pas tenir. 3. Une ébauche de solution : la psychologie de la forme Une solution est ébauchée par la théorie de la forme, par les disciples de Köhler et notamment chez Lewin, et reprise par P. Guillaume dans sa Psychologie de la forme. « Prenons l’exemple le plus simple écrit Sartre : on propose au sujet d’atteindre un objet placé sur une chaise, mais sans mettre le pied en dehors d’un cercle tracé sur le sol. Les distances sont calculées pour que l’opération soit très difficile voire impossible. Il y a ainsi une force orientée vers l’objet. Mais les obstacles (moral : comme la règle qu’on s’est engagé à respecter,et physique : la distance) créent une force contraire dans la perception du sujet. Les patients peuvent tenter d’accomplir cet acte en s’affranchissant de quelques unes des conditions imposées (: vitesse, quantité, etc.), dans d’autres cas il s’agit d’acte irréel, symbolique : on décrit cet acte au lieu de l’accomplir (il faudrait, si j’avais) Trouver la solution mettrait fin à la tension ; si elle persiste les sujets ont tendance à renoncer à l’épreuve, à se replier sur eux-mêmes dans une attitude passive ou à s’évader du champ. De plus le fait d’avoir accepté l’épreuve confère à tous les autres objets du champ une valeur négative, en ce sens que toutes les diversions étrangères à la tâche sont ipso facto impossibles. » Dans cet exemple, une seule issue positive existe, mais elle est fermée par une barrière spécifique. La conduite émotive est soit une conduite d’évasion, soit une conduite d’enkystement, c'est-à-dire de repli sur soi-même. La colère apparaît ainsi comme une évasion : le sujet en colère ne pouvant trouver la solution précise d’un problème, adopte une conduite d’évasion pour échapper à la situation. Exemple, ne pouvant résoudre un problème je déchire la feuille qui porte l’énoncé. Selon Sartre, cette théorie de la conduite émotion est parfaite dans la mesure où elle souligne le rôle fonctionnel de l’émotion, mais elle révèle aussi insuffisante : le processus consiste à substituer une forme de conduite à une autre, l’état de colère à la solution du problème. Le processus est une simple transformation de forme. Or on ne peut comprendre cette transformation sans faire intervenir la conscience. On peut comprendre en effet la rupture de la forme : problème sans solution, mais l’état de colère qui se substitue à la solution du problème est manifestement une activité synthétique de la conscience, pour qui l’état de colère révèle une finalité. Conclusion On ne peut comprendre l’émotion que si l’on y cherche une « signification ». Cette signification est par nature d’ordre fonctionnel, nous sommes donc amenés à parler d’une finalité de ‘l'émotion. La finalité de l’émotion suppose une organisation synthétique des conduites qui ne peut être que l’inconscient des psychanalystes, ou la conscience elle-même. II. La théorie psychanalytique Une théorie psychanalytique pourrait sans peine expliquer la colère ou la peur comme des moyens utilisés par des tendances inconscientes pour se satisfaire symboliquement et rompre un état de tension insupportable. La psychologie psychanalytique a été la première à mettre l’accent sur la signification des faits psychiques, insistant sur le fait que tout état de conscience vaut pour autre chose que lui-même. Prenons un exemple : une femme s’évanouit à la vue d’un massif de laurier. Le psychanalyste découvre dans son enfance un pénible incident sexuel lié à un buisson de laurier. De cet exemple, que sera l’émotion, sinon un phénomène de censure, non pas un refus du laurier, mais un refus de revivre le souvenir lié au laurier : une fuite devant la révélation à se faire. (comme le sommeil est parfois une fuite devant la décision à prendre). L’interprétation psychanalytique conçoit le phénomène conscient comme la réalisation symbolique d’un désir refoulé par la censure. Or dans cette interprétation la signification de notre comportement conscient est entièrement extérieure à ce comportement lui-même : le signifié entièrement coupé du signifiant et ne peut être découvert que par la psychanalyste lui-même. Autrement dit, le fait conscient (l’émotion) est dans un rapport externe de causalité avec l’événement qui l’explique. La conscience n’y est pour rien, l’émotion est un processus qui n’a pour elle aucune signification. Or si les faits et motifs ont un caractère signifiant, il faut chercher cette signification non dans un processus inconscient, mais dans la conscience elle-même qui au travers de la conduite émotive poursuit un but, une finalité dont le sens lui échappe. III. Esquisse d’une théorie phénoménologique. La principale erreur de la psychologie est de faire comme si la conscience de l’émotion était d’abord une conscience réflexive, c'est-à-dire une modification de notre être psychique, ce que l’on nomme « un état de conscience ». De fait, il est toujours possible de prendre conscience de l’émotion comme structure affective de la conscience : en disant « je suis en colère, j’ai peur, etc. » Mais la peur n’est pas originellement conscience d ’avoir peur, pas plus que la perception de ce livre n’est conscience de percevoir le livre. La conscience émotionnelle est d’abord irréfléchie, « elle ne peut être conscience d’elle-même que sur le mode non positionnel ». L’homme qui a peur, a peur de quelque chose (même dans l’angoisse qu’on éprouve sans objet dans le noir). La fuite est avant tout une fuite devant un certain objet, qui reste présent dans la fuite. On ne peut parler de colère, (où l’on frappe, injurie et menace) sans mentionner la personne qui est l’objet de cette conduite. Si l’on veut comprendre l’émotion, il faut se rendre présente l’essence de conduite irréfléchie. Pour la conscience, le monde qui nous entoure -que les Allemands appellent Unwelt- est le monde de nos désirs, de nos besoins, sillonné de chemins étroits et rigoureux qui conduisent à tel ou tel but déterminé. Ce monde est un monde difficile, mais la difficulté n’est pas une notion réflexive, c’est qualité du monde qui se donne dans la perception, dans la vie même : livre devant être lu, souliers à ressemeler, etc. Si l’on comprend ce rapport pré-réflexif de l’homme au monde, on peut concevoir ce qu’est une émotion : c’est une transformation du monde. Lorsque les chemins tracés deviennent trop difficiles [...] que toutes les voies sont barrées, il faut pourtant agir. Alors nous essayons de changer le monde, c'est-à-dire de le vivre comme si les rapports des choses à leur potentialité (possibilité objective) n’étaient pas réglés par des processus déterministes, mais par la magie. La conduite émotive n’est pas sur le même plan que les autres conduites, elle n’est pas effective, elle n’a pas pour fin d’agir réellement sur l’objet par l’entremise de moyens particuliers. C’est le corps qui, dirigé par la conscience, change ses rapports au monde, pour que le monde change ses qualités. Exemple : -Lorsque je ne parviens pas à cueillir ces raisins qu se révèlent hors de ma portée, je vais déclarer qu’ils sont trop verts. -Le véritable sens de la peur, c’est une conscience qui vise à nier à travers une conduite magique, un objet du monde extérieur et qui peut aller jusqu’à s’anéantir, s’évanouir pour anéantir l’objet avec elle. Les hypotonus de la peur ou de la tristesse, les vasoconstrictions, les troubles respiratoires, symbolisent assez bien avec une conduite qui vise à nier le monde, la frontière entre les troubles purs et les conduites. Ils entrent avec la conduite dans une forme synthétique totale et ne saurait être étudié pour eux-mêmes. Ainsi pour comprendre clairement le processus émotionnel à partir de la conscience, il faut se rappeler ce caractère double du corps qui est d’une part un objet dans le monde, et d’autre part le vécu immédiat de la conscience. Dès lors nous pouvons saisir l’essentiel : l’émotion est un phénomène de croyance. La conscience ne se borne pas à projeter des significations affectives sur le monde qui l’entoure : elle vit le monde nouveau qu’elle vient de constituer. Elle le vit directement, elle s’y intéresse, elle souffre les qualités que les conduites ont ébauchées. Cela signifie que lorsque toute voie étant barrée, la conscience se précipite dans le monde magique de l’émotion, elle s’y précipite toute entière en se dégradant ; elle est nouvelle conscience en face du monde nouveau et c’est avec ce qu’elle a de plus intime en elle qu’elle le constitue avec cette présence à elle-même, sans distance, de son point de vue sur le monde. La conscience qui s’émeut ressemble assez à la conscience qui s’endort. Celle-ci comme celle-là se jette dans un monde nouveau et transforme son corps, comme totalité synthétique, de façon à ce qu’elle puisse vivre et saisir ce monde neuf à travers lui. Autrement dit la conscience change de corps, ou si l’on préfère, le corps -en tant que point de vue sur l’univers immédiatement inhérent à la conscience- se met au niveau des conduites. Voilà pourquoi les manifestations physiologiques sont au font des troubles d’une grande banalité : ils ressemblent à ceux de la fièvre, de l’angine de poitrine, de la surexcitation artificielle, etc. Ils représentent simplement le bouleversement total et vulgaire du corps en tant que tel (la conduite seule décidera si le bouleversement sera en diminution de vie ou en « accroissement »). En lui-même il n’est rien, il représente tout simplement un obscurcissement du point de vue de la conscience sur les choses en tant que la conscience réalise et vit spontanément cet obscurcissement comme un phénomène synthétique et sans partie. Mais comme d’autre part le corps est chose parmi les choses, une analyse scientifique pourra distinguer dans le corps biologique, des troubles localisés de tel ou tel organe. Ainsi l’émotion est une dégradation spontanée et vécue de la conscience en face du monde. Ce qu’elle ne peut supporter d’une certaine manière, elle essaye de le saisir d’une autre manière, en s’endormant, en se rapprochant des consciences du sommeil, du rêve et de l’hystérie. Et le bouleversement du corps n’est rien d’autre que la croyance vécue de la conscience en tant qu’elle est vue de l’extérieur. [1] Philosophe et psychiatre français archicube, agrégé en 1882 ; à partir de 1890, travail au laboratoire de psychologie de la clinique neuro-psychiatrique de la Salpêtrière dirigée par Charcot. Sa thèse : L’état mental des hystériques. Autres livres : Névrose et idée, obsession et psychasthénie. A Copyright la une Jean Leveque Tous droits réservés 2013 Contact Mentions légales Réalisation site Internet Edenweb