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poURQUoI MontER polYEUCtE ?
Après les créations des pièces du «Théâtre colonial»
de Corneille dont l’actualité et la pertinence politique
nous avaient éclairés, voici un chef-d’œuvre qu’il m’a
paru urgent de monter.
Avec Polyeucte, Corneille met en scène un jeune
converti chrétien dont l’ardeur iconoclaste et le désir
de mort peuvent éclairer ici et maintenant notre plus
proche actualité.
En effet, la pièce nous conte l’histoire d’un jeune hom -
me charmant qui, à peine baptisé, cherche le martyre
et décide de s’attaquer, au nom du Dieu unique qui
lui a été révélé, aux statues des dieux romains qu’il con -
sidère comme des idoles païennes qu’il faut détruire.
La destruction des bouddhas de Bâmyan en Afgha nis -
tan, celle plus récente des statues antiques du musée
de Mossoul en Irak, enfin, la destruction des temples
de la cité antique de Palmyre en Syrie, offre une ana-
logie frappante, avec les actes de Polyeucte qui veut
faire triompher son Dieu, et éradiquer toutes traces
d’autres croyances:
« Allons briser ces dieux de pierre ou de métal,
Faisons triompher Dieu, qu’il dispose du reste. »
Les déclarations des Talibans qui tendaient à justi-
fier leurs destructions, semblent tout droit sorties de
la pièce de Corneille :
« Ces statues ont été utilisées auparavant comme des
idoles et des divinités par les incroyants qui leur rendaient
un culte…. Seul Dieu, le tout puissant, doit être vénéré
et toutes les fausses divinités doivent être annihilées. »
Au regard de ces événements, la tragédie de Corneille
prend une actualité exceptionnelle.
Quand la pièce commence, on voit littéralement Poly -
eucte sortir du lit conjugal, heureux, épanoui, et dé -
clarer à son ami chrétien Néarque, qui le presse d’al-
ler se faire baptiser :
«Mais vous ne savez pas ce que c’est qu’une femme !
Vous ignorez quels droits elle a sur toute l’âme
Quand après un long temps qu’elle a su nous charmer
Les flambeaux de l’Hymen viennent de s’allumer. »
Durant la nuit, Pauline, sa jeune femme – ils se sont
mariés il y a quinze jours – a vu la mort de Polyeucte
dans un mauvais rêve et lui demande instamment de
rester auprès d’elle. Polyeucte y consentirait volon-
tiers, mais c’est le jour de son baptême, et Néarque,
son mentor et ami, qui l’a fait chrétien, le sermonne
et lui enjoint de ne se préoccuper que de Dieu dé -
sormais.
Ayant entendu et intériorisé la prescription de Né ar -
que, son mentor de négliger, pour plaire à ce Dieu
unique, « et femme et biens et rang », et d’être prêt pour
lui « à verser tout son sang », Polyeucte revient de son
baptême, plus radical que son maître, et an non ce sa
décision de fracasser les statues des dieux romains, au
cours d’une cérémonie officielle afin d’instaurer le
triomphe de son Dieu unique.
Arrêté, il se voue à la mort avec allégresse.
Il n’a qu’une hâte, celle d’échanger la volupté heureuse
qu’il goûtait auprès de sa jeune femme contre une
jouissance plus intense qu’il vient de découvrir: celle
du sacrifice, du renoncement, d’un goût pressant de
la mort. Il dit à Pauline, qu’il aimerait convertir :
« Si vous pouviez comprendre et le peu qu’est la vie
Et de quelles douceurs cette mort est suivie ! »
Il ne fait plus couple avec elle, il fait couple avec Dieu!
La mort est désirée ! Il s’agit d’une certitude: Dieu
l’attend impatiemment pour lui décerner la palme
des martyrs:
« Du premier coup de vent il me conduit au port
Et sortant du baptême il m’envoie à la mort. »
La soudaineté de ce désir qui le pousse à s’arracher
brutalement à sa femme aimée, à se livrer à une vio-
lence iconoclaste digne d’un fanatique et à souhaiter
le plus tôt possible la mort, comme promesse d’éter-
nité, surprend même et inquiète Néarque:
« Ce zèle est trop ardent, souffrez qu’il se modère.»
Il y a une telle radicalité dans ce saut à corps perdu
dans la religion, un tel excès !
Que s’est-il passé pour que ce doux et paisible prince
devienne brutalement un fanatique ? Pourquoi cette
promesse de mort lui apporte-t-elle tant de joie? Qu’est-
ce qui est à l’œuvre dans cette métamorphose? Le goût
du sacrifice? Le sacrifice de quoi? De soi? De l’autre?
La violence d’un tel sacrifice est-t-elle salutaire? Pour -
quoi est-il plus fort que l’amour?
La splendide tragédie de Corneille met en scène une
lutte sans merci entre le désir amoureux et le désir du
martyre, entre le goût de la vie et l’attraction de la mort.
Corneille, dans Polyeucte, s’approche d’un gouffre.