Revue de presse Polyeucte

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SAISON 2015 I 2016
CORNEILLE II
BRIGITTE JAQUES-WAJEMAN
Polyeucte
CRÉATION
THÉÂTRE DES ABBESSES I 31 RUE DES ABBESSES PARIS 18
4 < 20 FÉVRIER 20 H 30 I DIMANCHES 7 & 14 FÉVRIER 15 H
TARIF B 30 € // 27 € // DEMANDEUR D’EMPLOI/INTERMITTENT 22 € // MOINS DE 30 ANS 18 € // MOINS DE 14 ANS 10 €
LOCATION 2 PLACE DU CHÂTELET PARIS 4 // 31 RUE DES ABBESSES PARIS 18 // 01 42 74 22 77 // www.theatredelaville-paris.com
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Mardi 9 février 2016
Polyeucte, ce fou de Dieu
Face à sa femme Pauline (Aurore Paris) et à son beau-père Félix (Marc Siemiatycki), Polyeucte (Clément
Bresson) est bien décidé à mourir en martyr. Photo Mirco Magliocca
Les classiques, au théâtre, peuvent redevenir modernes d'un seul coup. « Polyeucte », de Corneille, revisité par
Brigitte Jaques-Wajeman au Théâtre de la Ville (Abbesses), revêt une actualité brûlante, alors que l'intégrisme
religieux fait des ravages dans le monde. Cette pièce de 1641, dédiée à un obscur martyr chrétien n'est pas
vraiment un éloge de la foi. Elle apparaît plutôt comme une dénonciation du fanatisme, vingt-trois ans avant
« Tartuffe » de Molière. Sauf que son héros est un vrai dévot. Au IIIe siècle, Polyeucte, seigneur d'Arménie, a
épousé Pauline, fille du gouverneur et sénateur romain Félix. Quinze jours après son mariage, il se convertit au
christianisme et s'empresse, avec l'ami qui l'a initié, d'aller détruire les idoles du temple. Son but : se sacrifier
pour honorer Dieu. Avant son martyre, il entend « donner » sa femme à son rival, Sévère, chevalier romain, exprétendant de Pauline…
Rejet de la femme tentatrice, intolérance, logique de mort et de destruction… Le passé résonne avec notre
sombre présent. Dans des vers supprimés par la suite, Corneille va plus loin, faisant dire au modéré Sévère :
« Peut-être qu'après tout ces croyances publiques/Ne sont qu'inventions de sages politiques/Pour contenir un
peuple et bien pour l'émouvoir/Et dessus sa faiblesse établir son pouvoir. » Brigitte Jaques-Wajeman enfonce le
clou, en rajoutant à la fin quelques mots bien sentis de Nietzsche sur le mal causé par les martyrs dans
l'histoire… Rien d'appuyé pourtant dans sa mise en scène au cordeau. Juste des évocations symboliques - on
pense à Palmyre quand Polyeucte et Néarque s'arment de masses pour aller détruire les statues. Dans un décor
dépouillé - deux murs monolithes qui s'ouvrent sur une chambre à coucher et la toile peinte d'un ciel vide -, les
jeunes comédiens évoluent en habits contemporains.
Incandescent trio amoureux
Leur diction est parfaite et ils apprivoisent sans peine les alexandrins. Aurore Paris est une lumineuse Pauline,
liée par son devoir de fille et d'épouse. Clément Bresson campe un Polyeucte buté et exalté, tandis que Bertrand
Suarez-Pazos compose un Sévère tout en retenue et en passion brisée. Au-delà de la religion et de la politique, la
mise en scène n'oublie pas l'amour contrarié, exalté par l'incandescent trio. Le public ne perd pas une miette de
cette tragédie remise avec brio au goût - et dégoût - du jour. « Polyeucte », ce fou de Dieu… Corneille réinventé
ou, simplement, retrouvé.
Philippe Chevilley
Polyeucte : Le briseur d’idoles
Une vision critique du Polyeucte de Corneille par Brigitte Jaques-Wajeman.
Certains metteurs en scène reviennent sans cesse au même écrivain tout au long de leur vie. C’est le cas de
Brigitte Jaques-Wajeman, qui, si elle s’est intéressée à Hugo ou à Plaute, a monté obstinément,
obsessionnellement les œuvres de Corneille. Si nos comptes sont exacts, le Polyeucte qu’elle présente au théâtre
des Abbesses, puis en tournée, est la treizième pièce de l’auteur du Cid dont elle assure l’incarnation scénique.
Au fil des décennies, elle a beaucoup changé notre regard : Corneille n’est pas ce moraliste au raide profil de
médaille que figurent les manuels scolaires. C’est un penseur politique bousculé par le sentiment de l’amour,
chez qui la passion et la sensualité surgissent au cœur même du discours rationnel. L’activité théâtrale de Brigitte
Jaques-Wajeman est, d’ailleurs, un chant d’amour à Corneille, et à Corneille amoureux.
Mais, avec Polyeucte, la relation semble se modifier. Cette tragédie appelle un autre examen, moins orienté sur
le sentiment. Le thème – la foi qui mène au martyre – renvoie à une actualité brûlante. Polyeucte, en effet, est un
chrétien qui, appelé à de hautes fonctions dans l’empire romain, préfère se ranger du côté des persécutés,
délaisser l’amour qu’il partage avec sa femme Pauline, casser les idoles des temples païens et affronter la mort.
La compréhension de cette pièce est généralement religieuse ; on la tient pour édifiante. Quitte à bousculer un
peu Corneille, Brigitte Jaques-Wajeman et son conseiller artistique, François Regnault, préfèrent la voir sous un
autre angle. Regnault s’appuie sur les analyses de l’essayiste Georges Forestier, pour qui Polyeucte est « un
coupable innocent ». Jaques-Wajeman souligne l’aspect négatif du héros en se référant à Nietzsche : « Les
martyrs furent un grand malheur dans l’histoire : ils séduisirent. »
Au centre du beau décor bleu nuit d’Emmanuel Peduzzi, un lit : la pièce est d’abord un conflit entre la foi et le
plaisir. Polyeucte, grand dégingandé barbu, hédoniste d’aujourd’hui en chemise blanche (excellent Clément
Bresson), choisit vite de renoncer au lit et se mue en pourfendeur d’effigies impies. Sensible, désemparée,
Pauline (à qui Aurore Paris donne une intense vie, fragile et forte à la fois) tente de suivre la voie tracée par son
époux. Mais celui-ci veut la confier à Sévère (sobre et juste Bertrand Suarez-Pazos) ; c’est l’un des aspects de la
pièce qui confortent Brigitte Jaques-Wajeman dans sa vision critique : peu aimant, notre héros entend transférer
sa femme à son ancien soupirant ! Tant d’intransigeance finit dans le châtiment qui atteint physiquement
Pauline, recouverte par le sang du martyr.
Mesurée dans un premier temps, mais soutenue par un son de basson très dramatique, la mise en scène n’y va
pas de main morte. Elle établit une relation évidente (mais non explicite, non illustrée) avec ceux qui, à l’heure
présente, détruisent les temples laissés par les cultures anciennes. Et elle modifie légèrement le texte (nous
n’avons pas pu identifier l’origine des dernières répliques, qui ne viennent pas de Polyeucte !) pour mieux
montrer, comme l’écrit Brigitte Jaques-Wajeman dans le programme, que « la femme est désignée comme
l’Ennemie ».
C’est sans doute un peu trop coup-de-poing, un peu moins convaincant que les précédentes mises en scène
cornéliennes de cette artiste. Mais, servi aussi par d’autres acteurs au jeu dense et compact (Marc Siemiatycki,
Pascal Bekkar), le spectacle exprime une violence polémique dont notre théâtre avait perdu le goût et dont on
aime le sentiment d’urgence.
parGillesCostaz
Corneille et Brecht sonnent la charge contre
le fanatisme
Au Théâtre des Abbesses, Brigitte Jaques-Wajeman met en scène « Polyeucte » de Corneille en faisant ressortir
violence de la charge contre le fanatisme religieux. Au Théâtre du Lucernaire, où il adapte « Dialogues d’exilés
» de Bertolt Brecht, Olivier Mellor traque une autre forme de fanatisme, celle qui a conduit au nazisme.
C’est le lot des classiques que de résister à l’usure du temps. Il arrive même que l’actualité leur donne une
seconde jeunesse. Prenez « Polyeucte », de Corneille (1606-1684). A l’origine, il s’agissait d’une tragédie
chrétienne qui fut jouée pour la première fois en 1642, en présence de Richelieu. Dans une lettre à la Reine
Régente, Corneille écrivait : « Ce n’est qu’une pièce de théâtre que je lui présente, mais qui l’entretiendra de
Dieu ». En fait, « Polyeucte » parle surtout des hommes dans leur rapport à Dieu, et de leur facilité à glisser sur
la pente savonneuse du fanatisme.
On est en Arménie au début du christianisme, quand cette partie du monde appartient à l’Empire Romain.
Polyeucte (Clément Bresson) est marié à Pauline (Aurore Paris), fille du gouverneur Félix (Marc Siemiatycki).
Dans un passé récent, cette dernière a été amoureuse de Sévère (Bertrand Suarez-Pazos), chevalier romain dont
l’empereur s’est entiché. Le croyant mort au combat, Pauline a accepté l’injonction paternelle de convier en
justes noces avec Polyeucte, qui a pour ami et confident Néarque (Pascal Bekkar).
Jusqu’ici tout va bien. Mais deux grains de sable vont se glisser dans l’idylle. D’abord, Sévère n’est pas mort, ce
qui change tout. Ensuite, Polyeucte se convertit au catholicisme tendance ultra. Aussitôt baptisé, il s’en va masse
à la main détruire les statues d’un temple païen, non sans avoir préalablement justifié son geste par des propos
dénués de toute équivoque sur la nécessité de châtier l’infâme, de briser le mécréant, et de ne vénérer qu’un seul
Dieu, le sien, quitte à aller jusqu’au martyr.
A Néarque, qui lui demande : « Vous voulez donc mourir ? », Polyeucte, qui a une ceinture de principes
explosifs autour de la tête, rétorque : « Vous aimez donc à vivre ? ». Et d’ajouter : « Ne perdons plus de temps :
le sacrifice est prêt / Allons-y du vrai Dieu soutenir l’intérêt / Allons fouler aux pieds ce foudre ridicule / Dont
arme un bois pourri ce peuple trop crédule / Allons en éclairer l’aveuglement fatal / Allons briser ces dieux de
pierre et de métal / Abandonnons nos jours à cette ardeur céleste / Faisons triompher Dieu ; qu’il dispose du
reste ». La messe est dite.
De l’Arménie d’hier à l’Etat Islamique d’aujourd’hui il n’y a qu’un pas, allègrement franchi par Brigitte JaquesWajeman, qui fait résonner ces mots comme autant de symboles d’une furie barbare qui peut balayer le monde.
Pour mieux souligner l’actualité du propos, elle a choisi de présenter les acteurs en costumes contemporains.
Quant au décor, il se réduit à un vaste lit nuptial derrière lequel est exposé un tableau géant. Devant, deux portes
grises géantes coulissent au gré des scènes, afin de laisser toute leur place au jeu de massacre.
On va ainsi assister au basculement idéologique et religieux d’un homme qui passe de la foi au martyr. Polyeucte
tente de convaincre son épouse de le suivre. Puis, quand il réalise qu’il ne pourra arriver à ses fins, il encourage
sa femme à vivre le parfait amour avec Sévère, comme si elle avait droit à une seconde chance terrestre faute de
pouvoir accéder à la félicité céleste à laquelle il croit avoir droit en choisissant le sacrifice.
La pièce de Corneille se termine par une citation de Nietzsche que Brigitte Jaques-Wajeman a mis dans la
bouche du doux Sévère et qui est comme la morale de cette fable tragique: « Les martyrs furent un grand
malheur dans l’histoire : ils séduisirent ». On peut malheureusement écrire la formule au présent.
Polyeucte de Pierre Corneille
par Corinne Denailles
Pulsion de vie, pulsion de mort
Nous sommes en l’an 250 en Arménie, à l’époque de l’Empire romain représenté ici par le
gouverneur Félix. Félix a une fille Pauline qui, soumise à la volonté de son père, a renoncé à
l’amour de Sévère qui n’était pas d’un rang convenable. En bonne fille, elle épouse Polyeucte
qu’elle finit par aimer d’un amour sincère même si elle n’oublie pas Sévère qu’on croit mort.
Tout va bien donc jusqu’à ce qu’on apprenne que Polyeucte s’est laissé convaincre par son
ami Néarque de rallier la cause des nouveaux chrétiens, considérés alors par les Romains
comme une secte. En secret, Polyeucte et Néarque projettent de détruire les idoles de pierre
des païens au nom du seul dieu chrétien. Sur ces entre-faits, voilà Sévère qui revient, auréolé
de ses exploits et de son ascension auprès de l’empereur. Félix, individu médiocre et sans
scrupules, ordonne à Pauline de rencontrer Sévère dont il craint la vengeance. La tragédie se
noue, opposant les raisons du cœur et les raisons de l’âme. Pauline, qui aime encore Sévère,
est déchirée tandis que Polyeucte, définitivement fanatisé, choisit de renoncer à l’amour
terrestre pour l’Amour de Dieu, réclame de mourir en martyre et veut entraîner sa femme.
Félix, gouverneur romain, est ulcéré et signe l’arrêt de mort de ce gendre inflexible. Sévère,
qui se révèle le seul personnage mesuré de l’histoire, tente d’apaiser les passions et prône la
tolérance envers ces chrétiens qu’on persécute parce qu’on ne les comprend pas et qu’ils font
peur. Pauline est peut-être le plus beau personnage féminin imaginé par Corneille ;
passionnée, intègre, intelligente, elle fait honte à ce père vil qui veut disposer d’elle pour
servir sa position.
Le combat entre la grâce et la passion amoureuse, entre les pulsions de vie et de mort, se
résoudra un peu rapidement dans la conversion généralisée des uns et des autres,
probablement parce que Corneille se doutait que le sujet (inspiré de la vie d’un saint) serait
mal accueilli tel qu’il l’a traité et il a éprouvé le besoin d’anticiper d’éventuelles attaques qui
ne manquèrent pas, tel l’abbé d’Aubignac qui jugea que les passions humaines « portent les
hommes à des pensées vicieuses » et que les associer à la religion tient de l’offense. Cette
pièce atypique de Corneille quitte le registre de l’honneur pour celui de la morale, usant de la
passion amoureuse comme d’un moteur dramatique.
BrigitteJaques-Wajemanest devenue au fil du temps une véritable spécialiste de Corneille
avec lequel elle entretient des rapports d’intelligence et d’intimité des plus subtils. Parmi ses
nombreuses mises en scène, le cycle consacré à cinq pièces du dramaturge qu’elle a considéré
sous l’angle de la colonisation était exceptionnel et a montré comment on peut comprendre
une pièce du XVIIe siècle de notre point de vue moderne. Depuis, elle a poursuivi son
exploration de l’œuvre de Corneille en gardant la même approche esthétique d’une grande
sobriété qui fait la part belle aux acteurs, souvent très jeunes. Elle les conduit à échapper à la
scansion obsédante de l’alexandrin et ainsi à nous révéler tout l’or du texte. Un travail de
direction et d’acteurs de grande qualité. Dès la première scène le point de vue est clair et le
ton est donné : un grand lit au centre du plateau, surmonté d’une fresque qui évoluera au fil du
spectacle sous les lumières de Nicolas Faucheux, deux blocs imposants verticaux mobiles
s’ouvrent et se ferment à chaque acte. Dans le lit, une jeune femme semble dormir, le corps
discrètement dénudé ; auprès d’elle un homme, Polyeucte, écoute le récit du cauchemar
qu’elle vient de faire, rêve prémonitoire de la mort de son jeune époux Polyeucte. A la fin, à
la place du lit, le cadavre de Polyeucte recouvert d’un drap blanc. Cette tragédie du désir
d’absolu est aussi une tragédie des sens. Grâce au talent sensible d’Aurore Paris, on souffre et
on vibre avec Pauline tourmentée et amoureuse comme on le ferait chez Racine. Clément
Bresson campe un Polyeucte — costume immaculé, barbe discrètement christique —
passionné d’absolu qui se voit héros en s’offrant en martyre à son Dieu. Le sombre et tolérant
Sévère est interprété avec intensité par Bertrand Suarez-Pazos. Tous les comédiens méritent la
même admiration, ainsi que la scénographie et les costumes d’Emmanuel Peduzzi. On reste
frappé par la modernité du propos qui illustre les dangers de l’intolérance, quelle qu’en soit
l’origine et la cible.
« Polyeucte » de Corneille, mise en scène de Brigitte
Article de Marianne Guernet-Mouton
Le fanatisme religieux décrypté
Tragédie créée en 1641 par Pierre Corneille, Polyeucte est aujourd’hui réinvestie par Brigitte Jaques-Wajeman
sous le prisme essentiel du fanatisme. En confrontant la pièce au Gai savoir de Nietzsche, la mise en scène,
sobre, profondément ancrée dans l’actualité, prend le parti de tronquer le texte pour recentrer l’œuvre autour de
la question religieuse et des débats intérieurs du personnage éponyme.
Polyeucte, grand seigneur d’Arménie, est marié à Pauline fille d’un sénateur romain alors gouverneur d’Arménie
qui était sous protectorat, au début du christianisme. Lorsque la pièce commence, sur scène deux blocs se
détachent et s’ouvrent sur un lit aux draps blancs derrière lequel est tendu en fond de scène un ciel peint, qui
rappellerait en plus sombre l’un de ceux peints par De La Fosse, notamment le ciel du dôme des Invalides :
Saint-Louis remettant son épée à Jésus-Christ après avoir vaincu les infidèles. Puissante analogie. Visuellement,
symboliquement, la scénographie assez dépouillée est éloquente et tous les choix de décor, de costumes et de
mise en scène concourent à décrypter le fanatisme religieux, notamment celui de Polyeucte converti au
christianisme avec une hâte et une fulgurance qui échappent à tous les autres personnages. Vêtus comme
aujourd’hui, tous gravitent autour du seigneur désirant jusqu’à mourir en martyr pour sa nouvelle religion
monothéiste, en dépit même de sa jeune femme implorante et désœuvrée. Habillée en rouge, Pauline avait dû
quitter Rome et son amant pour cette union voulue par son père, Félix. Instrumentalisée, elle apparaît comme
corruptrice, comme un (r)appel à la chair, que ce soit avec Polyeucte ou Sévère, son ancien amant.
© Marco Magliocca
Sur scène, l’issue remaniée par une lecture de Nietzsche ne peut qu’être tragique, Polyeucte non seulement
portera atteinte à ses anciens dieux, mais il mourra pour son nouveau seul et unique dieu. Là où la mise en scène
de Brigitte Jaques-Wajeman est remarquable, c’est qu’elle laisse admirablement entendre le vers de Corneille –
notons que François Regnault auteur de Dire les vers est assistant artistique – tout en actualisant la pièce avec
intelligence. On regrette simplement la lente montée en puissance de la pièce qui laisse difficilement percevoir
toutes les voix des personnages tant elle semble aspirer, par moments, à n’en retenir qu’un seul. L’un des
moments forts reste finalement la dernière scène où la tragédie dépasse la simple mort de Polyeucte
annonciatrice non d’une accalmie, mais d’une conversion frénétique chez les survivants. La lecture
nietzschéenne fait sens en nous renvoyant à notre difficile actualité et le triste constat qu’elle implique : les
martyrs séduisent. Pauline, puis son père déclarant « J’en ai fait un martyr, sa mort me fait chrétien », tous
suivent le fanatique aux étranges manies que deux heures de spectacle avaient pourtant réussi à décrier. Toute la
force vient en fait de ce renversement, ce coup de théâtre que l’on ne peut comprendre ni empêcher et que la
sobre
et
symbolique
scénographie
rend
très
esthétique.
Et de ce sang, enfin, dont Pauline finie recouverte, prête à convertir à son tour. Ce sang que les martyrs laissent
couler en partant. Ce sang qui marque à jamais les survivants.
Polyeucte
De Corneille
Mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman
Conseillers artistiques François Regnault et Clément Camar-Mercier
Scénographie et costumes Emmanuel Peduzzi
Lumières Nicolas Faucheux
Avec Clément Bresson, Pascal Bekkar, Aurore Paris, Pauline Bolcatto, Marc Siemiatycki, Timothée Lepeltier,
Bertrand Suarez-Pazos
Polyeucte : le fanatisme religieux illuminé
par les alexandrins
Allez-y si vous aimez :
- Corneille et ses alexandrins
- Les mises en scène sobres et puissantes
- La réflexion sur le fanatisme religieux
N’y allez pas si vous n’aimez pas :
- Les classiques
- Les tragédies
De la fidélité à un auteur dramatique peut naître une immense maîtrise, qui éclaire tous les recoins de son œuvre.
Brigitte Jacques-Wajeman, qui a jeté son dévolu sur Corneille, monte régulièrement, depuis les années 80, ses
pièces romaines dans un cycle dit colonial. Sa dernière création en date avec la Compagnie Pandora, Polyeucte,
tragédie sur le fanatisme religieux, trouve un écho formidable dans le monde d’aujourd’hui. Une belle occasion
d’entendre la langue limpide et harmonieuse de Corneille.
Au IIIe siècle après JC, Polyeucte, jeune seigneur arménien, se convertit au christianisme, religion alors
persécutée par les romains. Au nom de son nouveau Dieu, il se lance dans le sacrifice de lui-même, poussant sa
femme récemment épousée dans les bras de son rival Sévère.
L’épure est complète. Sur scène, un lit conjugal, deux immenses blocs de pierre, une toile de ciels. Les acteurs
sont habillés comme aujourd’hui, robes simples et costumes cravates. L’attention est toute entière centrée sur les
mots et le jeu des acteurs. Les alexandrins se font rares dans les pièces d’aujourd’hui, mais quand la maîtrise est
parfaite, leur musicalité séduit et toute phrase prend dimension de maxime. L’immense force des mises en scènes
de Brigitte Jacques-Wajeman (Pompée, Sophonisbe, Suréna..) est de rendre naturelle ce parler peu commun, et
d’en révéler toute la beauté. Le programme du spectacle propose même un rappel sur l’alexandrin et les accents
toniques de la langue française.
Polyeucte est aussi une histoire d’amours croisées. Pauline aimait Sévère, son père l’a donné en mariage à
Polyeucte, elle se résout à son devoir envers son jeune époux, Polyeucte rencontre Dieu et cherche à la rendre à
Sévère. L’intensité des sentiments est palpable et douloureuse dans chacun des personnages. Le lit est présent sur
la scène pour le rappeler, et la mise en scène n’hésite pas à aller jusqu’au baiser, l’étreinte ou la demi-nudité,
toujours à propos. Ces amours sont sensuelles, dévorantes, déchirées entre pulsions personnelles et devoirs entre
un père, un époux ou un dieu.
Comme souvent chez Corneille, la pièce est l’histoire d’un choix : l’amour terrestre d’un côté, l’amour de Dieu
de l’autre, que Polyeucte traduit par un choix entre la vie et la mort, entre les incertitudes du quotidien et la
félicité de l’éternel. Le christianisme ne lui demande pas ce sacrifice, son zèle est déconnecté de la religion. En
remplaçant le mot de chrétien par celui de musulman, toute l’actualité défile.
Parmi les autres points intéressants à noter , citons la figure du père, Félix, politicien de première classe, prêt à
tout sacrifier pour les faveurs de Rome. La place de la femme aussi fait réfléchir : Pauline est sacrifiée à tout,
aux ambitions de son père, à la nouvelle religion de son époux. Ses amours pour Sévère sont passées à la trappe,
et il faut bien tout le sens du devoir de Corneille pour l’empêcher d’y retourner.
Brigitte Jacques-Wajeman a pris quelques libertés avec le dénouement, inspiré de Nietzsche et de Lacan, pour
resituer les martyrs dans l’histoire. Elle accentue ainsi la modernité de la pièce, sans rien ôter à sa beauté.
Ce Polyeucte est une merveille, sobre et parfaitement exécuté, qui fait entendre Corneille avec force et le rend
plus actuel que jamais. A ne pas rater !
Polyeucte, de Pierre Corneille, mise en scène par Brigitte Jacques-Wajeman au Théâtre des Abbesses du 4 au 20
février 2016.
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hottello
critiques de théâtre par véronique hotte
Polyeucte, de Pierre Corneille, conseillers artistiques François Regnault et Clément
Camar-Mercier, mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman
Polyeucte, de Pierre Corneille, conseillers artistiques François Regnault et Clément Camar-Mercier, mise en
scène de Brigitte Jaques-Wajeman
Au XVII é, « siècle des saints », se produisent des manifestations véhémentes de piété, signes de la « folie de la
croix » : conversions, replis d’époux dans les ordres, d’épouses au Carmel. Traducteur de l’Imitation de JésusChrist des Pères de l’Église, Corneille « rencontre des injonctions à rompre avec ce qu’on aime, des
renoncements aux faux-biens du monde, des luttes contre la chair, des bris d’idoles, les joies de l’âme aux
approches des béatitudes éternelles. » (G. Couton)
Avec Polyeucte – Martyr (1643), Corneille compose un art dramatique rénové, combinant une ancienne tradition
chrétienne populaire et littéraire, la ferveur d’une époque pieuse et la vie spirituelle du dramaturge chrétien.
Soumise à l’autoritarisme paternel de Félix, sénateur romain et gouverneur d’Arménie, Pauline, au lieu de
s’abandonner à son inclination amoureuse pour Sévère, chevalier romain et favori de l’Empereur, est conduite
par devoir à épouser Polyeucte, seigneur arménien. Le pathétique des mariages imposés par les familles est ainsi
dénoncé. Or, le drame bourgeois – intrigue sentimentale et familiale – est allié à l’épopée héroïque ; Sévère
d’extraction plus modeste est un vaillant et glorieux combattant, il a échappé par miracle aux hasards de la
guerre.
La pièce est aussi un drame politique, situé en 250 après J-C, sous l’Empereur Décie, une époque difficile et peu
tolérante aux chrétiens. Polyeucte, le gendre du nationaliste Félix, s’est non seulement converti au christianisme
– un crime d’état – mais a encore commis un sacrilège en brisant les idoles. Sévère tentera loyalement de sauver
son rival contre le velléitaire Félix indéterminé sur la sanction à opposer.
À ce drame bourgeois et politique, se mêle encore le pouvoir de la grâce à travers contagions et conversions.
Conduit par son ami Néarque qui sera supplicié plus tard, Polyeucte baptisé met à distance ses liens d’amour,
s’empresse de briser les faux-dieux, et choisit le martyre, habité par l’inspiration divine.
Les effets de la grâce, fortifiés par l’obstination de ces chrétiens d’un côté, et l’efficacité spectaculaire d’un sang
arbitrairement versé de l’autre, font que Pauline, d’abord – victime de la perte passionnelle de ses deux amants
successifs -, et son père ensuite, se convertissent d’emblée, recevant tous deux le don de la grâce.
La mise en scène à la fois épurée et somptueuse de la cornélienne Brigitte-Jaques Wajeman extrait de l’œuvre
tragique l’ampleur et le souffle vertigineux d’une résonance contemporaine, visant à dénoncer les fanatismes et
les manipulations, quels qu’ils soient, romain, chrétien en leur temps et musulman aujourd’hui.
Voltaire offre au pape Benoît XIV, sa pièce Mahomet ou le Fanatisme (1741), il y fait dire à l’imposteur :
« Quiconque ose penser n’est pas né pour me croire. »
Contre les débordements imaginaires et les visions, ne s’opposent que l’esprit philosophique et la raison des
âmes tranquilles. En nos temps troubles, le fanatisme est la réserve des sectes et des extrémismes, pratiques du
terrorisme, violences, meurtres et attentats-suicides inspirés par une foi que manipulent des fripons, à travers les
exclusions sociales. Rien de plus dangereux, au delà de la fascination pour les bourreaux et les tyrans encore
humains, que la séduction des martyrs qui élisent la mort sanguinaire comme domicile ultime « in-existentiel »,
soit l’attrait fascinant d’une traînée de poudre incendiaire.
La scénographie d’Emmanuel Peduzzi offre une fresque au lointain d’une trouée lumineuse dans un ciel
nuageux, avec à cour comme à jardin, deux gros blocs dressés sur le plateau, deux paravents, ouverts ou bien
refermés que les héros virils, Sévère ou bien Polyeucte, écartent magistralement – force physique et puissante
conviction. Les personnages cornéliens sont tous investis par des comédiens admirablement vivants et sensuels.
Le magnifique Sévère incarné par Bertrand Suarez-Pazos, le tout autant persuasif Polyeucte par Clément
Bresson, mais aussi Félix par Marc Siemiatycki, et les proches que jouent Pascal Bekkar, Pauline Bolcatto et
Thimotée Lepeltier. Aurore Paris, quant à elle, porte l’élégance de la femme vertueuse, constante et généreuse,
l’ennemie éternelle des fanatiques : « La femme étant donneuse de vie et la vie étant perte de temps, la femme
devient la perte de l’âme. » (Kamel Daoud)
Un spectacle de notre temps.
Véronique Hotte
Pierre Corneille, Polyeucte, mise en scène par Brigitte Jaques-Wajeman
Théâtre des Abbesses (Paris), jusqu’au 20 février 2016
Toute tragédie commence par son dénouement, et ce n’est pas à la mort du martyr que se termine Polyeucte,
mais à la conversion de Pauline et, plus miraculeuse encore, à celle de Félix, à l’ébranlement même du païen que
demeure Sévère. C’est sur l’horizon eschatologique et, dans l’Histoire, sur la promesse du prochain triomphe du
christianisme sur le paganisme, que s’achève – fin heureuse – la tragédie religieuse de Corneille, dont l’action se
situe vers 250 ap. J.-C, au cœur de la persécution des chrétiens. A cet égard, disons-le d’emblée, la mise en scène
de Polyeucte par Brigitte Jaques-Wajeman est délibérément, mais on pourrait presque dire saintement
iconoclaste, tout comme Pauline se montre « saintement rebelle », enfin, aux lois de la naissance : en
transformant ce dénouement, en faisant parler Nietzche plutôt que Corneille dans une ultime phrase dite par
Sévère, Brigitte Jaques-Wajeman se montre paradoxalement fidèle à ce qui est propre au théâtre, l’ouverture du
sens, que la volonté d’édification refermait chez Corneille. La mise en scène, en remodelant quelque peu (assez
peu d’ailleurs) le rôle de Sévère (Bertrand Suarez-Pazos, aussi magnifique ici qu’il le fut dans les rôles de
Nicomède, de Suréna, de Massinisse) donne pleine possibilité au spectateur de regarder la tragédie avec les yeux
du croyant (de toute confession), comme avec ceux du sceptique, de l’athée, du libertin. Ce qu’elle ne permet pas
de célébrer en revanche, c’est le triomphe déclaré légitime d’une religion sur une autre : infidèle en cela peutêtre à l’intention du dramaturge, mais pas à l’audace du texte, dans sa version originale surtout. C’est bien en
effet Corneille qui place dans la bouche de Sévère ces vers, subversifs en leur temps, sur l’invention et l’usage
politique des religions, et cette profession de foi de tolérance.
L’actualité de la pièce saute aux yeux, et il n’est besoin pour cela d’aucune fallacieuse et démagogique
« modernisation ». Vieille de bientôt trois siècles, la tragédie de Corneille semble faire retour vers nous,
montrant ce qui n’a jamais sans doute desserré son emprise mortifère sur le monde, et qui est face à nous, en
nous : la dérive toujours possible (qu’on voudrait croire résistible) de l’idéal en carnage nihiliste, l’habillage de
doctrine et de transe – punitive et auto-punitive – dont se pare Thanatos en son muet travail.
A cette toute-puissance obscure, qu’évoquent les murs aux teintes d’orage qui barrent la scène, s’opposent la
frêle et forte flamme d’une robe rouge, le creux satiné du lit nuptial. Polyeucte est incontestablement la pièce la
plus charnelle de Corneille, où l’expression du désir trouve les accents les plus explicites : c’est bien à l’appel
des sens, à l’exultation des corps aussi bien qu’à la tendresse humaine qu’il s’agit d’échapper. Vers quoi ? Le
ciel du fond de scène est trou de lumière, mais toile peinte aussi, dont on voit les montants : « imaginations » ou
« célestes vérités » (IV, 4) ? La stichomythie n’égalise les points de vue que de façon apparente, montre surtout
l’incompréhension, totale, entre deux mondes, la frontière infranchissable sinon par une reddition
inconditionnelle de l’un à l’autre. Polyeucte (Clément Bresson, qui donne à ce rôle une énergie d’emblée
inquiétante) appartient déjà à l’autre monde, et ce couple généreux que Sévère eût pu former avec Pauline
regarde avec nous, glacés, sa métamorphose accélérée en fou de Dieu. Le baptême virilise d’un coup l’époux
attendri : c’est en athlète que Polyeucte revient sur scène, cherchant nerveusement l’occasion, qui vient s’offrir
aussitôt, d’une violence que matérialise sur scène les marteaux dont le frontispice armait les deux briseurs
d’idoles, violence que rendent plus terrible encore, hors-scène, les explosions et les éboulis de la superbe bande
sonore. Obtenir la mort est un combat, le seul peut-être que peut encore mener Polyeucte, ce guerrier de sang
royal et sans autre avenir que la soumission volontaire à l’ordre impérial garanti par Félix, domination dont la
religion romaine est un des instruments. Le bris des idoles est un geste fondamentalement politique, qui place
Félix (Marc Siemiatycki, admirable de complexité) au cœur d’un dilemme que Polyeucte, lui, a franchi d’un
bond. Famille contre devoir d’état, ambition tressée à la peur, science politique obscurcissant le jugement et
interdisant toute croyance en l’homme : l’aveuglement de Félix est bien à la mesure de nos sociétés désarmées
devant le fanatisme et sa puissance de séduction. « C’est peu de me quitter, tu veux donc me séduire ! » : le cri
de Pauline résonne encore lorsqu’elle revient baignée de sang, convertie à cette violence destructrice du culte
d’autrui, et d’elle-même. Le sang convertit, mais au sang. Aurore Paris, excellente de bout en bout, donne la note
ultime dans ce geste de recul instinctif qu’elle oppose à Sévère qui se penche vers elle, entre amour, pitié,
incrédulité dégoût déjà peut-être : la défaite d’Eros est totale, les « tendresses de l’amour humain » vaincues par
la jouissance sans bord qu’offre la certitude de l’au-delà peut-être, la mort à coup sûr. La cantate de Bach qui
s’élève donne la mesure de cet excès, en vigie chez chacun.
Le vers, impeccablement dit, éclate, saisit, bouscule, sidère tant il est simple, souple et fort. La troupe, d’une
égale qualité dans les premiers comme dans les seconds rôles (Stratonice, jouée par Pauline Bolcatto, Néarque,
joué par Pascal Bekkar, Albin et Flavian par Timothée Lepeltier) fait entendre comme rarement la totalité du
texte en ces articulations subtiles, en ses balancements jamais artificiels. De la fougue qui jette Pauline, encore et
malgré elle, dans les bras de Sévère à la prostration finale, une chorégraphie verticale très lisible redresse les
corps ou les ploie, les ouvre face au ciel ou leur fait décrire les cercles d’une terrifiante extase.
Brigitte Jaques-Wajeman signe ainsi une lecture forte, résolument engagée de cette tragédie dont le personnage
principal inquiétait déjà les contemporains, et qui révoltait Voltaire bien sûr. Une longue tradition de jeu au XIXe
et au XXe siècles avait transformé Polyeucte en doux agneau extatique, et le dénouement en chœur angélique.
Mais c’est d’un « zèle enflammé » que Corneille anime son saint hors-normes, et la mise en scène restitue, très
légitimement et dans tout son noir éclat, cette suspecte ardeur et le sillage sanglant qu’elle laisse sur la terre.
Myriam Dufour-Maître
Université de Rouen, CEREdI
Présidente du Mouvement Corneille
Un "Polyeucte" consistant dans une mise en scène éclatante de Bri...
http://www.larevueduspectacle.fr/Un-Polyeucte-consistant-dans-u...
THÉÂTRE
Un "Polyeucte" consistant dans une mise en scène éclatante de
Brigitte Jacques-Wajeman
"Polyeucte", Théâtre des Abbesses, Paris
"Vous voulez donc mourir ? Vous aimez donc à vivre ?" En deux répliques, en un face à face terrible, deux
hommes de puissance et de pouvoir, Sévère et Polyeucte, s'affrontent et se défient à mort. Tout est dit. La
tragédie est nouée.
L
e fil est simple : Pauline et Sévère s'aiment. Ils
sont sujets de l'empereur et de la religion
romaine. Pauline est mariée à Polyeucte,
prince allié de Rome. Polyeucte ne supporte pas
l'empreinte de Sévère sur sa destinée et sa Pauline.
Pour gagner l'affrontement, Polyeucte impose une
nouvelle religion qui rompt les liens anciens et
choisit de frapper les esprits par le fracas de sa
mort.
Avec la pièce de Corneille "Polyeucte ", mise en
scène par Brigitte Jaques-Wajeman, il n'est pas
simplement question de l'hagiographie d'un saint
© Mirco Magliocca.
chrétien, ou de la valorisation apparente de
l'iconoclastie* du martyr et du sacrifice, mais de l'histoire bien plus simple et bien plus tragiquement
humaine du choc de ceux qui, disposant des moyens politiques et du sens de la propagande, aspirent à
une destinée glorieuse dans une société marquée par l'obéissance et le sens du devoir absolu. Les jeunes
filles comme Pauline sont modelées au sein de cette société. Objets de transaction diplomatiques et de
mariages imposées, elles sont sacrifiées alors que leur être le plus profond éprouve la sensation que le
monde pourrait être différent.
Le texte suivi pas à pas est limpide.
"Peut être qu'après tout ces croyances publiques (la
religion)
Ne sont qu'inventions de sages politiques
Pour contenir un peuple et bien pour l'émouvoir
Et dessus sa faiblesse établir son pouvoir."
Sévère et Polyeucte et le père de Pauline, Félix,
courtisan comploteur, sont plongés dans l'incertitude
du destin et confrontés à la crainte inconsciente de
l'aveuglement où ils se trouvent. Ils agissent jusqu'au © Mirco Magliocca.
vertige et créent les conditions de leur propre perte. Préférant se quereller sur les rites religieux et des
représentations (ou l'irreprésentation des dieux), ils sacrifient les Femmes et le Présent et l'Amour. L'on
pourrait cultiver ce dernier humainement. Mais cela ils se l'interdisent et préfèrent accélérer leur marche
vers la Mort et le Futur.
Le spectateur est ainsi au fil des répliques et de l'avancée du drame confronté à une question fondamentale
sur le Sens de la Vie. Et son absurdité. Certes le contexte se prête à présenter Polyeucte. Mais si la
présentation est réussie, c'est bien parce que Corneille a une vision critique, concrète et dynamique de son
récit et que la proposition de Brigitte Jacques-Wajeman est théâtralement éclatante. Pas parce que les
costumes sont d'aujourd'hui, pas parce que le décor monumental est minimaliste, mais bien parce que le
texte a (et garde) sa consistance à travers les siècles et que les personnages sont portés par les
comédiens et leur existence.
Les mots et le rythme du souffle s'ajustent à la personne ainsi qu'à la situation et reflètent et le sens et la
musique intérieure de chacun. Le vers dans cette mise en scène en réunissant les mots, le son et le corps
est bien le lieu d'infléchissement des sentiments, des passions et de la raison. En ce sens, l'effet théâtre est
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11/02/2016 15:36
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maximal, le spectateur face à la scène assiste
comme à la dissipation d'un nuage lorsque la
lumière s'intensifie. Les couleurs chantent et
animent l'espace et le temps. Il est mis en
disposition du plaisir de l'écoute et du regard, en
disposition d'émerveillement.
Dans Polyeucte, il est bien ainsi question du
manque à l'amour. À un Amour qui relierait à égalité
les hommes et les femmes plutôt que les rites
d'obéissance. Ce qu'auraient pu être Sévère et
Pauline l'un à l'autre. Ce qu'une citation de
Nietszche vient d'une manière renforcer à la toute
fin. Un classique est toujours contemporain.
* D'ailleurs, le christianisme primitif a bien condamné
le recours à la destruction des idoles lors du concile
d'Elvire à Grenade, tenu en 305-6 soit cinquante ans
après la mort du vrai Polyeucte.
© Mirco Magliocca.
"Polyeucte"
Texte : Pierre Corneille.
Mise en scène : Brigitte Jaques-Wajeman.
Avec : Pascal Bekkar, Pauline Bolcatto, Clément
Bresson, Timothée Lepeltier, Aurore Paris, Marc
Siemiatycki, Bertrand Suarez-Pazos.
Scénographie & costumes : Emmanuel Pedduzi.
Musique et sons : Stéphanie Gibert.
Lumière : Nicolas Faucheux.
Conseillers artistiques : François Regnault, Clément
Camar-Mercier.
Maquillages : Catherine Saint-Sever.
Du 4 au 20 février 2016.
Du mardi au samedi à 20 h 30, dimanche à 15 h.
Théâtre des Abesses, Paris 18e, 01 42 74 22 77.
© Mirco Magliocca.
>> theatredelaville-paris.com
Jean Grapin
Jeudi 11 Février 2016
Source :
http://www.larevueduspectacle.fr
2 sur 2
11/02/2016 15:36
12 février 2016
Et Corneille convoqua Houellebecq
Il faut aller voir Polyeucte de Corneille au Théâtre des Abbesses (Paris 18eme), pour bien des raisons. Tout
d’abord parce que la pièce parle du terrorisme religieux avec une acuité fascinante. Elle se passe au beau milieu
du 3e siècle « après JC », et son héros est un seigneur arménien qui vient de se convertir secrètement au
christianisme dans un monde encore gouverné par le polythéisme. Le matin où commence la tragédie de
Corneille, ce jeune fou de dieu qui vient d’être baptisé décide de détruire les idoles d’un temple romain. Quand
son ami et maitre spirituel Néarque s’inquiète du zèle extrême de sa nouvelle recrue, le jeune Polyeucte lui
répond avec dédain : « vous aimez donc à vivre ? », tel un jihadiste contemporain pour qui la mort est le plus
beau des horizons. « Si vous pouviez comprendre, et le peu qu’est la vie / Et de quelles douceurs cette mort est
suivie », dira-t-il un peu plus tard à Pauline, sa jeune épouse romaine qui veut, en vain, l’empêcher de devenir
martyr. On croirait entendre les mots d’adieu d’un jeune français qui s’en va rejoindre Daesh.
Polyeucte, mise en scène Brigitte Jacques-Wajeman, avec Aurore Paris, Clément Bresson, Pascal Bekkar, Pauline Bolcatto, Marc
Siemiatyscki, Timothée Lepeltier, Bertrand Suarez-Pazox // Photo : Cosimo Mirco Magliocca
Il faut voir ce texte-là sur un plateau, donc, dans la mise en scène comme toujours impeccable de Brigitte
Jacques-Wajeman. Car par-delà une élégance formelle un peu lisse (costumes contemporains chics, décors
majestueux et abstraits avec juste ce qu’il faut d’aspérités), on doit reconnaître un mérite immense à cette femme
de théâtre : elle sait faire confiance aux textes et aux acteurs, qui donnent une vitalité jubilatoire aux alexandrins
classiques. Dans la bouche d’Aurore Paris (Pauline), de Clément Bresson (Polyeucte), de Pauline bolcatto
(Stratonis) ou encore de Marc Siematycki (Felix), pour ne citer qu’eux, la langue de Corneille reste une musique
poétique tout en prenant vie pour de bon, et l’on savoure les rythmes et les rimes en même temps qu’on admire
l’efficacité des répliques, drôles et fins traits d’esprit auxquels nos rhéteurs actuels ont beaucoup à envier.
Enfin, et là est sans doute l’effet le plus inattendu du spectacle, il faut voir ce Polyeucte pour mesurer combien le
fanatisme religieux, suicidaire et destructeur est une chose non seulement ancienne, universelle, mais encore et
surtout une réalité qui peut basculer tout naturellement des marges aux sommets. Dans la pièce de Corneille, le
fou de dieu qui préfère la mort à la vie n’est autre qu’un chrétien. Sous l’Empire Romain, le christianisme était
en somme un équivalent de l’islamisme actuel. Or dans la France de Corneille, sous une monarchie dite de
« droit divin », les tenants de cette « folie » d’antan n’étaient-ils pas devenus les souverains ? Sa pièce témoigne
donc à merveille de cette étrange réversibilité du pouvoir et du religieux. Surtout, au fil de son texte, Corneille
souligne avec netteté l’irrésistible séduction des martyrs, même quand l’époque leur est hostile. « Je vois le
peuple ému pour prendre son parti », constate au milieu de la pièce le gouverneur Romain qui met Polyeucte en
prison puis le condamne à mort, mais qui finit ensuite par annoncer lui-même sa propre conversion : « j’en ai fait
un martyr, sa mort me fait chrétien », lance-t-il tel un illuminé, au mépris de toute vraisemblance.
Ce deus ex machina laisse penser que Corneille cherchait moins à critiquer l’intégrisme de Polyeucte qu’à
témoigner de son efficacité. La pièce s’achève d’ailleurs sur ces mots éloquents : « Allons à nos martyrs donner
la sépulture / Baiser les corps sacrés, les mettre en digne lieu / Et faire retentir partout le nom de Dieu ».
Profession de foi si claire - et peu compatible avec nos Lumières actuelles - que Brigitte Jacques Wajeman, pour
rectifier le tir, a préféré donner le mot de la fin à Nietzsche : « les martyrs furent un grand malheur dans
l’histoire : ils séduisirent », fait-elle dire au vaillant soldat romain Sévère.
Mais malgré cette prise de distance de la metteur en scène, l’Histoire parle d’elle-même : les dangereux
intégristes de jadis sont bel et bien devenus les dominants des siècles suivants. Rien n’empêche alors d’envisager
que les dangereux intégristes d’aujourd’hui deviennent pareillement les dominants des siècles à veinr. Ainsi,
entre vertige baroque et logique historique, la pièce de Corneille finit par nous rappeler certaines pages de
Soumission, ce livre de Houellebecq qui nous avait pourtant laissés si perplexes.
Polyeucte, de Corneille, mise en scène Brigitte Jacques-Wajeman, au Théâtre des Abbesses, paris 18e,
jusqu’au 20 février, puis en tournée jusqu’au 3 mai à Brive, Alençon, Fontainebleau et Amiens.
Théâtre
“Polyeucte” de Corneille: anatomie
dramatique de la radicalisation
cédric enjalbert
Polyeucte mis en scène par Brigitte Jaques-Wajeman © Mirco Magliocca
Sous les auspices de Nietzsche, Brigitte Jaques-Wajeman met en scène “Polyeucte”. De cette pièce de
Corneille réputée édifiante, elle active paradoxalement les ferments subversifs. À voir au Théâtre des
Abbesses, à Paris, jusqu’au 20 février 2016, puis en tournée en France.
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Corneille, Nietzsche, Théâtre, Brigitte Jaques-Wajeman, fanatisme, Religion, Radicalisation
« Les martyrs furent un grand malheur dans l’Histoire : ils séduisirent. » Avec une citation de L’Antéchrist de
Nietzsche en exergue comme prisme de lecture, Brigitte Jaques-Wajeman s’empare d’une des pièces oubliées de
Corneille, réputée édifiante : Polyeucte. Elle la monte à rebours, surlignant l’aveuglement des fanatiques
convertis et l’impasse de passions tristes.
Une question se pose très rapidement : qu’est-il arrivé au doux prince Polyeucte pour qu’il soit ainsi devenu le
fer de lance d’un prosélytisme suicidaire ? Pourquoi s’en prend-il soudain à la croyance polythéiste de l’Empire
romain dont il brise les idoles, au temple, à coup de masse ?
Bien entendu, ni Corneille en 1641 en rédigeant la pièce ni Brigitte Jaques-Wajeman maintenant n’expliquent ce
basculement. Tout juste la promesse d’un « bonheur assuré sans mesure et sans fin » grâce au martyre est-elle
mise en lumière. Une promesse en même temps qu’un désespoir, puisque Polyeucte (Clément Besson) demeure
enfermé dans son délire. Son épouse Pauline (Aurore Paris) tente bien d’éveiller en lui un reste d’amour pour
elle, et pour la vie ici-bas. La femme aimée, source de désir, rivale en séduction pour les amoureux de dieu, est
elle-même devenue une menace d’autant plus grande qu’elle serait la seule susceptible de faire vaciller l’édifice
fanatique. Mais il demeure sourd à ses avances, préférant la mort pieuse à l’amour.
Actualité tragique
Comment en vient-on à désirer la mort pour un fantasme d’un arrière-monde ? Brigitte Jaques-Wajeman a bien
entendu tiré de la pièce les analogies qui s’imposent à la lecture, évidentes mais pertinentes, exposant un
phénomène, disons avec anachronisme : la radicalisation. À chaque scène reviennent les interrogations
contemporaines qui nous hantent, et les mêmes motifs d’incompréhension et d’inquiétude : comment raisonner
les candidats à la mort ? Que faire ?
Nulle réponse autre que l’actualité de ce drame, tragique parce qu’il confronte la vérité des sentiments et les
amours contrariés à la folie du fanatisme, tragique aussi en ce qu’aucune issue ne se dessine, tant est grande
l’incommunicabilité de ce héros devenu inaccessible à la raison des hommes. « Vous voulez donc mourir ? » lui
demande son ami Néarque. « Vous aimez donc à vivre ? » lui rétorque Polyeucte.
Subversion nietzschéenne
La mise en scène dépouillée de tout accessoire est réduite à un décor élémentaire, rehaussé par un des aplats de
couleurs et de lumière. La direction d’acteur tire le jeu vers une inquiétante ironie et démonte les interprétations
sans recul du texte de Corneille, là où il a pu être pris à la lettre par le passé. Les comédiens se tiennent dans la
marge du texte comme pour ménager l’espace critique qui rend désormais la pièce présentable. Précis dans le jeu
comme dans la diction et guidés par la grande connaissance que Brigitte Jaques-Wajeman a du vers cornélien,
dont elle élucide les obscurités, ils révèlent de Polyeucte la subversion.
Car à la glorification du martyre, la metteuse en scène répond par une philosophie à coup de marteau, qu’elle
emprunte à Nietzsche. L’adaptation réalisée avec François Regnault détourne le dénouement de la pièce, à
laquelle s’ajoute un épilogue tiré du paragraphe 53 de L’Antéchrist. Le bien nommé Sévère, le héros guerrier
glorieux qui règne sur cette région de l’Empire romain, prend finalement la parole. Il s’adresse au public :
« Les martyres soit dit en passant, furent un grand malheur dans l’histoire : il séduisirent… Déduire comme font
tous les idiots, femme et peuple compris, qu’une cause pour laquelle un homme accepte la mort (ou même,
comme le premier christianisme, qui provoque des épidémies d’envie de mort) doit bien avoir quelque chose
pour elle – cette logique fut un frein inouï pour l’examen, pour l’esprit d’examen et la prudence. Les martyrs
portèrent atteinte à la vérité. […]
Ils tracèrent sur le chemin qu’ils suivaient des signes de sang, et leur folie enseignait que la vérité se prouve
avec du sang. Mais le sang est le plus mauvais témoin de la vérité ; le sang est un poison qui change la doctrine
de la culture en délire, en haine des cœurs. Et quand on irait traverser le feu pour sa doctrine – qu’est-ce que
cela prouve ! Il est mieux en vérité que notre propre doctrine soit sortie de notre propre brasier. »
D’esprit d’examen, de justesse et d’à-propos, ce Polyeucte ne manque pas.
« Polyeucte », fantatique historique
Photo : Mirco Magliocca
On se souvient des très rythmés « Nicomède » et « Surena » de Corneille et déjà mis en
scène par Brigitte Jacques-Wajeman. Pour « Polyeucte », elle garde le même type de
scénographie – un immense bloc mobile – mais prend le parti d’une direction d’acteurs
plus sobre et centrée sur le vécu des personnages.
Polyeucte est l’époux de Pauline, fille du gouverneur romain d’Arménie, Félix. Le premier
décide de se convertir soudainement au christianisme et mourra dans la journée – règles
d’unités oblige – de son intransigeance religieuse. Sa femme, Pauline, essayera de le sauver
jusqu’à la fin, elle se convertira après sa mort, baptisée par son sang. Tout cela sur fond
d’intrigue politique et méfiance de la part de Félix, vis-à-vis de Sévère, que tous le monde
pensait mort et qui est miraculeusement ressuscité.
Cette pièce est consacrée aux questions religieuses, mêlée et magnifiée par la violence des
sentiments. Dans les liens qui nouent les personnages, des volontés supérieures interviennent,
jusqu’à causer l’inévitable.
Le constat est récurrent, mais encore ici il s’impose : l’actualité des textes de Corneille – non
pas prophétique mais simplement humaine – est encore brûlante ici. On ne doute pas que
Brigitte Jacques-Wajeman invite à réfléchir à la figure du martyre et la volonté qui conduit à
mourir par fanatisme, récurrente dans l’histoire de l’humanité. L’urgence du propos et son
importance sont soulignés par l’esthétique épurée et les contrastes manichéens de couleurs
(blanc, noir, rouge, bleu, gris).
On écoute Pauline, qui dans la scène 3 de l’acte III clame :
« Vous devez présumer de lui comme du reste :
Le trépas n’est pour eux ni honteux ni funeste ;
Ils cherchent de la gloire à mépriser nos dieux
Aveugles pour la terre, ils aspirent aux cieux ;
Et, croyant que la mort leur en ouvre la porte,
Tourmentés, déchirés, assassinés, n’importe,
Les supplices leurs sont comme à nous les plaisirs,
Et les mènent au but où tendent leurs désirs ;
La mort la plus infâme ils l’appellent martyre. »
Tout est dit. Le phrasé brisé, moderne, rend le texte limpide. La splendeur de la langue
française ne tient décidément pas dans un seul accent circonflexe : il en faudra encore
beaucoup pour dénaturer Corneille. Pris dans l’histoire, on accepte même le dénouement
« quelque peu modifié » de la tragédie, car selon la metteure en scène, « Corneille ne s’en
privait pas ». C’est certainement par cette volonté d’être sans cesse compris par son public, et
le travail soigné de Brigitte Jacques-Wajeman, que l’auteur contemporain de Molière garde
encore toute sa puissance en ce théâtre des Abbesses.
HadrienVolle
« Polyeucte » au théâtre des Abbesses – Corneille, un génie visionnaire !
Publié le 5 février 2016 | Par Laurent Schteiner
Brigitte Jaques-Wajeman nous revient avec une nouvelle création au Théâtre des Abbesses, Polyeucte de Pierre
Corneille. Comme à son accoutumée, Brigitte Jaques-Wajeman redonne vie à ses classiques en démontrant une
fois de plus qu’ils sont intemporels. Consacrant ce spectacle autour du fanatisme et des martyres, elle nous laisse
entrevoir un Corneille visionnaire. Cette pièce qui rebat les cartes de l’instrumentalisation de la religion à des
fins de pouvoir apporte une touche actuelle forte et offre un spectacle d’une grande qualité artistique et
esthétique.
Pauline, amoureuse éperdue de Sévère un général romain, a obéi à son père Félix en prenant pour époux
Polyeucte, un seigneur arménien. Sévère s’en revient de la guerre et retrouve Pauline qu’il a tant aimée. Mais
Pauline a donné son cœur à Polyeucte et ne peut se dédire de son engagement. Ce dernier aidé de Néarque,
découvre la religion chrétienne et souhaite ardemment se convertir à cette nouvelle religion qui apparait sectaire.
Emprisonné pour ses convictions religieuses qui dépassent son amour pour Pauline, Polyeucte n’aspire plus qu’à
mourir en martyre.
Au nom du sang, l’homme est capable de tout. Ce point final permet d’apprécier le génie visionnaire de
Corneille qui à travers la religion et ses martyres y voit la machine infernale du fanatisme. L’impact de cette
pièce est d’autant plus fort que l’humanité n’a pas évolué d’un iota sur cette question. L’instrumentalisation de la
religion par quelques exaltés à des fins de conquête du pouvoir est toujours présente.
L’interprétation charnelle de cette pièce rend compte des tensions des personnages entre eux et de l’enjeu qui
s’en dessine. La scénographie épurée composée de blocs qui se séparent et d’un lit renforcent la mise en scène. ^
Laurent Schteiner
« Polyeucte »
Jusqu’au 20 février au Théâtre de la Ville, Abbesses
Après son cycle « Corneille colonial » et des mises en scène mémorables de La Place Royale
et de L’illusion comique, Brigitte Jaques-Wajeman s’attache à une autre pièce de Corneille,
Polyeucte. Le héros est un prince arménien, converti au christianisme. Á peine baptisé, il
devient un fanatique, brise les idoles pour faire triompher son Dieu et aspire au martyr. En
néo-converti fanatique, Polyeucte dit qu’il faut tout sacrifier à Dieu et d’abord l’amour des
femmes qui « nous trompent aisément par leurs larmes ». Pauline qui l’a épousé sur ordre de
son père, soucieux de pousser sa carrière, alors qu’elle en aimait un autre, Sévère, l’aime
désormais et tente de le retenir. Polyeucte préfère le martyr et, en parfait prosélyte, appelle
tous les autres à le suivre. Sans pitié et sans crainte il dit même à Pauline « vivez avec Sévère
ou mourez avec moi ».
La pièce fait un étrange écho à l’actualité, fanatisme des néo-convertis, peur des femmes
considérées comme des ennemies car elles détourneraient de Dieu, apologie du martyr. Cette
phrase de Corneille « Les supplices sont pour eux ce que sont nos plaisirs » ne semble-t-elle
pas sortie d’une étude d’aujourd’hui sur les djihadistes ? Brigitte Jaques- Wajeman a juste
modifié un peu le dénouement, nous évitant la conversion surprise de cette crapule qu’est le
père de Pauline, et mettant dans la bouche de Sévère la phrase de Nietzsche dans L’antéchrist
« Les martyrs furent un grand malheur dans l’histoire : ils séduisirent ».
Sur scène deux grands blocs ferment l’espace pour créer l’enfermement de la prison et
l’univers mental de Polyeucte. Parfois ils s’ouvrent sur une chambre avec un grand lit couvert
de draps blancs, car c’est aussi de désir qu’il est question dans la pièce, un désir que le
fanatique repousse avec horreur car il l’éloigne de Dieu. Le choix des costumes modernes est
habituel chez Brigitte Jaques- Wajeman. Polyeucte est en costume blanc, Félix, le père de
Pauline, en costume gris anthracite de haut-fonctionnaire, Pauline en robre rouge, qu’elle
troquera contre une robe blanche pour se couvrir du sang de Polyeucte au dernier acte. Les
éclairages sculptent les visages des acteurs, des éclairs et le bruit évoquent le bris des idoles.
Les acteurs ne se contentent pas de dire, tout leur corps parle. Ils s’approchent, se fuient,
s’enlacent, les mains se pressent sur le corps pour contenir le désir. Aurore Paris incarne une
Pauline touchante et pleine de nuances. Elle n’est pas dupe du rôle que lui attribue son père,
un jouet au service de sa carrière, elle se laisse enlacer par Sévère mais le repousse car son
ancien amour ne peut plus être, elle se dénude pour tenter de détourner Polyeucte de sa
décision de mourir en martyr. Marc Siemiatycki incarne un Félix sec et dévoré d’ambition.
Tandis que Clément Bresson campe un Polyeucte ancré dans sa décision, Bertrand SuarezPazos, en Sévère, incarne l’honnête homme, juste et droit. Dans leur bouche les alexandrins
coulent avec fluidité et toute la beauté des vers de Corneille revient à nos oreilles. Quand on
entend « Je chéris sa personne et je hais sa croyance » on s’émerveille qu’en si peu de mots,
tant de choses soient dites et l’on ne peut qu’encourager les professeurs à courir voir la pièce
avec leurs élèves.
Micheline Rousselet
Du mardi au samedi à 20h30, dimanche 7 et 14 février à 15h
Théâtre des Abbesses
31 rue des Abbesses, 75018 Paris.
Réservations : 01 42 74 22 77
Theatredelaville-paris.com
La Théâtrothèque.com / Spectacle : "Polyeucte" de Corneille
http://www.theatrotheque.com/web/articleprint.php?id=4537
Polyeucte de Corneille
Mise en scène de Brigitte Jacques-Wajeman
Avec Pascal Bekkar, Pauline Bolcatto, Clément Bresson, Timothée
Lepeltier, Aurore Paris, Marc Siemiatycki, Bertrand Suarez-Pazos
Polyeucte, une tragédie cornélienne intense et magnifique ainsi mise en scène par
Brigitte Jacques-Wajeman.
Qu'il est appréciable d'être le témoin d'une
tragédie de Corneille qui bouleverse
l'entendement humain. Brigitte JacquesWajeman impose une nouvelle écriture de
l'auteur du XVIIe siècle en insistant sur la
transversalité des rapports entre l'amour
humain et l'amour des dieux. La nature de
l'homme se décline au pluriel selon
l'importance qu'il accorde à l'objet de ses
désirs, la femme, et à la volonté d'exercer le
pouvoir qui lui est conféré par les dieux.
Néarque, seigneur arménien, influence
Polyeucte dans l'attention inconsidérée que
ce dernier porte à sa femme, Pauline. La
noblesse du langage élargi à guillemets
ouverts de Néarque se révèle incisif. A son
épouse, Polyeucte préfère suivre les
recommandations de son ami et faire usage
de ses propos pour la suite à venir.
Pauline est au centre d'un conflit d'intérêt. Son père, Félix a contrarié la relation
passionnelle entre sa fille et Sévère, chevalier romain, favori de l'Empire. De facto, Félix
s'est dépêché de marier Pauline à Polyeucte, seigneur arménien.
La scénographie s'ouvre sur un lit défait dans lequel Pauline se laisse tendrement
caresser par son mari. L'arrivée de Néarques mettra un terme à cette parenthèse
romantique. Le décor se manifeste par deux imposants panneaux représentant des
murs derrière lesquels naissent les tensions nourries par la tragédie. Des parois qui
s'ouvrent et se ferment selon l'intensité des mises en situation.
La mise en scène se concentre autour de Polyeucte, Clément Bresson, Sévère,
Bertrand Suarez-Pazos, Pauline, Aurore Paris, et Félix, Marc Siemiatycki. Tels les piliers
d'un royaume déstabilisé, ils s'affrontent dans un face à face ouvert à crier des vérités et
entrouvert sur des empoignements physiques, des renoncements à Dieu et à la vie.
La tragédie de Corneille est peuplée d'évènements aussi soudains qu'irréversibles,
lesquels alimentés par des excès de zèle et des passions destructrices élèvent les
flambeaux de l'Hymen vers les cieux de la mythologie et de la chrétienté. Vivre pour
s'épanouir, souffrir pour renoncer, mourir en martyr, ainsi sont exécutés les mouvements
de cette tragédie de Corneille arrachée au temps par Brigitte Jacques-Wajeman qui en
propose une version contemporaine riche, intense, aux accents puissants.
Aurore Paris est criante d'amour et de beauté. Clément Bresson est impeccable dans le
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La Théâtrothèque.com / Spectacle : "Polyeucte" de Corneille
http://www.theatrotheque.com/web/articleprint.php?id=4537
registre de l'homme bouleversé entre l'amour humain et l'amour des dieux. Bertrand
Suarez-Pazos rentre en scène tel un chevalier qui part à la conquête d'un nouveau
royaume. Marc Siemiatycki joue un père pris à son propre piège et le destin ne lui sera
pas favorable. Pascal Bekkar est un seigneur entreprenant dans le propos et il en jouera
jusqu'à l'ultime seconde de sa vie. Pauline Bolcatto suit le moindre mouvement de
Pauline, sa présence est indissociable du jeu d'Aurore Paris. Timothée Lepeltier joue le
précieux conseiller de Félix, d'où une faculté d'adaptation subtile et habilement
construite.
Polyeucte de Brigitte Jacques-Wajeman, une magnifique page de la littérature classique
mise en scène au Théâtre des Abbesses.
Philippe Delhumeau
Polyeucte de Corneille
Du 04/02/2016 au 20/02/2016
Du mardi au samedi à 20h30, dimanche à 15h.
Théâtre de la Ville - Les Abbesses
31 rue des Abbesses
75018 PARIS (Location au guichet 2 place du Châtelet (4e))
Réservations : 01 42 74 22 77
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Polyeucte de Pierre Corneille, mise en scène Brigitte Jaques-Wajema
On ne peut lire Polyeucte aujourd’hui sans penser à la folie des nouveaux convertis
islamistes, à leur attirance pour la mort. Certes, les martyrs chrétiens, comme le
faire marquer avec bon sens Stratonice, la confidence de Pauline, quand elle se veut
rassurante, meurent mais ne tuent pas: leur «fureur ne va qu’à briser les autels» et
ils «n’en veulent qu’aux dieux et non pas aux mortels ».
Mais l’élan iconoclaste est aussi violent. Polyeucte, tout juste marié à Pauline qui a
fini par l’accepter et l’aimer, malgré le souvenir douloureux d’un premier amour,
s’arrache des bras de sa femme pour recevoir le baptême chrétien. Cette eau
baptismale, il ne cherche qu’à la changer en sang, le sien, après avoir vu couler
celui de son ami Néarque.
Dans une première scène, étrange, Néarque a parfois les accents du futur
Tartuffe, et on comprend mal le revirement de Polyeucte, quittant à regret les bras
de son épouse, pour se se hâter d’aller recevoir le baptême. Comme si Corneille
lui-même tâtonnait à trouver la cohérence de ses personnages.
Mais ensuite les enjeux sont clairs et directs : Polyeucte a choisi, il a parié, aurait
dit Blaise Pascal. Une éternité de félicité gagnée au prix du plus grand amour
terrestre qui soit, ce n’est pas cher payé. Et il pourra aller au martyr avec
confiance : les fameuses stances de Polyeucte ne sont pas le moment du choix,
déjà fait, mais un moment de «pleurs de joie», aurait encore dit Pascal. Clément
Bresson les chante, les danse, en avant-goût des jouissance du ciel.
Polyeucte est le héros d’une véritable tragédie ce qui n’est pas toujours le
Polyeucte est le héros d’une véritable tragédie ce qui n’est pas toujours le cas dans
le théâtre de Corneille dans la mesure où il met sous nos yeux un homme aveuglé,
ambigu, un «innocent coupable». Mais tous ces héros: Sévère (Bertrand SuarezPazos),v soldat triomphant revenu trop tard de chez les morts, retrouve son premier
amour mariée à un autre : il fera de son malheur, le ressort de sa liberté et de sa
grandeur d’âme, renonçant à se venger. Félix (Marc Siemiatycki) le gouverneur
romain, fait partie des ces faibles arrivés au pouvoir, soucieux de leur carrière et de
leur confort, que Corneille aime cerner d’un trait juste et vif, qui nous fait rire. Lui,
il n’a d’autre ennemi que sa peur et ses calculs, et le premier à s’exclamer :« Que je
suis malheureux ! ». Plus étrange : le cas de Pauline (Aurore Paris), vraie fanatique
du devoir et de l’obéissance à son père, où elle puise sa force.
La direction des acteurs va dans le sens de cette force : ils sont tous « trop », petit
adverbe qui revient comme un tic sous la plume de Corneille. Et ce «trop» est le
moins qu’on puisse leur demander: cela les place exactement où il faut : sur le
théâtre, ici et maintenant.
Les costumes contemporains ne les rapprochent pas plus d’aujourd’hui, que du
temps de l’écriture de la pièce mais nous permettent de la lire à la fois dans sa
résonance actuelle et dans son historicité, là où elle nous renvoie à un catholicisme
d’État qui prétend interroger ses origines et absoudre ses excès.
Mais Brigitte Jaques-Wajeman a délibérément cassé ce fonctionnement, somme
toute respectueux de la lecture d’un classique. Elle a mis dans la bouche de Sévère,
non cette absolution mais la parole de Nietzsche : «Les martyrs furent un grand
malheur dans l’histoire : ils séduisirent. »
Geste politique important et signifiant: il n’y a ni éternel retour, ni fatalité, même
si l’histoire semble bégayer. La metteuse en scène prend parti, avec une lucidité
qui a du corps.
Christine Friedel
Samedi13février2016
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« Polyeucte » : à la vie, à la mort
Le Théâtre de la Ville programme aux Abbesses jusqu'au 20 Février la mise en scène de
Brigitte Jaques-Wajeman du Polyeucte de Corneille. La scénographie épurée et
majestueuse, le jeu des acteurs et l'actualité du texte en font une pièce émouvante et juste.
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Monter une tragédie de Corneille est toujours un exercice périlleux, même si en l'occurence la
pièce a été très peu vue et le texte peu entendu. Tout d'abord parce que le verbe est tellement
fort qu'il est compliqué pour les interprètes de se hisser à la hauteur. Ensuite, parce que lorsqu'il
s'agit d'un auteur classique aussi joué, le public attend autre chose que ce qu'il a déjà vu.
Brigitte Jaque-Wajeman est une grande spécialiste de Corneille qu'elle met en scène depuis
1985. Elle a déjà monté Nicomède et Suréna au Théâtre de la Ville en 2013 et réussit une fois
de plus l'exercice de faire vivre de façon vibrante ce monument du théâtre classique.
Au commencement il y a le texte: Polyeucte martyr est une tragédie à sujet religieux puisqu'elle
puise ses sources dans le martyre de Polyeucte de Mélitène. Les aficionados seront ravis: on
retrouve Corneille dans toute sa virtuosité et ses alexandrins impétueux. L'histoire est celle de
Polyeucte l'Arménien, époux de Pauline qui est elle fille d'un sénateur Romain, et de leur
étrange chassé-croisé avec Dieu, dont Polyeucte pousse l'adoration jusqu'à la mort, et Sévère,
ex-amant de Pauline ressuscité d'entre les morts, déterminé à reconquérir son amour. Pouvoir,
sexe et sang: tous les ingrédients de la tragédie sont réunis pour le plus grand plaisir des
amateurs du genre.
Il y a la question de la modernité. Comment le texte de 1641 peut-il résonner avec tant de
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modernité? Un fou (de Dieu) qui sacrifie sa vie, sa famille (Pauline veut le suivre dans la mort)
dans un geste aveugle, égoïste et destructeur? Oui, ce scenario est cruellement parlant, d'une
actualité obscène. La tragédie n'est pas l'apanage du XVIIème siècle et comme Pauline, l'on
craint. Et lorsqu'elle erre magnifiquement entre un bonheur pas tout à fait présent et un malheur
sourd et diffus, quand elle avance dans la nuit depuis si longtemps, qu'elle ignore ce que
l'avenir lui réserve, son chant résonne universellement.
Un éternel débat autour des alexandrins trouve avec ce Polyeucte une nouvelle occasion de
faire rage. Il y a deux écoles: celle qui consiste à s'approprier le texte et à le dire avec une
prononciation contemporaine et celle qui prend le parti de dire les alexandrins en prononçant
touteu les syllabeu. Les partisans de la première école repartirons bredouille car Brigitte JaqueWajeman aime la diction classique. Fort heureusement, le jeu exceptionnel d'Aurore Paris, qui
joue Pauline, suffit à emporter le spectateur et à le tenir en haleine deux heures durant tandis
qu'il contamine ses partenaires. Le duo Pauline/Sévère fonctionne parfaitement tandis que
Polyeucte est comme sorti de l'abîme. On ne se lasse jamais d'un beau texte bien joué.
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Sapho chante Léo Ferré
POLYEUCTE
Théâtre des Abbesses (Paris) février 2016
Tragédie de Corneille, mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman,
avec Pascal Bekkar, Pauline Bolcatto, Clément Bresson, Timothée
Lepeltier, Aurore Paris, Marc Siemiatycki et Bertrand Suarez-Pazos.
Brigitte Jaques-Wajeman et encore, et toujours, Corneille. Après sa
pentalogie relative au théâtre colonial de Corneille regroupant les
tragédies héroïques "Sertorius", "Nicomède," "Surena", "Sophonisbe" et
"Pompée", elle met en scène "Polyeucte".
Une tragédie qualifiée "sacrée", ambivalente sinon ambigüe, que l'auteur
dédiait à la Reine régente comme "offrant un portrait des vertus
chrétiennes, dont l'amour et la gloire de Dieu formassent ses plus beaux
traits".
Ce qui ne manque pas de laisser sceptique dès lors que lesdites vertus consistent à abandonner
son épouse et détruire les idoles des religions polythéistes au nom d'une foi absolue et intolérante
pour accéder au martyr, actions au demeurant condamnées par l'Eglise.
En effet, quasi simultanément, Polyeucte épouse la femme aimée, a la révélation divine, et
apprend l'arrivée d'un rival. Le jour de son baptême il se livre à des exactions sur des idoles afin
de sacrifier son bonheur terrestre et sa vie à son Dieu.
En l'espèce, le dilemme "cornélien" ne réside plus dans l'incompatibilité entre l'amour et le devoir,
équivalent du patriotisme, mais entre l'amour et la foi, et, au regard d'une certaine analyse, le
devoir et la religion ne constituent que deux modalités pour atteindre un même but
d'épanouissement narcissique, celui d'accéder à la gloire. De quoi alimenter le débat sur la
dialectique du héros.
Aux termes de sa note d'intention, Brigitte Jaques-Wajeman indique avoir monté cette pièce pour
sa résonance avec l'actualité contemporaine liée au fanatisme et au terrorisme religieux - la
destruction des monuments et oeuvres d'art et le désir de mort des terroristes kamikazes lié au
martyr de la foi propre à assurer un bonheur infini - ce qui l'a incité à aménager le dénouement
original en insérant des extraits de "L'Antéchrist" de Friedrich Nietzsche sur la folie de croire que
la vérité se prouve avec du sang.
Ce parallèle prête à discussion car la pièce ne traite pas d'un conflit religieux mais d'un conflit
intérieur lié, de surcroît, à une tragédie amoureuse qui n'est certes pas subsidiaire et que
Polyeucte, n'agissant pas dans le cadre d'une action concertée mais d'une "initiative" personnelle,
ne commet pas d'assassinats aveugles et n'est que sa seule victime.
Cela étant, la déduction des motivations profondes du héros sont laissées à l'appréciation du
spectateur a qui est donnée l'occasion de découvrir une pièce rarement représentée dont
notamment à la Comédie française.
Bénéficiant de la rigoureuse direction d'acteur de Brigitte Jaques-Wajeman qui, maîtrisant la
déclamation de l'alexandrin, fait entendre le texte de manière compréhensible, la partition est
dispensée dans une scénographie tout aussi écrasante qu'anachronique de Emmanuel Pedduzi
avec pour élément essentiel une monumentale et monolithique porte séparant l'espace privé,
illustré par le lit des amants, et un espace public vide.
L'interprétation s'avère inégale. Si Pascal Bekkar, Marc Siemiatycki et Bertrand Suarez-Pazos,
respectivement dans les rôles de l'ami de Polyeucte, du père de son épouse et du héros
mélancolique sont parfaits, Clément Bresson peine à convaincre dans le rôle-titre et Aurore
Paris, concluant chaque réplique par une sonore aspiration, manque autant de souffle dramatique
que de souffle physiologique.
De même pour les seconds rôles dans lesquels Brigitte Jaques-Wajeman distribue deux jeunes
comédiens issus du CNSAD. Timothée Lepeltier, prédisposé à l'emploi comique, parvient à
susciter quelques esclafements alors que, dans le rôle de la suivante éclipsant la maîtresse, se
distingue Pauline Bolcatto déjà remarquée lors des représentations publiques du conservatoire.
MM
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Polyeucte : contre la barbarie intégriste
Grande spécialiste de Corneille, Brigitte Jaques-Wajeman extirpe tout le suc brûlant de Polyeucte au Théâtre des
Abbesses. D’une effroyable actualité, la tragédie chrétienne exploite l’intégrisme religieux jusqu’à son extrême.
Épurée, d’une beauté austère, sa mise en scène ne prend pas beaucoup de risques ; son mérite revient plutôt à
l’accessibilité qu’elle donne à la langue cornélienne, soutenue par des comédiens solides malgré un délitement
de l’attention en milieu de course.
Polyeucte : fanatique ou héros-martyre ? En Arménie, sous protectorat romain, le tout jeune marié exulte. Non
pas à cause de son mariage avec sa charmante épouse Pauline mais parce qu’il vient de se convertir secrètement
à la foi chrétienne, poussé par son ami Néarque. Il décide d’aller briser les idoles dans les temples païens et
goûter les joies d’une immortalité en compagnie de son seul et unique Dieu.
En génie du dilemme, Corneille orchestre sa tragédie en un réseau de tensions explosives : amour divin ou
amour humain ? La souffrance ou l’union terrestre ? Avec Polyeucte, le dramaturge s’interroge sur les
motivations qui poussent un jeune prince à devenir extrémiste du jour au lendemain. Y’aurait-il une part de
vanité dans cette quête de gloire éternelle ? La religion serait-elle un pilier plus sûr que l’évanescence d’un
amour temporaire ? Cette radicalisation renvoie bien sûr à tous les fanatiques religieux d’aujourd’hui, Daech, en
tête. Jaques-Wajeman a senti l’urgence de monter cette pièce relativement peu connue de Corneille pour en faire
resurgir toute la terrifiante modernité.
Intense austérité
Sur un plateau nu, trônent exclusivement un lit et deux imposants murs coulissants. Rien de plus. Il s’agit de
mettre en valeur les interactions complexes et douloureuses entre les forces en présence. Corneille adore
fusionner politique et amour : ici, Pauline se retrouve prise dans un triangle amoureux puisqu’elle vient de se
marier par devoir à Polyeucte (qu’elle aime d’ailleurs) mais son ancien amant Sévère, qu’elle croyait mort,
revient et tente de la reconquérir. Félix, le père de Pauline, se sert de sa fille comme d’un vulgaire appât afin de
conserver le pouvoir. Bref, toutes ces affinités contraires éclatent sur la scène avec évidence.
Dans des costumes chic et des jolies robes de soirée, les comédiens se révèlent impeccables : Clément Bresson
campe un Polyeucte intense, aussi illuminé que tourmenté par ses deux passions ; Aurore Paris lui donne la
réplique avec dignité et fougue, elle est une Pauline formidablement humaine ; Marc Siemiatycki soulève tout le
ridicule du personnage ingrat et manipulateur de Félix tandis que Bertrand Suarez-Pazos se démarque en Sévère
viril et mesuré.
La fin de Polyeucte se transforme en film d’horreur : Pauline surgit ensanglantée, convertie au christianisme
après l’exécution de son amour. La scène frappe et glace d’effroi ; les mots de Nietszche condamnant la violence
sanguinaire des fanatiques concluent la pièce et prônent une paix éclatante. ♥ ♥ ♥
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