20 février 2006 1 Les discours religieux dans l’espace public de la bioéthique1 Introduction L’insertion des discours religieux dans l’(es) espace(s) public(s) des sociétés modernes tardives est une question résolument complexe, c’est un truisme de l’affirmer. Après une période où, en raison d’une affiliation à des théories strictes de la sécularisation, il était virtuellement impensable de se pencher sur ces enjeux, on constate maintenant un tournant dans la production intellectuelle, laquelle cherche à penser les modalités d’insertion de discours religieux dans la vie publique des sociétés plurielles, démocratiques et sécularisées2. L’éloignement de la période des théologies de la mort de Dieu instaure peutêtre un climat plus serein pour penser ces enjeux3; à moins que ce ne soit la résurgence des fondamentalismes religieux, venant toucher le cœur même des sociétés occidentales, qui rend cette réflexion urgente. S’il est vrai que la séparation de l’État et des Églises résulte, en Occident, d’un lent processus de différenciation amorcé dès l’Antiquité4, la séparation juridico-politique occidentale entre la religion et le politique n’entraîne pas automatiquement le divorce entre la religion et la culture. De manière plus précise, certains secteurs de la vie des sociétés de la modernité tardive peuvent être traversés par des enjeux religieux substantiels ou, à un niveau formel, par des enjeux épistémiques rendus manifestes, par exemple, par la réflexion sur le rôle que peuvent jouer les discours religieux dans des débats publics5. C’est ainsi que, dans les dernières années, des théologien(ne)s contemporain(e)s, venant tout aussi bien des États-Unis que de la francophonie, ont proposé de penser le rôle des discours religieux en bioéthique. Je veux dans cet article analyser ces contributions théologiques en montrant qu’elles présupposent que l’espace de discussion que constitue la bioéthique est un espace public. Plusieurs questions se posent ici en regard de la problématique que je viens d’esquisser. Peut-on considérer que les discussions bioéthiques se déroulent dans un espace que l’on peut qualifier de public ? Cette analyse permet-elle de dégager les conditions auxquelles 1 La recherche et la rédaction de cet article ont été rendues possibles par une subvention du CRSH. Je remercie mon assistant, Samuel Lajoie, pour le travail réalisé. 2 Quelques auteurs parlent de post-sécularité pour rendre compte de ce tournant : Habermas, Peter Berger. 3 Harvey G. Cox, The Secular City. Secularization and Urbanization in Theological Perspective, New York, Macmillna, 1965, 276 p.; Gabriel Vahanian, The Death of God. The Culture of our post-Christian Era, New York, G. Braziller, 1967, 253 p. 4 Julien Bauer, Politique et religion, Paris, Presses universitaires de France, (coll. Que sais-je ?, 3467), 1999, p. 13-39. 5 Par discours religieux, j’entends tout discours qui s’appuie sur des références provenant d’une tradition religieuse. Il existe plusieurs types de discours selon la réflexivité qui les structurent. Les discours les plus proches de l’expérience communautaire de foi (ceux des croyants qua croyants) seront ici nommés discours croyants. Les discours prenant une distance réflexive par rapport à l’expérience de foi seront nommés discours magistériels lorsqu’ils émaneront d’une instance régulatrice doctrinale interne à une Église (comme le magistère catholique, les évêques ou les membres d’une hiérarchie ecclésiastique). Les discours théologiques, quant à eux, participent d’une réflexivité en regard de l’expérience croyante et émanent de lieux non liés aux instances régulatrices doctrinales internes. Ce sont, par exemple, les discours de théologiens universitaires se prononçant sur des enjeux de la vie ecclésiale ou de la vie sociale plus large. 20 février 2006 2 les discours religieux peuvent (doivent ?) se soumettre pour entrer de plain-pied dans ces discussions ? Que disent ces discours sur la possibilité (ou non) des discours religieux dans l’espace public bioéthique et, en cas positif, sur les justifications et les modalités d’insertion ? Ces quelques questions reposent sur l’hypothèse qu’un modèle d’articulation entre religion et raison publique est à l’œuvre dans le champ de la bioéthique occidentale. C’est ce que je tenterai de cerner dans cet article. 1. Courte problématique Gilbert Hottois définit ainsi la bioéthique. Elle « couvre un ensemble de recherches, de discours et de pratiques, généralement pluridisciplinaires et pluralistes, ayant pour objet de clarifier et, si possible, de résoudre des questions à portée éthique suscitées par la R&D [sic] biomédicale et biotechnologique au sein de sociétés caractérisées à des degrés divers comme étant individualistes, multiculturelles et évolutives6 ». La définition de Hottois pourrait être complétée en mentionnant que ces enjeux éthiques sont suscités par l’irruption de la technoscience dans le domaine du soin et dans celui de la définition des buts et objectifs des systèmes de santé et de leur administration. Ce projet bioéthique, qui a émergé en Occident depuis quarante ans, fait fonds sur quelques caractéristiques principales qui font consensus parmi ses analystes7. J’en retiens trois qui se rapportent directement à mon propos. Premièrement, la bioéthique est séculière, ce qui implique une mise à distance de tout fondement religieux de la pensée bioéthique, et ce en vue d’une coopération en vue de la résolution de problèmes. Née dans le monde de la sécularisation occidentale, la bioéthique est tributaire du climat intellectuel et épistémique de son temps. Si, au départ, c’est le processus de sécularisation occidentale qui justifiait la sécularité de la bioéthique8, maintenant c’est la pluralité idéologique et morale qui devient l’argument fort en sa faveur. La sécularité de la discipline aurait donc comme conséquence de clore a priori l’accès des discours religieux aux délibérations, ce qui aurait comme inconvénient, selon les critiques, de formaliser (ou procéduraliser) la bioéthique et, par conséquent, de ne pas honorer les traditions morales exhibant des contenus substantiels9. Une telle interprétation restrictive serait jugée par trop abusive si l’on tient compte d’autres caractéristiques du projet bioéthique occidental. Le second caractère que je retiens, celui de l’interdisciplinarité, ouvre la porte à l’insertion potentielle des discours réflexifs en bioéthique. Par l’interdisciplinarité on désigne le fait que plusieurs disciplines du savoir sont convoquées à la réflexion bioéthique (philosophie, droit, anthropologie, théologie, sciences biomédicales, psychologie, etc.). Se penchant sur Gilbert Hottois, Qu’est-ce que la bioéthique ?, Paris, Vrin, 2004, p. 22. Guy Durand, Introduction générale à la bioéthique, Montréal, Fides, 1999, p. 114-120; Hubert Doucet, Au pays de la bioéthique, Genève, Labor et Fides, 1996, p. 48-59; David Roy et al, La bioéthique, ses fondements et ses controverses, Montréal, ERPI, 1995, p.28-63; Kevin Wm Wildes, « Religion in Bioethics : A Rebirth », Christian Bioethics, vol. 8, n° 2, 2002, p. 163-174. Je suis ici la présentation que fait Durand de ces caractéristiques. 8 Carla Messikomer, Renée Fox, Judith Swazey, « The Presence and Influence of Religion in American Bioethics », Perspectives in Biology and Medicine, vol. 44, n° 4, 2001, p. 492-493. 9 H. Tristam Engelhardt Jr, The Foundations of Christian Bioethics, Lisse NL, Swets & Zeitlinger Publishers, 2000, p. 5 et p. 75ss. L’auteur poursuit sa critique en indiquant qu’il n’y a pas une, mais bien une pluralité d’éthiques séculières. 6 7 20 février 2006 3 les pratiques du soin, de la recherche biomédicale et de la santé publique, la réflexion bioéthique ne peut faire l’économie de perspectives qui peuvent contribuer à une meilleure compréhension des enjeux éthiques soulevés par la scientifisation et la technologisation qui marque le prendre-soin en Occident. À ce titre, les discours religieux réflexifs (et leurs énonciateurs) peuvent entrer dans les débats et discussions. Enfin, le troisième caractère de la bioéthique – la globalité10 – souligne que les dimensions pertinentes de la vie individuelle et collective, et non seulement celles relevant de l’aspect médical du soin ou de la recherche, soient intégrées dans une démarche délibérative concrète pour une situation particulière ou, encore, dans une discussion pratique entre disciplines au sein de comités. Il s’ensuit que, de la tension inhérente et constitutive du projet bioéthique, s’instaure un espace potentiel d’insertion des discours religieux en bioéthique. Cette insertion peut se faire à deux niveaux. À un premier niveau, la théologie peut participer, en tant que discipline réflexive, aux discussions sur les enjeux épistémologiques du projet bioéthique – qui ont cours dans les milieux académiques de la bioéthique – alors que, à un second niveau, formulé sous la guise du discours croyant, le discours religieux peut être intégré dans un processus de délibération sur une situation particulière. À ce titre, il faut remarquer que ledit espace ne serait pas celui d’une bioéthique confessionnelle, mais plutôt d’une bioéthique ouverte à l’apport des discours religieux11. 2. La bioéthique comme espace public ? Peut-on analyser le projet et les institutions de la bioéthique occidentale à partir du concept d’espace public ? Pour ce faire, il faut qu’on y retrouve les caractéristiques de ce que l’on désigne par le concept d’espace public. Pour ma part, je définit, de manière minimale, l’espace public comme un espace non étatique, non-marchand et méta-communautaire structuré selon deux lignes de force : la première est celle de la rationalité communicationnelle; la seconde est celle de la reconnaissance. Cette définition préliminaire appelle quelques précisions12. Je les ferai en me référant aux travaux du La globalité implique que la bioéthique s’intéresse à la personne entière et à la personne insérée dans des réseaux de relations de proximité (famille, milieu de vie) ou de relations impersonnelles (institution, travail, structures sociales). Cette caractéristique de la globalité cherche à contrer les tendances de « compartimentalisation » d’un patient (ou d’un sujet de recherche) à partir des spécialités médicales et à prendre en compte que le patient est aussi un citoyen. En somme une approche globale considère à la fois la personne comme un tout et comme insérée dans un ensemble de réseaux relationnels. 11 Depuis quelques années des propositions qui se présentent sous la guise d’une réflexion bioéthique chrétienne émergent tant en Amérique du Nord qu’en Europe. Il faut questionner cette appellation qui, on le constate, néglige la dimension intrinsèquement séculière du projet bioéthique. C’est pourquoi il faut réserver le mot bioéthique, et c’est ce que je ferai ici, au projet séculier, non confessionnel. Pour des exemples de discours « bioéthique » chrétien voir la revue Christian Bioethics; Engelhardt, op. cit.; Elio Sgreccia, Manuel de bioéthique. Les fondements de l’éthique biomédicale, Paris, Edifa, 2004, 868 p.; voir également les discours magistériels récents sur les enjeux bioéthiques, notamment ceux émanant de l’Académie Pontificale pour la Vie. 12 Cette définition diffère de celle de Ch. Taylor pour qui la sphère publique est un espace où « la société en arrive à un esprit commun (a common mind), hors de la médiation de la sphère politique et par un discours rationnel situé hors du pouvoir, mais qui n’en est pas moins normatif pour le pouvoir » (ma traduction), Charles Taylor, Modern Social Imaginaries, Durham, Duke University Press, 2004, p. 91. C’est au chapitre 10 20 février 2006 4 philosophe Jürgen Habermas et de la politologue Nancy Fraser sur le concept d’espace public. Les travaux de Habermas sur l’espace public des sociétés occidentales montrent l’évolution du concept et de son institutionnalisation. De l’espace public bourgeois constitué d’hommes lettrés ayant une certaine indépendance financière réunis en associations ou en clubs étudié au début de sa carrière13, Habermas discute maintenant des espaces publics spécialisés, lesquels reflètent la plurivocité constitutive de la société civile dans les démocraties contemporaines14. Dès la fin des années 1980, Nancy Fraser critiquait une forme de paralogisme chez Habermas qui, selon elle, faisait de la description de l’espace public bourgeois de la « modernité inaugurale15 » une norme pour sa conceptualisation de l’éthique de la discussion16. Elle vise notamment la conception rationaliste de la publicité qui masque, à son insu, des intérêts de domination économique et sexuelle17. Fraser propose alors de repenser l’espace public sur le mode de la pluralité en pointant vers le fait qu’il existe des « contre-publics subalternes18 », c’est-à-dire des espaces alternatifs constitués par les groupes exclus de l’espace public bourgeois. Fraser les décrits selon les caractéristiques suivantes : 1) ce sont des espaces de repli et de regroupement; 2) qui constituent un terrain d’essai pour des activités dirigées vers d’éventuels publics plus larges. Ces traits contradictoires sont paradoxalement émancipateurs si, selon Fraser, on les fait jouer selon un rapport dialectique19. Ce qui importe pour mon propos est que la critique de Fraser ouvre la porte à une conception de l’espace public non homogène et non homogénéisant. Habermas, qui connaît les travaux de Fraser, semble répondre à cette critique en proposant le concept d’espace public spécialisé20. Disons d’abord que l’espace public – au sens générique – est conçu par Habermas comme un réseau communicationnel (p. 387) qui fait le pont entre le complexe monde vécu/société civile et le système politique. Lieu de prise de parole à partir de « la pratique quotidienne de la communication (…) à la portée de tous21 » (p. 387), l’espace public incarne trois de la reconnaissance, qui (de manière surprenante pour ses lecteurs assidus) n’est pas abordée par Taylor, que nos définitions diffèrent. 13 Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1978, 324 p. La version originale allemande est parue en 1962. 14 Jürgen Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997, p. 386-414. L’expression « espaces publics spécialisés » apparaît à la p. 391. 15 J’emprunte l’expression à Jacques Beauchemin, La société des identités. Éthique et politique dans le monde contemporain, Montréal, Athéna éditions, 2004, p. 41. 16 Nancy Fraser, « Repenser l’espace public : une contribution à la critique de la démocratie réellement existante », dans E. Renault, Y. Sintomer (dirs), Où en est la théorie critique ?, Paris, Éditions La Découverte, 2003, p. 103-134. 17 Fraser, op. cit., p 112. 18 Fraser, op. cit., p. 118-123. 19 Fraser, op. cit., p.120. 20 Je me réfère ici à Habermas, Droit et démocratie. Il s’agit de la section III du chapitre 8 intitulée « Le rôle de la société civile et de l’espace public politique ». 21 C’est Habermas qui souligne. Ce que Habermas désigne par cette expression ne sont pas d’abord les moyens de diffusion de l’information. Il identifie plutôt la capacité de toute personne d’argumenter lors d’une discussion. L’espace public n’est pas d’abord définit par les médiations techniques que sont les mass medias; 20 février 2006 5 fonctions : 1) identifier les problèmes concrets, vécus par les individus et les collectivités, qui ne peuvent être réglés que par le système politique; 2) amorcer une thématisation de ces problèmes par une explicitation argumentée et collective de leurs tenants et aboutissants; 3) exercer un contrôle vigilant du traitement de ces problèmes par le système politique (p. 386-387). Ces fonctions génériques supposent que l’espace public repose sur une forme communicationnelle de rationalité, c’est-à-dire que l’identification, la thématisation et la vigilance quant au traitement politique des problèmes se réalise par le médium du langage et selon les canons de l’éthique de la discussion22. Habermas va plus loin dans sa conception en précisant que cet espace public est composé d’espaces publics spécialisés. C’est en quelque sorte sa réponse à la critique de Nancy Fraser. Tout en conservant les caractéristiques génériques de l’espace public, un espace public généralisé a une visée partielle. La spécialisation de l’espace public réfère à la thématisation de problèmes spécifiques vécus par des segments de la société civile23. S’il est vrai que les problèmes thématisés par la discussion publique sont « les reflets d’une pression exercée par la souffrance sociale se traduisant dans le miroir des expériences personnelles de la vie » (p. 392) – ces expériences résultant de « l’assimilation privée des problèmes sociaux qui ont une résonance biographique » (p. 393) –, alors les espaces public spécialisés peuvent être compris comme ceux qui sont constitués par une similitude des problèmes évoqués. Un espace public spécialisé résulte donc du rassemblement de personnes concernées, du point de vue de leur biographies respectives passées (mais aussi à venir…), par un enjeu social particulier. La spécialisation peut alors prendre la forme d’une subdivision interne de l’espace public générique, opérée à partir d’un critère intimement lié à un problème particulier. Il ne s’agit pas d’une communautarisation de l’espace public pour autant. N. Fraser indique bien que la publicité n’est pas la communauté; que la publicité peut être le lieu « où se forment et s’expriment les identités sociales24 ». En effet, si la communauté suppose une forme de il s’agit bien d’un « lieu » d’usage public de la raison, lieu où les médias peuvent jouer un rôle d’adjuvant dans la diffusion des informations. Ils ne pourront jamais épuiser, à eux seuls, ce qu’est l’espace public. 22 Sur la normativité du langage et sur les caractéristiques de l’éthique de la discussion, on consultera avec profit Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion, Paris, Flammarion, 1992; voir également Yves Cusset, Habermas. L’espoir de la discussion, Paris, Michalon, 2001, 123 p. On pourrait s’étonner de l’absence d’instance de décision dans la définition fonctionnelle que présente Habermas. S’agit-il réellement d’un espace public si le politique et les institutions qui l’incarnent (dans ce cas-ci les institutions démocratiques) n’y sont pas inclus ? En fait, l’espace public dont Habermas discute est celui qui est lié aux institutions de pouvoir, mais qui ne s’y réduit pas. L’espace public est le lieu où, par l’usage public de la raison, sont mis à l’épreuve des différents arguments qui sous-tendent les normes, ces dernières étant ensuite l’objet d’une décision politique d’application. Pour Habermas, l’espace public est fortement lié à ce que l’on nomme aujourd’hui la société civile et qui ne s’identifie ni au marché, ni à l’État. Il s’agit du lieu de formation de l’opinion publique avant d’être un espace de décision, voire d’application d’une décision. 23 Habermas définit la société civile comme « formé[e] par ces groupements et ces associations non étatiques et non économiques à base bénévole qui rattachent les structures communicationnelles de l’espace public à la composante « société » du monde vécu (…) [D]e tels tissus associatifs (…) forment tout de même le substrat organisationnel de ce public général, pour ainsi dire issu de la sphère privée, constitué de citoyens qui cherchent à donner des interprétations publiques à leurs expériences et à leurs intérêts sociaux et qui exercent une influence sur la formation institutionnalisées de l’opinion et de la volonté », Droit et démocratie, p. 394. 24 Fraser, op. cit., p. 121. 20 février 2006 6 repliement sur soi, la publicité, quant à elle, implique une sortie de soi de la part du regroupement et de ses membres; une sortie qui contribue à la « consolidation » identitaire par la rencontre de l’autre. La sortie de soi est motivée par la volonté d’inscription dans un public plus large25. La discussion entre Habermas et Fraser montre, à mon avis, qu’il faut tenir ensemble les deux axes de l’hypothèse : la rationalité communicationnelle et la reconnaissance des identités, comme des caractéristiques d’un espace public et des relais institutionnels qui l’incarnent. Cette définition de l’espace public et des espaces publics spécialisés est, somme toute, assez large. Qualifier la bioéthique d’espace public suppose une identification de relais institutionnels qui le rendent tangible et analysable. Je me limiterai ici aux dispositifs institutionnels propres à la bioéthique : les différents types de communautés de discussion. Celles qui sont constitutives de l’espace bioéthique peuvent être regroupées en types clairs. Le premier type des celui de la communauté de recherche et de discussion axée sur la production d’un discours critique réflexif. Ce groupe est constitué par les sociétés savantes, les instituts et centres de recherche, les revues spécialisées, etc. regroupant les chercheurs et théoriciens de la bioéthique. Le second type est celui des instances délibératives et décisionnelles dont la figure-clé est celle du comité délibératif à caractère normatif. Toute institution de soin ou de recherche biomédicale se dote de tels comités d’éthique clinique, pour les premières, ou d’éthique de la recherche, pour les secondes. De même, appartiennent à ce second type les instances nationales ou internationales qui élaborent des cadres de régulation (politiques nationales pour le premier cas; conventions internationales pour le second) des activités de recherche biomédicale. Ainsi, l’énoncé de politique des trois conseils subventionnaires de la recherche au Canada26, les rapports du President’s Council on Bioethics états-uniens27 ou, encore, les conventions élaborées par le Comité international de bioéthique de l’UNESCO28 émanent de telles instances. Un troisième type 25 Nous pourrions ajouter à cette vue de Fraser que, pour Habermas, cette sortie de soi paraît « inévitable » dès que l’interaction avec l’autre ou les autres du large public s’opère par le biais du langage, Jürgen Habermas, Logique des sciences sociales et autres essais, Paris, Presses universitaires de France, 1987, p. 330-411. 26 Instituts de recherche en santé du Canada, Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada, Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, Énoncé de politique des trois Conseils : Éthique de la recherche avec des êtres humains, 1998 (avec les modifications de 2000, 2002 et 2005), adresse URL : http://www.pre.ethics.gc.ca/francais/policystatement/policystatement.cfm, dernière mise à jour 17/10/2005, (consultée le 25/02/2006) 27 President’s Council on Bioethics, mis en place en novembre 2001, il a une mission de conseil du Président des Etats-Unis sur des enjeux éthique découlant de l’avancement technologique dans le monde du soin et de la santé. Ses principales tâches sont de 1. entreprendre une recherche fondamentale sur la signification morale et humaine des développements dans les sciences biomédicales et comportementales; 2. explorer les enjeux éthiques et politiques spécifiques de ces développements; 3. être un forum de discussion pour les enjeux en bioéthique; 4. faciliter la compréhension des enjeux éthiques; 5. explirer les possibilités de collaboration internationale sur ces mêmes enjeux. Adresse URL : www.bioethics.gov, (consultée le 25/02/2006) 28 Pa exemple : La Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l'homme, adoptée par l’UNESCO le 19 octobre 2005. Adresse URL : http://portal.unesco.org/shs/fr/file_download.php/8b2c1784f8c5d651d4f30ad6d1265870BioethicsDeclarati on_FR.pdf (consultée le 25/05/2006). 20 février 2006 7 existe : celui des consultations publiques nationales ou régionales sur l’un ou l’autre enjeu biotechnologique. Je n’en traiterai pas ici. Le premier type colle assez bien à la définition de l’espace public que j’emprunte à Habermas. Le second paraît déjà avoir un pied dans le politique, c’est-à-dire dans la logique décisionnelle, puisque les attentes envers un comité délibératif sont celles d’une élucidation des situations embrouillées, puis d’une identification de normes ou de règles d’action en vue d’une décision qui conduira à l’action. Les deux types constituent en quelque sorte des espaces publics puisqu’il y a là discussion et élaboration d’une « opinion publique » qui sera ensuite diffusée par plusieurs moyens. On voit bien, donc, selon ce dernier élément que les modes de diffusion de l’information ne constituent pas à proprement parler un espace public, mais qu’ils soutiennent la formation d’une opinion commune par l’usage public de la raison. En raison des limites de cet article, je me limiterai à ce que disent les théologien(ne)s de leur contribution à la « production des idées »29 dans la communauté de recherche et de discussion académique, lesquelles s’élaborent dans un discours critique réflexif. 3. Bioéthique et discours religieux Dès son émergence aux Etats-Unis, la bioéthique a été marquée par l’engagement de théologiens ou de philosophes oeuvrant dans des institutions académiques confessionnelles : le théologien protestant Paul Ramsay, le théologien catholique Richard A. McCormick, le philosophe de l’université jésuite Georgetown André Hellegers – précédé en cela de E. D. Pellegrino30 – ont joué un rôle important dans l’émergence du discours académique de la bioéthique31. Il n’est pas anodin de noter que l’un des documents fondateurs de l’éthique de la recherche biomédicale et comportementale avec des sujets humains – le Rapport Belmont – fut produit par un comité où siégeaient activement des théologien(ne)s32. Une comparaison avec l’analyse de commentateurs des travaux du comité de réflexion sur la clonage de la National Bioethics Advisory Commission des Etats-Unis – où l’on parle du rôle marginal et nébuleux qu’y ont joué les théologiens 33 – Je désigne par cette expression l’équivalent fonctionnel, dans la communauté académique de recherche et de discussion, de ce qu’est l’opinion publique dans l’espace public. 30 Il en va de même dans le monde francophone où des théologiens comme Hubert Doucet, Guy Durand et Jean-François Malherbe au Québec, Bruno Cadoré, Xavier Thévenot en France, Édouard Boné en Belgique, pour ne nommer que ceux-là, ont été des figures marquantes de la bioéthique. Il va sans dire que cette énumération n’est pas exhaustive. 31 Il n’y a pas de consensus parmi les analystes du champ. La majorité des auteurs, qu’ils aient été activement impliqués dans l’émergence de la bioéthique ou de la génération suivante, accordent un rôle fondateur à la théologie, mais pour une courte durée. Messikomer et al., au contraire et en se basant sur quelques dossiers cruciaux de la bioéthique académique ou des événements de la bioéthique gouvernementale, remettent en cause, non pas l’importance des théologiens dans l’émergence de la bioéthique, mais bien la prégnance de la réflexion théologique à cette période d’émergence. Lisa Sowle Cahill portait le même constat en 1990 : Lisa S. Cahill, « Can Theology Have A Role in "Public" Bioethical Discourse ? », Hastings Center Report, vol. 20, n° 4, 1990, S10-S14. 32 Lisa Sowle Cahill, « Bioethics, Theology, and Social Change », Journal of Religious Ethics, vol. 31, n° 3, 2003, p. 366. 33 Messikomer et al, op. cit., p. 498-505. 29 20 février 2006 8 en dit long sur la perte d’influence, dans les instances délibératives fédérales étatsuniennes, du discours théologique réflexif. Pourtant, il demeure un intérêt théorique et pratique certain de penser l’apport des discours religieux en bioéthique et ce, tant du point de vue de l’épistémologie morale que de celui de la délibération clinique. 3.1 La bioéthique comme espace de rationalité communicationnelle Dans son ouvrage La bioéthique et la question de Dieu, Dominique Jacquemin affirme que la bioéthique s’appuie sur une forme de raison pratique qui serait celle de « la rationalité comme capacité [des sujets, GJ] de rendre compte de [leurs] présupposés et des finalités recherchées34 » par l’action. Une des responsabilités inhérentes à l’exercice de la publicité, c’est-à-dire à un exercice public, critique et libre de la raison35, est celle de rendre compte de manière argumentative de l’armature conceptuelle qui soutend un énoncé ou un jugement sur une réalité ou sur un phénomène. Cette exigence est prise au sérieux par les personnes qui s’intéressent à l’enjeu de l’apport des discours religieux en bioéthique. Il en va, en effet, de l’intelligibilité même des discours théologiques, puisque c’est de ce type de discours dont il s’agit. Pour ce faire, les auteurs consultés ici articulent leurs propos autour de deux thèmes : soient les fonctions du discours théologique dans une discussion interdisciplinaire en bioéthique, d’une part, et les modalités ou les exigences d’insertion d’un discours théologique dans un espace discursif, d’autre part. 3.1.1 Les fonctions des discours théologiques L’analyse du corpus montre que la pertinence des discours théologiques en bioéthique est thématisée selon trois grandes fonctions. La première est la fonction critique qui envisage l’apport de la théologie sur le double mode de l’identification et de la dénonciation de situations considérées déshumanisantes. C’est le concept de justice qui est opératoire dans ce type de discours. En proposant une bioéthique théologique (theological bioethics) la théologienne catholique Lisa Cahill, fait la critique des discours corporatifs sur les bénéfices inhérents, pour les pays en voie de développement, à l’utilisation des organismes génétiquement modifiés (OGM). La critique de Cahill s’appuie sur la notion d’option préférentielle pour les pauvres, laquelle a été thématisée et développée initialement dans le cadre des théologies sud-américaines de la libération. Selon Cahill, la priorité actuelle de la bioéthique serait de traiter de justice distributive, notamment autour des enjeux d’exclusion de populations, des bénéfices sanitaires (et monétaires) issus de la science génétique36. Dominique Jacquemin, La bioéthique et la question de Dieu. Une voie séculière d’intériorité et de spiritualité, Montréal, Médiaspaul, 1996, p. 41. 35 Emmanuel Kant, « Réponse à la question : qu’est-ce que les lumières ? », dans F. Alquié (dir), Critique de la faculté de juger, Paris, Gallimard, 1985, p. 497-505. 36 Cahill, « Bioethics, Theology, and Social Change », p. 377; Lisa S. Cahill, « Biotech and Justice. Catching Up with the Real World Order », Hastings Center Report, vol. 33, n° 4, 2003, p. 34-44. 34 20 février 2006 9 Loge également à l’enseigne de la fonction critique, la fonction politique de résistance que propose David Guinn37. Pour ce dernier, les communautés ecclésiales peuvent être critiques de l’étroitesse des débats publics et de la « minceur » des justifications apportées pour soutenir une politique publique. Il y a tout à gagner à inclure les communautés ecclésiales dans les débats publics. Cela permet de : 1) ouvrir les débats à une perspective sapientielle portée par les longues traditions de réflexion sur la condition humaine; 2) faire reculer l’ignorance contemporaine à propos des religions; 3) identifier l’implicite religieux présent dans la prétendue neutralité d’une société sécularisée; 4) étoffer l’argumentaire d’une politique publique par sa mise en contact discursive avec les traditions religieuses. En somme, la position de Guinn promeut une participation active des communautés religieuses et de leurs traditions dans les débats publics en bioéthique qui peut tout autant éclairer les débats séculiers qu’amorcer une rationalisation pacifique des traditions. La résistance appelée par Guinn vise donc l’idéologisation du sécularisme qui cherche à neutraliser toute participation des traditions religieuses dans les débats publics. L’exclusion concrète des traditions religieuses hors de la sphère délibérative publique est alors interprétée par Guinn comme une forme d’injustice et de discrimination envers les citoyens préoccupés par la religion. La seconde fonction repérable du discours théologique en bioéthique est celle de la critique épistémologique de la bioéthique séculière. Il est important de bien distinguer cette fonction critique de la précédente. En effet, la première fonction critique rencontrée est celle qui a pour objet les conséquences des politiques de santé publique (Cahill) ou, encore, les effets de la sécularisation de l’espace bioéthique de délibération (Guinn). La critique épistémologique vise, de son côté, les modes et les présupposés de la connaissance en bioéthique. D. Müller décrit cette fonction comme étant une critique de la raison bioéthique38. Comment critiquer une forme de sécularisme de la raison bioéthique, tout en évitant une re-théologisation massive du discours éthique ? Comment doit se présenter le discours théologique critique du rationalisme en bioéthique sans tomber dans la contradiction qui consisterait à fonder la bioéthique sur la religion ? Il faut alors « [clarifier le] statut de l’éthique fondamentale et des morales théologiques, [ce qui] représente dès lors une tache décisive pour quiconque entend intervenir à bon escient dans les débats très complexes de ce qu’il est convenu d’appeler les éthiques appliquées39 ». Il en va ainsi pour la bioéthique. Le travail de clarification procède alors selon deux avenues. La première est une remise en cause de l’opposition entre foi et raison; entendons pour notre problème l’opposition entre une morale croyante et l’éthique séculière. Müller appelle la théologie à « une provocation critique des pouvoirs et des limites de la raison40 » où cette dernière, dans le travail de l’éthique, doit « tenir compte de la richesse contradictoire des convictions, des représentations et des présupposés qui hantent l’expression, l’action et la souffrance David E. Guinn, « Religion in Public Bioethics », Second Opinion, vol. 9, janvier 2002, p. 15-35. L’auteur se penche sur le sort réservé aux traditions religieuses dans les travaux et le rapport de la NBAC sur le clonage. 38 Denis Müller, « La bioéthique au péril de Dieu. Pour une critique théologique de la maîtrise éthique sur le vivant », Revue d’éthique et de théologie morale « Le Supplément », n° 234, 2002, p. 330-332. 39 Denis Müller, « La théologie morale a-t-elle encore sa place dans la discussion éthique ? Le conflit entre arguments rationnels et recours à la tradition en éthique fondamentale », Revue d’éthique et de théologie morale « Le Supplément », n° 213, 2000, p. 33. 40 Müller, «La théologie morale a-t-elle encore sa place dans la discussion éthique ? », p. 37. 37 20 février 2006 10 des êtres humains41 ». La seconde avenue est celle d’une autocritique de la théologie. Alors « [l]e théologique [ne peut fonctionner] que comme possible contribution au débat éthique (…) et non plus comme fondement même de l’éthique42 ». Il s’ensuit un programme en quatre points qui souligne que la contribution de la théologie (protestante) à la bioéthique s’articule comme 1) une critique de l’imaginaire bioéthique; 2) une critique de l’imaginaire religieux; 3) une éthique de la résistance et de la liberté et, enfin; 4) une pratique renouvelée de justice et de la solidarité43. Lisa Cahill parvient par une autre voie que Müller à une critique de la marginalisation du discours religieux réflexif en bioéthique44. Sa critique épistémologique porte sur le statut des autres discours en bioéthique et au nom desquels le discours théologique serait discrédité. Elle cherche à montrer que les discours qui ont déplacé la théologie vers les marges de la sphère délibérative en bioéthique – la science, l’économie, le libéralisme politique – sont porteurs de présupposés quasi religieux dans leurs ordres respectifs. À ce titre, le rôle de la théologie contemporaine serait de critiquer ces présupposés de connaissance qui peuvent oblitérer une partie de la réalité et qui se présentent dans les discours comme de nouveaux ordres de transcendance. La critique théologique de ces immanentes transcendances tendra à dénoncer ces constructions idéologiques (idolâtriques ?) pour ce qu’elles sont : le résultat d’une vision tronquée de la réalité. Pour remédier à cette situation, Cahill prône alors une approche méthodologique de l’éthique théologique où « les traditions religieuses, la philosophie, l’histoire et les autres sciences sociales, les sciences naturelles, et l’expérience contemporaine de même que les problèmes sociaux pratiques créent un cercle de ressources mutuellement critiques entre elles 45 ». Une telle approche est également critique du discours théologique lui-même puisque « les perspectives éthiques-théologiques recherchent une confirmation et un consensus auprès des autres interprétations du bien-vivre humain et de la morale, découvertes par et dans les engagements concrets pour améliorer la vie bonne » 46. Cette seconde fonction ne laisse pas le discours théologique en l’état. Les contributions actuelles en épistémologie de l’éthique théologique soulignent toutes à l’envi que le travail critique de l’absolutisation de la rationalité déliée d’un horizon théologique amène la réflexion théologique à se servir la même médecine, et ce par souci de cohérence. Cette « exigence de déssaisissement, pour le discours religieux intégré au débat multidisciplinaire qu’est la bioéthique, de ses traditions liées en propre47 » est la conséquence de l’entrée dans le monde faillibiliste de la pensée contemporaine. La théologie n’est évidemment plus la reine des sciences, contrairement à ce qu’on a longtemps professé dans les séminaires 41 Ibid., p. 44. Ibid., p. 45. 43 Denis Müller, « Théologie et bioéthique. Une perspective protestante », dans D. Müller, Les passions de l’agir juste. Fondements, figures, épreuves, Fribourg/Paris, Éditions Universitaires/Cerf, 2000, p. 32. 44 Cahill, « Bioethics, Theology, and Social Change », p. 372-378. 45 Ibid., p. 376, je traduis. Ce faisant, Cahill reprend une option méthodologique inspirant sa réflexion en éthique sexuelle dans les années 1980. Cf. Lisa Sowle Cahill, Between the Sexes. Foundations for a Christian Ethics of Sexuality, Philadelphia PA, Fortress Press, 1985. 46 Ibid., p. 376, ma traduction. 47 Bruno Cadoré, « La bioéthique questionnée », Revue d’éthique et de théologie morale « Le Supplément », n° 202, 1997, p. 47-58. 42 20 février 2006 11 catholiques. Elle n’est plus une instance de dogmatisation de la morale48. Au contraire, et dans les mots du théologien réformé Jean-Marie Thévoz, elle est elle-même soumise au régime de la publicité, c’est-à-dire de l’usage public de la raison, ce qui implique « le refus de toute forme d’autorité autolégitimée. Il n’y a pas d’autorité de position, seulement une autorité de pertinence. L’autorité n’est reconnue qu’au travers de la force argumentative développée, elle ne dépend pas de la position de celui qui l’émet49 ». Ce double travail critique – externe et interne – de la théologie au plan épistémique se répercute sur une troisième fonction, telle qu’identifiée à partir du corpus de notre étude. La troisième fonction des discours théologiques dans l’espace public de la bioéthique se place à l’enseigne de l’interprétation du sens de la vie humaine et des pratiques dans le monde biomédical du soin et de la recherche. On entre alors dans le domaine de l’herméneutique existentielle. Les traditions religieuses peuvent ainsi donner un éclairage (plus ou moins substantiel selon les traditions) à des enjeux qui touchent les représentations de ce qu’est l’humain et/ou la dignité de l’être humain, le sens de la maladie, de la souffrance et/ou de la mort à l’ère technoscientifique ou, encore, le sens – tant en terme de d’orientation que de signification – des pratiques biomédicales de soin ou de recherche. La fonction herméneutique existentielle est somme toute inhérente au fait que les réponses traditionnelles aux enjeux éthiques soulevés par la technoscience dans le vaste monde du soin ne sont plus satisfaisantes. Cependant, ces nouvelles questions suscitent un travail de réflexion et d’interrogation des traditions sur elles-mêmes; un travail qui n’est pas la pure et simple répétition de contenus autrefois tenus pour vrais. Les nouveaux enjeux pratiques suscitent de nouvelles formulations (des reformulations) des intuitions morales existentielles profondes lovées au cœur des traditions. C’est dire que la dimension herméneutique des discours religieux est à double volet. Il ne s’agit pas seulement d’interpréter les situations et enjeux éthiques inouïs à la lumière des traditions religieuses; il s’agit aussi d’interpréter les contenus de ces dernières à la lumière du contexte socio-historique et épistémique qui suscite les questions et enjeux à l’étude50. Les auteurs qui traitent de cette fonction le font, le plus souvent, en se posant la question de ce que peut apporter la théologie – le discours croyant réflexif – à la bioéthique ou, encore, en discutant du rôle du théologien dans les débats. Ici aussi, quelques exemples suffiront. En ce qui concerne le premier volet – la fonction d’éclairage des enjeux bioéthiques à partir de la tradition religieuse – H. Doucet nous dit que « le théologien engagé dans la réflexion morale a une sensibilité particulière qui va l’amener à mettre en avant des préoccupations auxquelles beaucoup de ses collègues philosophes n’apportent pas spontanément la même attention51 ». Ces préoccupations varieront selon l’enjeu à l’examen. Dans le cas précis de l’euthanasie et de l’aide médicale au suicide, Doucet suggère que le rôle du théologien est 48 Ibid. Jean-Marie Thévoz, « Place de la théologie dans le débat bioéthique. Point de vue d’un théologien protestant réformé », Revue d’éthique et de théologie morale « Le Supplément », n° 178, 1991, p. 131. 50 Karen Lebacqz, « Bioethics – Eleven Approaches », Dialog : A Journal of Theology, vol. 43, n° 3, 2004, p. 105-106. 51 Hubert Doucet, Les promesses du crépuscule. Réflexions sur l’euthanasie et l’aide médicale au suicide, Genève/Montréal, Labor et Fides/Fides, 1998, p. 132. 49 20 février 2006 12 d’éclairer les enjeux suivants : l’attention à la personne dans sa globalité52; le rappel que « la mort appartient à notre existence humaine : [qu’]elle n’est pas le mal moral absolu53 »; la possibilité d’apprivoiser la souffrance de la mort54; le rappel que les soins palliatifs en fin de vie sont une réponse de compassion55; que l’éthique, dans ces situations, peut s’ouvrir à la dimension et au questionnement spirituels que peut susciter la maladie et la perspective d’une mort imminente56. Pour ce qui est du second volet de la question herméneutique – le travail interprétatif sur la tradition religieuse à partir d’enjeux pratiques – D. Jacquemin le traite à partir de ce qu’il nomme une théologie ascendante, laquelle ne peut plus se targuer d’être l’énonciation d’une vérité éternelle, immuable, intangible. Jacquemin décrit cette nouvelle méthodologie théologique ainsi : « partir du réel, des questions posées, pour dégager certains enjeux, un certain discours sur Dieu et, corrélativement, une certaine image de Dieu liée à la Révélation57 ». Ce faisant, le savoir théologique ainsi généré ouvre la porte à une forme de faillibilité qui est un critère de scientificité de tout savoir qui revendique un tel statut. Les trois fonctions du discours théologique en bioéthique décrites ici peuvent-elles être analysées à partir de la dimension communicationnelle qui, selon moi, structure l’espace public contemporain ? Si l’on se fie à la description habermassienne des fonctions de l’espace public (identification, thématisation et vigilance du traitement politique des problèmes sociaux), il se dégage de mon analyse que les fonctions de critique sociale, de critique épistémologique et d’herméneutique existentielle touchent, à divers degrés, aux trois fonctions de l’espace public. La critique sociale s’intéresse éminemment au traitement politique des enjeux bioéthiques. C’est le passage de la discussion éthique à l’institutionnalisation politique qui est dans la mire de Cahill, alors que Guinn souligne la nécessité d’un accès égal des discours religieux aux délibérations. La fonction herméneutique existentielle se rapporte plus directement à l’identification et la thématisation en « insufflant » une perspective et des contenus aux discussions58. C’est la critique épistémologique qui semble le parent pauvre de l’exercice. On ne peut cependant nier que les enjeux épistémologiques soulevés touchent de près la rationalité communicationnelle puisque l’espace public est également un crible épistémique par le biais des arguments retenus ou valides dans le cadre d’une discussion. La théorie habermassienne de l’espace public ne dit mot là-dessus. Il faut plutôt aller du côté de son éthique de la discussion, mais l’espace manque ici pour traiter de cette question. 52 Ibid., p. 143-147. Ibid., p. 147. 54 Ibid., p. 150-154. Sous cette expression, Doucet ne dit pas qu’il faille donner un sens à la souffrance ou à la mort en elles-mêmes. 55 Ibid., p. 154-156. 56 Hubert Doucet, « Un théologien dans le débat en bioéthique », Revue d’éthique et de théologie morale « Le Supplément », n° 202, 1997, p. 17-37. Voir aussi les thèses que D. Müller propose dans « La contribution du christianisme à l’éthique médicale », dans Müller, Les passions de l’agir juste, p. 160-165 : la symbolique du corps, le sens de la maladie et de la santé, la redéfinition de la mort, la critique des bio-pouvoirs. 57 Jacquemin, op. cit., p. 78. 58 C’est également la position de Richard McCormick, « Theology and Bioethics », Hastings Center Report, vol. 19, n° 2, 1989, p. 5-10. 53 20 février 2006 13 3.1.2 Les modalités d’insertion du discours théologique dans l’espace public discursif L’identification des fonctions critique épistémologique et herméneutique existentielle a permis de jeter les bases de la discussion du thème de l’insertion. Les théologiens consultés discutent des conditions requises pour que le discours théologique puisse se faire valoir dans un espace public de discussion. Je discuterai d’abord des préalables nécessaires à l’insertion des discours religieux dans l’espace public. Puis, je rendrai compte du débat autour du concept de traduction que semble privilégier la majorité des auteurs pour articuler concrètement l’apport théologique en bioéthique. Quelques préalables – de même que les attitudes qu’ils induisent – sont généralement identifiés par les auteurs. Ils se rapportent tous à l’attribution d’un statut de faillibilité au discours théologique. Il s’agit, ni plus ni moins, que d’opérer une sorte de révolution épistémologique, une « conversion pour la théologie morale59 », qui, en prenant acte de la pluralité des lectures de la réalité60 – par le biais de l’interdisciplinarité en bioéthique –, refuse une attitude dogmatiste qui prétendait connaître la vérité sur la réalité humaine. Plusieurs attitudes sont alors énumérées dans la littérature : refus de l’orthodoxie ou de l’argument d’autorité61; déssaisissement de l’autorité consistant en un abandon de la prétention à posséder le fin mot sur les enjeux éthiques en bioéthique62, ce qui suppose d’accorder d’emblée un crédit à la capacité délibérative des intervenants réunis pour cette occasion, capacité qui ne peut s’éprouver et se manifester que dans le dialogue63; critique des idéologies religieuses lorsque « les valeurs (…) véhiculées [et] les idéaux mis en exergue se révèlent incapables de rejoindre le vécu de ceux et celles qui les reçoivent 64 ». Pour D. Müller, la critique des idéologies religieuses est possible en recourant à l’idée de transcendance qui bouscule et renverse tout tentative ecclésiale ou théologique d’ériger un discours en réalité ultime65. Comment, maintenant, concrétiser cet ethos de l’insertion dans un espace public discursif ? Par quelle opération discursive ces préalables sont-ils incarnés ? Une idée est avancée : celle de la traduction, c’est-à-dire la formulation en langage contemporain (ou en langage séculier) des intuitions morales et/ou existentielles portées par les traditions religieuses. Ainsi, Kevin Wildes explique la tâche de traduction qui incombe aux communautés ecclésiales. Celles-ci doivent formuler « leurs soucis et leurs engagements moraux de manière telle qu’ils soient compris (et partagés) par les hommes et les femmes qui ne sont pas membres de cette communauté. (…) Procéder ainsi pourrait être de rendre les intuitions (insights) et les valeurs religieuses sous le mode d’arguments et de raisons intelligibles pour d’autres66 ». S’inspirant de la pensée de Lisa Cahill, Wildes ne manque pas de 59 Cadoré, op. cit., p. 55. Doucet, « Un théologien dans le débat bioéthique », p. 26. 61 Thévoz, op. cit., p. 131. 62 Cadoré, op. cit., p. 54. 63 Doucet, « Un théologien dans le débat bioéthique », p. 27-29. 64 Jacquemin, op. cit., p. 32. 65 « Le recours religieux à la transcendance ne garde ici sa raison d’être et sa pertinence qu’à la condition de demeurer vigilant contre toutes les idolâtries subtiles qui ne cessent de le menacer de l’intérieur », Denis Müller, L’éthique protestante et la crise de la modernité. Généalogie, critique, reconstruction, Genève/Paris, Labor et Fides/Cert, 1999, p. 42. 66 Wildes, op. cit., p. 171. 60 20 février 2006 14 souligner que les communautés ecclésiales ayant développé pour elles-mêmes cet habitus de la discussion sont les opérateurs de la traduction67. Cette proposition n’est pas sans soulever plusieurs interrogations de la part de théologiens engagés dans les débats bioéthiques. L’écueil principal de la proposition de traduction est que le prix à payer pour accéder à l’espace public est celui de la perte de contenus et de significations qui sont, justement, spécifiques et qui font la richesse d’une tradition morale68. C’est ce qu’exprime d’ailleurs H. Doucet en soulignant que le « théologien spécialisé en bioéthique est en situation paradoxale : réfléchir à partir de sa foi particulière et faire voir le sens humain des autres croyances. Il est confronté à une série de défis et de paradoxes qui peuvent se résumer ainsi : comment parler un langage public, accessible à l’ensemble de la collectivité, sans perdre son intégrité ?69 ». À sa décharge, Wildes identifie bel et bien cet enjeu comme une difficulté. Non content de s’y limiter, il indique également que le discours séculier n’est pas aussi facilement repérable qu’on peut le croire puisque, là aussi, il y a pluralité des approches. Une moralité commune, qui servirait de langage de traduction, existe-t-elle vraiment70 ? Pourtant, on parvient à parler et comprendre d’autres langues, maintient Wildes. Pourquoi en serait-il autrement entre le langage religieux et le langage séculier ? La question est encore en débat. Il est maintenant temps de conclure cette question de la rationalité communicationnelle. Par-delà les débats que je viens de survoler, il appert que, du point de vue des modalités d’insertion du discours théologique dans l’espace bioéthique séculier, le même travail de critique interne, que nous avons vu à l’œuvre plus haut, est opératoire lorsque les théologiens discutent non plus de la justification fonctionnelle de la présence des discours théologiques, mais de l’effectuation de cette présence dans l’espace public. Une conclusion que l’on peut tirer de l’examen de ces quelques contributions sous l’angle de la rationalité communicationnelle est que les réquisits formels de la discussion publique sont intégrés à la trame discursive de l’éthique théologique. Ainsi, la modulation du discours théologique sur le mode d’une rationalité argumentative et critique apparaît comme une condition incontournable de l’entrée dans l’espace public de la bioéthique. Il n’y a toutefois pas de consensus sur la modalité concrète. Ici les partisans et les adversaires de la traduction s’opposent. Quoiqu’il en soit, l’entrée dans un espace public séculier provoque un déplacement épistémologique – tout ce qui tourne autour de la question du faillibilisme – et un déplacement éthique – les attitudes et l’ethos de celui qui se sait porteur d’un discours particulier et faillible. Dans cette perspective, le dogmatisme théologique est considéré comme une stratégie de repli. 3.2 La bioéthique comme espace de reconnaissance 67 Lisa S. Cahill, « Theology and Bioethics : Should Religious Traditions Have a Public Voice ? », The Journal of Medicine and Philosophy, vol. 17, p. 263-277, cité dans Wildes, op. cit., p. 171. 68 Courtney S. Campbell, « Religion And Moral Meaning in Bioethics », Hastings Center Report, vol. 20, n° 4, 1990, p. 4-10. 69 Doucet, « Un théologien dans le débat bioéthique », p. 29. 70 Leigh Turner, « Zones of Consensus, Zones of Conflicts : Questioning the "Common Morality" Presumption in Bioethics », Kennedy Institute of Ethics Journal, vol. 13, n° 3, p. 193-218. 20 février 2006 15 En thématisant l’espace public sous l’aspect de la reconnaissance, ce n’est plus l’aspect cognitif des traditions qui vient au premier rang des préoccupations ; il s’agit plutôt de la question identitaire. Comme on l’a vu avec N. Fraser, l’espace public est aussi un lieu où se forme l’identité des individus à travers les revendications de participation aux discussions qui les concernent. Qu’en est-il de la question identitaire, ainsi définie, chez les théologiens préoccupés par l’articulation de la religion et de la raison en bioéthique ? Il y a d’abord un discours sur la prise en compte explicite de facteurs religieux dans les délibérations en éthique clinique. L’étude sociologique menée par Messikomer et ses collègues montre que, de manière de plus en plus tangible, « les croyances spirituelles et religieuses, longtemps considérées de l’ordre privé et non médical (…) sont incluses comme des variables dans les plans de soins des patients et en recherche sur les soins71 ». Dena Devis propose concrètement, dans cette ligne, que les spécialistes de l’éthique religieuse (scholars of religious ethics) fassent un travail d’éducation auprès des professionnels cliniciens pour 1) expliquer le rôle et la fonction des croyances religieuses au plan des individus et d’une culture; 2) expliquer le point de vue d’une religion particulière; 3) décrire comment les personnes réelles croient et agissent selon leurs croyances pratiques72. On dira alors que cette reconnaissance du facteur religieux dans le cadre de délibérations cliniques passe par les croyants qui construisent leur conception de la vie bonne à partir des ressources que leur procure leur tradition religieuse d’appartenance73. Le facteur religieux entre dans la délibération parce que la bioéthique s’est commise à faire la promotion de la globalité des personnes. C’est l’importance accordée à la singularité de l’individu, plutôt que l’autorité de sa tradition d’appartenance, qui justifie la prise en compte des facteurs religieux dans la délibération. Notons que ce lien entre globalité et intégration de la religion en délibération ne concerne que la personne malade ou ses proches. Par ailleurs, on pourrait également relire les contributions et débats traités sous l’aspect d’un espace public comme espace de rationalité communicationnelle à la lumière de la construction identitaire qu’impliquent les trois fonctions identifiées. De ce point de vue, il apparaît que les déplacements épistémologique et éthique ont une incidence sur la perception qu’ont d’eux-mêmes les croyants (les théologiens, dans ce cas-ci) qui acceptent les règles du jeu de la discussion argumentée dans un contexte faillibiliste. De manière implicite, l’entrée en discussion en faisant le pari de l’intelligibilité suppose une forme d’ouverture à l’autre qui, ce faisant, devient le révélateur de ce que je suis et ne suis pas. 71 Messikomer et al., op. cit., p. 506. Dena S. Davis, « It Ain’t Necessarily So : Clinicians, Bioethics, and Religious Studies », Journal of Clinical Ethics, vol. 5, n° 4, 1994, p. 315-316. 73 Il faut distinguer cet enjeu de l’intégration des croyances des patients dans la délibération éthique en clinique de celui qui a trait à l’attention portée par les soignants à la spiritualité des patients dans l’exercice de la médecine. Une pléthore de publications provenant principalement de milieux médicaux confessionnels cherche à montrer, « preuves » statistiques à l’appui, que la croyance en Dieu peut être un facteur déterminant de la bonne santé ou, encore, que le prière peut exercer une influence sur les processus de guérison. Cette paradoxale instrumentalisation du spirituel au service du médical, prônée par des croyants, n’est pas sans poser de sérieuses questions. Pour une critique méthodologique de ces études sur la pertinence médicale du spirituel, voir R.P. Sloan, E. Bagiella, T. Powel, « Religion, Spirituality, and Medicine », The Lancet, vol. 353, 20 février 1999, p. 664-667. 72 20 février 2006 16 Cette perception de soi, par et dans le regard de l’autre74, couplée à une décrispation du dogme, ouvre la porte à une consolidation identitaire (individuelle ou communautaire) en dialogue avec d’autres partenaires de discussion. Dans ce cas, le travail réflexif sur les contenus cognitifs induit par l’entrée en discussion s’accompagne d’un travail réflexif sur sa propre identité. Conclusion La relation entre la religion et la raison publique peut ne plus être pensée en termes d’opposition. Au contraire, il semble bien qu’il y ait possibilité d’articuler la religion et la raison publique par le biais d’un concept d’espace public qui résulte du croisement de la rationalité communicationnelle et de la reconnaissance morale des personnes. Les discours de théologien(ne)s contemporain(e)s sur la place des discours religieux dans l’espace public de la bioéthique est un lieu de vérification de cette hypothèse de l’articulation. Les caractéristiques propres du projet bioéthique occidental font que les discours peuvent (théoriquement et pratiquement) accéder à cet espace public spécialisé qui, pourtant, est voulu et institué comme séculier. L’accessibilité comporte pourtant des conditions qui semblent être comprises et intégrées par les théologien(ne)s en question. Persuadé(e)s que la théologie (ou l’éthique théologique) peut faire une contribution à la bioéthique tout à fait recevable dans le contexte actuels, ils/elles opèrent un double travail réflexif sur l’épistémologie de la bioéthique, de même que sur leur propre tradition religieuse. Or, pour ce faire, il faut manifester un ethos constitutif d’une éthique de la reconnaissance. C’est dire que l’accession à l’espace public est l’occasion d’un travail identitaire qui va de pair avec le travail herméneutique sur les contenus de tradition. En somme, cette exploration montre que pour des théologien(ne)s le pari de l’insertion dans l’espace public est tenable et même souhaitable. 74 Frank Fischbach, Fichte et Hegel. La reconnaissance, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 7 : « la reconnaissance est constitutive d’une identité qui n’accède véritablement pour elle-même à l’existence, à la majorité qu’en étant reconnue par les autres, c’est-à-dire en obtenant leur estime et leur crédit », c’est Fischbach qui souligne.