Bref avertissement

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Bref avertissement. Ces propos préliminaires à nos réunions sur Berkeley ont été tenus
sans qu’intervienne aucun surmoi académique, c’était une manière simple d’amorcer notre
virage vers la pensée de Berkeley, entre nous, amicalement. Réf. : Œuvres I, II, III, (PUF).
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Bien que je sois persuadé que chacun aborde les œuvres des philosophes selon son
idiosyncrasie intellectuelle, il me semble pourtant que l’on pourrait faire une exception pour
Berkeley, quiconque me semble-t-il, a lu ou lira Berkeley dirait ce que je vais dire. Berkeley
est en effet d’une simplicité biblique, ce qui ne signifie pas – pas plus d’ailleurs que la
simplicité biblique – qu’il emporte aisément l’assentiment. Mais au moins, mais peut-être estce là une illusion ?, on n’est pas embarrassé pour dire sa philosophie (ce qui n’est pas le cas
de tous les philosophes): il condamne d’ailleurs lui-même l’ambiguïté comme un stratagème
derrière lequel s’abritent ceux qu’il appelle les petits philosophes (Alciphron : « posséder un
caractère ambigu semble être le plus sûr moyen de gagner lauriers et estime dans le monde
savant, eu égard à sa structure actuelle » p. 373). Il déteste « les philosophes impénétrables,
insondables, conformes au goût du jour » (p. 373). Reproche qu’il transfère aux théoriciens
des fluxions : ils charment aussi par des notions ténébreuses. Bref Berkeley a une thèse (il en
déploie toutes les conséquences) et il la défend clairement, en donnant la parole à ceux que sa
thèse (il en est bien conscient) ne peut que choquer, ou paraître drôle, bizarre etc.
Et pourtant lui-même se fait passer contre les philosophes et les scientifiques, pour le
représentant du sens commun (sans ce que le sens commun certes ait eu voix au chapitre). Il y
a chez cet évêque de l’Eglise anglicane, instruit de toutes les nouveautés intellectuelles de son
temps (cf. sa polémique avec Newton – mais il devait être difficile au XVIII siècle pour un
homme cultivé, britannique qui plus est, d’ignorer Newton !), mais héritier aussi d’une solide
connaissance de la pensée des Anciens (cf. La Siris, un régal d’érudition raisonnée, orientée, dans sa dernière partie) une forme d’anti-intellectualisme ou d’anti-modernisme, Il est le
tenant de la Tradition mais qui au nom de cette défense de la tradition développe des thèses
originales et qui anticipent des positions en somme que le dogmatisme athée ou matérialiste
qu’il pourfend ne peut atteindre. Peut-être est-il aussi emblématique d’une certaine culture
britannique ou de ce qu’elle deviendra ( ?) : une extravagance qui sied au conservateur cultivé
(cf. Chesterton).
La consigne de Berkeley pourrait être : ne faites confiance qu’à ce que vous percevez,
ne fléchissez pas dans vos créances en faveur d’hypothèses ou d’opinions qui prétendent vous
faire admettre comme certain ce qui ne peut pas, par vous, faire l’objet d’une perception ni
être raisonnablement tiré d’une réflexion sur la nature même du perçu. C’est un appel à ne
promouvoir comme principe ontologique que la certitude que je puis avoir en tant que
subjectivité percevante, sentante. « J’en appelle à l’expérience de chacun... » répète-t-il
(Nouvelle Théorie de la vision p. 222) ou encore « j’en appelle à l’expérience de tout lecteur
réfléchi... » (L’Analyste § 275 p. 275). C’est le refus d’une pensée qui couperait les amarres
avec le vécu. En ce sens on peut dire qu’il y a chez Berkeley dans le style de son époque et de
son individualité du phénoménologique. Plus que Merleau-Ponty il pourrait dire : la
phénoménologie c’est d’abord le désaveu de la science.
Qu’existe-t-il en effet pour chacun d’entre nous si on réfléchit honnêtement en écartant
ce que l’on a appris et qui ne correspond à aucune expérience subjective personnelle ? Il
existe nous-mêmes en tant qu’être pensant ou percevant, c’est tout un - et le flux de nos
sensations, de nos impressions etc. qui présente bien des régularités - ce flux est ce que
Berkeley nomme flux des idées. [Digression : il faudrait approfondir l’idée de flux chez
Berkeley et la mettre en relation avec la critique de la théorie des fluxions : question 13 « la
quantité géométrique a-t-elle des parties coexistantes ? et toute quantité n’est-elle pas dans
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un flux tout comme le temps et le mouvement » - et ceci serait à relier avec sa critique du
temps, de l’espace, du mouvement, de la vitesse absolus. Hoc opus, hic labor]
Si on écarte toute foi, toute hypothèse nous entraînant à poser l’existence de réalités
qu’on ne vit pas, qui ne correspondent à aucun vécu, ne restent que deux sortes d’êtres :
des esprits (les nôtres)
et les idées que nous avons plus que nous ne les sommes.
[Addendum : La seule voie d’accès à l’être est dans ces deux réalités éprouvées. Tout
ce qui n’est pas perçu et tout ce qui n’est pas connaissance immédiate de cette réalité que nous
sommes et qui est esprit percevant n’ont aucune valeur ontologique. Tombent donc hors de
l’ontologie pour n’être qu’inventions (dont la légitimité reste à examiner) tous les êtres de
raison : ils ne sont pas perçus – comment percevoir une force, une cause, une substance une
matière ? Et ils ne sont pas des esprits dont la présence serait donnée par le fait évident que
nous serions en communication avec eux. On ne parle pas à une matière et elle ne nous parle
pas !]
C’est une évidence que nous avons des idées. Par idées Berkeley n’entend pas des
choses comme l’égalité, la disjonction, la conjonction, l’implication, etc. Non, la vision du
bleu est une idée, l’odeur du chèvrefeuille en est une autre, le goût de l’eau de goudron une
autre encore, ad libitum. Il faut se débarrasser de tout intellectualisme pour penser les idées de
Berkeley. Ces idées sont des sensations : celle du bleu, mais du bleu actuel, de ce bleu
singulier faisant l’objet d’une jouissance perceptive ponctuelle, celle d’une surface lisse,
surface actuellement touchée, celle de la chaleur, etc. Ces idées peuvent être, mais plus
faibles, les rémanences en notre imagination des sensations. Il y a d’autres idées c’est celle
que l’esprit invente pour s’expliquer ces idées vives et perceptives les seules authentiques en
somme, ces idées explicatives n’emporteront jamais la conviction ontologique si elles sont
étrangères à la fois au perçu et au percevant.
Ses idées sont donc des idées sensibles plus que des opérateurs d’intelligibilité. Pas
d’examen transcendantal chez lui. Ses idées ne sont moins des principes d’ordonnancement et
de jugement que dans le fond des « choses». Comme l’avoue Philonous : « je ne vise pas à
changer les choses en idées mais les idées en choses » (Trois Dialogues...p. 125). C’est bien
plus tard dans la Siris que, se référant à Platon dont il loue admirablement l’œuvre, il
développera la thèse d’idées (mais il préfère dire notions, ou prénotions) tels que « l’être, la
beauté, la bonté, la ressemblance et l’égalité » (§ 308). Mais nous passerons sur ce dernier
développement de sa pensée.
Il y a autant de types d’idées que de sens (idées auditives, olfactives, visuelles,
tangibles, gustatives, mais aussi que d’impressions intéroceptives : la douleur est une idée :
autrement dit, est idée tout ce qui est état mental, ou état psychique, qualia plutôt que
contenus intentionnels d’ailleurs. Les idées ne peuvent être référées qu’à elles-mêmes, elles
sont vraies du fait qu’elles sont, elles ne visent en soi aucune réalité au-delà, elles sont la
réalité. A propose de l’existence même des idées (ou des choses sensibles) Berkeley dit
qu’elles n’attendent la preuve de l’existence d’un Dieu vérace pour être certaines (Trois
dialogues p. 107).
Les idées sont décrites en somme comme un spectacle qui se déroule dans mon esprit. Bien
que Yolton dans un ouvrage paru en 1984 (Perceptual Acquaintance from Descartes to Kant
cité par Jacques Bouveresse dans le tome II de Langage, perception et réalité 2004) ait
soutenu qu’il ne fallait pas prendre à la lettre les expressions « être dans l’esprit », mais
qu’elles devaient être entendues comme « percevoir, connaître, comprendre » (il n’y a pas de
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raison, dit Yolton, d’ajouter un objet dans l’esprit qui viendrait doubler l’objet extérieur
perçu) cette mise au point me semble, si j’ose me le permettre, peu pertinente pour Berkeley :
car précisément il refuse de distinguer l’objet extérieur de l’idée qui est dans l’esprit. Il n’y a
pas d’objet extérieur, si on entend extérieur en un sens fort : là quelque part, pouvant être
ignoré royalement et totalement, sans que personne n’ait à avoir affaire à lui pour qu’il soit. Il
n’y a rien d’autre que ce qui est dans l’esprit. Pour Berkeley, exister et être dans un esprit sont
indissociables. (cf. Trois dialogues p. 132 Œuvres II). Le esse est percipi est d’ailleurs selon
Berkeley la seule réponse possible contre le scepticisme : le sceptique est dans le fond un
matérialiste car il croit qu’il y a une chose en soi et qu’elle est inconnaissable ; nous ne
connaissons que des phénomènes : on pourrait opposer ces deux textes l’un est de Sextus
Empiricus, l’autre de Berkeley
« la pomme est lisse, odorante, douce et jaune ; a-t-elle, dans sa réalité, toutes ses
qualités, ou a-t-elle une seule qualité mais apparaît-elle diverse suivant la diversité de la
constitution des organes sensoriels, ou encore a-t-elle plus de qualités que celles qui
apparaissent, certaines d’entre elles ne tombant pas sous nos sens ?… Ce qu’est la pomme est
un point obscur. » Sextus Empiricus Esquisses Pyrrhoniennes (Seuil, points) I, 94
« Je vois cette cerise, je la touche, je la goûte ; je suis sûr que le néant ne peut pas être
vu, être touché, être goûté ; elle est donc réelle. Enlevez les sensations de mollesse,
d’humidité, de rougeur, d’acidité, et vous enlevez la cerise. Puisqu’elle n’est pas un être
distinct des sensations, une cerise, je le dis, n’est rien qu’un conglomérat d’impressions
sensibles ou idées perçues par des sens divers, idées qui sont unies en une seule chose par
l’esprit (ou qui reçoivent un seul nom à elles donné par l’esprit) parce qu’on constate qu’elles
s’accompagnent l’une l’autre. Ainsi quand le palais est affecté de cette saveur particulière, la
vue est affectée d’une couleur rouge, le toucher de rondeur, de mollesse et ainsi de suite. En
conséquence, quand je vois et que je touche et que je goûte en de certaines diverses manières,
je suis sûr que la cerise existe, qu’elle est réelle, puisque sa réalité n’est pas à mon avis
quelque chose d’abstrait à séparer de ces sensations. Mais si vous entendez par le mot de
cerise une nature inconnue (une matière en soi, une substance corporelle objective) distincte
de toutes ces qualités, sensibles, et par son existence quelque chose de distinct de ce qu’elle
est perçue, alors certes, je l’avoue, ni vous ni moi ni personne d’autre ne peut être assuré
qu’elle existe » 3 Dialogues entre Hylas et Philonous p.131.
Mais avant de poursuivre sur la raison pour laquelle il ne peut rien exister d’autre que
ce qui est mental, je voudrais développer un peu la pensée du senti de Berkeley dans quelques
unes de ses dimensions.
Ce que Berkeley énonce doit toujours être référé au vécu perceptif de l’honnête homme qui
désire ne pas étendre son savoir au-delà de ce qu’il sait de façon éprouvée plutôt
qu’expérimentée. Le vécu (le terme n’existe pas dans la prose de notre auteur) est la pierre de
touche de la validité de son discours.
Ainsi
Berkeley défend la thèse de l’hétérogénéité radicale des domaines sensoriels: il n’y a
pas de commune mesure entre une sensation auditive ou un son et une idée visuelle
(couleurs) : « Les idées introduites par chacun des sens sont radicalement différentes et
distinctes les unes des autres...Une même personne ne voit pas la même chose qu’elle sent,
pas plus qu’elle n’entend la même chose qu’elle sent...Ce qui est vu est une chose, ce qui est
senti en est une autre » (N.T.V p. 224-225 § 46, 47 & 49). « Ce que je vois est seulement une
diversité de lumière et de couleurs. Ce que je sens est dur ou mou, chaud ou froid, rugueux ou
lisse. Quelle similitude, quelle connexion ces idées-ci ont-elles avec celles-là ? » § 103 p. 254.
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C’est pour cette raison que Berkeley considère que la perception de la profondeur, de
la distance n’est pas visuelle : par la vue, nous ne percevons que la couleur et la lumière. La
connaissance de la distance ou de la profondeur vient de l’association entre des impressions
tactiles et kinesthésiques et des impressions visuelles : « question 12 Si un homme n’avait
jamais perçu de mouvement, aurait-il jamais connu ou conçu une chose comme distante d’une
autre ? » (L’analyste p. 325 Œuvres II). En réalité nous voyons de fait peu de choses. «Dans
tout acte de vision l’objet visible pris absolument est peu pris en considération » (N.T.V p.
239 § 239). Réduit à voir, nous aurions peine à nous orienter dans le monde : c’est ce qui se
passerait si nos yeux avaient l’acuité du microscope dit Berkeley. « Dans le cas des yeux
microscopes je vois seulement cette différence à savoir que par la disparition d’une certaine
connexion observable entre les diverses perceptions de la vue et du toucher connexion qui
nous rendrait incapables de régler nos actions par les yeux, la vue serait rendue totalement
inutilisable à cette fin » (N.T.V § 86 p. 246). Mais on peut se demander ce que signifie
s’orienter dans le monde pour Berkeley ? Mais la Nouvelle théorie de la vision peut paraître
condamnée par moments par le besoin même d’entamer le prestige attribué au voir (il ne
livrerait pas la réalité) à louer le toucher comme sens du réel.
La difficulté énorme avec Berkeley est celle du statut de la réalité extérieure, on en
reparlera : mais que peut-il dire par exemple quand au § 11 de la N.T.V il écrit : « toutes les
choses visibles sont également dans l’esprit et n’occupent aucune partie de l’espace
extérieur ; elles sont par conséquent, équidistantes de toute chose tangible, qui existe hors de
l’esprit » (p. 258). [ «Certes il y a une opinion curieusement dominante parmi les hommes,
selon laquelle des maisons, des montagnes, des rivières, bref tous les objets sensibles
possèdent une existence naturelle ou réelle, distincte du fait qu’ils sont perçus par
l’entendement. mais, quels que soient l’assurance et l’accord avec lesquels un tel principe est
reçu dans le monde, pourtant, quiconque trouvera au fond de son cœur des motifs de
s’interroger sur la question pourra, si je ne me trompe, y déceler une contradiction
manifeste » Principes § 4 pp . 320-321 Oeuvres I PUF)]. Cf aussi Trois Dialogues p. 124.
Il n’y a pas de perception à strictement parler d’objets. Les objets sont le lieu où se
recueillent une série d’impressions qui sont régulièrement associées. Si une idée sonore (par
exemple entendre le bruit d’une voiture) nous fait penser à l’idée visuelle d’un volume qui se
déplace, ce n’est que sur la base d’une habitude que nous inférons de l’audition de tel bruit la
survenue de telle impression visuelle. Ensuite l’esprit projette en un objet les sensations qui
ont coutume d’être liées : un objet, c’est la cristallisation d’un réseau d’impressions liées
habituellement. L’identité d’un objet ne vient pas de lui : l’objet n’est rien de perçu, il n’existe
pas en tant que substance séparée des accidents que seraient les qualités secondes – c’est
seulement un nœud de perceptions habituellement connectées ou signes les unes des autres.
L’objet est le produit d’une synthèse passive pourrait-on dire en parodiant Husserl. Mais
Berkeley ne s’interroge pas vraiment à ma connaissance, sur ce qui nous entraîne assez
universellement à hypostasier des objets. Il se contente trop vite de dire qu’il est en accord
avec le sens commun et opposé aux errances des doctes...Il se contente au moins dans la
N.T.V de dénoncer « la matrice prolifique qui a produit des erreurs et des difficultés
innombrables dans toutes les parties de la philosophie et dans toutes les sciences » (§ 125 p.
265).
La philosophie de la sensation de Berkeley constitue une sorte d’absorption des
qualités premières dans ce que Galilée puis Descartes et Locke avaient nommé les qualités
secondes et que Platon avait déjà pressenties dans le Théétète. Pour Berkeley la distinction
entre qualités premières et qualités secondes n’a aucune pertinence. Les qualités dites
secondes, ce sont ces qualités qui n’existeraient pas à part de l’observateur ou du moins du
sujet sensible. La sucré n’existe que par et dans la rencontre entre des papilles gustatives et
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une substance ayant certains attributs objectifs et une puissance de faire naître la sensation de
sucré si elle rencontre certains papilles gustatives. Mais le sucré et non le sucre disparaîtraient
si les organismes susceptibles d’avoir cette sensation ou ce vécu disparaissaient. Autrement
dit, le sucré est un adjectif dont le physicien n’a pas besoin pour écrire son texte ayant pour
thème le sucre en soi, hors de toute présence humaine ou animale, « une fois l’animal ôté »
disait Galilée (Le Saggiatore). Le sucré regarde plus la psychophysiologie que la physique. En
revanche il y a des attributs qui ne disparaîtraient pas si le sujet humain ou animal
disparaissait et ces attributs dits qualités premières sont l’étendue, la solidité, la figure, le
mouvement, le poids qui restent dans l’objet même en l’absence de tout sujet.
C’est cette absence de tout sujet que Berkeley interrogera – comment un point de vue
de nulle part est-il possible ? Comment peut-on prétendre connaître l’objet ou même faire des
hypothèses sur ce qu’est l’objet en l’absence de tout observateur par définition sensible ? En
se posant cette question, Berkeley met directement en cause la possibilité d’une certaine
science qui prétend accéder au delà de la subjectivité au réel en soi ou s’en approcher
indéfiniment. De la science il n’aura qu’une conception phénoméniste : la science est cette
activité de l’esprit qui enregistre les impressions en leur succession (dans le temps) et repère
les régularités (lois de la nature). Mais la science ne peut avoir la prétention d’accéder au
substantiel et encore moins au causal. Berkeley annonce par certains côtés la conception
positiviste de la science, j’y reviendrai.
Il y a en effet, il faut l’avouer, une difficulté interne (ou une difficulté humaine) à
concevoir ce que serait une existence qui n’existerait absolument pour personne : supposons
ce qui semble absurde (et vain donc d’imaginer) que toute conscience ait disparu du cosmos,
s’il restait quelque chose de réel, cette chose n’existerait pas pour elle-même ni a fortiori pour
personne : ce serait vu de hauteur d’homme l’équivalent du néant.
Les qualités premières pour Berkeley sont obtenues par abstraction à partir des
qualités secondes : concevoir une surface pure, c’est dépouiller, par une opération de l’esprit
(d’un esprit sophistiqué, qui a perdu la contact avec le bon sens vivant), les seules surfaces
réelles i.e tactiles et visibles des qualités tactiles ou visibles qui en font précisément des
surfaces. Les qualités premières ne sont pas premières, mais au contraire abstraites par une
contorsion abstractive des qualités secondes. Berkeley voit dans les prétendues qualités
premières des fantômes des qualités sensibles et qu’on a tendance ensuite à éloigner du
sensible pour en faire le socle des objets qui continuerait à perdurer au-delà de toute
perception. C’est déjà la critique de Merleau-Ponty : ce que la science thématise à partir de
l’expérience, on le considère comme le socle de l’expérience – se suffisant à lui-même et
déterminant même la perception. Il se produit une inversion : le premier devient le second,
bref le dépendant devient la prétendue cause.
Mais surtout dans cette distinction entre les qualités premières qui seraient des
attributs immuables et indépendants de l’esprit et qui appartiendraient à la matière, aux objets
inertes en tant que tels, Berkeley voit poindre le matérialisme. Si les qualités secondes se
créent dans la rencontre entre l’objet et le sujet sensible, il y a une dépendance réglée entre la
matière et l’esprit qu’on peut analyser. Il y a dans les choses comme le disait Locke un
pouvoir de déterminer dans une sensibilité donnée des sensations.
Berkeley trouve absurde de supposer que des qualités sensibles (qui sont des états
mentaux) soient des effets ou des émanations, des expressions causalement déterminées de
quelque réalité qui, elle, ne serait pas perçue ou ne serait pas de l’ordre des qualités sensibles.
Les matérialistes sont d’abord ceux qui supposent qu’il y a une matière abstraite, extérieure
aux qualités sensibles, une matière donc non pensante, non percevante, non descriptible en
termes de couleur, lumière, saveur, tact, son, goût qui serait le support invisible, inodore,
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insipide, intangible, insonore des caractéristiques visuelles, gustatives, etc. ou pire qui
supposent que cette matière est la cause par quelques voies restées tout aussi mystérieuses des
qualités subjectives.
La matière est selon lui un concept absurde car contradictoire : l’imperceptible ne peut
être source de perçu et un néant de pensée ne peut être à l’origine de la pensée.
La question qu’il pose est toujours la même et elle est toujours d’actualité quoi qu’on
en dise : comment une matière idiote, qui ne pense pas, qui ne perçoit pas, qui n’agit pas au
sens strict du mot agir qui suppose une intention, qui n’a pas de vécu, etc. comment une telle
matière pourrait-elle engendrer du perçu, du pensée, du vécu ? Comment une cruche pourraitelle me donner l’idée de cruche ? Comment la Matière en vient-elle à engendrer un individu
immatérialiste pour le dire autrement ? (Pouvez-vous « me prouver que jamais philosophe a
expliqué à l’aide de la matière la production d’une seule idée dans nos esprits ? » demande
Philonous (3 Dialogues... p. 123) cf. p. 81 : « Quand vous dites que toutes mes idées sont
occasionnées par des impressions dans le cerveau, est-ce que vous concevez ce cerveau, oui
ou non ? si vous le concevez vous parlez d’idées imprimées dans une idée et qui causent cette
même idée, c’est absurde. Si vous ne le concevez pas vous tenez un discours inintelligible au
lieu de former une hypothèse raisonnable » et plus loin : « Quelle liaison y a t-il entre un
mouvement dans les nerfs et les sensations de son ou de couleur dans l’esprit » Trois
dialogues p. 81)
D’autre part il serait vain d’opposer à Berkeley l’évidence sensible que, quand je pose
par exemple mes mains sur cette table et que j’appuie, je sens une résistance qui m’indique
apparemment qu’il y a bien quelque chose dessous qui me contraint à reconnaître les limites
d’un monde objectif. Car par définition la résistance n’existe que comme résistance sensible.
Ce que je projette dans une matière hypothétique en croyant qu’il y a quelque chose au delà
de ma perception – et que rencontre ma perception - peut plus valablement être interprété
comme caractéristique inhérente de la sensation tactile. Ne peut pas être détachée de la qualité
tactile la sensation de résistance – pas plus que la qualité de rugueux etc.
Si je mange du pain, j’ai bien l’impression que mes dents pénètrent une matière,
qu’elles s’enfoncent en elle etc. mais précisément pourquoi ne pas rattacher à la sensation
elle-même ce vécu et l’hypostasier en réalité extérieure au vécu dont de toute façon je ne
pourrais prendre connaissance que par la sensation ? Mais comme le dit avec un certain
humour Berkeley : « il est un peu rude de dire que nous mangeons et buvons des idées, que
nous sommes vêtus d’idées » (Principes § 38 Œuvres I, p. 337) Mais l’amour de la vérité ne
craint pas ce qui est un peu rude.
Notre ou l’erreur matérialiste viendrait du fait que nous n’avons pas bien analysé nos
sensations. Elles sont indépendantes pour les plus fréquentes, les plus belles et les plus
régulières d’entre elles, de notre volonté. C’est là la caractéristique phénoménologique
centrale du système de Berkeley
En effet l’esprit s’aperçoit qu’il n’est pas maître de ses idées (il a conscience qu’il peut
certes engendrer ou produire des idées, mais elle n’ont pas la continuité et l’universalité des
idées reçues passivement (cf. fictions ou fantaisies personnelles) ou elle n’ont pas l’évidence
de réalité que possèdent les idées dites inertes, passives, reçues, elles n’ont pas le même
coefficient de réalité. Elles n’en ont même pas du tout, si on y réfléchit vraiment, si ce sont
des abstractions, des êtres de rasions, des conjectures engendrées à partir des impressions
perceptives (cas des entités mathématiques ou des êtres de raison telle que les entités
physiques).
Non maître des plus amples et plus merveilleux de ses paysages intérieurs
(puisqu’intérieurs ils sont, concédons-le), l’esprit s’aperçoit aussi qu’ils se retrouvent chez
tous les autres esprits. Il n’y a pas de problème (d’après ce que j’ai lu de Berkeley) d’autrui
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chez lui, pas de solipsisme. La question d’Autrui qui tourmente la pensée moderne est
quasiment absente : là Berkeley est d’une parfaite quiétude : nous sommes et nous
communiquons. (cf. sur ce sujet un court passage des Trois dialogues p. 111 (Oeuvres II)
Le caractère passif et universel des idées sensibles suggère à tout esprit qu’elles
doivent être inspirées en chacun d’entre nous par un Esprit extérieur à chacun d’entre nous
mais le même pour tous.
Car encore une fois qui peut communiquer des idées ? Non la matière : elle ne dit rien,
elle n’est rien.
Ce ne peut être nous même car nous subissons ces idées. C’est d’expérience.
C’est donc un Esprit et cet Esprit a reçu le nom de Dieu depuis belle lurette.
Dieu nous communique les brassées de sensations qui jointes par nous nous donnent
l’idée d’arbre, de table, de pain etc. Pourquoi aurait-il besoin de passer par une matière
sourde, aveugle, idiote, inodore, insipide, intangible pour nous parler sensation, son, couleur,
lumière, sens, saveur, etc. ?
Je ne comprends pas comment Berkeley n’a pas envisagé que Dieu fit un miracle
ontologique, cosmique – qui serait le miracle des miracles selon le bon sens de Berkeley :
faire parler une matière muette, faire sonner une matière sourde, faire odorante une matière
sans odeur, faire goûteuse une matière insipide. Comment un tel miracle ne pourrait-il faire
chanter plus haut la gloire de Dieu, lui qui a la capacité de faire marcher les paralysés et de
faire voir les aveugles ? mais je paraîtrais bien blasphématoire aux yeux de notre évêque !
Dieu ne saurait jouer au saltimbanque ou au prestidigitateur aux yeux d’un évêque !
L’idée fondamentale de Berkeley est que les idées ne peuvent être que le produit d’une
communication entre sujets intelligents, conscients, bref entre esprits. C’est une idée forte.
Dans le fond Berkeley a besoin d’un sujet percevant passif, d’un sujet dont l’activité
psychique verse ou chute dans la fantaisie. Et pourquoi ne pas émettre l’hypothèse que son
opposition, son hostilité aux mathématiques pourraient venir de ce que les mathématiciens
engendrent des idées non sensibles et pourtant non chaotiques ? il a besoin de démontrer que
derrière leur apparence rationnelle, elles sont plus illogiques que les mathématiciens feignent
de le croire.
C’est pour cette raison, si mon hypothèse tient un peu, qu’il entreprend de braver
l’autorité de Newton comme il a bravé celle de la matière. Pour montrer que les idées
mathématiques de Newton chargées de dire l’ordre de l’univers ( cf. § 3 de L’Analyste) n’ont
pas la rationalité qu’on est trop enclin, sur argument d’autorité, à leur accorder.
Blasphématoire devait lui sembler sans doute cet éloge de Pope, parodiant la Bible :« Dieu dit
que la lumière soit – et Newton fut ». Mais il accuse moins Newton, il faut le dire, que ses
sectateurs – ceux qui comme son adversaire dans la Défense de la libre pensée en
mathématiques disent qu’ils vénéreraient ses pas en se prosternant p. 345. La titre Défense de
la libre pensée en mathématiques suggère que les mathématiques sont devenues une institution
dogmatique exerçant sur les esprits un pouvoir, eu moins d’intimidation. Il y a un certain effroi devant
les maths au XVIII que partagent aussi bien Diderot que les poètes, auquel d’Alembert s’est fait un
devoir de répondre et dont Berkeley est aussi le symptôme. Bref ami de Newton peut-être mais plus
ami encore de la vérité.
Il voit dans le calcul des fluxions (et il le démontre ou croit le démontrer)
qu’obscurités, contradictions et ambiguïtés. Les principes sont ténébreux, (qu’est-ce qu’une
fluxion ?), les méthodes peu rigoureuses, les positions contradictoires puisqu’on soutient
qu’en géométrie les petites erreurs ne peuvent être négligées et que dans leurs opérations les
analystes négligent des quantités fluentes qui vont s’évanouissant sans pourtant disparaître ou
font comme si une quantité donnée pouvait être égale à cette même quantité additionnée de sa
différence infinitésimale (x peut être égal à x + o). Appliqués à la Nature, les principes de la
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théorie des fluxions aboutissent à l’idée contradictoire d’une vitesse instantanée ou encore
d’une égalité entre le rien et l’infiniment approchant. Et comment une quantité finie peut-elle
être composée d’une infinité de parties ? Berkeley brasse les paradoxes qui vont de Zénon
d’Elée aux analystes contemporains en indiquant combien la raison a peu progressé en
croyant pouvoir opérer avec des quantités évanouissantes ou des infinitésimaux dont elle ne
tient plus compte à un moment donné parce qu’elle arrive par des voies qu’elle ignore (celle
des erreurs compensées) à des résultats raisonnables. Il y a là une désinvolture logique que
Berkeley ne peut supporter – elle le serait à la limite acceptable si les mathématiciens
reconnaissaient modestement qu’ils sont des techniciens qui utilisent des « trucs » (L’Analyste
§ 25 p ; 303), sans se targuer de faire de la philosophie naturelle ou de la métaphysique, mais
seraient-ils encore hommes de science et pourraient-ils prétendre au pouvoir sur les esprits, ce
qui selon Berkeley les anime ? Ils participent selon lui à l’irréligion contemporaine : et à un
manque de piété pour le cosmos langage divin alors même qu’ils font appel à des entités
ténébreuses qui surpassent par leurs obscurités les mystères religieux qui eux sont moralement
utiles !
Peut-être y a t-il aussi chez Berkeley une angoisse proprement philosophique devant la
montée en puissance des sciences et notamment des maths et de certains mathématiciens qui
se croient « maîtres de la raison » (p. 341) ; je crois écrit-il « que fouiller pour découvrir des
principes défectueux ou de faux raisonnements n’est pas plus criminel en mathématiques que
dans toute autre partie du savoir » (Œuvres II, p. 339).
Montrer qu’au delà de la perception, la folie nous guette, c’est, je crois, la tension
secrète de la pensée de Berkeley. Mais ne va-t-il pas par là à l’encontre, lui le pieux, de la
parole évangélique : heureux ceux qui croient sans avoir vu ?
Mais le côté réactionnaire de Berkeley lui permet de promouvoir une idée de la
science qui peut paraître plus moderne (bien que plus relativiste). La science selon lui doit
abandonner la prétention de connaître le substantiel et par conséquent le causal, elle doit se
contenter de dégager les lois de la nature et ce en vue du bien-être de l’humanité. Berkeley
développe en ce sens une conception pré-positiviste de la science et une conception prépragmatiste de la vérité qu’il étendra d’ailleurs aux dogmes religieux dans les Trois dialogues
entre Hylas et Philonous.
« que les aliments nous nourrissent, que le sommeil nous repose, que le feu nous
réchauffe ; que pour moissonner en automne, il faut semer au printemps, (on moissonnait en
automne et semait au printemps?); et qu’en général, pour arriver à telles ou telles fins tel
moyen nous conduit, tout cela, nous le savons non pas en découvrant une connexion
nécessaire entre nos idées, mais seulement par l’observation des lois fixes de la nature ; ce
sans quoi nous serions tous dans l’incertitude et la confusion, et un homme adulte ne saurait
pas mieux se débrouiller dans les affaires de la vie qu’un enfant » (Principes § 31 Œuvres I,
p. 334)
« Expliquer les phénomènes, c’est donc montrer comment nous pouvons être affectés
d’idées, de la manière et dans l’ordre où elles sont imprimées sur nos sens. » 3 Dialogues
.p.122.
« La physique ou la mécanique se proposent de fournir, non les causes efficientes,
mais seulement les règles des impulsions et des attractions et, pour tout dire, les lois des
mouvements, puis, sur ces bases, de donner une explication des phénomènes particuliers, et
non leur cause efficiente.» De motu p. 166.
« Le physicien considère les séries ou les successions de choses sensibles, remarquant
par quelles lois elles sont reliées, et selon quel ordre quelque chose précède à titre de cause
et quelque chose suit à titre d’effet ; et pour cette raison nous disons qu’un corps en
mouvement est cause de mouvement d’un autre ou qu’il lui imprime un mouvement, qu’il le
tire ou le pousse. C’est en ce sens qu’il faut comprendre les causes corporelles secondes,
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sans tenir compte du vrai siège des forces ou des puissances agissantes ou de la cause réelle
dans laquelle elles se trouvent.(....). C’est seulement par la méditation et le raisonnement que
l’on peut dégager les causes vraiment actives des ténèbres qui les enveloppent et les
connaître dans une certaine mesure. C’est à la philosophie première ou métaphysique de s’en
occuper » De motu p. 181.
Berkeley précise passim que ce que l’on appelle en philosophie naturelle causes ou
causes secondes ou occasionnelles devrait plus proprement être appelé « signes ».
Double raison : on ne pénètre pas par la science les causes réelles des phénomènes (et
le prétendre c’est tomber dans une superstition matérialiste, une sorte de fétichisme) ; ce que
l’on voit seulement ce sont des régularités1 et donc on peut dire que ce qui est perçu suggère
ou est le signe de ce qui sera perçu.
Mais surtout si Berkeley nous invite à parler de signes plutôt que de causes c’est parce
que les choses perçues sont le langage même de Dieu. Berkeley parlerait moins d’un livre de
la nature que d’une voix divine. Livre suppose un support – renvoie à une sorte d’espace
absolu sur lequel seraient consignés des signes abstraits. D’autre part la nature est encore
moins écrite en langage mathématique selon Berkeley : elle est dite par Dieu en choses
sensibles. Le monde n’est que « choses singulières et concrètes » (De motu p. 157) ; les
signes mathématiques sont des conventions humaines : « les êtres mathématiques n’ont pas
une essence stable dans la nature des choses, ils dépendent de ce que conçoit celui qui les
définit. De là vient qu’une même chose peut être expliquée de différentes façons » (p. 179).
Berkeley accorde la constance aux choses sensibles et l’inconstance au monde humain, trop
humain des signes mathématiques. Il se fera une joie de montrer le caprice qui règne dans la
définition et l’usage du calcul des fluxions de Newton.
D’autre part il y a dans Les Principes de la connaissance humaine cette affirmation ad
hominem intéressante : à supposer que la nature soit un livre, les scientifiques s’intéressent
plus aux règles de grammaire supposées qu’à ce qui est dit.
« De même qu’en lisant (...), un homme avisé choisira de fixer ses pensées sur le sens,
pour en tirer parti, au lieu de disposer ses pensées en des remarques de nature grammaticale
sur la langue ; de même en lisant la volume de la nature, je pense que c’est indigne de l’esprit
que d’affecter l’exactitude en réduisant chaque phénomène particulier à des règles générales
ou en montrant comment celui-là suit de celle-ci. Nous devrions nous proposer de buts plus
nobles, comme de recréer et d’exalter l’esprit par la vue de la beauté, de l’étendue et de la
variété des choses naturelles »(II, p. 377).
Et, quand malgré tout, les scientifiques s’intéressent à ce qui est dit, c‘est pour le
réduire à ce que dit une hypothétique matière (qui par définition ne dit rien). Mais si, comme
le pense Berkeley, la matière n’existe pas, la beauté et l’harmonie de ce que nous percevons
ne peuvent être que le don d’un Être qui veut nous enchanter de ce qu’il peut imaginer de
façon créatrice, artistique et splendide. Quelle gratitude ne pourrait-on pas ressentir vis-à-vis
d’un Être qui nous invite à assister à cette munificente réalisation cinématographique, cet
immense film non seulement technicolor, mais odoriférant, caressant, chaud, frais, velouté,
rugueux, soyeux etc. ? Film dans lequel nous nous mouvons en plus. Je exagère à peine et
citant Berkeley : « Si les hommes avaient seulement considéré que le soleil, la lune, les astres
et tout autre objet des sens ne sont qu’autant de sensations dans leur esprit (minds),
sensations qui n’ont d’autre existence que par le simple fait d’être perçues, sans doute ne
s’abaisseraient-ils jamais à l’adoration de leurs propres idées , mais ils adresseraient leurs
hommages à cet esprit (Mind) éternel et invisible qui produit et conserve toutes choses »
« Les règles fixes ou les méthodes établies selon lesquelles l’esprit (mind) dont nous dépendons produit en nous
les idées des sens sont appelées les lois de la nature ; nous les apprenons par expérience, laquelle nous
enseigne que, dans le cours ordinaire des événements telles idées s’accompagnent de telles autres » (Principes §
30 Oeuvres I, p. 334).
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(Principes Œuvres I, p. 368). Si le monde n’est qu’un bouquet de sensations, remercions le
Donateur dont la générosité va à nous donner jouissance, non de nous même, mais de Sa
propre vie intérieure, de sa créativité infinie puisque il faut supposer que le monde de chacun
est la vision que nous donne Dieu en se plaçant dans le fond au point de vue de chaque
créature. Nous pénétrons, sinon dans l’entendement divin, du moins dans son imagination.(cf.
§ 72 Œuvres II, p. 356). « L’Auteur de la Nature s’adresse en permanence aux yeux de tous
les hommes, même dans leur plus tendre enfance, chaque fois que leurs yeux s’ouvrent à la
lumière...» (dira-t-il dans l’Alciphron IV, § 11 œuvres III, p. 177)
Plus tard Berkeley dans l’Alciphron développera une thèse plus indulgente vis-à-vis
des sciences à condition toutefois qu’elles ne soient pas dogmatiques, n’aient pas de
prétention ontologique ou métaphysique. Si on peut voir poindre en sa conception de la
science un pré-positivisme, on peut voir y poindre et de façon cohérente une sorte de prépragmatisme : en effet, pour prendre l’exemple des mathématiques, il montre leur utilité, leur
opérativité vraiment concrète contribuant au bien-être des hommes, au progrès de la
civilisation, et même si elles faillent du côté de l’utilité, elle peuvent apporter par leur vertu
heuristique un plaisir intellectuel « les sciences mathématiques qui comptent parmi les plus
claires et les plus exactes entre toutes non comme des instruments pour guider, mais comme
des spéculations destinées à stimuler notre curiosité... » (§ 14 p. 358), Mais il indique aussi
que cette opérativité des maths ne requiert point qu’elles approfondissent de façon théorique
les principes sur lesquels elles fondent leur opérations et démonstrations. Ce qu’est un
nombre, personne n’en peut avoir une idée précise, mais « (la) nature abstraite (à laquelle
référeraient les notions ou même les signes des sciences) n’est pas le fondement de la science,
voilà qui est clair » (p. 354) « Le symbole algébrique qui distingue la racine d’un carré
négatif a son utilité dans le calcul alors même qu’il est impossible de se faire une idée d’une
telle quantité » (p. 357). Les idées de force, de poids, de masse, de mouvement etc. restent en
physique obscures, d’où les polémiques, mais là n’est pas l’essentiel, elles sont utiles non
pour ce qu’elles disent, mais pour ce qu’elles permettent de faire. Si Berkeley défend ce point
de vue (l’opacité ontologique n’est pas un argument contre la légitimité des sciences), c’est
aussi par nécessité apologétique : il a besoin contre les libres penseurs et contre lui-même
(contre ses premières positions éliminativistes – qui éradiquaient tout mot ne se référant ni
aux choses sensibles ni aux esprits) de défendre la pertinence de notions abstraites
(apparemment et donc de mauvaise qualité philosophique berkeleyenne) de défendre la
légitimité de notions telles que celles de la grâce, de la Trinité etc. Ce qui importe c’est moins
ce qu’elles peuvent nous dire ontologiquement parlant que ce qu’elles créent en nous comme
élan vers la vertu, le bonheur donc.
Il en vient même jusqu’à dire que la notion abstraite de triangle (un triangle qui
n’aurait aucune taille particulière, aucune forme particulière) n’est pas plus mystérieuse que
celle de la Trinité d’autant plus qu’on ne sachant pas très bien ce que signifie une personne,
on ne peut pas se gausser trop vite d’un être qui serait un en trois personnes.
Il y a chez Berkeley une apologétique qui rappelle celle de Pascal : démontrer qu’il y a
de l’incroyable en sciences – que cet incroyable est à peine moins incroyable que l’incroyable
de la religion et de plus que l’un comme l’autre sont féconds : l’incroyable de la science pour
ce qui est de l’utilité, du bien-être, de notre rapport au monde et l’incroyable religieux pour ce
qui est de la morale, du bonheur véritable qui est contentement éthique.
Deux incroyables, mais féconds l’un l’autre. On juge l’arbre à ses fruits ; peu importe
qu’on ne sache pas très bien ce qu’est l’arbre en soi.
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La pensée philosophique de Berkeley n’est donc jamais oublieuse de l’apologétique.
Mais il me semble que contrairement à Pascal qui lui aussi s’appuie, comme nous l’avons
rappelé, sur ce qui dans la science dépasse la raison et s’adresse au cœur pour montrer que le
mystère n’est pas seulement du côté de la foi (ce que fait aussi Berkeley dans l’Alciphron ),
Berkeley en revanche remonte à Dieu non par les contrariétés d’une âme pécheresse mais par
le spectacle ordonné, énigmatique et envoûtant des idées sensibles en notre âme.
Le Dieu de Berkeley serait-il un Dieu sensible au corps ? un Dieu que l’on voit à
travers le voile des couleurs et de la lumière, un Dieu qu’on entend à travers le chant des
oiseaux etc. ?
L’Esprit s’incarne à tout instant dans ces choses sensibles dont il nous laisse
jouissance. Je vois difficilement comment dans une pensée comme celle de Berkeley qui
tendrait à une sorte de quiétisme du spectacle sensible, il serait possible de prôner une
philosophie qui inviterait à se rendre comme maître et possesseur du monde. Berkeley nous
invite à revenir nous asseoir pour contempler le spectacle du monde qui est spectacle des
inventions divines.
Ré-enchantement du monde et de la religion, en somme. Philosophie spéculative plus
que pratique. Conclusion du libre penseur Hylas converti à la vérité par Philonous :
« j’ai été longtemps à me défier de mes sens ; j’avais l‘impression de voir les choses
dans une demi-obscurité, et à travers des verres qui les faussaient. A présent les verres
sont ôtés et une lumière nouvelle perce qui illumine mon entendement. J’ai la claire
conviction de voir les choses dans leurs formes d’origine, et je ne suis plus en peine de
leurs natures inconnues ou de leur existence absolue »
(Trois dialogues entre Hylas et Philonous
p. 148).
Bref retournons dans la prétendue caverne : il y a plus de merveilles que les
philosophes n’en veulent voir, eux qui font confiance arrogante aux yeux de leur seul esprit
supputant, dogmatisant, calculant et finalement s’aveuglant.
Jean Weexsteen.
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