FICHE – MATIERE ET ESPRIT – LA RAISON ET LE REEL

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FICHE – MATIERE ET ESPRIT – LA RAISON ET LE REEL
Définitions :
- Esprit : principe de la pensée.
 L’ « esprit » d’un peuple, d’une institution : son « génie » propre, son caractère fondamental.
- Matière : éléments composant la réalité physique.
Distinctions conceptuelles :
- Esprit / âme : l’âme renvoie à un principe d’animation de la matière alors que l’esprit désigne la pensée. La
notion d’âme implique l’union de l’esprit à de la matière.
- Esprit / conscience : L’esprit est plus large que la notion de conscience (il contient l’inconscient, les petites
perceptions…).
- Esprit / cerveau : L’esprit désigne la pensée, le cerveau l’organe du corps (matériel).
- Esprit / nature : La nature désigne le monde physique, par opposition à l’esprit.
- La lettre et l’esprit : Dans ce sens, l’esprit désigne le sens réel de quelque chose (une loi) par opposition à
son sens littéral.
- Matière / corps : Le corps est plus précisément le composant matériel d’un être vivant.
Repère : ABSTRAIT / CONCRET : ne recoupe pas exactement la distinction esprit / matière.
- Est concret ce qui nous est donné dans l’expérience sensible, avec l’ensemble de ses déterminations.
- Est abstrait est une idée obtenue par une séparation (opération de l’esprit) avec ce que nos sens nous présentent.
- Concret / matériel : ce qui est concret n’est pas nécessairement matériel.
 EDDINGTON : la nature scientifique de la matière n’est pas ce que notre expérience concrète nous
présente.
 DESCARTES et le « morceau de cire » : l’essence de la cire est saisie par l’entendement et non par
les sens.
Enjeux : Si l’esprit se réduit à de la matière, pouvons-nous être libres, c’est-à-dire échapper au déterminisme
naturel ? L’esprit survit-il à la mort du corps ?
Problèmes et références :
1) Matière et esprit sont-ils de même nature ? « Est-ce le cerveau qui pense ? » ; « La matière pense-telle ? » ; « Peut-on réduire l’esprit à la matière ? »
a. A quoi reconnaît-on l’esprit ? Quel critère doit remplir un état, un processus ou une propriété pour
être dit « mental », par opposition à ce qui est physique ? On avance en général deux critères :
i. La conscience : Un état conscient est un état qui a la propriété d’être ressenti par son
porteur, un organisme auquel, selon l’expression de Thomas NAGEL, « cela fait un certain
effet d’être cet organisme ». Ce premier critère examine avant tout les sensations éprouvées
par l’esprit.
ii. L’intentionnalité : Ce second critère, dégagé par Franz BRENTANO (repris par
HUSSERL), caractérise les états mentaux par le fait qu’ils sont intentionnels, c’est-à-dire
qu’ils portent sur des états de choses qu’ils représentent (ils sont « au sujet de » quelque
chose). « La conscience est toujours conscience de quelque chose » disait HUSSERL. Avoir
un esprit, c’est être capable de former des représentations. Ces représentations sont censées
avoir une action causale sur le comportement de leur auteur.
b. Le dualisme : Le monde est constitué de deux dimensions irréductibles.
i. DESCARTES : Le monde est constitué de deux substances radicalement hétérogènes : la
pensée et l’étendue. La matière est de l’étendue.
ii. Il y a des corps sans esprit et des esprits sans corps : Selon la thèse des « animauxmachines » de DESCARTES, les animaux sont des machines sans esprit. Comme l’esprit
survit au corps, il y a des esprits sans corps.
c. Le monisme spiritualiste : Le monde est constitué d’une seule dimension, l’esprit.
i. L’idéalisme : Pour BERKELEY, « être, c’est être perçu » (esse est percipi aut percipere),
c’est-à-dire que seul ce qui est perçu ou perçoit existe. Même si la formule de Berkeley
paraît provocante, il ne fait qu’affirmer une idée simple : notre rapport aux choses est
toujours un rapport de représentation. La matière est d’abord une idée dans mon esprit.
ii. L’immatérialisme : Il en conclut que la matière n’existe pas (immatérialisme) : ce n’est
qu’une abstraction nous faisant croire qu’il y a autre chose que des perceptions.
iii. L’existence des idées : Mais attention ! Ce n’est pas parce que les choses sont des idées
qu’elles ne sont pas réelles ! Aussi Berkeley distingue-t-il les perceptions reliées entre elles
de façon régulières (avec notamment une correspondance entre le toucher et la vue), qui
caractérisent le réel, des perceptions déréglées de l’imagination et du rêve. Les idées des
choses réelles ont été produites par Dieu.
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iv. Exemple de la table : « La table sur laquelle j'écris, je dis qu'elle existe ; c'est-à-dire, je la
vois et je la touche ; si j'étais sorti de mon bureau, je dirais qu'elle existe ; j'entendrais par
ces mots que si j'étais dans mon bureau, je la percevrais ou qu'un autre esprit la perçoit
actuellement. Il y avait une odeur, c'est-à-dire on odorait ; il y avait un son, c'est-à-dire on
entendait ; une couleur ou une forme, on percevait par la vue ou le toucher. C'est tout ce que
je peux entendre par ces expressions et les expressions analogues. Car ce que l'on dit de
l'existence absolue de choses non pensantes, sans rapport à une perception qu'on en
prendrait, c'est pour moi complètement inintelligible. Leur existence c'est d'être perçues ; il
est impossible qu'elles aient une existence hors des intelligences ou choses pensantes
qui les perçoivent. » Traité sur les principes de la connaissance humaine, 1710, §3.
v. Exemple de la cerise : BERKELEY donne aussi l’exemple de la cerise : je sais que la cerise
existe, parce que je peux en avoir différentes sensations reliées les unes aux autres : « Je
vois cette cerise, je la touche, je la goûte, je suis sûr que le néant ne peut être vu, touché ou
goûté : la cerise est donc réelle. Enlevez les sensations de souplesse, d'humidité, de rougeur,
d'acidité et vous enlevez la cerise, puisqu'elle n'existe pas à part des sensations. Une cerise,
dis-je, n'est rien qu'un assemblage de qualités sensibles et d'idées perçues par divers
sens : ces idées sont unies en une seule chose (on leur donne un seul nom) par l'intelligence
parce que celle-ci remarque qu'elles s'accompagnent les unes les autres. Ainsi quand le
palais est affecté de telle saveur particulière, la vue est affectée d'une couleur rouge et le
toucher d'une rondeur et d'une souplesse, etc. Aussi quand je vois, touche et goûte de ces
diverses manières, je suis sûr que la cerise existe, qu'elle est réelle : car, à mon avis, sa
réalité n'est rien si on l'abstrait de ces sensations. » Trois dialogues entre Hylas et Philonous,
3ème dialogue.
d. Le monisme matérialiste : C’est la position selon laquelle l’esprit serait de même nature que la
matière.
i. EPICURE soutient que l’âme, tout comme la matière, est constituée d’atomes (mais
d’atomes plus fins). L’âme se dissout avec la mort du corps, elle est mortelle.
ii. Les scientifiques tendent à réduire la pensée consciente à des mécanismes cérébraux,
comme J.P. CHANGEUX dans L’homme neuronal, 1983 : « L’homme pense avec son
cerveau ». Une telle position remet en question la liberté humaine.
e. Problème de l’intelligence artificielle : Un ordinateur peut-il penser ? Le test de TURING consiste
à faire dialoguer des humains avec des ordinateurs (sans qu’ils le sachent) : les humains ont-ils
l’impression d’avoir parlé à un humain ou à une machine ?
2) Les relations matière / esprit : Peut-on comprendre la relation de l’esprit à la matière ?
a. Le « mind-body problem » : Comme l’esprit est-il relié au corps ?
i. Le dualisme interactionnisme : Selon cette conception, l’esprit a une action causale sur le
corps. Le corps influence également l’esprit (sensations, sentiments…). DESCARTES
pense que l’homme est un composé de deux substances distinctes, l’esprit et la matière, mais
unies au niveau de la glande pinéale. L’esprit est cause des actions (des esprits-animaux,
vapeurs de sang – ce sont des particules matérielles –, vont de la glande pinéale aux
membres – via les nerfs – pour les mouvoir) et le corps des passions (les esprits-animaux
font alors le chemin inverse). L’union de l’esprit et du corps témoigne d’un lien très intime
entre les deux substances : nous ne sommes pas comme des pilotes dans leur navire. Cette
thèse a été beaucoup critiquée, en raison de la difficulté de penser l’articulation de deux
substances radicalement hétérogènes.
ii. Le parallélisme : Selon SPINOZA (17ème siècle), l’esprit et le corps sont deux aspects d’une
seule et même substance. C’est pourquoi mon bras se lève lorsque je le veux. Mais ce n’est
pas volonté qui a causé la levée de mon bras. Le fait de vouloir lever le bras, et le fait que
le bras se lève sont deux aspects d’une même variation de la réalité. Il n’y a pas de libre
arbitre : ce n’est pas la volonté qui nous fait agir librement.
iii. L’occasionnalisme : Les rapports de l’esprit et du corps ont été pensés par
MALEBRANCHE (17ème siècle) sur le mode de l’occasion : « C’est l’homme qui veut
remuer son bras : c’est Dieu seul qui peut et qui sait le remuer ». C’est la volonté divine,
seule cause efficiente, qui nous fait agir à l’occasion de la décision de notre volonté, qui
n’est alors qu’une « cause occasionnelle ».
iv. L’épiphénoménisme : La conscience n’est qu’un phénomène accessoire dépendant des
processus nerveux, mais n’expliquant rien. NIETZSCHE pense que la pensée est le fruit des
pulsions du corps, et non de la conscience, qui est comparable à l’écume de la mer (le
phénomène le plus en surface, qui n’explique pas le phénomène de marée).
v. L’incarnation : L’esprit est indissociable de son vécu corporel (MERLEAU-PONTY).
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L’inscription de l’esprit dans la matière : En transformant la matière, l’homme forme-t-il son
esprit ? La culture, le travail, l’histoire témoigne de la marque de l’esprit dans la matière. Pour
HEGEL, le propre de l’Esprit est de s’extérioriser, de s’aliéner (de devenir autre), selon un processus
de négation qui le conduit au Savoir absolu.
c. La « réification » de l’esprit : Au contraire, dès que l’esprit perd son dynamisme, sa liberté, il
devient comme une chose inerte, il se « réifie ». C’est ce qui se passe dans la mauvaise foi selon
SARTRE, dans l’Être et le Néant : la conscience, qui est néant, pure liberté, veut fuir l’angoisse et le
vertige face à la multiplicité des choix possibles, et être comme une chose, comme de la matière,
obéir à des lois déterministes. C’est le cas du garçon de café, qui joue à être garçon de café comme
un encrier est encrier.
i. L’authenticité permet de renoncer à la mauvaise foi. SARTRE distingue authenticité et
sincérité (laquelle est encore un idéal de mauvaise foi, par son désir de coïncider avec soimême, ce qui est impossible) : « L’authenticité consiste à refuser la quête de l’être, parce
que je ne suis jamais rien ».
3) La connaissance de la matière et de l’esprit :
a. La science et la philosophie : BERGSON, dans La Pensée et le mouvant, affirme que le problème
de la nature de la matière est celui de la science, le problème de la nature de l’esprit celui de la
philosophie.
b. On connaît différemment matière et esprit :
i. Le dualisme cartésien : Dans la 2ème méditation métaphysique, DESCARTES observe
qu’on connaît mieux la pensée que l’esprit, car nous avons un accès immédiat à nos
représentations, alors qu’il faut démontrer l’existence de Dieu pour garantir la véracité de
nos connaissances de la matière. On connaît son propre esprit par introspection.
ii. La matière est de l’étendue qu’on explique par « grandeur, figure et mouvement » :
Pour DESCARTES, la matière est parfaitement connaissable. Elle est une étendue
géométrique qu’on peut expliquer selon les principes du mécanisme, c’est-à-dire par les
seules notions d’étendue (« grandeur » et « figure ») et de mouvement. Le mécanisme
s’oppose au dynamisme de LEIBNIZ (la matière est constituée de forces).
iii. L’union de l’esprit et du corps est inexplicable : DESCARTES admet qu’on peut
seulement « éprouver » l’union de l’esprit et du corps, mais non la « prouver », c’est-à-dire
l’expliquer scientifiquement.
c. Peut-on connaître l’esprit d’Autrui ?
i. On connaît l’esprit d’Autrui par analogie avec ce qu’on sait de son propre esprit
(DESCARTES). Mais une telle connaissance risque d’être hypothétique.
ii. On peut le connaître par « sympathie », fusion immédiate avec Autrui.
iii. Selon le béhaviorisme (WATSON), l’introspection, méthode classique des psychologues,
n’apprend rien sur l’esprit. On ne peut connaître l’esprit de quelqu’un qu’en observant son
comportement de l’extérieur.
d. L’irréductibilité de la pensée et de la matière : BERGSON, Essai sur les données immédiates de
la conscience s’oppose à la psychophysique, qui prétend mesurer quantitativement les états
psychiques. L’esprit est durée, indescriptible dans le langage de l’intelligence, qui la décompose
spatialement en instants (même si nous avons pris l’habitude d’analyser les états mentaux
quantitativement, sous l’effet de l’intelligence, et plus particulièrement du langage, qui ont des
fonctions pratiques). L’esprit ne peut être saisi que par intuition.
e. T. NAGEL, « Quel effet cela fait d’être une chauve-souris ? » : Contrairement à ce que pensent
beaucoup de scientifiques, on ne peut pas expliquer le caractère qualitatif de l’expérience subjective.
Les mécanismes cérébraux ne nous disent pas « l’effet que ça fait » d’être conscient.
f. On connaît l’esprit en connaissant le cerveau : Selon le réductionnisme physicaliste, l’esprit
s’explique par des mécanismes cérébraux (donc matériels, physiques). La conscience n’apporterait
aucune information sur la nature de l’esprit : elle ne serait qu’un « épiphénomène ».
CHURCHLAND défend une telle théorie de l’identité (esprit = matière), ou « éliminativisme » (la
conscience n’a aucun rôle).
i. GALL au 18ème siècle a tenté de connaître l’esprit à partir des bosses du crâne : c’est la
« phrénologie ». HEGEL le contestera : « l’esprit n’est pas un os ».
g. La différence de méthodologie entre les sciences de l’esprit et les sciences de la nature :
DILTHEY montre que les sciences de l’esprit (histoire, sociologie, psychologie…) ne sont pas moins
scientifiques que les sciences de la nature (la physique) mais qu’elles ont une méthode différentes :
elles reposent sur la compréhension et non sur l’explication.
b. Peut-on connaître scientifiquement la matière ? Le physicien EDDINGTON, dans La nature du
monde physique (1928) oppose la perception ordinaire à la perception scientifique, en comparant
b.
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deux tables : « l'une d’elles m'a été familière dès mon plus jeune âge. […] Elle est étendue une
extension ; elle a une relative permanence ; elle est colorée ; et surtout, elle est substantielle. […] La
table n° 2 est ma table scientifique. C'est une connaissance plus récente et je ne me sens pas familier
avec elle. Elle […] est composée essentiellement de vide. Dispensées avec parcimonie dans ce vide
se trouvent de nombreuses charges électriques qui se meuvent à grande vitesse ; mais leur masse
compacte occuperait moins d'un milliardième du volume de la table elle-même. Néanmoins, elle
supporte le papier sur lequel j'écris de façon aussi satisfaisant que la table n° 1 ; car, quand je pose le
papier sur elle, les petites particules électriques, animées d'une grande vitesse la soutiennent par
dessous, de sorte que le papier est maintenu à un niveau pour ainsi dire constant à la façon d'un
volant… Il y a une différence essentielle qui est la suivante : le papier devant moi plane-t-il comme
s'il était sur un essaim de mouches […] ou est-il soutenu parce qu'il y a sous lui une substance, la
nature intime d'une substance consistant à occuper un espace dont toute autre substance est exclue.
[…] Je n'ai pas besoin de vous dire que la physique moderne m'a, par des preuves délicates et par
une logique impeccable, convaincu que ma seconde table, la table scientifique, est la seule qui soit
là réellement […] En revanche, je n'ai pas besoin de vous dire que la physique moderne ne réussira
jamais à exorciser la première table – étrange mélange de nature extérieure, d'images mentales et de
préjugés hérités – car elle est là, visible aux yeux et sensible au toucher ». Seule la table scientifique
est réelle. Du point de vue scientifique, la matière est énergie.
BACHELARD, La formation de l’esprit scientifique (1938) : la perception naturelle est un « obstacle
épistémologique », le scientifique doit apprendre à se détacher de sa perception de l’objet concret et
accéder à l’abstraction. L’observation scientifique est en rupture avec nos regards habituels : elle est
une « observation polémique ».
Les scientifiques étudient l’antimatière, les trous noirs…
4) Matière et esprit en art : HEGEL, dans L’Esthétique, montre que l’art a un contenu spirituel (il exprime la
pensée) et repose sur une « spiritualisation » du sensible, une idéalisation de la matérialité des choses. Par
exemple, la peinture hollandaise semble présenter des scènes de la vie quotidienne insignifiantes, mais se
révèle spirituel. Mais l’art n’est plus aujourd’hui l’expression adéquate de l’esprit (c’est la « mort de l’art »)
car le sensible ne parvient plus à nous révéler l’esprit.
5) Matière et esprit dans la technique : BERGSON, à la fin des Deux Sources de la morale et de la religion
(1932), dans le chapitre 4, analyse les effets de la mécanisation. L’invention de la machine a abouti à une telle
expansion matérielle qu’un supplément spirituel est nécessaire : la mécanique appelle la mystique. Les
machines pourront alors libérer l’humanité de ses contraintes : la mécanique « ne retrouvera sa direction vraie,
elle ne rendra des services proportionnés à sa puissance, que si l’humanité qu’elle a courbée encore davantage
vers la terre arrive par elle à se redresser, et à regarder le ciel ».
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