L`entreprise culturelle entre fossile et mutant

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L’entreprise culturelle entre fossile et mutant
Article rédigé pour les « cahiers du management culturel »
© êcume & Institut Claude-Nicolas Ledoux 1994
1 - L’entreprise culturelle existe -t-elle ?
11 - Incommensurable culture
12 - Protectionnisme culturel
13 - Patrimoine contre délocalisation
2 - Le Management de l’impossible : quinze constats
21 - Étalon de la valeur
22 - “Perte de contrôle” de la gestion
23 - Marché des signes
24 - Fin des romantiques
3 - L’impossible culture du Management
31 - Consommation : de l’autre côté du miroir
32 - Nouveaux enjeux de la culture
33 - Nouveaux managements
note : ce texte date de 1994
-1-
Luc GRUSON, diplômé HEC, a travaillé comme consultant auprès de
nombreuses institutions françaises et internationales avant de rejoindre Arc et
Senans où il a notamment développé les nouvelles technologies, les activités
d’édition et de formation. Il a été avec Mario d’Angelo l’un des initiateurs du
“Mastère Européen”, où il coordonne les enseignements de gestion.
Vice-Président d’Ecume, il est également depuis 1993 le Directeur de l’Institut
Claude-Nicolas Ledoux, Centre Européen de Rencontres d’Arc et Senans.
-2-
Résumé : Dans cet article, l’auteur s’interroge sur les pratiques du
management dans le secteur culturel. Après avoir montré les limites du
concept d’entreprise culturelle, il montre les contradictions du management
appliqué au secteur culturel, en traitant plus particulièrement la gestion
financière, le contrôle de gestion, le marketing et la gestion des ressources
humaines.
Mais il développe ensuite l’hypothèse que ce sont les concepts du
management qui ne sont plus adaptés à la société moderne où l’échange des
symboles domine l’échange des marchandises. Dans ce contexte postindustriel, et avec en arrière-fond les échanges internationaux, il indique
quelques pistes pour repenser l’économie de la culture européenne, en
s’appuyant notamment sur les lieux du patrimoine.
-3-
Bien qu’ils s’en défendent, les milieux culturels sont finalement perméables aux
modes qui régissent les attributs de la modernité dans les organisations. Ces
modèles dominants, qui touchent aux concepts comme aux discours, sont
relayés et amplifiés dans une société où la mondialisation et la médiatisation
accélèrent la circulation des idées.
Ainsi les panacées universelles du management, la Direction par objectifs et le
contrôle de gestion dans les années 70, la glorification du modèle d’entreprise
et du projet professionnel dans les années 80, la vogue du concept de réseau
en ces années 90, ont-elles exercé à des degrés divers une fascination sur les
acteurs et les structures de la culture, toujours en quête d’identité.
Il est troublant de constater que le concept d’”entreprise culturelle” a envahi les
discours sur la culture en France au début des années 80, exactement au
moment où l’entreprise perdait dans la société française son caractère
diabolique pour devenir une catégorie supérieure de l’organisation humaine et
de la citoyenneté.
Il est intéressant, dix années après, de s’interroger sur le sens de l’irruption de
ce modèle. Ne s’agit-il que du dernier avatar de structures incapables de
s’adapter à l’évolution accélérée de notre monde, ou peut-on y lire l’émergence
d’un nouveau type d’organisation, caractéristique des sociétés postindustrielles, où la production de symboles importe davantage que celle de
biens et de services ?
1 - L’entreprise culturelle existe -t-elle ?
Concept hexagonal s’il en est, l’entreprise culturelle renvoie à cet autre
particularisme national qu’est la notion de culture, entendue non pas comme
l’ensemble des valeurs fondant une nation, mais comme un secteur d’activité. Il
suffit de franchir nos frontières pour mesurer la fragilité de ce concept que bien
des européens du nord ne parviennent pas à formuler tant leurs catégories
sont différentes.
On préfère là-bas le mot d’”Arts” (visual arts, performing arts, arts
management) à celui de culture.
-4-
La pauvreté des nomenclatures ou des typologies communes paraît à cet
égard révélatrice de la difficulté de trouver un langage commun. Ainsi, dans un
secteur émergent comme l’environnement, des groupes d’experts ont proposé
des batteries d’indicateurs communs ou des nomenclatures communes (1),
afin de pouvoir comparer des éléments quantitatifs ou qualitatifs différents,
voire afin de comparer l’impact des politiques nationales.
Dans le domaine de la culture, bien qu’il s’agisse d’un secteur moins nouveau
et bien plus important en terme de poids économique, l’appareil statistique
disponible est étonnamment pauvre.
11 - Incommensurable culture
En France, il n’y a pas d’organisation professionnelle ou d’administration (2)
disposant des outils permettant une approche rationnelle et quantifiée des
entreprises culturelles :
• il n’existe pas de branche culture, et donc pas d’enquête de branche ;
• il n’existait pas jusqu’à récemment de références précises aux produits et
services culturels dans la NAP (3), ce qui interdit l’exploitation sectorielle de
toutes les grandes enquêtes nationales et statistiques administratives sur les
entreprises ;
• il n’y a pas eu d’essai probant d’élaboration d’un compte satellite de la
culture, permettant d’évaluer au niveau macro-économique la portée du
secteur culturel, en termes de valeur ajoutée et de commerce extérieur par
exemple.
La nouvelle codification APE, destinée à préparer l’harmonisation
communautaire et entrée en vigueur en 1993, prévoit pour la première fois un
code 92 pour les “activités récréatives, culturelles et sportives”. Ce code
permettra dans une certaine mesure de disposer des statistiques classiques
d’entreprises sur certains secteurs.
Mais outre les limites bien connues de la codification (qui ne distingue que
l’activité principale), il n’y a pas eu de réflexion pertinente sur la typologie des
activités culturelles comme l’indique le détail de la nomenclature ci-dessous.
Par ailleurs, on est surpris que l’édition continue de figurer dans la branche
industrie manufacturière au code DE : “industrie de papier et du carton ; édition
et imprimerie (sic)”.
Plus incroyable la sous-branche 22 “édition, imprimerie, reproduction”
comprend le code DE.22.3 qui inclut les enregistrements sonores (DE.22.3A)
vidéo (DE 22.3B) et informatiques (DE.22.3C). Qui aurait pu penser que les
nouvelles technologies multimédia appartenaient en France à l’industrie du
papier et du carton ?
-5-
(1) Par exemple dans le cadre de l’OCDE ou de la Commission Économique pour
l’Europe de l’ONU.
(2) Un travail considérable de défrichement a été entrepris par la DEP du Ministère de
la Culture, mais il porte davantage sur la description des pratiques culturelles que sur
leur économie.
(3) Nomenclature des activités et produits.
Les entreprises culturelles dans la nomenclature APE
Essai d’identification
D - INDUSTRIE MANUFACTURIERE
DE - Industrie du papier et du carton ; édition et imprimerie
22 - Édition, imprimerie, reproduction
O
22.1
Édition
O
22.1A
Édition de livres
O
22.1C
Édition de journaux
O
22.1E
Édition de revues et périodiques
O
22.1G
Édition d’enregistrements sonores
O
22.1J
Autres activités d’édition
*
22.2
Imprimerie
*
22.2A
Imprimerie de journaux
◊ secteur culturel
*
22.2C
Autre imprimerie (labeur)
O secteur mixte
*
22.2E
Reliure et finition
* secteur non culturel
*
22.2G
Composition et photogravure
(classification de l’auteur)
*
22.2J
Autres activités graphiques
O
22.3
Reproduction d’enregistrements
O
22.3A
Reproduction d’enregistrements sonores
O
22.3C
Reproduction d’enregistrements vidéo
O
22.3E
Reproduction d’enregistrements informatiques
00 - SERVICES COLLECTIFS, SOCIAUX ET PERSONNELS
92 - Activités récréatives, culturelles et sportives
O
92.1
Activités cinématographiques et vidéo
O
92.1A
Production de films pour la télévision
*
92.1B
Production de films institutionnels et publicitaires
O
92.1C
Production de films pour le cinéma
O
92.1D
Prestations techniques pour le cinéma et la télévision
*
92.1F
Distribution de films cinématographiques
O
92.1G
Édition et distribution vidéo
O
92.1J
Projection de films cinématographiques
O
92.2
Activités de radio et de télévision
O
92.2A
Activités de radio
O
92.2B
Production de programmes de télévision
*
92.2C
Diffusion de programmes de télévision
O
92.3
Autres activités de spectacle
◊
92.3A
Activités artistiques
O
92.3B
Services annexes aux spectacles
-6-
O
*
*
O
*
*
O
◊
◊
O
*
*
*
*
*
O
92.3D
92.3F
92.3H
92.3J
92.4
92.4Z
92.5
92.5A
92.5C
92.5E
92.6
92.6A
92.6C
92.7
92.7A
92.7C
Gestion de salles de spectacle
Manèges forains et parcs d’attractions
Bals et discothèques
Autres spectacles
Agences de presse
Agences de presse
Autres activités culturelles
Gestion des bibliothèques
Gestion du patrimoine culturel
Gestion du patrimoine naturel
Activités liées au sport
Gestion d’installations sportives
Autres activités sportives
Activités récréatives
Jeux de hasard et d’argent
Autres activités récréatives
12 - Protectionnisme culturel
L’”exception culturelle” revendiquée haut et fort par la France dans les
négociations du GATT aurait sans doute un autre poids dans l’opinion si, audelà d’une position politique de principe tout à fait louable, l’État était capable
d’évaluer les retombées économiques de cette “culture française” censée
endiguer l’invasion des troupes ennemies, produites en série par les
multinationales mercantiles de la culture “made in USA”.
Chacun sait que les industries culturelles sont le premier poste excédentaire de
la balance commerciale US (avant les armes et les ordinateurs…), mais sait-on
quel est le poids économique des entreprises culturelles européennes ?
Il ne semble pas que les décideurs, à l’échelon des Régions et des Etats
d’Europe aient une vision claire du champ culturel comme domaine
économique. Dans les débats nationaux ou européens, est-il envisageable de
considérer qu’il existe des “unités de production” culturelles et que celles-ci
doivent bénéficier de politiques sectorielles, au même titre que l’agriculture ou
l’automobile ?
On peut en douter lorsque l’on observe, en France en tout cas, les arbitrages
budgétaires effectués dans le domaine culturel par les collectivités locales,
surtout soucieuses d’image, et, dans une moindre mesure, par le Ministère de
la Culture lui-même, qui sacrifie régulièrement les expériences en cours aux
corporatismes bien en place ou aux “coups médiatiques”.
Au gauche comme à droite, peu de personnes ont pris la mesure de la
révolution planétaire qui est en train de bouleverser les conditions de
production et d’échange des biens et services culturels et par voie de
conséquence les pratiques culturelles.
-7-
Car c’est bien à une massification des pratiques culturelles que l’on assiste
multipliée par un déplacement et une accessibilité généralisée des signes
culturels, rendue possible par les nouvelles technologies de l’information.
Face à cela, l’”exception culturelle” pourra apparaître, au mieux comme un luxe
de pays culturellement riche, au pire comme un contresens économique.
Car après tout, l’accélération des échanges de produits et de services culturels,
rendue possible par le progrès technique, condamne chaque état -ou plutôt
chaque communauté culturelle- à ouvrir son marché à la concurrence
étrangère et à exporter ses propres produits.
La culture française est-elle exportable ? C’est une question à poser autrement
qu’en des termes politiques.
Dans le domaine du cinéma et de l’audiovisuel, secteurs largement
industrialisés et mondialisés, les chiffres ont au moins le mérite d’exister et
confirment la suprématie de l’industrie culturelle américaine.
L’étude des industries de la musique permettraient de faire le même constat,
encore qu’il y ait là plus de concurrents, dont, très récemment, les Japonais.
En France, la rareté des études produites ne permet pas, comme pour
l’agriculture, d’organiser les lobbies et les contre-feux.
La seule enquête vraiment complète, celle sur les “pratiques culturelles des
français (4)” nous apporte quelques leçons utiles. Notamment que la télévision
et la musique sont les deux consommations culturelles dominantes en terme
de masse. Relire ce qui est dit plus haut à la lumière de ce fait ne peut
qu’inquiéter.
13 - Patrimoine contre délocalisation
Ainsi, les entreprises culturelles existent mais on ne peut les décrire, faute
d’avoir fait l’effort nécessaire. Par exemple, les typologies classiques qui
distinguent le “marchand” du “non-marchand” ne fonctionnent pas dans les
faits, sinon par globalisation.
Plus intéressante est la notion d’industrie culturelle qui sous-entend
l’industrialisation des biens, c’est-à-dire leur reproduction en série. Mais qu’en
est-il alors des services culturels ?
Pour faire front aux industries culturelles américaines, on oublie trop souvent
que la France est le premier pays touristique au monde (au coude à coude
avec les USA). Or les économistes savent bien que les secteurs protégés sont
ceux qui échappent à la délocalisation et la concurrence. Voilà un secteur où la
France peut pavaner tant elle a su renouveler, sur son sol mais en attirant les
étrangers, la gestion du patrimoine des monuments historiques et des musées,
mais aussi la création architecturale contemporaine (cf. 3è partie).
-8-
Cette performance implique-t-elle de nouveaux outils de management ? Si oui,
les concepts mis en oeuvre peuvent-ils servir l’ensemble des activités
culturelles en France, voire en Europe ? C’est ce qu’il conviendrait d’analyser.
2 - Le management de l’impossible : quinze constats
Le management, c’est la mise en oeuvre collective d’une stratégie et de
moyens, techniques, humains, financiers, pour atteindre des objectifs.
Malheureusement, le modèle libéral d’entreprise qui le sous-tend est bien loin
de ce que sont les institutions culturelles en général et même les entreprises
culturelles en particulier.
(4) Ministère de la Culture et de la Francophonie. Département des Études et de la
Prospective.
Un moyen intéressant pour essayer de cerner les entreprises culturelles
consiste à observer dans quelle mesure elles utilisent ou non les outils de base
du management.
On verra cependant que ceux-ci sont rarement adaptés à la gestion de projets
culturels : soit ils doivent être pervertis de leur usage initial, soit leur logique
doit être poussée au-delà du point de rupture théorique. Dans les deux cas,
leur usage, s’il est créatif, pose une multitude de questions inouïes jusqu’alors,
lesquelles interpellent non seulement le secteur culturel mais l’ensemble des
processus économiques des sociétés développées.
21 - Étalon de la valeur
Concept inhérent à l’entreprise libérale, le management est une rationalité de
l’organisation étalonnée par le profit. Par profit, il faut bien sûr entendre au
sens large la notion anglo-saxonne de “profitabilité” qui ne recouvre pas que
l’enrichissement financier à court-terme.
Ainsi, la notion d’entreprise “performante” comprend plusieurs axes de
mesures, dont les principaux sont la performance économique (capacité à
générer de la valeur ajoutée) et la performance financière (capacité à générer
du cash-flow ou de la rentabilité capitaliste).
Comment mesure-t-on la performance d’une entreprise culturelle ? Question
qui revient à en poser une autre : existe-t-il un étalon de mesure de la valeur
culturelle ?, ou encore : les échanges de biens et services culturels se
réduisent-ils à une activité économique ?
-9-
La réponse à ces questions permettrait de lever la contradiction qui existe de
manière exemplaire dans tout management de projet culturel entre l’impératif
de la création et la contrainte de la production.
Quelques constats :
Constat 1
Dans le domaine du patrimoine, quelques consultants peu avisés ont tenté de
parler d’une rentabilité du patrimoine, rendue possible par la fréquentation
touristique et les “produits dérivés”.
Cette idée parait dangereuse car elle laisse à penser aux élus (ou aux
propriétaires privés) qu’un investissement dans la préservation ou la
restauration du patrimoine peut être rentable. C’est faux.
La préservation du patrimoine, c’est d’abord une volonté politique et c’est une
charge pour la collectivité. C’est “la part maudite” (5) qu’il faut consacrer à sa
propre mémoire.
(5) Georges Bataille. “La part maudite” précédée de “La notion de dépense”. Les
éditions de Minuit (1967)
Ainsi, il n’existe pas de critère économique permettant de décider de restaurer
ou non les films de la Cinémathèque Française : la restauration des films n’est
jamais couverte par leur exploitation ultérieure, aussi inventive soit-elle (6).
Ainsi, la restauration de la Saline Royale d’Arc et Senans ne sera jamais
amortie par l’augmentation du nombre de visiteurs (7).
On voit donc que l’application des préceptes du management se heurte à un
premier mur conceptuel : il n’existe pas d’investissement “profitable” dans le
patrimoine. Cela est vrai pour le financier, comme pour l’économique (8).
La vraie question de la politique financière du secteur culturel sera dès lors de
savoir comment on prend en compte cette “perte de valeur” (cette part
maudite) qui ne peut s’équilibrer au crédit que par une “valeur ajoutée
culturelle”, non mesurable en argent.
Constat 2
Si l’on met de côté la question des capitaux investis, la performance
économique pure, qui ne pose pas de problème pour les industries culturelles,
est un casse-tête pour les objets ou services culturels “non industrialisables” :
c’est la fameuse loi des “rendements décroissants” qui est bien connue pour le
spectacle vivant, mais qui se vérifie également pour les musées, les Centres
Culturels, les Monuments Historiques.
Cette règle du rendement décroissant fait que plus la structure est importante,
plus les frais de structure augmentent, donc plus la performance économique
- 10 -
diminue. Dans les grands établissements publics, elle est même négative dès
lors que l’institution consomme plus de richesses pour son fonctionnement
qu’elle n’en produit.
Cette tendance à la “déséconomie d’échelle” rend tout contrôle de gestion
problématique et complique encore davantage le processus de prise de
décision en matière de patrimoine : non seulement les investissements y sont
non rentables, mais, en plus, ils génèrent de nouvelles charges de
fonctionnement qui ne sont pas couvertes par l’exploitation nouvelle.
C’est l’amère découverte de beaucoup de municipalités : après avoir “investi”
dans la culture (s’entendant comme les équipements culturels), il faut payer le
fonctionnement, alors qu’on avait cru à la possibilité de l’équilibre économique.
(6) Pierre Del Fondo. Thèse de Mastère de 1992 sur la Cinémathèque Française
(7) En prenant un taux d’actualisation de 3 %, il faudrait augmenter les billets de
17 francs (soit + 75 %) pour amortir les travaux actuels sur 50 ans.
(8) Cette théorie se vérifie sans doute également pour le patrimoine naturel : il n’y a
pas d’avantage économique ou financier à sauvegarder les espèces menacées.
Constat 3
La conception libérale de l’entreprise suppose un étalon de valeur qui soit
monétaire. Ainsi pour F. Perroux (dans “le capitalisme”), “L’entreprise n’est pas
une unité de production quelconque… elle combine les prix des facteurs de
production et elle tend à obtenir un produit évalué lui-même en termes de prix.
La combinaison technique n’est qu’un moyen de la combinaison économique.
L’optimum économique seul est décisif, non le maximum technique”.
Sans entrer dans la discussion passionnante sur le prix de la culture, on voit ici
que les “unités de production” du secteur culturel échappent d’emblée à la
définition que donne F. Perroux de l’entreprise dès lors qu’il n’existe pas en
apparence d’étalon de la valeur culturelle et d’optimum économique des
conditions de sa production.
22 - “perte de contrôle” de la gestion
Le contrôle de gestion, introduit en force dans les entreprises européenne dans
les années 70 sur l’exemple des grandes “majors” américaines et des “cabinets
d’audit” d’outre-atlantique a déferlé sur le secteur culturel au début des années
80, comme il l’a fait dans la majeure partie des secteurs de l’économie sociale
ou du “non profit” à la même période.
Cependant, les difficultés conceptuelles énoncées précédemment n’ayant pas
été évaluées, la plupart des “entreprises” culturelles se sont dotées
- 11 -
d’instruments de contrôle de gestion dont les résultats sont souvent
ahurissants et que l’on peut classer en deux catégories :
- ceux qui sont totalement inutiles : le service comptable ou du contrôle de
gestion publie des tableaux de bord et des informations quantifiées qui ne sont
pas lues par les décideurs car ceux-ci n’y retrouvent pas leur “compte” ;
- ceux qui sont totalement nocifs : les activités culturelles, évaluées à l’aune
d’objectifs financiers, sont démantelées dès lors qu’elles ne répondent pas à
l’impératif de l’optimum économique décrit par F. Perroux.
Ici aussi, quelques remarques s’imposent :
Constat 4
Les outils de contrôle de gestion sont également contestés dans les secteurs
plus traditionnels de l’économie tant leurs limites sont vite atteintes. Ainsi
Michel Godet, Jean Gandois ou Michel Crozier ont-ils par exemple remis en
question la validité des indicateurs micro-économiques utilisés dans les
entreprises.
Il est vrai que le cercle vicieux du démembrement (au sens propre) des
entreprises qui consiste à se couper chaque année un bras au non de la
compétitivité a de quoi inquiéter en cette période de chômage généralisé (9).
Mais ne sont-ce pas les manières de penser la gestion qui sont à remettre en
cause ? alors que le modèle de Taylor ne correspond plus à l’entreprise
moderne, on continue à se représenter le processus de production selon sa
vision, basée sur la croissance et les économies d’échelle.
Ainsi, considérer le potentiel humain comme un “facteur de production” ou
comme une “charge” est-il absurde dès lors que la valeur d’un produit dépend
plus de l’immatériel que des coûts directs liés à sa production en série.
Surtout le contrôle de gestion poursuit sa propre logique et sa propre rationalité
au mépris justement de ce que l’économique a du mal à évaluer.
S’autojustifiant, il introduit dans l’entreprise les perversions qui conduiront
inexorablement à sa mort :
- l’obsession du court-terme, les résultats de la période priment sur la
pérennité ;
- l’incapacité à anticiper ; la logique comptable est de constater le passé, celle
du contrôle de gestion à l’extrapoler linéairement ;
- 12 -
- la rigidité : il est difficile de changer de cap et pire encore d’outil d’évaluation,
alors même que la conjoncture y oblige ;
- la simplification : ramener des objectifs à une grandeur chiffrée pour mieux
motiver les équipes consiste souvent à éviter de regarder en face la complexité
de la réalité.
Constat 5
Le plan comptable français est particulièrement peu adaptable à la
comptabilisation des flux de valeur dans le secteur culturel. Outre qu’il est issu
d’une logique “industrielle” de la production, il comptabilise les flux par nature
et non par fonction comme le font les systèmes anglo-saxons.
Cela oblige à construire des comptabilités analytiques très complexes qui
peuvent seules renseigner sur les fonctions de l’entreprise culturelle.
Bien souvent, même la pertinence économique des soldes intermédiaires de
gestion peut être remise en cause.
Ainsi par exemple les droits d’auteurs ne sont pas considérés comme des
coûts de production par le plan comptable français alors que tout travail
d’édition commence par l’achat des droits d’une oeuvre.
(9) “Le contrôle de gestion, clé du modèle américain, a tué la créativité et peu à peu
l’entreprise par amputations successives de ses ressources”. Michel Crozier,
conférence à Arc et Senans. Groupe de la Gabelle (14 juin 1993).
Ainsi, les charges relatives à une résidence d’artiste sont-elles considérées par
les commissaires aux comptes comme des “frais de réception”, au même titre
que les repas d’affaires offerts aux clients dans les entreprises normales.
Constat 6
Plus généralement, il y a une grande difficulté à discerner les coûts de
production directs et indirects parce que les processus de la création ne sont
pas tayloriens :
- le travail humain de création ne se mesure pas en temps (les coûts salariaux
oui) ;
- il est difficile de discerner les charges d’exploitation des charges
d’investissements ;
- les investissements immatériels et les stocks prêtent à toutes les fantaisies en
matière d’évaluation comptable ;
- il n’y a pas d’allocation optimale des ressources dans le processus de
production d’une oeuvre, ce qui, comme on l’a dit, constitue une différence
fondamentale avec la rationalité de la production économique.
- 13 -
23 - Marché des signes
Il n’est pas besoin de s’étendre à l’excès sur le problème du marketing culturel
qui a fait l’objet de nombreuses études (10).
Les outils du marketing reposent, en gros, sur l’hypothèse d’une société “de
consommation” qui répond à ses besoins par des échanges régis par des
marchés.
Constat 7
La notion de consommation est sujette à interrogation dans le secteur culturel
dès lors qu’il y a le plus souvent appropriation collective ou sociale de l’oeuvre
et non appropriation privée. L’échange économique ne fonctionne donc pas,
sauf pour les biens et services culturels “dérivés” du projet culturel, ou pour les
biens issus des “industries culturelles” (cf. plus haut).
Constat 8
La notion de “satisfaction” qui est l’objet de la consommation ne fait
généralement pas l’objet de mesures appropriées par les entreprises
culturelles. Mais quand bien même il y aurait un “audimat” culturel, qui reste à
inventer, celui-ci, on le sait, ne pourrait traduire ce qui n’est pas d’abord la
“satisfaction d’un besoin”.
(10) Voir l’article de Patrick Landre dans le présent cahier.
Constat 9
Dès lors qu’elle s’affranchit du statut de “marchandise (11)”, ou de celui plus
moderne de “loisir”, l’oeuvre d’art ou le projet culturel ne se fixe pas pour
premier objet de répondre à une demande mais d’être une offre ou plutôt un
“don” possible à la culture collective.
L’offre et la demande de biens et de services culturels ne sont donc que les
épiphénomènes d’un échange purement symbolique entre des artistes ou des
créateurs de “signes” (12) et des individus ou des collectivités porteuses d’une
demande sociale.
Constat 10
Pour la raison théorique ci-dessus, pour les raisons pratiques évoquées
précédemment, il n’y a pas de vérité des prix sur le marché de la culture. Et
ceci d’autant moins que les subventions publiques viennent pervertir tout à la
fois l’offre et la demande et superposer à l’échange du producteur et du
consommateur un autre échange plus subtil entre la demande sociale, telle
qu’elle est médiatisée et reformulée par le pouvoir, et l’offre, non pas
- 14 -
d’oeuvres, mais de projets subventionnables, c’est-à-dire le plus souvent
médiatisables.
24 - Fin des romantiques
En ce qui concerne la gestion des ressources humaines, le secteur culturel
apparaît étonnamment en retard. Pire, on ne sait pas très bien ce qui se passe
tant le domaine est opaque : le marché de l’emploi est en grande partie
invisible (“être dans le réseau”), mais les pratiques le sont tout autant.
Ici l’irruption du management n’a pas encore eu lieu, et les dégâts restent à
faire, dans une profession majoritairement repliée sur elle-même, voire
corporatiste.
Mais, comme on a commencé à détruire les premières maisons de la culture
dans les années 80, on a commencé à voir les “cultureux” formés à l’action
culturelle des sixties chanceler devant la professionnalisation accélérée du
secteur commencée avec les années de crise.
(11) On pense à la “Société du Spectacle” de Guy Debord (Buchet Castel Paris 1967).
(12) Jean Baudrillard “Pour une critique de l’Économie Politique du signe” (Gallimard Paris 1972)
Ici encore, quelques constats :
Constat 11
Alors que le concept d’entreprise sous-entend une organisation collective du
travail et des niveaux de décision, le responsable du projet culturel est encore
majoritairement hanté par le modèle romantique de l’artiste, hérité du XIXe
siècle : la pureté de l’oeuvre se mesure aux affres de l’acte de création qui est
par nature solitaire et poétique.
Cette vision ne conduit qu’à des modèles de direction fondés sur la dictature
et/ou le charisme, le “porteur de projet” devant tout décider seul mais aussi tout
imposer à une équipe frustrée mais admirative (13).
- 15 -
Inutile de lister ici les mille et uns caprices, coups de coeur, passades, des
divas de la culture qui font valser le personnel au rythme de leurs obsessions
créatrices.
Inutile également de rappeler que le responsable de projet culturel n’est pas un
artiste et qu’il y a souvent une grande frustration enfouie dans les projets
culturels “auto-glorifiants”.
Constat 12
Cette perversion de base se transmet dans toute l’organisation : le responsable
se posant en artiste, refuse d’être évalué. Par ricochet, il n’existe pas
d’évaluation des compétences et d’outils d’évaluation des résultats au sein de
l’entreprise.
Constat 13
Les salariés de la culture ont gardé un esprit de militants, voire de bénévoles.
Parce que la satisfaction tirée du travail est symbolique plus que monétaire.
Mais ils refusent d’être jugés autrement que sur leur démarche, qui est
forcément pure.
Constat 14
Bien sûr la politique des salaires est pour cette raison opaque, de même que
les plans de carrière.
Constat 15
La formation professionnelle continue des cadres est considérée comme une
perte de temps ou une dépense superflue (14).
(13) En cela la culture est aussi une religion avec ses grands prêtres, et ses “Totem et
Tabous”
(14) Enquête réalisée sur un échantillon de responsables culturels français par
Solution Directe (Besançon) pour la Fondation Claude-Nicolas Ledoux. C’est la
réponse spontanée de plus de 70 % des personnes questionnées.
Tout ceci, et la taille modeste des entreprises, fait que la gestion du personnel
n’est pas du tout développée dans le secteur culturel.
A ceci, il faut ajouter au moins trois facteurs aggravants :
• Les équipes tiennent plus aux personnes qu’aux établissements. (Ainsi il est
courant qu’un directeur de Scène Nationale emmène avec lui son régisseur ou
son administrateur s’il change de centre).
• L’évaluation du travail fourni n’est pas réductible à un comptage du temps
passé au travail (cf. supra).
- 16 -
• Les disparités de statut et de salaires sont bien plus importantes que ce que
l’on croit entre les “stars des secteurs protégés” et les “obscurs de la culture
provinciale”, surtout dans les statuts intermittents (15).
*
* *
La conclusion de cette partie est claire : les outils de management ont été très
peu introduits dans le secteur culturel et ils ont très peu modifié les pratiques
professionnelles antérieures.
Cette situation est due à deux familles de causes :
• Des causes structurelles :
◊ Les unités de production du secteur culturel sont majoritairement des
micro-structures correspondant à des petites P.M.E.. On y retrouve
donc les caractéristiques de la petite entreprise, et les insuffisances
classiques de la gestion :
- faiblesse financière et commerciale
- sous-qualification des équipes
- non délégation des pouvoirs
◊ Les habitudes, en France en tout cas, de la subvention publique ont
occulté toute recherche de résultat, notamment en termes de
performance économique (16).
(15) Lire “La gestion du personnel dans les entreprises du spectacle vivant”. Sophie
Puscian (Thèse de Mastère, octobre 1993).
(16) C’est particulièrement vrai pour le spectacle vivant, mais c’est vrai également
pour le cinéma par exemple dès lors que la survie d’une production ne dépend pas
exclusivement du succès commercial.
◊ Le caractère non-lucratif, ou en tout cas public des établissements
culturels a rendu le milieu culturel relativement insensible aux
nécessités d’un management performant. En effet, les contraintes à
tout projet que sont :
- les ressources humaines
- le facteur temps
- l’argent
y sont moins qu’ailleurs importantes.
- 17 -
• Des causes dues à la nature de l’activité culturelle
◊ Ce n’est pas uniquement une activité économique.
◊ Ce n’est pas qu’une pratique individuelle.
◊ Le processus de production des “valeurs” culturelles n’est pas
rationalisable : on ne peut optimiser tous les facteurs de production
(argent, mais aussi temps et travail humain).
◊ S’il y a bien une économie culturelle elle est réductrice au domaine du
quantitatif alors que son essence est qualitative.
◊ Comme pour l’environnement, la valeur d’usage des biens culturels est
plus collective qu’individuelle. Elle échappe donc aux lois du marché
définies par l’économie libérale.
*
* *
3 - L’impossible culture du management
31 - Consommation : de l’autre côté du miroir
On a vu dans le chapitre précédent que le modèle de management
d’entreprise, s’il est peu répandu dans le secteur culturel, est également
incapable de rendre compte du mode de création de valeur et d’échange
symbolique qui prédomine dans le champ culturel.
De nombreux auteurs ont montré que la “dématérialisation” de l’économie
atteignait presque tous les domaines de l’activité humaine, et y compris
l’industrie.
Ainsi par exemple dans le secteur de l’informatique, la formation de la valeur
ajoutée ne provient plus de la matière nécessaire à la fabrication des
ordinateurs mais à l’accumulation du savoir nécessaire à sa conception, à sa
commercialisation et sa mise en oeuvre.
On assiste ainsi à l’émergence d’un système de création de la richesse
totalement inédit, “fondé principalement sur le savoir et la communication”.
C’est ce qu’Alvin Toffler (17) appelle la société “supersymbolique”, dans
laquelle la course à l’appropriation du savoir et des communications remplace
l’ancestrale course à l’appropriation des richesses matérielles. En cela le savoir
devient richesse, mais “richesse faite de symboles”.
- 18 -
C’est ce que la culture classique du management n’arrive pas à gérer dans la
mesure où les systèmes d’évaluation sont fondés exclusivement sur la
profitabilité économique ou financière.
Ainsi, le licenciement massif de cadres dans telle branche industrielle, décidé
au nom des indicateurs du contrôle de gestion, sont un démantèlement définitif
des réseaux de savoir et de communication. Il conduit lentement l’entreprise à
sa mort, mais elle ne le sait pas car les actifs immatériels ne figurent pas à son
bilan.
Plus généralement, les sociétés développées, touchées de plein fouet par la
crise et le chômage, sont incapables de gérer leur propre enrichissement
symbolique, dès lors que le temps, “libéré” par l’affranchissement des
contraintes de la production, est une “perte” et non un “gain” pour les
indicateurs sociaux.
Les mécanismes de régulation sociale mis en place par les sociétés
développées ne peuvent plus absorber les désordres engendrés par la vitesse
du progrès technique, lequel est devenu un problème politique mondial.
La globalisation de l’économie au niveau mondial, sa médiatisation instantanée
au travers des réseaux de communication sont les causes principales de ces
désordres. A cela s’ajoute la possibilité, offerte par le progrès, d’incorporer de
l’intelligence et non plus seulement de la puissance aux processus de
production.
Cette multiplication du savoir et son accès généralisé créent une abondance
nouvelle dont la contrepartie est une dévalorisation économique des supports
matériels et de leur mode de production.
Le problème du progrès n’est pas que le prix du Mégabyte de RAM soit passé
de 10 MF à 1 000 F en 20 ans mais que le coût social du travail est tel que les
états ne puissent absorber par l’organisation de nouveaux besoins sociaux les
capacités de travail humain libérées par cette formidable augmentation de la
productivité.
Cela est d’autant plus vrai que, comme l’explique Jacques Attali, les fonctions
des états n’ont pas connu de gain de productivité comparable à ceux de la
production économique.
(17) Alvin Toffler “Les nouveaux pouvoirs” (Fayard - 1991)
“Une crise commence lorsque les dépenses nécessaires pour maintenir l’ordre,
communément appelées “dépenses publiques”, croissent plus vite que les
profits tirés des objets industriellement produits en série (18)”.
- 19 -
La part des prélèvements obligatoires, ou en d’autres termes le coût du travail,
consomme une part croissante des richesses produites afin de remplir les
fonctions publiques que sont l’éducation, la culture, la santé, la défense, la
recherche, etc.
L’enjeu du progrès technique est également, selon Jacques Attali, de permettre
l’abaissement des charges liées à ces fonctions obligatoires grâce à la création
de produits fabriqués en série et remplissant les anciennes fonctions culturelles
et éducatives.
D’ailleurs, les tendances récentes de la consommation des ménages montrent
combien les anciens modèles sont menacés.
L’irruption des “nouvelles technologies de communication” dans l’horizon de la
consommation fait de l’information le premier objet de consommation. Mais y at-il “consommation” de l’information ? Comme le souligne Christian de Boissieu
(19), le clivage traditionnel entre “consommation” et “épargne” a tendance à
s’estomper. On peut dire que cela est particulièrement vrai pour les biens
culturels (qu’il s’agisse d’oeuvres d’art ou d’objets manufacturés).
En effet, les nouvelles tendances de la consommation, qui se portent
essentiellement sur les biens culturels et les services de communication et
d’information, ne correspondent plus aux schémas antérieurement établis :
- les biens acquis sont des supports de services ;
- la frontière entre bien durable et bien de consommation s’estompe ;
- l’information n’est ni consommable ni appropriable ;
- il existe une possibilité d’”épargner” et non de “consommer” l’information et le
savoir, grâce aux banques de données et aux supports numériques ou
traditionnels (bibliothèque, médiathèque, vidéothèque, etc.) ;
- les échanges d’information et de savoir ne passent pas les douanes mais
voyagent par les réseaux de communication. Il en est de même dans une
certaine mesure des biens et des services culturels.
Ainsi, les biens et les services produits industriellement incorporent une part
croissante de contenu culturel.
(18) Jacques Attali “L’avènement de la Planète nomade” in Libération du
vendredi 1er octobre 1993.
(19) “Penser la consommation”. Un entretien avec Christian de Boissieu et Marc
Guillaume. Libération du samedi 25 septembre 1993.
Mieux que cela, la consommation des pays riches s’oriente massivement vers
des objets ou des services à caractère “culturel” au sens large. Ainis, en
- 20 -
France, les dépenses culturelles des français représentent 120 milliards de
francs par an et constituent le secteur de consommation à croissance le plus
rapide (+ 15 % l’an).
Mais, de même que les physiocrates ne croyaient pas que la richesse
économique pouvait provenir de l’industrie, les hommes politiques continuent
de penser que le secteur culturel est consommateur de richesses alors qu’il
produit déjà des emplois et de la valeur ajoutée et qu’il représente l’enjeu
économique de demain.
32 - Nouveaux enjeux de la culture
L’industrialisation et l’accessibilité généralisée des connaissances et des
cultures est l’enjeu économique majeur de la fin du XXè siècle. Face à la
suprématie technique et au poids économique des entreprises américaines et
japonaises, quels sont les atouts possibles d’une Europe terriblement divisée ?
• Le patrimoine européen
Face au déferlement d’objets culturels produits en série et standardisés, la
vraie richesse de l’Europe est sa diversité culturelle et l’importance historique
de sa conception “patrimoniale” de la culture.
Dans l’économie moderne, il n’est plus possible de mener des politiques
régionales dès lors que la production et la consommation des biens n’a plus
d’ancrage territorial.
Ce n’est pas le cas du patrimoine culturel et il est temps de reposer les
questions de l’aménagement du territoire en termes de spécificité culturelle et
d’identité.
Comme l’a montré le rapport Latarget (20), le développement économique doit
s’appuyer sur un aménagement culturel du territoire. Mais il faut aller encore
plus loin et prétendre que demain, la compétitivité économique des régions et
des états dépendra également de leur capacité à mobiliser leur richesse
culturelle et à la faire partager (21) aux autres.
Dans cette optique, comme on l’a dit au début, le patrimoine culturel possède
cet avantage déterminant de n’être pas délocalisable.
Une bonne politique sectorielle pour la culture patrimoniale serait donc de
définir des projets culturels territoriaux, ancrés sur des lieux à identité forte.
(20) “L’aménagement culturel du territoire” - Datar - (La Documentation Française Paris - 1992)
(21) Volontairement, ne disons pas “vendre”.
- 21 -
Mais cette recommandation amène deux questions :
- celle de l’identité
- celle de la hiérarchisation (notion d’identité forte ou de degré de signification).
En ce qui concerne l’identité, il faut d’emblée rejeter le modèle français des
“Monuments Historiques” qui est très restrictif voire corporatiste. Il est d’ailleurs
amusant de relever avec Alain Montferrand et Michel Collardelle (22) que sur
les 417 lieux “culturels” recevant plus de 20 000 visiteurs par an en France, les
monuments les plus visités sont, en dehors des édifices religieux, les grands
édifices d’architecture contemporaine (38 millions de visiteurs, soit deux fois
plus que les musées de peinture et de sculpture).
“Contrairement aux idées reçues, c’est la période contemporaine (XIXè - XXè)
qui attire globalement le plus grand nombre de visiteurs de lieux culturels dans
notre pays… S’agissant du patrimoine architectural des châteaux et édifices
civils, les résultats sont encore plus nets. Les édifices d’architecture
contemporaine (Tour Eiffel, Beaubourg, etc.) représentent 48,3 % du total de la
fréquentation (22).
Au-delà de son intérêt manifeste, en montrant que le patrimoine est aussi un
gisement touristique, cette étude remet également en cause la vision par trop
historique du patrimoine, celle de notre culture des “Monuments Historiques”,
celle aussi des ethnologues pour qui le moindre “ustensile” devient un
patrimoine possible.
L’importance de la création contemporaine montre également que l’avantage
de l’Europe n’est pas si définitif que cela, car d’autres continents (les USA déjà)
peuvent prendre la tête des courants artistiques, qu’il s’agisse d’architecture ou
d’autres “arts visuels”.
Cette primauté de la création montre enfin qu’il est essentiel d’associer la
création contemporaine au patrimoine, ce que font en France les Centres
Culturels de Rencontres depuis vingt ans (23). C’est bien sûr le moyen d’éviter
la dérive de la “réserve d’indiens”, mais c’est également la possibilité de
“revisiter” le patrimoine avec un regard moderne, c’est-à-dire de le reformuler
au travers d’oeuvres capables de porter l’image du patrimoine hors de son
territoire : écriture, photographie, cinéma, arts plastiques, etc. mais aussi
nouvelles technologies (cf. plus loin).
Alors que l’on s’inquiète légitimement de la perte d’influence culturelle de la
vieille Europe, il est troublant de constater que celle-ci est incapable de
mobiliser son propre patrimoine pour profiter du gigantesque amplificateur que
constituent les nouvelles technologies de l’information : combien d’enfants sur
la planète savent-ils que “Blanche Neige” est une oeuvre de Perrault et non un
film de Walt-Disney ? Voilà la “part de marché” du patrimoine européen.
- 22 -
(22) “Economie touristique et patrimoine culturel” in la Gazette Officielle du Tourisme
n° 1195 du 15/11/93.
(23) Voir la Charte des Centres Culturels de Rencontres in “Travées” nouvelle série été 1993 - Paris
Aussi, une idée intéressante serait de lancer une “initiative pour le patrimoine
Européen” permettant de mobiliser l’Union Européenne, mais aussi les
collectivités et les citoyens, sur la promotion de leur propre patrimoine. Cela
impliquerait d’abord de l’inventorier puis de le hiérarchiser, afin de lister les
grands “patrimoines d’intérêt Européen”, de la même façon qu’on a “classé” les
Monuments Historiques de France au XIXè siècle.
Cet inventaire devrait s’attacher prioritairement aux “lieux du patrimoine” (sites
et monuments), pour les raisons indiquées plus haut. Ainsi serait également
résolue la question de la hiérarchisation posée précédemment, dans le sens
d’une “identité européenne forte”.
Mais un inventaire ne saurait suffire : il s’agit également de s’interroger sur les
modes de gestion.
• La mise en réseau
La “mise en réseau”, qui est souvent dans le domaine de la culture une excuse
pour ne pas travailler avec les autres, implique la mise en commun d’objectifs.
En ce sens, elle nécessite une vision commune du management, voire un
projet économique commun.
Ce n’est malheureusement pas la direction prise par les réseaux culturels en
Europe qui se réunissent beaucoup mais produisent peu ensemble (24).
Ainsi, le Forum des Centres Culturels Européens, réuni pour la première fois
en 1988 à Arc et Senans, et devenu depuis forum annuel des réseaux culturels
européens, ne débouche pas réellement sur un projet fédérateur, même s’il a
le grand mérite d’être une initiative non-gouvernementale et de promouvoir un
véritable état d’esprit européen (25).
Dans le domaine des “lieux de patrimoine européen”, il faudrait avoir le
courage de proposer une mise en réseau forte impliquant des modes de
gestion identiques, des services communs de marketing et de promotion, voire
des “groupements d’intérêt économique et culturel”.
A la manière de la “concentration” industrielle, ou plutôt des réseaux de
services (succursales, agences, franchises), mais avec les mêmes avantages
en termes de présence sur le terrain et de “force de vente”, les lieux de
patrimoine seraient ainsi en mesure d’organiser une offre de culture, intégrant
la création contemporaine, pour répondre à la demande croissante des
populations locales et des visiteurs étrangers, avec une identité collective forte
et une visibilité européenne.
- 23 -
(24) Concernant les réseaux culturels, voir les Actes du 2è colloque sur la
décentralisation culturelle- Besançon - 1992 (Agence Culturelle et Technique - Conseil
Régional de Franche-Comté).
(25) La dernière réunion du réseau a eu lieu à Pelès en Roumanie en
septembre 1993. La France est très active dans cette organisation, notamment au
travers du réseau “lieux historiques” dont fait partie Arc et Senans.
Cette démarche, qui impliquerait un peu de modestie de la part des
responsables d’entreprises culturelles permettrait de limiter les problèmes de
gestion soulevés plus haut, et liés notamment à la trop petite taille des
entreprises.
Pourquoi ce qui n’est pas choquant dans le domaine de
l’hôtellerie/restauration, de la banque ou de la grande distribution le serait-il dès
lors que l’on parle de produits culturels ? Bien sûr, la relation à la culture n’est
pas, comme on l’a dit, seulement d’essence économique, mais pourquoi les
échanges symboliques ne pourraient-ils pas également s’organiser par la
création de superstructures ?
• Maîtrise des NTI
A notre avis, ce projet sera vain si les entreprises culturelles, et surtout celles
de patrimoine, n’apprennent pas la maîtrise des nouvelles technologies de
l’information (NTI).
En effet, face à la multiplication et à l’accessibilité généralisée des nouveaux
média, le patrimoine, et surtout les lieux de patrimoine souffrent d’un handicap
très lourd : non reproductibilité et accessibilité non immédiate du contenu
culturel.
L’essaimage de l’image du patrimoine doit donc s’organiser. Il doit bien sûr
emprunter les réseaux des NTI.
Depuis le rapport Latarget (20), il est devenu banal d’aborder la territorialité de
la culture. Mais la réciproque est tout aussi importante : il n’existera pas
demain de lieu de culture qui ne soit relié au monde par les futures “autoroutes
du savoir”.
Mais il ne s’agit pas seulement de rendre les contenus culturels accessibles, il
s’agit également de repenser la relation aux oeuvres et à la connaissance. Et
cela, très peu de professionnels de la culture en ont pris conscience ; ils
continuent de regarder les “ordinateurs” comme des gadgets encombrants (les
mêmes refusent d’apprendre à parler l’anglais), alors que les métiers de la
culture vont être bouleversés par l’irruption des NTI :
◊ Un conservateur pourra montrer tous ses fonds et non seulement une
sélection comme aujourd’hui, faute de place. Mais comment organise-t-on une
muséographie “virtuelle” ? Quels sont les critères de classement et
d’organisation ? Quel rapport nouveau avec le “public” essaie-t-on de susciter ?
autant de questions sans réponse.
- 24 -
◊ Un metteur en scène ou un scénographe pourrait modéliser un décor ou une
scénographie en 3D et travailler avec les mêmes outils de CAO que les
designers industriels.
◊ Le patrimoine pourra être restauré virtuellement (voir Cluny) ou montré à
différents stades de son évolution.
◊ Le tour opérator pourra construire à distance sa route du patrimoine de
manière interactive en réservant les services correspondants.
◊ L’édition multimédia permettra depuis chez soi de visiter des sites et
monuments mais aussi de consulter les collections des musées.
◊ Le tout numérique permettra d’imaginer des films interactifs, comme des
romans en hypertexte.
◊ La construction de simulacres et de mondes virtuels permettra
progressivement aux échanges de signes de s’affranchir, non seulement de la
matière (c’est déjà fait), mais également du réel.
◊ Les industries culturelles, notamment celles qui touchent à l’édition (musicale,
vidéo, littéraire) vont achever de se concentrer et de se mondialiser de manière
à amortir sur les marchés les plus vastes possibles les investissements en
“catalogue” nécessités par le progrès des NTI.
◊ Les contenus culturels feront l’objet d’éditions multimédia qui seront
accessibles (via les satellites, le câble, les télécommunications) depuis
n’importe quel point du globe.
Les exemples pourraient être multipliés à l’infini et montreraient à chaque fois
le même constat : pour ne pas être demain contrôlés par les “distributeurs”, les
producteurs de contenu culturel doivent acquérir leur propre autonomie
technologique et maîtriser les outils. Cela ne peut se faire qu’au prix d’efforts
communs (d’où les réseaux) et par une requalification sans précédent des
professionnels.
Il faut également, comme l’ont fait les japonais dans le domaine industriel,
choisir des créneaux forts et s’y tenir : ni la France, ni l’Europe ne pourront
demain dominer tous les secteurs culturels. Le patrimoine est une spécificité et
une richesse européenne. Il faut donc le privilégier en le rattachant à la
création contemporaine.
33 - Nouveaux managements
On a montré dans ce qui précède que les outils de management ne sont pas
appropriés pour le secteur culturel et qu’ils sont incapables de s’adapter à
l’évolution des sociétés post-industrielles.
- 25 -
Cependant, cela ne signifie pas que le domaine culturel échappe à ces
évolutions et bien au contraire : en grande partie archaïque, fait de petites
structures et d’équipes peu tournées vers le progrès, le secteur culturel va
prendre de plein fouet l’évolution du monde auquel il n’est pas préparé.
La tentation sera grande, et elle l’a déjà été pendant le GATT, de faire de la
France et de l’Europe une grande réserve d’indiens. Mais on sait (les derniers
indiens peuvent en témoigner) qu’une culture est vivante non seulement
lorsqu’elle constitue l’identité d’un groupe humain mais lorsque celui-ci est
capable de la partager avec d’autres, c’est-à-dire de faire partager son savoir,
ses goûts, ses émotions, ses symboles et ses mythes.
Faire découvrir aux autres (ce qui est une manière élégante de dire vendre aux
autres) implique prendre en compte les nouvelles conditions de la production et
des échanges économiques.
Ainsi la production culturelle n’échappe pas au défi posé à n’importe quel chef
d’entreprise : concevoir sa production dans un marché mondial ouvert, hyperconcurrentiel, où l’espace et le temps n’arrêtent plus les échanges.
Il est grand temps, et pas seulement dans le secteur culturel, de réfléchir aux
nouveaux outils du manageemnt permettant de s’adapter à ces conditions
nouvelles. Voici, pour conclure cet article, quelques pistes à explorer :
1 - Niveau économique
Il faudrait travailler davantage sur l’économie de la qualité et repenser la
notion de valeur en intégrant les dimensions qualitatives et symboliques.
Ainsi, les systèmes comptables et ceux du contrôle de gestion devraient
prendre en compte en priorité la notion de valeur ajoutée qui témoigne mieux
que le résultat de l’enrichissement en général.
Cette méthode, déjà appliquée dans les entreprises (26), permet en effet de
considérer les frais de structure, non comme des coûts qu’il faudrait réduire à
tout prix, mais comme des “besoins de revenu” qu’il convient de financer, soit
par la valeur ajoutée produite, soit par les subventions publiques.
Il serait d’ailleurs intéressant de rationaliser les subventions publiques de la
culture en liant celles-ci à la valeur ajoutée produite (soit une sorte de TVA
négative), au lieu d’en faire un support de “l’ordre de marche”, comme c’est
trop le cas actuellement.
2 - Niveau juridique
Il manque une forme de structure juridique de société de type “association sans
but lucratif à capital et à responsabilité limitée”.
- 26 -
En effet, le modèle actuel d’association ou de fondation ne permet ni d’accéder
aux marchés de capitaux, ni de créer des groupes financiers.
Il faudrait bien sûr un dispositif fiscal encourageant les placements dans ce
type de structure, l’avantage fiscal compensant la moindre rentabilité. Cet
avantage fiscal coûterait peu aux collectivités dès lors que les créations
d’emplois permettraient d’alléger les coûts de chômage.
(26) Notamment la méthode VAD (valeur ajoutée directe), créée par Paul-Louis
Brodier.
Ce type de structure serait en général bien adapté à tous les secteurs
“qualitatifs” (culture, environnement, convivialité, social, caritatif).
Plus prosaïquement un encouragement à court terme au regroupement des
PME de la culture en réseaux fédérés par des personnes morales (fédération
d’associations par exemple) serait un mieux.
3 - Niveau humain
Les nouveaux enjeux de la culture impliquent un formidable effort de formation
qui doit commencer dès l’école avec l’enseignement artistique et la culture
générale.
Cependant, il est urgent de décloisonner le secteur culturel afin que la mobilité
puisse s’organiser, géographique d’abord au sein de l’Europe, mais également
entre les disciplines, tant les nouveaux besoins de la culture seront
pluridisciplinaires.
Bien sûr le renforcement des compétences en gestion, mais aussi en langues
et en informatique sont prioritaires.
Surtout, comme l’indique Michel Crozier (27), il faut redonner à l’homme la
place primordiale dans l’organisation. Car finalement l’objectif du management
dans le secteur culturel n’est-il pas de maximiser les possibilités de la création,
individuelle ou collective, sous la contrainte économique ?
La résolution de cette contradiction, qui est l’essence de tout projet culturel
réussi, implique de recourir à de nouveaux langages, où la valeur culturelle
prend le pas sur la satisfaction des besoins, mais où le créateur intègre
également en retour la contrainte économique.
Cette béquille dialectique permettra de fonctionner, en attendant de trouver les
outils d’un management transposable d’une théorie des échanges
économiques à une stratégie du don symbolique, ou du partage des valeurs.
- 27 -
Mais les professionnels de la culture accepteront-ils demain d’être mutants ?
Ce n’est pas sûr, à moins que les artistes, puisque c’est leur fonction, nous
montrent le chemin.
(27) “L’entreprise à l’écoute” - Points Essais - (Le Seuil - Paris - 1994).
- 28 -
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