Les attentes du public François Mancebo, chercheur associé GRESOC, Université Toulouse II http://www.univ-tlse2.fr/gresoc/pages/travaux/divers/mancebo_attentes.html "Les chiffres sont des innocents qui avouent facilement sous la torture". 1. Un domaine bien vaste, pour un public bien flou... Il est toujours délicat d'examiner des frontières, en l'occurrence celles entre public et non-public, sans définir auparavant les espaces, fussent-ils immatériels, qu'elles traversent. Or, en l'absence d'un consensus sur le contenu du champ culturel, on est réduit à le définir arpenter un catalogue d'activités, qui peuvent semblent extensibles à l'infini : la mode, la publicité, le vidéo-clip, la gastronomie, le jardinage sont aujourd'hui réputés "culturels". La plasticité, et l'indétermination, de ce qui est culturel ou non est évidente. Dès lors, ce sont moins les publics de la culture que les publics de différents produits, reconnus par un consensus social comme "culturels", qui nous intéressent . Une telle formulation porte en elle une difficulté et une controverse : -la controverse est dans l'idée de "produit culturel", qui semble ne prendre en compte que le versant économique de la culture. -la difficulté est de structurer une réflexion à vocation générale à partir de situations disparates. 1.1. Culture et produits culturels : Considérer des produits culturels, c'est envisager une logique économique dans la formation individuelle du goût. Or, l'une des hypothèses de l'économie classique est que les goûts individuels sont stables dans le temps et indépendants des prix. Mais, il est évident que les goûts, en ce qui concerne les consommations culturelles, ne sont pas uniformes d'un individu à l'autre, pas davantage qu'ils ne restent semblables durant toute une vie. De même, sur une échelle de temps beaucoup plus longue, "bien qu'il soit acquis qu'une peinture rupestre de bison puisse avoir une beauté d'expression durable et provoque une réponse esthétique favorable peut-être similaire à celle qu'elle provoqua lorsqu'elle fut créée, il serait absurde de supposer que cette réponse est restée inchangée dans le temps... Comme pour les pétroglyphes largement indéchiffrables des Indiens Anazasi dans le Sud-Ouest de l'Amérique, les significations et impressions que ces peintures provoquèrent initialement nous resteront à jamais inconnues" . D'un autre côté, si les activités culturelles sont des biens de consommation, alors il s'agit des marchandises les plus chargées de significations symboliques. De ce fait elles peuvent donner un sens aux autres types de consommation. La nouvelle théorie du consommateur définit la culture comme une consommation intermédiaire entrant dans une production de capital humain . La culture a, sous cet angle, un rôle économique essentiel à jouer, qui est typique de l'intervention du non-marchand dans la sphère marchande. 1.2. Le goût, une affaire de temps. Or, l'analyse du non-marchand se ramène à l'économie du temps. Le temps n'est pas seulement un stock d'heures dans la journée, il est aussi le reflet des activités quotidiennes, des gestes de tous les jours. Le consommateur apparaît comme une petite usine qui combine (small factory) qui combine des biens et services de marché, avec son temps de loisir où il se fabrique, ou participe, à des activités nonmarchandes, qui intervient en retour ses autres consommations. C'est le temps de lecture et non pas le livre lui-même qui accroît la qualification du consommateur, en faisant évoluer ses goûts. Cette approche signifie deux choses : d'une part, le temps libre représente un manque à gagner puisque la personne pourrait passer ce temps dans une activité rémunérée ; mais, cela signifie donc aussi que l'utilisation de son temps libre lui procure un revenu, en quelque sorte non-monétaire qualifié de "revenu psychique" . En donnant une valeur au temps, dans son affectation quotidienne, le consommateur opère des choix. Et l'un d'eux porte, bien entendu, sur la participation à des produits culturels. Si la valeur du temps augmente, le manque-à-gagner que représente le temps de consommation va augmenter également, ce qui va s'exercer au détriment des activités qui consomment beaucoup de temps. L'individu va être induit à orienter son temps libre, et ses goûts, en fonction de cette contrainte. A partir de cette construction, il est possible d'analyser comment l'individu constitue son goût au long de sa vie, et donc comment se forment ses attentes. L'idée selon laquelle la demande est entièrement orientée par la publicité, les effets de mode et d'annonce, et au bout du compte une manipulation habile des foules, semble alors largement exagérée. En effet, à travers l'affectation de son temps, la personne oriente activement ses consommations culturelles, la publicité n'étant qu'un révélateur de ce processus d'adaptation. La culture n'est uniquement surdéterminée par des influences extérieures à la personne : elle est un investissement individuel, qui peut s'envisager comme un renoncement à la consommation en vue de la formation d'un capital humain. 2. La détermination des choix. Les pratiques culturelles ne sont que l'expression des aptitudes à apprécier tel ou tel produit culturel. Les personnes qui ont des positions sociales dominantes (j'emploie volontairement un terme emprunté à l'éthologie), sont aussi celles qui "produisent le goût", selon quelle logique ? On peut considérer avec Pierre Bourdieu, ou Veblen , que la consommation de biens culturels médiatise la concurrence interindividuelle pour une position sociale. Ces derniers ne sont finalement que des signes, et les combinaisons de pratiques culturelles constituent un véritable code social. A la limite on peut dire, que les différences de pratiques servent uniquement à révéler ces différences de niveau de revenu et de niveau d'éducation. On peut imaginer, dès lors, que les changements dans les choix culturels d'une personne correspondent une adaptation à une nouvelle position sociale, rêvée ou réelle. Mais, sous l'angle de Becker, une nouvelle position sociale est intimement liée à de nouvelles capacités productives, au sens large. C'est-à-dire à une variation de la valeur du temps, du prix du temps. Ce dernier, en s'élevant, conduit à éviter les consommations trop prenantes en temps, donc trop onéreuses : le succès des nouveaux complexes cinématographiques des périphéries relève, au moins en partie, de cette logique ; aller au cinéma en centre-ville consommait beaucoup du temps, en dehors du film, en déplacement et en stationnement. 2.1. Une affaire de "passions". Les deux points de vue, toutefois, sont loin d'être inconciliables. Beaucoup de consommations culturelles sont partiellement motivées par la recherche d'une performance domestique dans la production non-marchande de distinction, afin de modifier son environnement social. Ceci pose la question des rapports du consommateur avec son entourage. Son attitude, prise isolément, est ambivalente : d'un côté il veut communiquer avec ses semblables ; d'un autre il veut se distinguer de son entourage, dont il est issu, et proclamer son unicité. Il est donc légitime de considérer le public en intégrant les "passions", les "manies", les attitudes culturelles et symboliques. Les préférences ne se rapportent plus à des biens et à des services marchands mais à des valeurs immatérielles qui sous-tendent les choix : prestige, envie, bien-être physique ou intellectuel. A ces principes correspond la généralisation de la notion de prix avec la définition des "shadow prices". En ce sens, on peut citer l'effet patrimoine , selon lequel un objet à deux prix, un prix plus élevé quand l'objet fait partie de notre patrimoine et un autre, inférieur au premier, quand l'objet appartient à autrui : le propriétaire d'une œuvre d'art n'est pas disposé à se séparer d'un bien pour un prix donné, alors même qu'il ne l'achèterait pas sur le marché à ce prix. Ce constat donne à penser que, selon la personne, et la capacité de distinction dont il est porteur, tout objet possède un coût monétaire et un coût non-monétaire, distinct et différent. De plus, dans la thématique Beckerienne, nous avons certes un déterminisme absolu en matière de manifestation des goûts et des préférences : tout le monde a les mêmes goûts, seule diffère la productivité globale du temps . Mais celle-ci est déterminée par les potentialités des individus, et s'inscrit donc dans la reproduction de comportement au sein de la famille et plus largement de l'environnement social. 2.2. Des analyses souvent réductrices. La plupart des travaux concernant les déterminants des choix culturels peuvent être situés entre deux catégories : la description des audiences, avec mesures de consommation des produits culturels mises en relation avec des critères, le plus souvent démographiques, caractérisant le public ; les théories générales, très souvent normatives, qui visent à une explication des phénomènes culturels sans réelle validation empirique . De plus, la description des audiences, si elle constitue un socle de connaissance des attentes du public, elle présente cependant des limites, au vu de ce qui vient d'être dit : -l'acte de consommation n'est qu'un reflet réducteur de la relation complexe qui s'établit entre l'individu, le produit, et la société environnante ; -l'établissement de liaisons statistiques entre des catégories de public et la consommation de produits culturels peuvent n'être que des corrélations conjoncturelles. La question de la détermination du choix des pratiques culturelles, est étroitement liée au prix du temps : voici peut-être une piste d'analyse. Il est évident que le prix du temps est un prix fictif, affecté aux différents temps quotidiens : il est une réalité distincte pour chaque personne. Il n'est pas défini socialement. Certes, on peut toujours dire que le prix monétaire du temps de travail a quelque chose à voir avec le prix du temps de loisir : la rareté du temps de loisir pèse sur son prix et par suite sur la demande du temps de travail, donc sur le salaire. 3. Comment les acteurs locaux, politiques ou de la culture, tiennent-ils compte du public dans leurs actions ? L'adéquation entre l'offre et la demande culturelle est loin d'être évidente : les producteurs de spectacles, par exemple, ont beaucoup de difficultés à prévoir leurs recettes. Quelles sont les raisons de ce hiatus ? A côté de la complexité, déjà abordée plus haut, de la relation triangulaire, public, produit culturel, environnement social, l'offre semble jouer un rôle majeur. Ainsi, en matière cinématographique le circuit de distribution choisi, le nombre de salles réservées pour la projection d'un film va aussi conditionner la réponse du public. De même, les orientations données aux politiques culturelles par les acteurs institutionnels locaux, sont souvent conditionnées par d'autres priorités politiques, dont la construction d'une image pour la collectivité considérée ; des considérations d'ordre plus "privé" semblent aussi intervenir : le "flair" qui masque plus ou moins bien des penchants personnels, et les poids des attitudes, des groupes sociaux ou famille. La structure de l'offre se construit trop souvent sans que les attentes du public ne soient prises en considération, quoi qu'on en dise, sinon a posteriori, à travers des statistiques de fréquentation le plus souvent, ou à titre de faire valoir, dans un souci de légitimation, dans l'élaboration des actions. 3.1. Evaluations et autres jeux de l'esprit... Ce constat pose la question de l'évaluation, qui a déjà fait l'objet d'une intervention l'année dernière, mais une évaluation des attentes n'est pas possible sans construction préalable d'un référentiel. Celui-ci ne peut évidemment se limiter à un système d'information statistique dédié à la fourniture de données à des instances de décision de l'action publique. Il n'est pas plus possible de se borner à une transposition analogique d'images, plus ou moins idylliques, souvent en porte-à-faux par rapport à la réalité sociale. Ainsi, l'idée qu'un quartier urbain est la réplique d'une communauté villageoise idéalisée ne constitue certes pas un guide d'action pertinent pour gérer les réseaux complexes et morcelés de la sociabilité de la ville. En fait, la réalité locale est très mal traduite par ces métaphores ; elle ne parvient pas à mettre en communication des réseaux qui s'ignorent, à valoriser leur proximité spatiale. Dans le cas de la reconversion de friches industrielles de la SEITA en centre d'art à Marseille , ce qui est perçu par les populations locales, c'est la disparition de l'activité économique, et par transfert, ces derniers développent un rejet des occupants de la Belle-de-Mai, considérés comme des "parasites" et des "fabricants d'inutile". Les acteurs locaux semblent surestimer le caractère manipulable des représentations qu'une société locale peut se donner d'elle-même. 3.2. "Deux crocodiles dans un marigot..." Cette situation n'est sans doute pas sans rapport avec l'issue du conflit qui, vers la fin des années soixante-dix a opposé les animateurs et les élus associatifs, tenants d'une conception de "culture populaire", dont la primauté allait à l'élargissement du public, aux artistes et professionnels de l'art pour qui l'action des pouvoirs publics devait être avant tout un soutien à la création artistique, et qui s'est terminé par la victoire de ces derniers. Cet aspect a été développé par Alain Lefebvre dans un précédent séminaire sur les indicateurs culturels. Les politiques culturelles ont dès lors adopté essentiellement des politiques de soutien de l'offre, selon un point de vue du succès des industries culturelles, au détriment du soutien à la demande : "Les équipements de quartier acquièrent peu à peu le caractère "neutre" des services urbains de proximité... Ils perdent pour la plupart, leur rôle de lieu de revendications ou d'expressions de demandes adressées au pouvoir local" . Le phénomène marquant est la professionnalisation des acteurs de la culture professionnelles. : salariés essentiellement préoccupés par leurs logiques 4. Faire coïncider l'offre et la demande culturelle, ou "l'enfer est pavé de bonnes intentions" Comment faire coïncider, dans ces conditions, "offre" et "demande" culturelle ? La question est d'autant plus cruciale que, dans ce domaine, l'interaction entre "l'acheteur" et "l'offre" est particulièrement intense, porteuse d'investissements affectifs et symboliques plus ou moins masqués. Seules des observations répétées des attitudes des publics, et de leurs motivations, peuvent permettre de dégager des principes d'action permettant d'optimiser au mieux offre et demande. Ainsi, la baisse constatée dans la fréquentation des musées, qui a d'abord été présentée comme un problème de gestion s'est vite transformé en une interrogation sur les usages sociaux des musées . Une courbe de fréquentation, ou la pratique du sondage, ne sont que les tout premiers degrés d'une évaluation. Est-il besoin de rappeler que la personne y devient cliente et silencieuse, ce qui n'est pas le meilleur moyen d'accéder à des états d'âme opaques, à des attentes parfois contradictoires. 4.1. Cherche public désespérément. Sous l'angle instrumental, il est possible, légitimement, de se questionner sur la fréquente absence du public dans le processus même de l'évaluation, alors que sa prise en compte est essentielle pour déterminer la "cohérence interne" (quel public a été atteint par l'offre et comment) et la "cohérence externe" (adéquation entre l'offre et la demande du public) de toute action culturelle. Ainsi, Mengin commentant un rapport auquel il a pourtant participé déplore : "Ce rapport, dans sa partie évaluation de l'institution, n'a pu faire toute la démonstration de sa méthode ; en particulier les utilisateurs n'ont que fort peu participé à l'évaluation" . Lorsque les usagers sont consultés, il s'agit souvent d'un souci de légitimation des actions des services publics. La participation usagers à la prise de décision publique, au sein de groupes d'évaluation thématiques, de commissions, ou de comités de pilotage, vise surtout à renforcer l'adhésion autour de la mise en œuvre des projets. Cela favorise, certes, une meilleure adéquation des biens et services offerts. Le surcoût apparent engendré par la participation des usagers au processus de décision par rapport à une prise de décision "purement gestionnaire" est bien inférieur au coût évité (dû au déclenchement ex-post des conflits) . Cette démarche évaluative n'est pas une simple mesure de la satisfaction, puisque ces derniers participent au processus de décision. Elle met l'accent sur l'"aspect délibératif de la décision ce qui est déjà satisfaisant, mais limité. En effet, la question du "non-public" est escamotée ; or "de même que le lapsus psychanalytique, le non-usage est aussi important que l'usage pour l'évaluation d'une institution" . Il est vrai que les frontières entre usage et non-usage sont délicates à éclairer : le non-public peut être satisfait de l'existence de tel équipement culturel, ou attaché à la valeur symbolique de telle manifestation. Les raisons du non-usage peuvent aussi résider ailleurs. Si le public est captif d'un choix réduit, alors le bénéficiaire mécontent n'a de choix qu'entre défection et participation. Par contre s'il y a diversité, il peut construire des stratégies alternatives de pratiques culturelles. Ceci pose les questions du rapport de forces politique local, qui détermine l'offre, et comment il se situe par rapport aux publics potentiels. 4.2. Des évaluations "par la demande" Une autre question importante est celle de la perspective à partir de laquelle procéder à l'évaluation. Doit-on forcément, comme c'est trop souvent le cas, se centrer sur l'offre et déterminer si les actions menées atteignent le public qu'elles visent, et si celui-ci, par son ampleur, justifie le volume de financement dont elles bénéficient ? Ne serait-il pas nécessaire de prendre aussi en compte les effets "de bande" : création d'une notoriété et d'une image spécifique de la collectivité territoriale, intégration sociale des populations défavorisées, etc ? Enfin, pourquoi ne pas privilégier le point de vue des usagers plutôt que celui des décideurs ? L'analyse de la satisfaction du public, avec son inévitable indice de fréquentation, est très insuffisante : les usagers ont souvent du mal à formuler clairement leurs besoins, leurs revendications, de plus les divers non-publics ne sont pas pris en considération. Rien ne permet d'affirmer qu'il y a adéquation entre les intérêts des populations concernées et leur interprétation par des administrations souvent commanditaires. Il s'agit de mettre au cœur du dispositif d'analyse les comportements et les représentations des populations locales, ainsi que la manière dont elles décrivent l'action des acteurs locaux.