La thématique de la valorisation économique de l'initiative culturelle
est souvent évoquée à travers la question des retombées financières
de cette initiative,principalement dans le cadre du tourisme.Cette
approche, lorsqu'elle est adoptée de manière unilatérale, peut parfois
poser un réel problème car elle soumet la légitimité de l'investissement
culturel à l'existence d'effets économiques bénéfiques attendus mais
qui restent néanmoins aléatoires. C'est particulièrement vrai en milieu
rural où les capacités d'accueil ne permettent pas toujours de saisir la
manne des retombées théoriques induites par la présence d'un public
venu d'ailleurs. Une partie importante des dépenses des visiteurs ne
porte pas sur les productions du territoire où se situe l'événement ou le
site culturel mais sur celles d'autres territoires d'où elles sont importées.
Il faut prendre garde à ne pas nourrir de faux espoirs : les études d'im-
pact économique ont parfois tendance à enjoliver la réalité et les
effets réels sont difficiles à mesurer. Par ailleurs, il est largement recon-
nu aujourd'hui que les activités de tourisme culturel relèvent de ce que
des économistes anglo-saxons ont appelé une " économie de l'expé-
rience ". Par opposition à une économie de biens et services " ordinai-
res ", celle-ci implique une immersion du participant dans un univers
mental attractif et un rôle actif de sa part pour définir les conditions de
la visite.On est loin d'une production de type fordiste avec standardi-
sation des produits. Ici l'incertitude et la capacité d'étonner le visiteur
constituent le fondement de la valeur ajoutée. Le milieu rural dispose
là d'atouts incontestables aptes à compenser, dans une certaine
mesure, le réel handicap que constitue sa faible capacité d'intégra-
tion et de diversification économique.
Une autre approche, complémentaire de la précédente, considère les
activités culturelles en termes de filières économiques, tant du point de vue
de la revitalisation d'activités traditionnelles (artisanat,agrotourisme) que de
la création de nouveaux métiers autour du patrimoine et des arts vivants.
On peut donner à ce propos l'exemple de la démarche des pôles d'éco-
nomie du patrimoine,initiée par la Datar,avec pour objectif l'utilisation du
patrimoine comme levier de développement économique. Il est parfois
question de " gisements " patrimoniaux à exploiter. Lamétaphore est sédui-
sante mais elle est néanmoins dangereuse dans la mesure où la ressour-
ce patrimoniale ne se " ramasse " pas : elle est le résultat d'une construc-
tion sociale permanente et incertaine.
De manière générale la culture constitue un levier important pour le
développement de l'économie résidentielle (équipements, événe-
ments et services culturels). Elle contribue à développer l'attractivité du
territoire pour la population résidente et pour de nouveaux résidents
potentiels.La notion de " district culturel ", construite en référence à
celle de " district industriel ", s'inscrit dans cette perspective. Mais, pour
reprendre l'expression bien connue d'Alfred Marshall,un district n'est
pas seulement constitué d'agencements matériels ; il est aussi, voire
surtout, un espace de production " d'atmosphère ". La culture intervient
ici comme un ensemble de ressources cognitives (production de
savoirs et de compétences, enrichissement des imaginaires individuels
et collectifs,formation d'identités, renforcement de la cohésion socia-
le…) au service du développement territorial.
Les risques d'une valorisation non maîtrisée
L'atelier a permis d'étudier trois exemples de développement de filiè-
res économiques autour des activités culturelles :
-le patrimoine comme levier de développement touristique à travers
l'expérience de la ville de Pézenas qui s'est efforcée de construire une
destination touristique à l'offre attractive et diversifiée répartie sur toute
l'année et cherchant l'adhésion des habitants ;
-la création d'un espace économique,touristique et culturel autour du
textile dans le site patrimonial du parc de Wesserling dans le Haut-Rhin
avec comme objectif la création d'un pôle économique et culturel
générateur d'emplois basés sur la valorisation patrimoniale et le savoir-
faire textile ;
-la valorisation du patrimoine culinaire à travers l'action des " Chemins
du goût " dont l'objectif est de générer des flux vers des Sites
Remarquables du Goût et fournir des clés de découverte des territoi-
res et de dégustation des produits.
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La mise en perspective de ces 3 expériences a
mis en évidence certains risques d'une valorisa-
tion patrimoniale ou culturelle mal maîtrisée. Le
premier risque est celui de voir apparaître - au
nom d'une conception étroite de la rationalité
économique - une certaine uniformisation des
projets culturels et/ou une standardisation des
équipements et des dispositifs. Par ailleurs la mise
en valeur économique du patrimoine culturel
suscite légitimement de nombreuses interroga-
tions concernant les phénomènes de sur-fré-
quentation,de surexploitation ou les possibles
dérives commerciales et financières. Il est géné-
ralement admis qu'un investissement culturel ou
patrimonial modifie les systèmes de rémunéra-
tions et de prix du territoire d'accueil.
L'investissement culturel crée ainsi des tensions
qui peuvent avoir des effets négatifs sur le déve-
loppement local. Ainsi la nécessité de faire appel
àune main-d'œuvre spécifique bénéficiant de
revenus supérieurs à la moyenne locale peut
entraîner une hausse générale des rémunérations
dans le territoire considéré. Par ailleurs l'utilisation
des ressources foncières pour construire des par-
kings, des hôtels et autres équipements d'accueil
entraîne souvent une élévation du prix du foncier,
avec des effets négatifs sur les niveaux de vie.
Comme le souligne Xavier Greffe dans un rap-
port récent au ministère de la Culture1,le milieu
rural et les petites villes sont particulièrement
exposés à ces risques, cumulant souvent l'exis-
tence d'une " monoculture " autour des ressour-
ces culturelles avec intégration économique de
faible niveau. Or, ce sont souvent ces mêmes ter-
ritoires qui placent de grands espoirs dans le tou-
risme culturel. Les investissements doivent par
conséquent être ajustés aux possibilités d'absorp-
tion du milieu et ne pas s'appuyer sur des hypo-
thèses irréalistes sur la demande ou les perspec-
tives de création d'emplois culturels.
D'où la nécessité pour les acteurs locaux d'équili-
brer soigneusement l'effort entrepris pour déve-
lopper les infrastructures à l'usage des touristes
avec des actions orientées vers les résidents Les
activités culturelles ont un effet d'autant plus
important sur le territoire que les aspirations des
populations locales sont prises en considération.
Acet égard les activités culturelles permanentes
offrent un potentiel d'entraînement plus élevé
que les autres, étant donné qu'elles peuvent don-
ner lieu à des anticipations et à des investisse-
ments d'intérêt général. A contrario, des manifes-
tations temporaires (expositions ou festivals) ne
suscitent pas les mêmes retombées. En effet ce
type d'événements ne conduit pas à structurer
de manière positive le tissu économique local
car il oblige à importer de l'extérieur de la zone la
majorité des ressources nécessaires. La solution
consiste sans doute à utiliser l'événementiel
comme le point de départ d'autres activités -
éducatives, sociales, culturelles mais aussi éco-
nomiques - à caractère permanent.
Pour une évaluation cognitive, sociale
et citoyenne
Les remarques qui précèdent font apparaître que
la rentabilité d'un projet culturel doit être étudiée
non seulement du point de vue économique,
mais aussi dans sa dimension cognitive, sociale
et citoyenne. Il s'agit d'introduire d'autres élé-
ments que les seules retombées financières
directes comme par exemple le dynamisme des
acteurs, la créativité, la construction d'une com-
munauté citoyenne, la capacité à développer le
"vivre-ensemble ", l'ouverture des esprits… Ladif-
ficulté consiste à trouver des indicateurs perti-
nents pour mesurer tous ces éléments.
Actuellement,les indicateurs disponibles sont très
majoritairement des indicateurs d'impact socio-
économique des actions. Des registres d'informa-
tions ont été identifiés et ont fait l'objet d'observa-
tions ou d'enquêtes, qui portent sur la fréquenta-
tion, les dépenses culturelles publiques, la
connaissance des publics, l'économie culturelle,
le chiffre d'affaires… Il en résulte un dispositif
d'observation quantitative non négligeable, mais
il est actuellement très difficile de croiser ou d'a-
nalyser en profondeur ces données, chacun des
acteurs ayant tendance à vouloir fabriquer ses
propres indicateurs. La situation est encore plus
délicate concernant les indicateurs qualitatifs de
l'impact des projets culturels sur un territoire.
L'observation culturelle devra modifier en profon-
deur à l'avenir ses outils statistiques pour adopter
une démarche complexe, abordant non seule-
ment la culture comme marché, mais s'ouvrant
àune approche plus anthropologique de la cul-
ture comme lien entre individus, sociétés et terri-
toires.
Une autre question vive transparaît des expérien-
ces analysées dans l'atelier, celle du change-
ment d'échelle de l'action publique. Les trois cas
étudiés révèlent un partenariat multiple et une
complexité de relations entre les professionnels
du développement culturel et les autres acteurs
publics ou privés.Entre l'attente des habitants,la
vigilance parfois inquiète des élus, les incitations
des tutelles, le tout opérant sous l'œil attentif des
professionnels du secteur, la construction du pro-
jet et sa pérennisation dépendent d'une négo-
ciation perpétuelle entre les différents parties pre-
nantes (économiques, touristiques, culturelles).
Celles-ci sont amenées à repositionner en per
manence leurs projets et leurs demandes de sou-
tien auprès des collectivités territoriales et des dif-
férentes structures étatiques (culturelles et territo-
riales) ou européennes, à manipuler les différen-
tes échelles de décision, et au besoin, à en nour-
rir leurs positionnements stratégiques. Ces chan-
gements d'échelle augmentent l'éventail des res-
sources mais ils suscitent aussi des contraintes
spécifiques,en particulier concernant les com-
pétences d'ingénierie nécessaires à l'élaboration
et à la mise en œuvre des projets.
Changer d'échelle, c'est aussi changer le regard
que l'on va porter sur le problème en question.
Les codes,les normes et les valeurs imprimés par
l'administration et les professionnels du patrimoi-
ne, de la culture sont en partie remis en cause
par d'autres valeurs, d'autres normes et d'autres
acteurs. Mais la principale conséquence du
changement d'échelle saute aux yeux : lorsque
l'on change d'échelle,il y a des gagnants et des
perdants. Lavolonté de valoriser les ressources
existantes dans des lieux risque d'accroître les
inégalités entre les territoires. Pour certains il n'exis-
te pas forcément de potentiel à valoriser ou de
moyens humains ou financiers permettant de
créer des dynamiques culturelles. Des territoires
seront " surdimensionnés culturellement " alors
que d'autres seront sans " existence culturelle ".
Que vont devenir les territoires " sans qualités ",
ceux qui ne répondent pas - ou du moins pas
encore - aux critères d'excellence qu'exige
aujourd'hui l'impératif de compétitivité ? Il a été
beaucoup question de sentiers de dépendance
au cours de ce colloque. Celui-là s'avère parti-
culièrement escarpé…
1Greffe X., Lamobilisation des actifs culturels de
la France, document de travail du DEPS,
n˚1270, mai 2006.
Professeur émérite à l'université
de Toulouse Le Mirail
*Alain Lefebvre
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