25 La thématique de la valorisation économique de l'initiative culturelle est souvent évoquée à travers la question des retombées financières de cette initiative, principalement dans le cadre du tourisme. Cette approche, lorsqu'elle est adoptée de manière unilatérale, peut parfois poser un réel problème car elle soumet la légitimité de l'investissement culturel à l'existence d'effets économiques bénéfiques attendus mais qui restent néanmoins aléatoires. C'est particulièrement vrai en milieu rural où les capacités d'accueil ne permettent pas toujours de saisir la manne des retombées théoriques induites par la présence d'un public venu d'ailleurs. Une partie importante des dépenses des visiteurs ne porte pas sur les productions du territoire où se situe l'événement ou le site culturel mais sur celles d'autres territoires d'où elles sont importées. Il faut prendre garde à ne pas nourrir de faux espoirs : les études d'impact économique ont parfois tendance à enjoliver la réalité et les effets réels sont difficiles à mesurer. Par ailleurs, il est largement reconnu aujourd'hui que les activités de tourisme culturel relèvent de ce que des économistes anglo-saxons ont appelé une " économie de l'expérience ". Par opposition à une économie de biens et services " ordinaires ", celle-ci implique une immersion du participant dans un univers mental attractif et un rôle actif de sa part pour définir les conditions de la visite. On est loin d'une production de type fordiste avec standardisation des produits. Ici l'incertitude et la capacité d'étonner le visiteur constituent le fondement de la valeur ajoutée. Le milieu rural dispose là d'atouts incontestables aptes à compenser, dans une certaine mesure, le réel handicap que constitue sa faible capacité d'intégration et de diversification économique. Une autre approche, complémentaire de la précédente, considère les activités culturelles en termes de filières économiques, tant du point de vue de la revitalisation d'activités traditionnelles (artisanat, agrotourisme) que de la création de nouveaux métiers autour du patrimoine et des arts vivants. On peut donner à ce propos l'exemple de la démarche des pôles d'économie du patrimoine, initiée par la Datar, avec pour objectif l'utilisation du patrimoine comme levier de développement économique. Il est parfois question de " gisements " patrimoniaux à exploiter. La métaphore est séduisante mais elle est néanmoins dangereuse dans la mesure où la ressource patrimoniale ne se " ramasse " pas : elle est le résultat d'une construction sociale permanente et incertaine. De manière générale la culture constitue un levier important pour le développement de l'économie résidentielle (équipements, événements et services culturels). Elle contribue à développer l'attractivité du territoire pour la population résidente et pour de nouveaux résidents potentiels. La notion de " district culturel ", construite en référence à celle de " district industriel ", s'inscrit dans cette perspective. Mais, pour reprendre l'expression bien connue d'Alfred Marshall, un district n'est pas seulement constitué d'agencements matériels ; il est aussi, voire surtout, un espace de production " d'atmosphère ". La culture intervient ici comme un ensemble de ressources cognitives (production de savoirs et de compétences, enrichissement des imaginaires individuels et collectifs, formation d'identités, renforcement de la cohésion sociale…) au service du développement territorial. Les risques d'une valorisation non maîtrisée L'atelier a permis d'étudier trois exemples de développement de filières économiques autour des activités culturelles : - le patrimoine comme levier de développement touristique à travers l'expérience de la ville de Pézenas qui s'est efforcée de construire une destination touristique à l'offre attractive et diversifiée répartie sur toute l'année et cherchant l'adhésion des habitants ; - la création d'un espace économique, touristique et culturel autour du textile dans le site patrimonial du parc de Wesserling dans le Haut-Rhin avec comme objectif la création d'un pôle économique et culturel générateur d'emplois basés sur la valorisation patrimoniale et le savoirfaire textile ; - la valorisation du patrimoine culinaire à travers l'action des " Chemins du goût " dont l'objectif est de générer des flux vers des Sites Remarquables du Goût et fournir des clés de découverte des territoires et de dégustation des produits. ner lieu à des anticipations et à des investissements d'intérêt général. A contrario, des manifestations temporaires (expositions ou festivals) ne suscitent pas les mêmes retombées. En effet ce type d'événements ne conduit pas à structurer de manière positive le tissu économique local car il oblige à importer de l'extérieur de la zone la majorité des ressources nécessaires. La solution consiste sans doute à utiliser l'événementiel comme le point de départ d'autres activités éducatives, sociales, culturelles mais aussi économiques - à caractère permanent. La mise en perspective de ces 3 expériences a mis en évidence certains risques d'une valorisation patrimoniale ou culturelle mal maîtrisée. Le premier risque est celui de voir apparaître - au nom d'une conception étroite de la rationalité économique - une certaine uniformisation des projets culturels et/ou une standardisation des équipements et des dispositifs. Par ailleurs la mise en valeur économique du patrimoine culturel suscite légitimement de nombreuses interrogations concernant les phénomènes de sur-fréquentation, de surexploitation ou les possibles dérives commerciales et financières. Il est généralement admis qu'un investissement culturel ou patrimonial modifie les systèmes de rémunérations et de prix du territoire d'accueil. L'investissement culturel crée ainsi des tensions qui peuvent avoir des effets négatifs sur le développement local. Ainsi la nécessité de faire appel à une main-d'œuvre spécifique bénéficiant de revenus supérieurs à la moyenne locale peut entraîner une hausse générale des rémunérations dans le territoire considéré. Par ailleurs l'utilisation des ressources foncières pour construire des parkings, des hôtels et autres équipements d'accueil entraîne souvent une élévation du prix du foncier, avec des effets négatifs sur les niveaux de vie. Comme le souligne Xavier Greffe dans un rapport récent au ministère de la Culture1, le milieu rural et les petites villes sont particulièrement exposés à ces risques, cumulant souvent l'existence d'une " monoculture " autour des ressources culturelles avec intégration économique de faible niveau. Or, ce sont souvent ces mêmes territoires qui placent de grands espoirs dans le tourisme culturel. Les investissements doivent par conséquent être ajustés aux possibilités d'absorption du milieu et ne pas s'appuyer sur des hypothèses irréalistes sur la demande ou les perspectives de création d'emplois culturels. D'où la nécessité pour les acteurs locaux d'équilibrer soigneusement l'effort entrepris pour développer les infrastructures à l'usage des touristes avec des actions orientées vers les résidents Les activités culturelles ont un effet d'autant plus important sur le territoire que les aspirations des populations locales sont prises en considération. A cet égard les activités culturelles permanentes offrent un potentiel d'entraînement plus élevé que les autres, étant donné qu'elles peuvent don- 26 A Pour une évaluation cognitive, sociale et citoyenne Les remarques qui précèdent font apparaître que la rentabilité d'un projet culturel doit être étudiée non seulement du point de vue économique, mais aussi dans sa dimension cognitive, sociale et citoyenne. Il s'agit d'introduire d'autres éléments que les seules retombées financières directes comme par exemple le dynamisme des acteurs, la créativité, la construction d'une communauté citoyenne, la capacité à développer le " vivre-ensemble ", l'ouverture des esprits… La difficulté consiste à trouver des indicateurs pertinents pour mesurer tous ces éléments. Actuellement, les indicateurs disponibles sont très majoritairement des indicateurs d'impact socioéconomique des actions. Des registres d'informations ont été identifiés et ont fait l'objet d'observations ou d'enquêtes, qui portent sur la fréquentation, les dépenses culturelles publiques, la connaissance des publics, l'économie culturelle, le chiffre d'affaires… Il en résulte un dispositif d'observation quantitative non négligeable, mais il est actuellement très difficile de croiser ou d'analyser en profondeur ces données, chacun des acteurs ayant tendance à vouloir fabriquer ses propres indicateurs. La situation est encore plus délicate concernant les indicateurs qualitatifs de l'impact des projets culturels sur un territoire. L'observation culturelle devra modifier en profondeur à l'avenir ses outils statistiques pour adopter une démarche complexe, abordant non seulement la culture comme marché, mais s'ouvrant à une approche plus anthropologique de la culture comme lien entre individus, sociétés et territoires. Une autre question vive transparaît des expériences analysées dans l'atelier, celle du changement d'échelle de l'action publique. Les trois cas étudiés révèlent un partenariat multiple et une complexité de relations entre les professionnels du développement culturel et les autres acteurs publics ou privés. Entre l'attente des habitants, la vigilance parfois inquiète des élus, les incitations des tutelles, le tout opérant sous l'œil attentif des professionnels du secteur, la construction du projet et sa pérennisation dépendent d'une négociation perpétuelle entre les différents parties prenantes (économiques, touristiques, culturelles). Celles-ci sont amenées à repositionner en per T E L I E R S manence leurs projets et leurs demandes de soutien auprès des collectivités territoriales et des différentes structures étatiques (culturelles et territoriales) ou européennes, à manipuler les différentes échelles de décision, et au besoin, à en nourrir leurs positionnements stratégiques. Ces changements d'échelle augmentent l'éventail des ressources mais ils suscitent aussi des contraintes spécifiques, en particulier concernant les compétences d'ingénierie nécessaires à l'élaboration et à la mise en œuvre des projets. Changer d'échelle, c'est aussi changer le regard que l'on va porter sur le problème en question. Les codes, les normes et les valeurs imprimés par l'administration et les professionnels du patrimoine, de la culture sont en partie remis en cause par d'autres valeurs, d'autres normes et d'autres acteurs. Mais la principale conséquence du changement d'échelle saute aux yeux : lorsque l'on change d'échelle, il y a des gagnants et des perdants. La volonté de valoriser les ressources existantes dans des lieux risque d'accroître les inégalités entre les territoires. Pour certains il n'existe pas forcément de potentiel à valoriser ou de moyens humains ou financiers permettant de créer des dynamiques culturelles. Des territoires seront " surdimensionnés culturellement " alors que d'autres seront sans " existence culturelle ". Que vont devenir les territoires " sans qualités ", ceux qui ne répondent pas - ou du moins pas encore - aux critères d'excellence qu'exige aujourd'hui l'impératif de compétitivité ? Il a été beaucoup question de sentiers de dépendance au cours de ce colloque. Celui-là s'avère particulièrement escarpé… * Alain Lefebvre Professeur émérite à l'université de Toulouse Le Mirail 1 Greffe X., La mobilisation des actifs culturels de la France, document de travail du DEPS, n˚1270, mai 2006.