Yves Machefert-Tassin

publicité
UNE ENTREPRISE PUBLIQUE DANS LA GUERRE : LA SNCF, 1939-1945
Troisième partie : Les cheminots dans la guerre et l’occupation
Yves Machefert-Tassin
Le bilan des bombardements aériens des installations ferroviaires en France, leurs
conséquences stratégiques et humaines : tactiques incohérentes, résultats discutables,
victimes civiles exorbitantes et destructions à long terme inutiles ?
L’histoire du bombardement aérien des voies ferrées depuis la guerre 1914-1918 a pour résultat, en 1940, une
stagnation évidente et bien peu de moyens du côté des Alliés1. En revanche, la campagne de France allemande
de mai 1940 prouve l’efficacité relative et la précision des bombardements en piqué (Stukas ou
342 Junker 87 B), sur des objectifs de faibles dimensions, dont les installations ferroviaires fixes et mobiles. En
conséquence, le nombre de victimes civiles ou cheminotes est, pour cette campagne, fort réduit. Avant même
l’armistice, la réplique britannique en est le bombardement à basse altitude, encore localisé, des ports du Nord de
la France et des voies de dessertes impliqués dans le rassemblement des barges prévues pour un éventuel
débarquement allemand en Angleterre. Les premières installations du rail ainsi touchées par le Bomber
Command de la RAF sont celles de Boulogne-sur-Mer (dès le 12 juin 1940), puis Calais, Dunkerque et
Saint-Omer (de 1940 à 1942)2.
Cependant, lors de la campagne de mai-juin 1940, le réseau français n’avait été atteint que par des destructions
mineures, ne touchant pas les ouvrages stratégiques. La reconstruction, entreprise fin 1940, est achevée
en 1942 pour 2 100 d’entre eux. Quelques ouvrages majeurs entièrement reconstruits, tel Longeray sur le
Rhône, ont été épargnés par la suite en 1944, tant par l’aviation que par le minage et, à l’inverse, certains,
épargnés en 1940, ont été détruits par les Allemands en retraite lorsqu’ils en avaient le temps, comme dans le
Nord et l’Est de la France. La difficulté d’ “ asphyxier ” un adversaire par l’interruption du trafic qui le ravitaille n’est
donc apparue qu’après bien des échecs. Ce n’est que bien après 1945 que les militaires ont constaté
l’incohérence entre les moyens aériens qu’ils avaient développés dans un but de guerre totale, de
bombardements de terreur sur les zones urbaines allemandes et la faiblesse des résultats obtenus quand ils
étaient appliqués aux objectifs précis, spécifiques que sont les voies de communication, surtout ferrées.
1940-1943 : UN ÉCHEC STRATÉGIQUE
À la suite des raids aériens allemands de fin 1940 à début 1941 sur les docks de Londres, puis sur des villes
industrielles britanniques, en particulier sur les usines d’aéronautique (Rolls Royce à Coventry, par exemple),
arrêtés par la bataille d’Angleterre où s’illustre la chasse anglaise, une contre-attaque est lancée aussitôt vers le
continent. Les opérations sont locales, menées de jour et sur la zone côtière de la Manche par des bombardiers
moyens, légers et rapides (bimoteurs Maraudeurs et Mosquitos). Les objectifs visés, lorsqu’ils sont ferroviaires,
vont des ouvrages d’art, tel le viaduc de Morlaix, à l’ouest (29 janvier 1943, 39 morts civils), à quelques
installations du Nord, telles Abbeville, Saint-Omer, et jusqu’à Amiens et Tergnier (attaqués d’avril 1942 à
juillet 1943).
Devant le peu de résultats de ces raids légers dits “ tactiques ”, le Bomber Command “ lourd ” reprend les
opérations, qu’il conforme à sa pratique des arrosages “ punitifs ” de grandes surfaces, comme sur les villes
allemandes, puisque selon son propre chef, Harris, “ c’est la seule chose qu’ils sachent faire ” 3. Ajoutons que
cette décision du cabinet de guerre britannique, qui est essayée d’avril 1942 au 8 mars 1943 sur 29 objectifs
ferroviaires en France, est déjà contestée par les Américains de l’US Air Force arrivant en Grande-Bretagne pour
établir leurs propres bases d’attaques aériennes. Mais leurs débuts se révèlent désastreux : Rennes-triage, le
8 mars 1943, 10 % d’impacts sur le site SNCF et 300 morts civils, ou Rouen-Sotteville et, pour servir la vanité
d’Ira Eaker et de sa 8e USAF, les essais infructueux de coupure de la liaison vers l’Italie Marseille-Vintimille, par
des attaques multiples du viaduc d’Anthéor. Il faudra 6 expéditions successives à partir de 1943, relayées par
la RAF tout aussi malhabile, pour finir par encadrer le viaduc d’Agay, pris pour celui d’Anthéor le 12 février 1944
! Si, au sol, les dégâts civils sont relativement minimes, il en est de même du point de vue ferroviaire, puisque
quelques cratères sur la voie interrompent seulement de quelques heures à quelques jours une liaison majeure
germano-italienne.
De tels résultats conduisent à l’abandon de toute idée d’attaques sur les ouvrages d’art. Il sont trop difficiles à
atteindre par les bombardiers lourds à haute altitude et l’on ne pense pas à développer les attaques en piqué en
utilisant les bimoteurs rapides existants.
Qu’en est-il de la défense passive des installations de la SNCF ?
Si les Alliés n’ont développé leurs moyens de bombardement qu’à partir de 1943, en revanche le continent avait
renforcé ceux de sa défense passive depuis 1939 et, parfois, dès 1937. En France, avant même la création de
la SNCF en 1937, les autorités militaires demandent aux réseaux d’effectuer des “ travaux de protection des
carrefours ferroviaires contre les attaques aériennes, car ils sont essentiels pour la continuité des transports
militaires ”. C’est ainsi que des installations importantes sont pourvues, en 1938 et 1939, d’abris bétonnés
© AHICF et auteurs, mai 2001
UNE ENTREPRISE PUBLIQUE DANS LA GUERRE : LA SNCF, 1939-1945
Troisième partie : Les cheminots dans la guerre et l’occupation
d’urgence, enterrés ou en surface, généralement de petite surface (4 à 20 m², soit pour 4 à 20 hommes). Le toit,
d’environ 1 m à 1,5 m d’épaisseur, ne peut résister qu’aux bombes explosives de 300 kg (considérées comme le
maximum de l’époque !) ; en revanche, ces abris sont équipés le plus souvent pour résister aux attaques
chimiques par gaz de combat. Des variantes, abris simplifiés dits individuels, préfabriqués, à toiture conique,
aussi bien que des abris plus importants, pour 20 à 40 personnes, sur les sites où la main-d’œuvre est plus
nombreuse (bâtiments administratifs, ateliers), apparaîtront de 1939 à 19444.
Les conséquences des tergiversations de la RAF et de l’USAF et le rapport “ Butt ”
Les résultats désastreux des attaques aériennes de jour à haute altitude de l’USAF en 1943, même si la chasse
adverse est faible, conduisent la RAF à essayer de son côté quelques raids de jour, avec des bombardiers
moyens et rapides accompagnés de chasseurs jusqu’à ce que la maîtrise de l’air sur la Manche leur soit assurée.
En principe complémentaires des raids “ lourds ” de nuit, ils concernent des objectifs ferroviaires très divers,
comme à Caen (10 février 1943) puis à Tours (février 1943) où interviennent des formations de Mosquitos à très
basse altitude. Devant le peu de résultats obtenus, la RAF revient aussi aux bombardiers lourds sur Modane
(17 septembre et 11 novembre 1943) avec non moins de 340 appareils. Ici encore les résultats sont ambivalents,
sinon nuls : interruptions de circulation allant de un à quatre jours, au prix de nombreuses vies humaines, tant
cheminotes que civiles, et d’équipages5. Le comble est atteint avec le raid avorté de 548 appareils du
5 décembre 1943, dont 3 seulement trouvent l’une de leurs multiples cibles, au coût de 9 appareils disparus pour
rien. À la suite de ces résultats qui commencent à se savoir, Churchill demande un rapport “ civil ” qui porte le
nom de son auteur principal “ D. N. Butt ”, basé sur les résultats des raids de nuit de toutes catégories mais
principalement sur l’Allemagne. Ses conclusions sont d’une sévérité sans appel pour le Bomber Command
britannique. Elles révèlent les défauts de principe d’une stratégie qui consiste en flux opérationnels longs, de ce
fait très risqués pour les derniers avions, ainsi que l’inefficacité complète du Carpet bombing ( “ en tapis ” ou “ de
surface ” ), d’une dispersion et d’une imprécision faciles à constater sur les reconnaissances photographiques
postérieures malgré la précision des “ marquages ”6. Churchill, début 1943, se pose donc sérieusement la
question : continuer ou arrêter ? La question d’éthique des représailles de terreur sur des objectifs civils n’est
guère abordée, bien que les voix de quelques lords et de l’évêque de Chichester s’élèvent en ce sens. Churchill
est presque contraint par l’état-major de la RAF qui n’a aucun autre moyen d’attaque, et en l’absence
d’alternative disponible que seraient des chasseurs-bombardiers légers et rapides, de persister dans la voie de l’
“ arrosage ” nocturne, approximatif, “ de surface ”. Harris “ the Bomber ” gagne ainsi le maintien officiel de l’espoir
d’atteindre le moral des troupes par la destruction des maisons et par la “ terreur des familles ”. Mais il atteint
aussi ses équipages, qui découvrent que la DCA n’est pas réservée à des zones militaires quasi inaccessibles
comme la base de Cherbourg, presque jamais attaquée.
L’ANNÉE 1944
Les grandes opérations préparatoires au débarquement : mars à juin 1944
Quel est exactement le plan allié ? Le général Eisenhower le précise : “ C’est la dislocation des lignes de
communications ennemies sur une zone bien plus étendue que la région même du débarquement [...]. Durant la
période de préparation, soit seulement en mai 1944, des forces aériennes tactiques seront utilisées contre les
objectifs ferroviaires. ”
Cela n’est pas du goût du Bomber Command Harris car ces forces aériennes tactiques représentent environ
2 400 chasseurs ou chasseurs-bombardiers et 700 bombardiers légers (alors qu’existaient déjà 4
000 bombardiers lourds).
Par ailleurs, ce n’est pas de gaieté de cœur que le général Eisenhower se décide à détruire le système des
communications françaises, dont il espère bien pouvoir se servir, à son tour, pour progresser vite, alors que
F. D. Roosevelt y était indifférent7.
“ Je me rendais compte, écrit-il, que les attaques contre les gares de triage et les centres ferroviaires par les
forces stratégiques et tactiques entraîneraient de nombreuses pertes de vies françaises. En outre, une très
importante part de l’économie française serait incapable de fonctionner pendant un laps de temps
considérable [...]. Néanmoins, pour des raisons purement militaires, j’ai considéré que le système des
communications françaises devait être disloqué. ” Et il obtient gain de cause, cette fois, contre Churchill qui
craignait des réactions justifiées8.
Reportons-nous en mars 1944. Ce qu’il faut obtenir, c’est “ l’encagement du champ de bataille ”. Les états-majors
allemands, mais non la Luftwaffe, sont persuadés que l’invasion se fera par le Pas-de-Calais. Ils y ont maintenu
et concentré la 15e Armée, tandis qu’en Normandie ils n’ont groupé que dix divisions, dont une blindée.
Les Alliés doivent donc empêcher la 15 e Armée et les autres réserves de se déplacer vers la Normandie durant
les opérations ou du moins retarder leur progression et maintenir les Allemands dans le doute sur le lieu du
débarquement, tout en coupant l’accès aux installations de V1 et V2 qui viennent d’être identifiées.
La campagne s’ouvre, en mars 1944, par des bombardements sur le réseau ferroviaire du Nord-Ouest de
© AHICF et auteurs, mai 2001
UNE ENTREPRISE PUBLIQUE DANS LA GUERRE : LA SNCF, 1939-1945
Troisième partie : Les cheminots dans la guerre et l’occupation
l’Europe. L’état-major de l’Air allié a établi l’ordre de priorité suivant :
1 / ponts principaux ;
2 / nœuds ferroviaires et installations :
– dépôts, plaques tournantes [sic],
– postes d’aiguillage,
– commande-signaux [sic],
– gares de triage ;
3 / trains (mitraillage).
À partir de la mi-avril, les bombardiers des forces aériennes stratégiques abandonnent les objectifs lointains
allemands pour concentrer leurs attaques sur les réseaux ferroviaires français et belge. Les points visés sont en
premier lieu Liège, Namur, Mons, Charleroi, Arras, d’une part, les gares de triage de la région parisienne, d’autre
part.
Le commandement allié a, en outre, prévu l’établissement d’une “ ligne d’interdiction ” par la rupture des ponts sur
la Seine entre Paris et Le Havre. À partir du 27 mars, ce plan entre en application. Afin de tromper les Allemands
sur le lieu de débarquement, cette première ligne d’interdiction est bientôt doublée d’une seconde qui longe le
canal Albert et la Meuse.
L’attaque des objectifs ferroviaires et routiers doit atteindre son paroxysme au mois de mai. Elle porte sur quatre
secteurs distincts :
— entretien des destructions sur la ligne Liège, Mons, Arras et attaques dans le quadrilatère Rouen, Paris,
Mézières, Dunkerque (servant aussi d’accès aux installations V1 et V2) ;
— rupture des ponts routiers et ferroviaires sur la Meuse et la Seine ;
— bombardements sur les centres ferroviaires de l’Allemagne occidentale (Hamm, Aix-la-Chapelle, Trèves,
Mannheim), du Luxembourg et de l’Est de la France (Épinal, Thionville, Belfort, Mulhouse, Strasbourg) ;
— attaques des installations ferroviaires dans la région de la Loire (Orléans, Tours, Nantes, Saumur) et dans le
Sud-Est de la France (Nice, Avignon, Nîmes).
On note, cependant, que ce programme fait l’objet de vives controverses, très directes, entre les principaux
responsables anglais et américains, y compris entre Churchill et Eisenhower.
Hésitations tactiques et résultats
La conception américaine du bombardement dit “ de précision ” parce qu’il était supposé devoir atteindre son but,
à haute altitude et de jour, en formation serrée et sans escorte, est vite réduite à néant par la chasse de la
Luftwaffe. Outre les effets des attaques sur le moral des civils touchés, elle entraîne des pertes excessives en
appareils et équipages : en octobre 1943, un tiers du 8e Bomber Command USAF fut détruit en une semaine.
La RAF reprend alors des opérations nocturnes, relayant ou remplaçant l’USAF. Jusqu’en juin 1944, les
opérations menées par les deux armées de l’air concurrentes sont entièrement distinctes, la coordination ne
venant qu’après le débarquement ! Ce qui ne suffit pas à expliquer certaines incohérences des raids ferroviaires.
À quoi aboutissent ces débats, vus du rail et du sol, dans la réalité des faits ?
En février-mars 1944, les Anglais doivent renforcer, sous le nom de leurre de Fortitude, leur protection contre les
armes de représailles en cours d’installation au Nord-Ouest de la France. Un débarquement en Pas-de-Calais
devient incertain. Ils doivent aussi assurer avec les Américains la préparation de la tenaille d’Overlord entre
Seine et Loire.
La réponse à ces obligations tient dans les premier raids aériens massifs sur les cibles ferroviaires désignées par
le nom, générique, de “ triages ” français, regroupant 80 installations de la SNCF aussi diverses, en dehors des
triages eux-mêmes, que faisceaux de garage, ateliers d’entretien du matériel roulant, dépôts de locomotives,
mais aussi gares de marchandises, bifurcations, ensuite seulement les ouvrages d’art. Cette première vague de
préparatifs pour Overlord est censée brouiller les pistes et éviter de dévoiler les véritables zones choisies pour le
débarquement.
L’offensive commence par “ 27 triages ”. Après les essais précédents, regrettables à tous points de vue, y
compris leur inutilité, qui ont marqué 1943, c’est Le Mans-triage qui débute la série en mars 1944. Bien que
l’objectif soit réputé facile à atteindre parce que les habitations sont éloignées, que la défense au sol et la chasse
allemande sont réduites, le succès reste douteux 9.
Les destructions ferroviaires utiles à court terme du point de vue militaire sont presque nulles, les relevés aériens
le prouvent dans ce cas comme dans les suivants. De ce fait, la répétition de ces raids lourds devient impossible
à éviter. Comme ils sont difficiles à organiser, donc espacés en temps, la reconstruction partielle des itinéraires
de voies essentielles peut être menée à bien entre deux raids, ce qui ne gène guère les transports militaires,
sinon en ralentissant de quelques jours les ravitaillements. Curieusement, à la même époque, des raids
extrêmement précis sont lancés contre les stations de radars allemands (40 sur 47), dispersés de Cherbourg à la
Belgique, dans le but d’entretenir la confusion sur les zones de débarquement. Effectués par des
chasseurs-bombardiers (Typhoon ou Spitfire, ou Mosquitos) parfois pourvus de fusées-bombes, ils se révèlent
extrêmement efficaces et peuvent se répéter et harceler l’adversaire sans risques majeurs. Quoique la résistance
© AHICF et auteurs, mai 2001
UNE ENTREPRISE PUBLIQUE DANS LA GUERRE : LA SNCF, 1939-1945
Troisième partie : Les cheminots dans la guerre et l’occupation
française et belge connaisse, approuve et aide ces opérations, il ne semble pas, à cause du cloisonnement et
des luttes intestines entre états-majors, que l’on ait pensé à les utiliser contre les voies ferrées avant plusieurs
mois. En ce qui concerne les attaques de trains, les cheminots n’y étaient guère préparés : ils connaissaient leurs
risques, mais ne soupçonnaient pas encore l’absence de discernement des attaquants qui allaient confondre
convois militaires et civils, voies normales et voies étroites. Quant aux bombardements de gares, ils n’étaient pas
plus efficaces : dans le cas de 30 % des objectifs atteints, la SNCF pouvait remettre en service des voies de
traversée en quelques heures, sinon en quelques jours en dépit des bombes à retardement.
Ces constats sont valables pour tous les raids de mars à juillet 1944, car, malgré les perfectionnements du
ciblage par radar (H2S notamment), les radios de bord et d’identification (IFF) sont trop bavardes, et permettent
aux radars allemands de diriger avec plus de précision la chasse nocturne. Celle-ci est pourvue, dès février 1944,
de radars de pistage précis (SN2) qui équipent 480 appareils JU88 et ME110 en avril et de nouveaux canons
obliques qui tiennent compte des angles morts des bombardiers britanniques. S’ensuivent des pertes atteignant,
selon l’aveu même des Anglais, une “ quantité presque insupportable ”, qui vont durer jusqu’à la mise en service
des chasseurs d’accompagnement à grand rayon d’action type P51 Mustang permettant aux Américains de
prendre le relais des raids diurnes en juin-juillet. Mais auparavant, bien des cités cheminotes, voisines des
objectifs “ rail ”, comptent des destructions d’habitations considérables. Bien que les familles se dispersent, la
nuit, loin des cibles, il y a encore trop de victimes civiles. Citons les exemples de Tergnier, Aulnoye, Laon, Lens
ou Lille-Délivrance au nord, en région parisienne Vaires 10, Villeneuve-Saint-Georges, Juvisy et Trappes ; plus à
l’ouest et au sud, Rouen-Sotteville, Le Mans, Saint-Pierre-des-Corps et Les Aubrais. Les comptes rendus
d’observations des résultats des équipages alliés en fin de mission se signalent par leur optimisme, exagéré
comme le révèlent les photos aériennes prises ensuite, dû surtout aux faibles pertes qui caractérisent les
objectifs ferroviaires à cette époque : 1,1 à 1,5 % des appareils. À l’opposé, côté SNCF, la tendance des
rapports, qu’ils soient ou non officiels, et prévus pour des usages multiples, est aussi d’amplifier les dégâts – il
s’agit d’éviter la répétition des bombardements et les prélèvements de matériel intact – tout en évaluant assez
justement les temps de remise en état des voies principales. La SNCF peut ainsi réclamer un maximum de
matières et de matériels de remplacement aux occupants 11 en arguant des longueurs totales de voies atteintes
par les bombes, alors que le rapport entre voies nécessaires à la continuité du réseau et voies de garage est de 1
à 10, voire de 1 à 20.
La multiplication des objectifs et leur importance entraîne une montée très rapide des effectifs employés sur les
chantiers de remise en état, cheminots et civils de diverses provenances. Ils passent de 4 000 en avril à plus
de 15 000 courant mai au réseau Nord, de 3 000 à 7 ou 9 000 à l’Ouest. Le total atteindra 65 000 pour toute
la SNCF. La Résistance est consciente de cette augmentation du nombre de victimes potentielles alors que
l’état-major aérien britannique ne la prend que peu en compte. Dans tous les cas il n’est pas en mesure de
changer rapidement de tactique, alors qu’Overlord se profile dans moins de trois mois.
On constate alors que sur 26 attaques aériennes majeures, impliquant 4 264 bombardiers et le lâcher de 15 290 t
de bombes, explosives pour la plupart, 15 à 25 % selon le succès du raid atteignent leurs objectifs, au sens large.
Les pertes en avions, qui restent beaucoup plus élevées sur l’Allemagne, où est concentrée la majorité des
défenses, restent très faibles sur les objectifs ferroviaires français : 1,5 à 2,3 % du nombre d’appareils, ce qui
représente néanmoins plus de 1 000 manquants, morts, prisonniers ou disparus côté Alliés, davantage
américains que britanniques. À la veille du D Day, les observateurs voient pour un rare moment correspondre le
taux estimé de “ coups au but ” à la réalité. C’est au prix de la mort de près de 2 000 civils et cheminots et de la
destruction de 14 000 maisons ou immeubles.
DU BILAN PROVISOIRE DU 6 JUIN 1944 AU BILAN DÉFINITIF
Retarder les transports allemands
Le “ prix ” humain à payer est alors considéré par les Britanniques comme inférieur aux prévisions, mais les
résultats des opérations le sont aussi : ils jugent qu’elles ne sauraient retarder suffisamment les renforts
allemands. C’est pourquoi on passe en juin 1944 à des opérations tactiques, ponctuelles, concernant davantage
les ouvrages d’art que les voies elles-mêmes comme les observateurs au sol le demandaient depuis longtemps.
Le rendement global du système ferroviaire français contrôlé par l’Allemagne tombe assez bas pour que le
ravitaillement de l’armée et de l’organisation Todt rencontre des difficultés considérables pour parvenir
d’Allemagne en France, alors que le trafic est encore très actif à la Deutsche Reichsbahn. Les mouvements de
troupes postérieurs à l’invasion du 6 juin subissent des retards importants et des déroutements de plusieurs
centaines de kilomètres sont imposés aux troupes en cours de transport par rail12.
En février 1944, l’ensemble de l’organisation des transports allemands en France représente un trafic de 60 à
70 trains par jour circulant entre l’Allemagne et les côtes françaises (de Dunkerque à Nantes). À la fin d’avril, il ne
passe plus que 48 trains par vingt-quatre heures. Fin mai, le trafic tombe à 32 par jour dont 12 convois de
charbon sarrois : 20 trains seulement restent disponibles pour la troupe, ce qui suffit en certains cas pour
acheminer les renforts.
© AHICF et auteurs, mai 2001
UNE ENTREPRISE PUBLIQUE DANS LA GUERRE : LA SNCF, 1939-1945
Troisième partie : Les cheminots dans la guerre et l’occupation
Ici encore, ce ne sont pas les attaques des gares et du matériel qui ont été efficaces, mais les goulets
d’étranglement provoqués et, surtout, entretenus sur la Seine et la Loire par les attaques des ouvrages d’art.
Autres objectifs, qui poursuivent des buts tactiques, sont les mitraillages de convois, bombardements de pleine
voie et de petites gares où sont dispersés les matériels : les reconnaissances aériennes ont permis aux
observateurs de reconnaître enfin que le matériel roulant “ sensible ” (trains-parcs, trains de secours13, et surtout
locomotives) avait été dispersé pour le sauver des destructions massives des “ nœuds ” ferroviaires 14. L’USAF
recommande donc des opérations multiples et dispersées, diurnes, à basse altitude plutôt que l’énorme
gaspillage de moyens que représentent des raids nocturnes “ en surface ”. Cependant les premiers essais
américains à partir des bases britanniques, puis ceux depuis l’Afrique du Nord vers la Provence, effectués à
moyenne altitude pour protéger les appareils, sont tout aussi peu efficaces, qu’ils s’agisse de leurs résultats
militaires à court terme ou des destructions et pertes de vies civiles.
L’incompréhension des motifs des actions aériennes domine chez les cheminots, alors qu’on dénombre à l’été 16
600 logements SNCF atteints dont 6 800 sont irréparables : comment les Alliés articulaient-ils destruction
matérielle à long terme et action militaire à court terme ? Bien qu’ils soient fréquemment résistants ou qu’ils
appuient la Résistance, et en contact avec Londres, les cheminots réagissent brutalement aux bombardements
alors qu’ils se mobilisent pour réunir des informations à propos des armes secrètes (V1 à V3) et des lignes
ferroviaires qui permettent leur approvisionnement, ce qui est aussi risqué pour eux.
Les actions tactiques complémentaires
Depuis 1942, d’autres actions localisées ont été menées par des formations plus légères, mitraillages ou
tentatives pour endommager les installations électriques fournissant énergie et courant de traction. Citons, à titre
anecdotique, le lâcher, début 1943, de groupes de ballonnets sphériques traînant des filins d’acier. Lancés
depuis la Grande-Bretagne par vent nord-ouest favorable, ils étaient censés provoquer des courts-circuits des
lignes à haute tension, voire des ruptures. Les résultats étant ridicules par rapport aux moyens mis en œuvre, les
Alliés en reviennent, à l’été 1943, aux opérations aériennes classiques contre des postes haute tension et des
sous-stations.
La consommation mensuelle d’énergie haute tension de la SNCF reste la même jusqu’en mars-avril 1944 et ne
chute vraiment, dans un rapport de 10 à 1, que de juin à octobre 1944. Les destructions sont moins en cause que
la réduction délibérée des circulations de trains électriques. La part des actions sur les postes ou sous-stations
l’emporte sur celle des opérations aériennes dans les destructions totales, qui restent faibles 15. Seule exception,
peu compréhensible, les installations électriques de la ligne Paris-Le Mans sont visées dès le 18 avril 1943 par
650 bombes qui tombent autour des 4 sous-stations successives de Chartres au Mans, dont 2 seulement sont
touchées. La SNCF tire de cet échec relatif des conclusions qui ne semblent guère comprises à Londres, à savoir
la dispersion, pour les mettre en réserve, de tous les seconds groupes électriques et du matériel alors difficile à
réapprovisionner. C’est à la suite des incessantes attaques des sous-stations de pleine ligne à partir d’avril 1944
(jusqu’à 8, plus 5 mitraillages à Condé-sur-Huisne d’avril à juillet 1944) et des coupures de caténaires que
la SNCF réduit la traction électrique sur cette ligne de mai à fin août, entraînant un ralentissement opportun du
trafic, y compris militaire.
En revanche, sur le réseau Sud-Ouest, moins systématiquement visé, bien que les postes d’interconnexion “
Nord ” de Chevilly et de Chaingy aient été mis en partie hors service (dès le 3 octobre 1943 le courant est coupé
quelques heures entre Juvisy et les Aubrais), la traction électrique est maintenue et la réparation des caténaires
précède souvent la réfection des voies.
Après le 6 juin, les cheminots voient bien l’intérêt de paralyser, momentanément et sans préavis, ou parfois
définitivement, la traction électrique des lignes susceptibles d’amener des renforts en Normandie, à condition de
ne pas apporter de dégâts irrémédiables aux installations. Il fallait adapter les méthodes de sabotage, aviser la
résistance extérieure au rail et l’aviation alliée de cette réserve. Il était suggéré à Londres, pour permettre la
reprise rapide du trafic plus tard, de ne plus recourir aux bombardements aériens aveugles sur les installations de
traction électrique.
Réparer, reconstruire
Afin de prévenir de nouveaux dégâts et prévoir l’avenir, tout en essayant de s’assurer des réserves de matériel “
sensible ” ou difficile à renouveler, la SNCF décide, dès 1943, de créer 24 “ trains-parcs ” constitués d’équipes de
districts Voie, de stocks de secours et de matériel de dépannage, de matériaux empruntés aux réserves
allemandes bien connues des cheminots. 135 000 journées d’agents affectés aux trains-parcs sont utilisés pour
la seule Région Ouest dès 1943. Ils remplacent cette année-là 60 000 traverses et près de 100 km de rails sur un
total de 150 000 traverses et 186 km de rails pour l’ensemble du réseau. Les équipes sont prêtes pour 1944,
mais sans se douter encore de l’énormité du travail qui va se présenter, d’autant plus délicat à mener qu’il fallait
alors réparer en provisoire, sans passer de suite au définitif.
L’ACCOMPAGNEMENT DE LA PROGRESSION DES ARMÉES ALLIÉES (JUIN-AOÛT 1944) ET LA RECONSTRUCTION
© AHICF et auteurs, mai 2001
UNE ENTREPRISE PUBLIQUE DANS LA GUERRE : LA SNCF, 1939-1945
Troisième partie : Les cheminots dans la guerre et l’occupation
PROVISOIRE DES INSTALLATIONS FERROVIAIRES
Ouest et région parisienne
Après le 6 juin, les bombardements aériens prennent de l’ampleur, mais présentent plus de discernement dans le
choix de leurs objectifs. La crainte de l’arrivée des renforts allemands vers la Normandie impose le maintien du
blocus des voies ferrées d’accès par la coupure des ouvrages d’art importants des bassins de la Seine et de la
Loire, si bien que les opérations tactiques, à effet immédiat, prennent enfin le pas sur les destructions “ en surface
” des triages, dépôts et ateliers. Mais le manque de précision des bombardiers, enclins par ailleurs aux
délestages prématurés pour mieux manœuvrer afin d’éviter la chasse adverse, continue de causer des
destructions civiles désastreuses. Alors que le rythme des bombardements à objectifs ferroviaires s’élève en juin
(6 à 27 missions par jour) et en juillet (3 à 20), les opérations ponctuelles prédominent. Elles culminent en août
(36 le 7 août, et 44 le 13) avec une majorité d’attaques et mitraillages de trains ou de petites gares, y compris les
installations en voie métrique du Blanc-Argent, des Côtes-du-Nord ou du Petit Anjou ! Il est vrai qu’à haute
vitesse, en altitude, l’échelle est difficile à apprécier16.
S’y ajoutent les bombardements “ lourds ” multipliés jusqu’au succès visant à détruire les ponts et viaducs. Les
résultats sont spectaculaires et moins meurtriers. Citons Orléans et le pont sur la Loire, Cinq-Mars-la-Pile,
Saint-Côme près de Tours, les ponts de la Vendée et de Pirmil à Nantes, atteints en juin et juillet 1944. De même,
tous les ouvrages de la Seine, depuis ceux de la Grande Ceinture (Athis, 5 fois bombardé du 27 mai au 8 juin ;
Maisons-Laffitte, 6 fois du 26 mars au 24 juin) ; cependant les plus grandes brèches n’affectaient souvent qu’une
demi-largeur, si bien que les militaires ont pu utiliser la Grande Ceinture de façon permanente comme grande
ligne de rocade17. Ce fait, ignoré des Alliés jusqu’à ce qu’ils en profitent à leur tour, rendait en partie inutile la
destruction des ponts sur la Seine. D’ailleurs, sauf les exceptions mentionnées ici, la quasi-totalité des grands
ouvrages d’art de la SNCF qui ont été détruits complètement et durablement l’ont été par le génie militaire
allemand en retraite, non par l’aviation.
Provence et zone du Rhône au Rhin (juin-juillet 1944)
Bien que nous ayons déjà signalé les essais de coupure du trafic vers l’Italie à Modane (RAF) et sur la ligne de
côte (RAF et USAF) d’Anthéor à Vintimille, les Alliés n’avaient guère affaibli le trafic militaire ou d’intendance vers
le front italien, qui atteignait plus de 20 000 t/jour, dont 14 000 par la côte. Les objectifs ferroviaires en Provence
ne sont donc dévoilés que fin mai. Les Alliés privilégient les opérations de jour, par l’USAF à partir du 25 mai sur
Carnoules et Badan (34 et 38 morts), Vénissieux et Ambérieu. Suivent, quelques jours après, Arles, puis Toulon,
Montpellier, Béziers, surtout Avignon (27 mai) avec 525 morts, soit autant que Coventry en 1940, la “ référence ”
anglaise. C’est, après une courte accalmie, le 12 juillet, encore Miramas, Arles et Balaruc, Cannes-la-Bocca, La
Seyne ; le 2 août, encore Avignon ; le 6 août se renouvelle le malheureux raid de Lyon-Vaise et Croix-Rousse,
Chasse, Badan, Valence, Tarascon, encore Miramas, ne laissant plus de doutes sur le débarquement de
Provence et la remontée prévue ensuite des troupes par la vallée du Rhône, vers le Rhin.
L’USAF va alors éviter, en principe, de prendre pour objectif la région lyonnaise et les lieux tragiques que sont
désormais Saint-Étienne qui a compté le 26 mai un maximum de 1 084 morts civils et 15 000 sinistrés sans
destructions d’installations ferroviaires, Lyon-Mouche (63 morts), mais surtout Lyon-Vaise, toujours le 26 mai,
avec 717 morts, 1 129 blessés et 20 000 sinistrés, pour un résultat bien maigre, puisque sont atteints un dépôt et
des voies de garage de seconde importance, situés dans une zone très urbanisée. “ Sacrifices énormes pour
résultats insignifiants ”, indique le câble du chef régional FFI adressé à Alger. A-t-il atteint les responsables de la
15e USAF ? Nous l’ignorons, puisque, par exemple, Lyon-Vaise est encore “ revisité ” le 6 août avec autant
d’inconscience. Ce sinistre 26 mai, l’USAF manque les faisceaux de la Buisserate à Grenoble (37 morts). Pire
encore, à Chambéry, 72 Liberators totalisent 120 morts pour 400 impacts, dont 80 seulement touchent les
emprises SNCF, le reste causant 3 000 sinistrés. À Nice Saint-Roch, toujours ce fatidique 26 mai, on compte,
pour 180 impacts, 384 morts et 5 600 sinistrés, pour la destruction de “ seulement ” 159 wagons et
5 locomotives, mais aussi de 30 tramways, sans parler d’un train civil atteint sur le pont du Var, avec 52 morts et
58 blessés.
À croire que les aviateurs de la 15e USAF venant d’Afrique du Nord étaient vraiment des débutants inconscients,
ou incapables, d’autant que la chasse adverse et la défense anti-aérienne n’étaient pas au rendez-vous de ces
opérations, contrairement au Nord-Ouest de la France. Il ne leur reste aucune excuse pour ces lâchers
incohérents, criminels et sans commentaires ultérieurs...
Mais les sentiments antibritanniques de la population augmentent dès le lendemain, 27 mai, à Marseille, à tort,
puisque c’est encore l’USAF-15 qui, avec moins de 120 appareils, à 4 000 m d’altitude, saupoudre certes les
gares Saint-Charles et Blancarde de 100 bombes, mais aussi la ville et ses banlieues de plus de 700 autres
bombes, lui conférant le triste privilège du record absolu de victimes en un seul raid avec 1 752 morts recensés,
18 000 sinistrés, et des dégâts, là encore, insignifiants portés aux installations ferroviaires, visées ou non, port,
gares et dépôts compris.
© AHICF et auteurs, mai 2001
UNE ENTREPRISE PUBLIQUE DANS LA GUERRE : LA SNCF, 1939-1945
Troisième partie : Les cheminots dans la guerre et l’occupation
L’état des lieux jusqu’à fin août 1944 et la nécessaire reprise des transports par rail
Les attaques aériennes s’arrêtent à la fin du mois d’août 1944, le 18 pour les bombardements majeurs. Le bilan
des destructions a été dressé par la SNCF plus tard. Il arrête les comptes “ à la Libération ”, date qui n’était pas la
même pour les zones successivement libérées, allant de début juillet en Cotentin et Normandie au 9 mai 1945
(sic) pour la “ poche ” de Dunkerque.
Dès le 31 mai 1944, R. Le Besnerais constatait que 29 triages sur 53 (sans l’Alsace-Lorraine) étaient
inutilisables, 70 dépôts sur 167, 3 grands ateliers sur 9. Ce qui explique, en partie, une baisse de trafic de moitié
par rapport aux mois de janvier à mars. Certes, les difficultés de circulation, auxquelles commencent à s’ajouter
les coupures d’ouvrages d’art, réduisent très fortement les circulations voyageurs (20 % des valeurs 1938). Le
trafic marchandises, transports allemands compris, est encore de près de 100 000 wagons chargés par semaine,
contre 188 000 en janvier et 232 000 en 1943. Pour sa part, le trafic militaire allemand, prioritaire, dépasse
encore la moitié des prévisions sur la région Ouest, il représente 78 % du trafic sur le Sud-Est et 82 % sur le
Sud-Ouest. Mais le chiffre du Nord, 21 % seulement, semble indiquer les effets de l’opération de dissuasion
Fortitude. En effet, ces actions se conjuguent par hasard avec les opérations Crossbow décidées en
conséquence des craintes britanniques de représailles. Grandissantes, à juste titre, jusqu’à la mi-juin, elles
entraînent des actions continuelles sur les voies ferrées d’alimentation des très nombreuses bases de lancement
des V1 (350 prévues, 100 réalisées). Plusieurs milliers de ces bombes volantes, à partir du 13 juin et durant tout
l’été, survolent en effet le “ détroit ” de la Manche vers Londres.
Les actions préventives ou répressives contre ces armes nouvelles, jusqu’alors sporadiques tant qu’elles étaient
en construction, vont occuper désormais les unités “ tactiques ” autant que le Bomber Command. Les opérations
dites tactiques sont effectuées par de petits groupes de 3 ou 6 bombardiers moyens bimoteurs. Depuis les
tentatives de 1943, ils sont moins utilisés pour des objectifs ferroviaires, sauf en reconnaissance ou encore, à
partir de mai 1944, pour le harcèlement, avec mitraillage, de tout convoi surpris en route, y compris ceux des
chemins de fer économiques (après la Normandie, la Somme et le Pas-de-Calais). Sous le nom code
de RAMROD, la RAF, avec des Spitfire adaptés, équipés de roquettes aussi bien que de bombes, avait entrepris
des opérations en piqué à moyenne altitude (3 000 à 1 200 m environ) plus précises que les précédentes sur des
objectifs ferroviaires18. Bien que ces raids soient inefficaces dès que la couche nuageuse est importante, la
moyenne statistique démontre qu’ils sont plus précis et mettent moins en danger à la fois les équipages et les
civils ou cheminots travaillant au voisinage des coups au but.
Avant même le débarquement du 6 juin, non moins de 1 284 bombardements aériens ont frappé 793 localités en
France, dont 363 attaques aériennes d’installations ferroviaires, ce qui est encore peu en comparaison des
800 raids encore à venir jusqu’à fin août. Les pertes humaines du côté des cheminots, malgré la reprise des
mitraillages de convois, sont, bien qu’élevées, proportionnellement très faibles par rapport à celles des “ civils ”.
Pour les cinq premiers mois de 1944 et plus de 232 raids, 470 cheminots sont morts et 1 100 autres blessés par
faits de guerre en service. De 1941 à 1943 on avait compté 464 cheminots et 2 000 civils tués pour moins de
80 raids. Mais à partir de mars 1944 les bombardements “ de surface ” vont faire dix fois plus de morts civils
encore autour d’objectifs ferroviaires. Des destructions mieux ciblées – mais beaucoup moins nombreuses –
causent des pertes réduites, ce qui démontre bien les résultats hasardeux des bombardements “ de surface ”.
De plus, la hâte des occupants à reconstruire au plus vite un passage, même à voie unique, dans les zones
sinistrées, soit environ 200 km de voies à reconstruire, requiert un nombre de plus en plus important de personnel
pour travailler sur des chantiers à très haut risque (des bombes à retardement ayant parfois explosé cinquante
jours après le raid). Ce qui conduit la direction générale de la SNCF a écrire fin juin 1944 au ministre de tutelle
(secrétaire d’État à la Production industrielle et aux Communications), à l’intention des autorités allemandes
(HVD), que :
... tout récemment, plusieurs Régions ont reçu presque simultanément de la part des Autorités d’Occupation
des ordres formels leur enjoignant d’augmenter d’urgence leurs effectifs, de manière à remettre
complètement en état un certain nombre de grands triages pour lesquels le programme établi en commun ne
prévoyait que le rétablissement minimum des voies indispensables. Sur certains points, des requis civils ont
été envoyés d’office par ces Autorités d’Occupation en vue des travaux en question.
S’ensuivent des considérations sur l’incapacité de la SNCF, devant une telle demande, à dépasser le niveau
présent des effectifs sur les chantiers de rétablissement des circulations, “ effectif d’ouvriers de toutes conditions
dépassant 40 000 hommes ”19. La lettre demande en conclusion que l’on renonce aux mesures envisagées 20.
Nous ignorons la suite donnée à cette requête, dont la satisfaction eût été de toute façon sans effet en
juillet-août 1944. Les Alliés prévoyaient d’utiliser pour leur part ces moyens dispersés, nécessaires à leur
progression de Cherbourg à Carentan, Le Mans et Paris. Comme la reconnaissance aérienne leur permettait
d’être informés du progrès des travaux, aucune directive de sabotage ferroviaire ne fut donnée à la résistance
active, sauf dans les zones de retraite des armées allemandes après le mois d’août. Ce qui n’empêcha pas la
destruction des ouvrages par les Allemands en retraite, beaucoup plus méthodique et radicale que celle
effectuée par les Français en 1940.
C’est sans doute pourquoi, selon les relevés quotidiens de juillet et août 1944 que nous possédons pour le
© AHICF et auteurs, mai 2001
UNE ENTREPRISE PUBLIQUE DANS LA GUERRE : LA SNCF, 1939-1945
Troisième partie : Les cheminots dans la guerre et l’occupation
Sud-Ouest, les actions aériennes, bien que plus nombreuses encore qu’en juin (jusqu’à 45 opérations par jour,
jusqu’à 10 au seul réseau Sud-Ouest) ne sont-elles plus que des attaques locales, spécifiques, de trains en
circulation le plus souvent, effectuées par un groupe d’avions ou des appareils isolés. Les grosses attaques “ de
surface ” concernent les gares d’approvisionnement en armes V1 et V2 du Nord-Ouest de la France.
Au 31 août 1944, les chantiers avaient déjà reçu plus de 16 600 t de bombes, en 94 raids depuis 1943, dont
15 opérations avec les “ Tallboys ” de 5,4 t21.
Le bilan global, fin 1944
Le bilan global ne s’est alourdi cependant que modérément, et la paralysie complète du réseau ferré voulue par
les cheminots, fin août, dans les régions encore en pleine guerre permet aussi d’éviter de nouveaux
bombardements lourds. Deux exceptions sont constituées par la Région Est, où se reportent les opérations liées
au repli allemand, et les “ poches ” qui provoquent de nouvelles victimes civiles inutiles, dont des cheminots. Ces
pertes sont les plus lourdes quand on les compare à la valeur stratégique réelle des lieux visés, qui avait été
exagérée par les états-majors, coupables d’une erreur d’appréciation. Nous voulons citer ici, par devoir de
mémoire, outre les quelques 12 000 morts déjà atteints sur des objectifs strictement ferroviaires, les civils du
Havre, de Royan, mais aussi de Boulogne et Calais, cette dernière ayant le triste privilège d’un bombardement “
ami ”, par erreur, en février 1945 (97 morts) au lieu de Dunkerque qui était visé. Ici, il n’y eut aucune “ repentance
”, ni indemnités posthumes. Et c’est pourquoi, fin 1945, une étude américaine (citée entre autres par E. Florentin
basée sur les premiers bilans de destructions, ceux mis à leur disposition par la SNCF, conclut tardivement que “
les attaques précédant le D. Day contre les triages français n’étaient pas nécessaires, les 70 000 t d’explosifs qui
y ont été déversées auraient pu être affectées à d’autres cibles ” 22.
Nous n’en voulons pour preuve que les statistiques générales qui collationnent les données transmises par les
Régions SNCF et les arrondissements, indiquant par exemple l’évolution du parc disponible d’engins moteurs ou
celui du matériel roulant marchandises. Malgré une énorme réduction, de 217 000 wagons encore théoriquement
au parc début mai 1944 à moins de 174 000 en septembre, l’effectif disponible pour des transports militaires était
acceptable et n’a pas entravé au degré souhaité le repli des armées allemandes vers l’Est. Les photos aériennes
alliées de reconnaissance qui ont identifié de tels trains en témoignent. Les Américains, en août dans le Cotentin,
ont utilisé en priorité du matériel SNCF disponible, heureux de retrouver des locomotives Baldwin ou Alco
de... 1918. Même si l’on prend en compte les indisponibilités ou avaries dues aux bombardements aériens et aux
transferts en Allemagne, les 74 000 ou 76 000 wagons “ manquant ” au parc (hors Alsace-Lorraine) ne
représentent “ que ” 30 % du parc total, alors que les transports militaires nécessitent 20 à 25 % des wagons du
parc utilisable. Ce qui montre bien, une fois de plus, l’ineptie de la “ stratégie ” de destruction des triages et des
matériels garés sur leurs voies et, le plus souvent, vides.
Les transports militaires alliés de l’hiver 1944 n’ont que peu manqué de wagons et de locomotives, d’autant que
le trafic entre les ports et les fronts ne dépassait guère le million de tonnes mensuelles : les 500 locomotives
débarquées dès fin août à Cherbourg, puis les quelques milliers de wagons en “ kit ”, ou montés qui les suivent
permettent alors de passer de 12 000 t transportées quotidiennement pour les Américains en octobre à 15 000 t
en décembre et de multiplier par 8 les trains-kilomètres. Ce qui ne représente guère plus de 30 trains de 1 000 t
brutes, soit 2 trains par heure au plus. Mais la limite de capacité est celle des lignes à voie unique, d’où l’intérêt
pour les Alliés de remettre en service des doubles voies électrifiées... ce qui est fait dès mi-novembre pour
Paris-Le Mans23 (alors que le 1er train venant de Cherbourg arrivait aux Batignolles le 30 août 1944 !).
Pour les lignes de la vallée du Rhône il en est de même. La liaison Aix-en-Provence - Grenoble est ouverte
immédiatement derrière la progression des troupes (dès le 15 septembre à Sisteron), et le 25 septembre est
ouverte la ligne de la rive gauche du Rhône jusqu’à Lyon, de même que Valence-Grenoble. Le rail suit donc bien
les troupes, en l’absence de toute réaction ennemie.
POUR FINIR : QUELLE LEÇON À TIRER DES BOMBARDEMENTS DE VOIES FERRÉES ?
On sait que malgré les ruines, qui dépassent l’imagination, des villes rasées par l’aviation alliée outre-Rhin
depuis 1942, la production allemande industrielle de guerre a atteint des sommets... en 1943-1944. Alors que la
France comptait péniblement 6 000 à 7 000 locomotives en état de marche fin 1944, l’Allemagne en disposait
de 36 000, dont près de 11 000 Kriegsloks neuves, type 150 à vapeur, puissantes et robustes, aptes au trafic
lourd ou militaire, et ce n’est qu’un exemple. Faut-il conclure que les bombardements aériens ont toujours été un
échec ? Certainement pas si nous considérons globalement leur rôle dans la préparation et le succès du
débarquement et, surtout, l’appui tactique qu’il ont donné au sol à la progression des troupes.
Il est inutile, en revanche, de revenir sur les insuffisances de l’aviation qui devait poursuivre à titre “ tactique ” le
harcèlement nécessaire à la fixation des troupes allemandes au jour “ J ” du débarquement en Normandie. Il est
vrai que l’offensive fut l’enjeu de luttes intestines, d’où l’incohérence apparente des opérations menées sur les
cibles ferroviaires et les lourdes erreurs qu’elle a parfois entraînées. Ce n’est certainement pas en annihilant les
gares, les cités cheminotes et le matériel roulant de la SNCF à ce moment-là que le cours de la guerre a changé
© AHICF et auteurs, mai 2001
UNE ENTREPRISE PUBLIQUE DANS LA GUERRE : LA SNCF, 1939-1945
Troisième partie : Les cheminots dans la guerre et l’occupation
; et le résultat obtenu ne peut faire oublier la mort de 78 000 innocents en France, dont 15 000 sur des sites
ferroviaires (voir tableau 1).
Après la bataille du rail, les cimetières alliés
Selon les sources officielles, la RAF a perdu 8 655 avions en cours d’opération, plus 1 600 en cours
d’entraînement ou portés disparus. L’USAF en a perdu 9 466 en tout. En hommes d’équipage, cela signifie 74
000 pour la RAF, dont 55 750 morts au combat ou par accident. Pour l’USAF, les 8e et 15 e Air Force qui nous
intéressent ici ont perdu environ 30 000 hommes, au total 47 000 avec 4 750 avions perdus sur 12 731 utilisés,
soit 37 % des B17, taux qui semble supérieur à celui de la RAF. Le choix des Alliés, si tant est que ce fut un choix,
pour les bombardiers lourds, leur a coûté au total plus de 100 000 hommes jeunes et entraînés24.
Était-ce un sacrifice inévitable ? Le sujet reste encore contestable puisque des questions fondamentales ne
trouveront de réponse qu’avec l’accès à certaines archives britanniques (papiers Churchill et Lindeman (lord
Cherwell), soit seulement à partir de 2019). À une époque où les acteurs ou témoins revendiquant chacun “ leur
” version de l’histoire auront disparu, le sujet pourra peut-être, enfin, être abordé sans a priori ni appel aux
émotions vécues25.
“ L’efficacité de l’impact direct l’emporte sur le tapis de bombes ” : c’est l’avis des analystes, anciens ou actuels,
de la stratégie comparée à la tactique, en ce domaine sensible et difficile où la technique a évolué plus vite que la
réflexion26.
Il est regrettable que ces leçons durement acquises n’aient pas empêché, depuis lors, d’illusoires attaques du rail
en Europe. L’histoire reconnue, analysée et comprise sans passion reste encore à apprendre par les pouvoirs,
qui ignorent trop ses leçons.
_______________
1. Les forces aériennes françaises disposaient en 1940, avant les constructions décidées par R. Dautry, de moins de 500 chasseurs
modernes, et d’aucun bombardier récent. La production prévue était de 400 appareils nouveaux par an. Les Britanniques en étaient au même
point avec une production prévue annuelle de 220 bombardiers. Mais ils n’en disposaient d’aucun en France, et de 130 chasseurs seulement.
Au total, alors que les Allemands disposaient de plus de 1 500 bombardiers et de 1 000 chasseurs lors de la campagne de France, les Alliés
ne totalisaient que 700 appareils, toutes catégories confondues. Quant aux chasseurs bombardiers capables d’attaques en piqué,
342 Allemands s’opposaient à 54 Français et aucun Anglais (voir bibliogr. [15]).
2. Boulogne-sur-Mer a vu 52 attaques aériennes se succéder sur le port et les installations ferroviaires, du 12 juin 1940 à fin 1941. Mais le
premier raid contre une gare SNCF se place le 4 avril 1942 à Saint-Omer, où 12 Boston et 4 Wellington obtiennent un effet heureusement nul
sur la gare, bâtiment patrimonial, mais avec déjà des morts civils. De nouvelles attaques suivent donc. La RAF s’essaie aussi, toujours en
vain, sur Cherbourg (15 avril 1942), Hazebrouck (13 avril et 29 juin 1942) et même Lille (20 juillet 1942), opérations suivies d’un répit de près
de six mois.
3. Voir Florentin [1] et Regan [17], confirmant les déclarations peu nuancées de Hastings [11]. Voir aussi Jones [14].
4. Comme il en existe encore des vestiges de nos jours, à Narbonne ou Dijon par exemple, avec la fonction de magasin pour matières
dangereuses ! Signalons la tentative d’installations protégées beaucoup plus complètes, et complexes, dont l’abri de poste de
commandement et régulation du trafic Est parisien dénommé de nos jours le “ Bunker ” réalisé en juillet 1939 sous les quais 2 et 3 de la gare
de l’Est à Paris. Cet abri de défense unique sur le réseau français, qui fut opérationnel, offrait 120 m² protégés, et pouvait abriter
72 personnes.
5. La plupart des objectifs du rail français, sauf au Nord, étaient assez éloignés des terrains de la chasse de nuit allemande et surtout
restaient en avant de la célèbre “ ligne Kammhuber ”, barrage d’interception combinant radars, projecteurs et contrôle des chasseurs de nuit,
très redouté des bombardiers alliés, dont seuls les secteurs marginaux sud, dits zones 7, 8 et 9, intéressaient la France, de Givet à Troyes par
Rethel. De jour, bien des cibles étaient proches de terrains actifs comme Laon (2 terrains de chasse), Cambrai (3), Longueau (2), Caen (2),
sans parler des 64 terrains du Nord et de la Picardie ou de l’Oise. Ce fut, en partie, à l’origine des désastres de Rennes, Rouen, Lille-Lomme.
Citons, plus tard, en 4 opérations avec 617 appareils, les pertes de 19 avions et plus de 150 hommes d’équipage dans la nuit du 10 au
11 avril 1944, sur Tours-Saint-Pierre, Tergnier, Laon et Aulnoye. Ces 3 % de pertes s’accompagnent évidemment d’un nombre
anormalement élevé de bombes dispersées en dehors des objectifs.
6. Il semble, aujourd’hui encore, difficile à concevoir que les ordres de formation des vagues de bombardiers sur raids ferroviaires
comportaient 7 à 12 appareils de front, soit une couverture d’au moins 500 à 800 m, pour atteindre, en long, des gares de largeur allant de
100 m à 300 m au plus... Même en cas de faible vent latéral, la surface “ arrosée ” est toujours au moins le double de celle des objectifs
correctement ciblés. De plus, dans le cas de vagues successives, si les premiers lâchers sont bien marqués, la fumée obscurcit
complètement l’objectif, et dès la 3e (il y en avait jusqu’à 10 !) les lâchers étaient faits au jugé et au plus vite. On constate d’ailleurs des
résultats encore plus mauvais si l’attaque est perpendiculaire à l’objectif (exemples du viaduc d’Anthéor et de certains ponts sur la Seine et la
Loire).
7. Voir [23].
8. Voir [11].
9. Un des griefs les plus répétés des informateurs alliés était l’absence de prise en considération des rapports du sol par les états-majors des
forces aériennes. On constate même avec surprise, connaissant l’existence de telles observations, et la certitude de leur transmission,
l’absence de leur mention par les War Diaries de la RAF (agendas de combat et bombardements, publiés en 1985 seulement, voir
bibliogr. [13]). Plus curieusement encore, dans le cas d’opérations ayant mal tourné, il semble qu’au lieu des rapports précis et souvent
protestataires, émanant d’agents britanniques travaillant en France avec la Résistance, on trouve seulement la mention : “ Pas de rapport
local émanant du sol. ” C’est le cas des raids les plus meurtriers de civils, comme Rennes, Nantes, Rouen, Lille, Saint-Étienne, Besançon,
Lyon-Vaise. Une exception : Ambérieu, où, après une première attaque inutile, la Résistance obtient de Londres l’arrêt des raids aériens,
après avoir fait la preuve de l’efficacité locale des sabotages, qui avaient coûté de nombreux otages et déportés.
10. Une exception due au hasard est le cas de la gare de triage de Vaires où un convoi de munitions stationné parallèlement à des trains de
troupes a provoqué la mort de 1 200 à 1 300 militaires lors de la première attaque des 29-30 mars 1944. Des hécatombes analogues, avec
destructions importantes de matériel de guerre, ont eu lieu plus tard, au voisinage des ponts sur la Seine, lors du repli des troupes allemandes
de Normandie ou lors d’attaques des trains de V1 où 33 wagons équivalaient à près de 100 bombes de 1 t. Mais c’était alors le fait des
chasseurs-bombardiers tactiques attaquant en piqué à moyenne altitude, et non des quadrimoteurs lourds et malhabiles du Bomber
© AHICF et auteurs, mai 2001
UNE ENTREPRISE PUBLIQUE DANS LA GUERRE : LA SNCF, 1939-1945
Troisième partie : Les cheminots dans la guerre et l’occupation
Command ou de l’USAF.
11. La masse de matériel neuf ou de remplacement demandé reste dans des limites encore très raisonnables jusqu’en mai. Une preuve en
est la demande de la SNCF à la “ Hauptverkehrsdirektion Paris – 29, rue de Berri ” d’un contingent d’acier pour réparer certaines installations
en février 1944, alors estimées précisément à 277 t seulement outre 38 t déjà obtenues, pour couvrir les réparations de Mohon, Chaingy,
Chevilly, Persan Beaumont, Sotteville (ateliers), Tergnier (145 t à lui seul) et même les ponts sur le Doubs, à Lyon et au Teil (faits de
résistance) pour 40 t... Par prévision, un supplément de 500 t seulement est demandé, alors que plusieurs milliers de tonnes vont être bientôt
nécessaires.
12. Telle la 4e division blindée dont les trains pour venir de Gand en Normandie font quatre détours et mettent dix jours au lieu de trois à
quatre pour couvrir le trajet. Un officier d’état-major allemand, chargé jusqu’à la fin d’octobre 1944 des transports sur le front de l’Ouest, a
déclaré, après avoir été fait prisonnier : “ Des mouvements qui devaient être effectués à la cadence quotidienne de 10 à 12 trains ne se
faisaient plus qu’au taux de deux à trois par jour. ”
13. Ou “ trains de travaux ”, trains de secours dépendant du Service Voie et Bâtiments, composés de voitures aménagées pour héberger le
personnel d’un chantier, de wagons ateliers pourvus de l’outillage nécessaire et de wagons magasins chargés de matériaux. Prévus en
service normal pour effectuer des travaux ou des réparations en cas de catastrophe naturelle ou d’accident, la SNCF en maintenait 1 à 2 par
grande région. Ce nombre a été multiplié par 3 à partir de 1943.
14. On retrouve alors facilement sur les états ou relevés SNCF un nombre élevé d’engins garés, ou en réparation, dans les remises ou
ateliers de dépôt, ceux actifs étant dispersés, surtout de nuit, en de multiples lieux plus discrets.
15. L’ensemble des lignes à haute tension SNCF de 60 kV à 220 kV avariées par faits de guerre représentent 1 236 pylônes et 225 km de
ligne à réparer, soit moins de 5 % du réseau électrifié, alors de 4 872 km.
16. Nous n’en citerons, comme preuve antérieure, que l’attaque en 1940 par la Luftwaffe du célèbre train miniature britannique côtier
Romney Hythe and Dimchurch Railway dans le Kent. À l’échelle 1/4 de voie de 38 cm, il va devoir s’équiper d’un train blindé anti-aérien pour
répondre aux attaques de pilotes un peu myopes... Mais, en France, presque toutes les voies étroites, en zone de bataille ou non, seront
souvent confondues avec des voies normales.
17. Se reporter à l’article “ Ouvrages d’art de la Grande Ceinture ” par M. Leduc, Revue générale des chemins de fer du 11 décembre 1945,
également mentionnés dans le film La renaissance du rail (1947) d’A. Périé et M. Leduc produit par la SNCF. On constatera le peu d’attaques
des ouvrages d’art jusqu’en juin 1944. Même après que des ponts sur la Seine inférieure et la Loire ont été visés, ceux qui sont touchés par
des attaques aériennes le sont à cause d’autres objectifs : par exemple, le viaduc de Maintenon, à cause du dépôt de munitions voisin. Citons
enfin le cas exemplaire de Bielefeld en Allemagne, ou le viaduc systématiquement bombardé à de très nombreuses reprises, y compris avec
“ Tallboys ” de 5,4 t, était, depuis les premières attaques, court-circuité par une déviation en vallée, extrêmement bien camouflée, qui a pu
échapper à l’observation aérienne, et assurait la continuité d’une des principales artères de la Ruhr début 1945. Une situation analogue a
existé en France lors de la destruction du tunnel de Saumur, également par les premiers “ Tallboys ”, grâce à la déviation de Thouars à Tours
via la ligne dite de la Vendée, et les ponts du Cher et de la Loire encore praticables.
18. On peut citer comme exemple le raid 921 du 25 mai 1944 sur Longueau et Amiens qui a impliqué 36 Spitfire, dont
26 chasseurs-bombardiers pourvus chacun d’une seule bombe de 500 livres. Sept autres centres ferroviaires étaient visés ce jour-là dans le
Nord, l’Oise, la Seine-Inférieure. En employant la même tactique que pour les sites de V1, l’opération fut au moins aussi efficace en coups au
but (12 sur 26) que des vagues massives de 150 ou 200 bombardiers lourds. Cependant, les autres opérations ne sont pas toujours payantes
: ce même jour, les attaques de Spitfire ou Typhoon sur Armentières et Hazebrouck, Buchy, Gisors, Formerie, Motteville et Cassy (dont
4 gares en substitution aux objectifs couverts de nuages de Valenciennes et du Grand Verdret), soit, au total, 133 appareils, se solderont par
157 bombes lâchées, entre 1 200 et 1 800 m, et moins de la moitié au but. Ce qui n’est toujours pas si mal, puisque, malgré la DCA parfois
très active (Gisors), 2 appareils seulement sont touchés.
19. Un effectif qui varie en fait de 36 000 à 65 000, à comparer avec le maximum de 11 000 ouvriers spécialisés, SNCF et d’entreprises,
ayant reconstruit les ponts et tunnels de 1940 à 1942.
20. “ D’autre part, il est à craindre que le rétablissement de tels triages dans leur intégrité ne provoque de nouvelles destructions rendant
vains et par suite inopportuns les efforts que nous aurons fournis et provoquant de nouvelles pertes de matériel. Les Autorités d’Occupation
paraissaient avoir compris, comme nous-mêmes, l’inopportunité de tels efforts et nous avaient autorisés à entreprendre certains travaux en
vue d’assurer une dispersion de nos moyens de triage dans des établissements moins importants ; une partie de ces travaux est déjà
réalisée. ”
21. [8].
22. [23, 27].
23. Après leur blocage de quelques semaines dans la péninsule de Cherbourg, puis la reddition des Allemands, les Américains y ont trouvé
en état de marche à leur arrivée 50 locomotives, 1 384 wagons, mais seulement 11 voitures à voyageurs. Ce qui explique que, dès fin
juillet 1944, ils faisaient déjà circuler pour l’approvisionnement du front, bien avant les Britanniques, vers Saint-Lô ou Lison, plus de 230 trains
de marchandises transportant 32 000 t de matériel, et 102 trains de personnel ! La part de matériel arrivé puis évacué des ports par voie
ferrée, d’octobre 1944 à mai 1945, croît ainsi de 10 à 48 % et atteint 13 millions de tonnes du 16 octobre 1944 au 24 mars 1945, pour la seule
Normandie. De même, les transports militaires d’ouest en est de la Seine sont, début 1945, de 10 au rail pour 1 à la route. Certains militaires
alliés reconnaissent alors qu’heureusement les “ détours ” étaient partout possibles pour éviter les obstacles, ou coupures majeures
effectuées par les armées en retraite (bibliogr. [27]).
24. Si l’on tient compte globalement de l’Ouest européen, 955 000 t de bombes RAF, 1 million de tonnes USAF ont été lâchées. Avec le
pourcentage moyen d’objectifs ferroviaires de 14 % (RAF) et 26 % (USAF), on trouve moins de 1 t au but pour 7 larguées et 1 homme
d’équipage perdu pour 32 t lâchées... ce qui explique la pertinence des interrogations, hélas tardives. Par contre, fort heureusement et bien
que ce soit toujours trop élevé, les cheminots français ont compté 2 361 morts en service, dont plus de 90 % suite aux raids aériens, mais non
moins de 309 fusillés et 2 480 déportés, transportés par rail comme les autres.
25. Il n’est pas inintéressant de mentionner qu’un projet de publication d’un atlas ferroviaire aérien couvrant cette période, avec le regretté
J. Salin de La Vie du rail, n’a pu aboutir dans les années 1970, trente ans après les faits, pour cause supposée de “ secret-défense ” côté
français. La guerre restait tiède sous les cendres, ou mal refroidie.
26. Les conclusions de 1945 dans le domaine ferroviaire rejoignent celles constatées pour la marine, et citées par P. Masson en 1988
(bibliogr. [9]), au sujet des limites de la puissance aérienne : le rôle de l’aviation s’est révélé capital, mais, dès les premières années de
guerre, les théories américano-britanniques sur les bombardements à haute altitude en vol horizontal se sont “ uniformément soldées par des
échecs ” sur des objectifs précis. Quant au rail français, s’il y eut bien des constats posthumes d’inutilités et d’erreurs, aucun des Alliés, hors
cas spécifiques locaux, ne mit de vigilance ou de célérité à changer de politique ou de directive, en cours d’action pour éviter davantage de
victimes civiles françaises, l’inertie du système valant bien celle de la SNCF, fin 1944, comme le rappelait très récemment Pierre Sudreau, à
propos des derniers trains de déportés vers l’Allemagne (Le Rail, no 81 (juillet-août 200, p. 40).
_______________
TABLEAU 1. — Raids aériens “ Desert Rail ” en France de mars à juillet 1944 (96 raids)
© AHICF et auteurs, mai 2001
UNE ENTREPRISE PUBLIQUE DANS LA GUERRE : LA SNCF, 1939-1945
Troisième partie : Les cheminots dans la guerre et l’occupation
Résultats constatés sur les opérations majeures impliquant plus de 50 avions
Mois
Raids
(nombre)
Avions
impliqués
1944
RAF +
USAF
Bombardiers
seuls
Mars
RAF
14
RAF
16
RAF
26
RAF
15
RAF
18
USAF
seule
7
Avril
Mai
Juin
Juillet
Mars
et juil.
Total en
5 mois
Sur total
France
Pertes
Avions
Bombes
déversées
%
Tonnage
(t)
Immeubles
civils
détruits,
non
réparables
%
estimée
selon
RAF/
USAF
%
décomptée sur photos
(n.c.)
Morts
civils
y. c.
cheminots
1 783
26
1,4
6 568
21
12
1 375
816
3 991
47
1,1
7 079
60
35
?
589
4 264
98
2,3
15 920
26
26
1 341
1 674
2 245
74
3,2
8 613
67
30
1 582
2 100
2 612
75
2,8
8 540
41
20
3 795
1 800
667
12
1,6
1 680
50
10
3 982
3 465
332
2,1
(- 2 300
morts)
48 400
46
22
11 975
10 444
?
?
?
67 078
96
15 562
170
195 000
2 900
(- 21 000
morts)
610 000
8
11
8
Proportion
Rail (%)
Pourcentage
“ réussite ”
15,5
_______________
Bibliographie
En langue française
[1] Eddy Florentin , Quand les Alliés bombardaient la France. 1940-1945, Paris, Perrin, 1997.
[2] T. A. Siefring, L’US Air Force dans la Deuxième Guerre mondiale, Paris, EPA, 1979.
[3] Clément Ader, Les vérités sur l’utilisation de l’aviation militaire avant et pendant la guerre (1914-1918), Toulouse,
Douladourre, 1919.
[4] J.-P. Ducellier, La guerre aérienne dans le Nord de la France, 5 vol., Abbeville, Paillart, 1994-1999.
[5] Maurice Wolkowitsch, “ Le réseau ferré français du débarquement du 6 juin 1944 à la capitulation de l’Allemagne
le 8 mai 1945 ”, in “ Armées et chemins de fer ”, Revue d’histoire des chemins de fer, 15 (automne 1996), p. 225-235.
[6] L. C. P. Paquier ; C. Postel, La bataille aérienne d’Allemagne (mars 1942 - mai 1945), Paris, Payot, 1947.
[7] R. Hautefeuille, Constructions spéciales, Paris, Auteur-éditeur, 1995.
[8] [Coll.] “ Les chemins de fer au service des armées (juin-août 1944) ”, La Vie du rail, no 1840.
[9] P. Masson, La révélation de la puissance aérienne : Norvège, Crète, Tarence, in Actes du Colloque SHM, 1988.
[10] Rapports divers SNCF, 1942-1945, Destructions et remise en route, non publiés à ce jour, et Notre métier, 1945-1946.
En langue anglaise
[11] Max Hastings, Bomber Command, Penguin, 1997.
[12] Jan Drury, Bomber Command 1939-1945, Collins Harper, 1997.
[13] M. Middlebrook, C. Everitt, The Bomber Command War Diaries, Midland Publ., 1985-1995.
[14] R. V. Jones, Most Secret War, Wordsworth Ed., 1978-1998.
[15] Martin Marix Evans, The Fall of France, Osprey Military, 2000.
[16] Kenneth Macksey, Military Errors of World War Two, Cassel Military Classics, DAG, 2000.
[17] G. Regan, Air Force Blunders, Guinness Publ., 1996.
[18] Air Ministry Account, September 1939 - July 1941, Bomber Command, HMSO, 1941.
© AHICF et auteurs, mai 2001
UNE ENTREPRISE PUBLIQUE DANS LA GUERRE : LA SNCF, 1939-1945
Troisième partie : Les cheminots dans la guerre et l’occupation
[19] A. Price, Bomber Aircraft, Arms and Armour Press, 1976.
[20] R. A. Freeman, Raiding the Reich, Arms and Armour Press, 1997.
[21] R. Conyers Nesbit, The RAF in Camera, A. Sutton Publishing, PRO, 1996.
[22] S. Badsey, Campaigne Series-Normandie 1944 (Osprey Military), Reed International, 1990.
[23] L. C. W. Geffen USAF, Command and Commanders in Modern Warfare, US Air Force Academy, 1969.
[24] Col. John Hughes-Wilson, Military Intelligence Blunders, London, Robinson, 1999.
[25] RAF Marshall Sir John Slessor, These Remains : A Personnel Anthology, 1968.
[26] General H. E. Von Manteuffel, Decisive Battles of World War II, A German View, 1965.
[27] General J. A. Van Fleet, Rail Transport and the Winning of Wars, AAR-Washington DC, 1956.
En langue allemande
[28] A. C. Mierzeyewski, Bomben auf die Reichsbahn, EK Verlag, 1988.
[29] Ron Ziel, Räder müssen rollen. Die Eisenbahn im Zweiten Weltkrieg, 1, Stuttgart, Franckh Verlag, 1974.
[30] Alfred B. Gottwaldt, Deutsche Kriegslokomotiven. Die Eisenbahn im Zweiten Weltkrieg, 2, Stuttgart, FranckhVerlag,
1973.
© AHICF et auteurs, mai 2001
Téléchargement