Le bilan des bombardements aériens des

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Le bilan des bombardements aériens des installations ferroviaires en France,
leurs conséquences stratégiques et humaines : tactiques incohérentes, résultats
discutables, victimes civiles exorbitantes et destructions à long terme inutiles ?
Yves Machefert-Tassin
Ingénieur honoraire
L’histoire du bombardement aérien des voies ferrées depuis la guerre 1914-1918 a pour
résultat, en 1940, une stagnation évidente et bien peu de moyens du côté des alliés1. En revanche, la
campagne de France allemande de mai 1940 prouve l’efficacité relative et la précision des
bombardements en piqué (Stukas ou 342 Junker 87B), sur des objectifs de faibles dimensions, dont
les installations ferroviaires fixes et mobiles. En conséquence, le nombre de victimes civiles ou
cheminotes est pour cette campagne fort réduit. Avant même l’armistice, la réplique britannique en
est le bombardement à basse altitude, encore localisé, des ports du Nord de la France et des voies de
dessertes impliqués dans le rassemblement des barges prévues pour un éventuel débarquement
allemand en Angleterre. Les premières installations du rail ainsi touchées par le Bomber Command
de la R.A.F. sont celles de Boulogne-sur-Mer (dès le 12 juin 1940), puis Calais, Dunkerque et
Saint-Omer (de 1940 à 1942)2.
Cependant, lors de la campagne de mai-juin 1940, le réseau français n’avait été atteint que par
des destructions mineures, ne touchant pas les ouvrages stratégiques. La reconstruction, entreprise
fin 1940, est achevée en 1942 pour 2 100 d’entre eux. Quelques ouvrages majeurs entièrement
reconstruits, tel Longeray sur le Rhône, ont été épargnés par la suite en 1944, tant par l’aviation que
par le minage et à l’inverse, certains, épargnés en 1940, ont été détruits par les Allemands en retraite
lorsqu’ils en avaient le temps, comme dans le Nord et l’Est de la France. La difficulté
“ d’asphyxier ” un adversaire par l’interruption du trafic qui le ravitaille n’est donc apparus
qu’après bien des échecs. Ce n’est que bien après 1945 que les militaires ont constaté l’incohérence
entre les moyens aériens qu’ils avaient développés dans un but de guerre totale, de bombardements
de terreur sur les zones urbaines allemandes et la faiblesse des résultats obtenus quand ils étaient
appliqués aux objectifs précis, spécifiques que sont les voies de communication, surtout ferrées.
1940-1943 : un échec stratégique
A la suite des raids aériens allemands de fin 1940 à début 1941 sur les docks de Londres, puis
sur des villes industrielles britanniques, en particulier sur les usines d’aéronautique (Rolls Royce à
Coventry par exemple), arrêtés par la bataille d’Angleterre où s’illustre la chasse anglaise, une
contre-attaque est lancée aussitôt vers le continent. Les opérations sont locales, menées de jour et
sur la zone côtière la Manche par des bombardiers moyens, légers et rapides (bimoteurs
Maraudeurs et Mosquitos). Les objectifs visés, lorsqu’ils sont ferroviaires, vont des ouvrages d’art,
tel le viaduc de Morlaix à l’Ouest (29 janvier 1943, 39 morts civils) à quelques installations du
1
Les forces aériennes françaises disposaient en 1940, avant les constructions décidées par R. Dautry, de moins de 500
chasseurs modernes, et d’aucun bombardier récent. La production prévue était de 400 appareils nouveaux par an. Les
Britanniques en étaient au même point avec une production prévue annuelle de 220 bombardiers. Mais ils n’en
disposaient d’aucun en France, et de 130 chasseurs seulement. Au total, alors que les Allemands disposaient de plus de
1 500 bombardiers et de 1 000 chasseurs lors de la campagne de France, les Alliés ne totalisaient que 700 appareils,
toutes catégories confondues. Quant aux chasseurs bombardiers capables d’attaques en piqué, 342 Allemands
s’opposaient à 54 Français et aucun Anglais (voir bibliogr. [15]).
2
Boulogne-sur-Mer a vu 52 attaques aériennes se succéder sur le port et les installations ferroviaires du 12 juin 1940 à
fin 1941. Mais le premier raid contre une gare SNCF se place le 4 avril 1942 à Saint-Omer, où 12 Boston et 4
Wellington obtiennent un effet heureusement nul sur la gare, bâtiment patrimonial, mais avec déjà des morts civils. De
nouvelles attaques suivent donc. La R.A.F. s’essaie aussi, toujours en vain, sur Cherbourg (15 avril 1942), Hazebrouk
(13 avril et 29 juin 1942) et même Lille (20 juillet 1942), opérations suivies d’un répit de près de 6 mois.
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Nord, telles Abbeville, Saint-Omer, et jusqu’à Amiens et Tergnier (attaqués d’avril 1942 à juillet
1943).
Devant le peu de résultats de ces raids légers dits “ tactiques ”, le Bomber Command “ lourd ”
reprend les opérations, qu’il conforme à sa pratique des arrosages “ punitifs ” de grandes surfaces,
comme sur les villes allemandes, puisque selon son propre chef, Harris, “ c’est la seule chose qu’ils
sachent faire ” 3 . Ajoutons que cette décision du cabinet de guerre britannique, qui est essayée
d’avril 1942 au 8 mars 1943 sur 29 objectifs ferroviaires en France, est déjà contestée par les
américains de l’U.S. Air Force arrivant en Grande Bretagne pour établir leurs propres bases
d’attaques aériennes. Mais leurs débuts se révèlent désastreux : Rennes-triage, le 8 mars 1943, 10 %
d’impacts sur le site SNCF et 300 morts civils ou Rouen-Sotteville et, pour servir la vanité d’Ira
Eaker et de sa 8e U.S.A.F., les essais infructueux de coupure de la liaison vers l’Italie
Marseille-Vintimille, par des attaques multiples du viaduc d’Anthéor. Il faudra 6 expéditions
successives à partir 1943, relayées par la R.A.F. tout aussi malhabile, pour finir par encadrer le
viaduc d’Agay, pris pour celui d’Anthéor le 12 février 1944 ! Si, au sol, les dégâts civils sont
relativement minimes, il en est de même du point de vue ferroviaire, puisque quelques cratères sur
la voie interrompent seulement de quelques heures à quelques jours la liaison majeure
germano-italienne.
De tels résultats conduisent à l’abandon de toute idée d’attaques sur les ouvrages d’art. Il sont
trop difficiles à atteindre par les bombardiers lourds à haute altitude et on ne pense pas à développer
les attaques en piqué en utilisant les bimoteurs rapides existants.
Qu’en est-il de la défense passive des installations de la SNCF ?
Si les Alliés n’ont développé leurs moyens de bombardement qu’à partir de 1943, en revanche
le continent avait renforcé ceux de sa défense passive depuis 1939 et parfois dès 1937. En France,
avant même la création de la SNCF en 1937, les autorités militaires demandent aux réseaux
d’effectuer des “ travaux de protection des carrefours ferroviaires contre les attaques aériennes, car
ils sont essentiels pour la continuité des transports militaires ”. C’est ainsi que des installations
importantes sont pourvues, en 1938 et 1939, d’abris bétonnés d’urgence, enterrés ou en surface,
généralement de petite surface (4 à 20 m², soit pour 4 à 20 hommes). Le toit, d’environ 1 m à 1,5 m
d’épaisseur, ne peut résister qu’aux bombes explosives de 300 kg (considérées comme le maximum
de l’époque !) ; en revanche ces abris sont équipés le plus souvent pour résister aux attaques
chimiques par gaz de combat. Des variantes, abris simplifiés dits individuels, préfabriqués, à toiture
conique, aussi bien que des abris plus importants, pour 20 à 40 personnes, sur les sites où la
main-d’œuvre est plus nombreuse (bâtiments administratifs, ateliers) apparaîtront de 1939 à 1944
(figure 31)4.
Les conséquences des tergiversations de la R.A.F. et de l’U.S.A.F. et le rapport “ Butt ”
Les résultats désastreux des attaques aériennes de jour à haute altitude de l’U.S.A.F. en 1943,
même si la chasse adverse est faible, conduisent la R.A.F. à essayer de son côté quelques raids de
jour, avec des bombardiers moyens et rapides accompagnés de chasseurs jusqu’à ce que la maîtrise
de l’air sur la Manche leur soit assurée. En principe complémentaires des raids “ lourds ” de nuit, ils
concernent des objectifs ferroviaires très divers, comme à Caen (10 février 1943) puis à Tours
(février 1943) où interviennent des formations de Mosquitos à très basse altitude. Devant le peu de
résultats obtenus, la R.A.F. revient aussi aux bombardiers lourds sur Modane (17 septembre et 11
novembre 1943) avec non moins de 340 appareils. Ici encore les résultats sont ambivalents, sinon
nuls : interruptions de circulation allant de 1 à 4 jours, au prix de nombreuses vies humaines, tant
3
Voir Florentin [1] et Regan [17], confirmant les déclarations peu nuancées de Hastings [11]. Voir aussi Jones [14].
Comme il en existe encore des vestiges de nos jours, à Narbonne ou Dijon par exemple, avec la fonction de magasin
pour matières dangereuses ! Signalons la tentative d’installations protégées beaucoup plus complètes, et complexes,
dont l’abri de poste de commandement et régulation du trafic Est parisien dénommé de nos jours le “ Bunker ” réalisé
en juillet 1939 sous les quais 2 et 3 de la gare de l’Est à Paris. Cet abri de défense unique sur le réseau français, qui fut
opérationnel, offrait 120 m² protégés, et pouvait abriter 72 personnes.
4
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cheminotes que civiles, et d’équipages5. Le comble est atteint avec le raid avorté de 548 appareils
du 5 décembre 1943, dont 3 seulement trouvent l’une de leurs multiples cibles, au coût de 9
appareils disparus pour rien. A la suite de ces résultats qui commencent à se savoir, Churchill
demande un rapport “ civil ” qui porte le nom de son auteur principal “ D. N. Butt ”, basé sur les
résultats des raids de nuit de toutes catégories mais principalement sur l’Allemagne. Ses
conclusions sont d’une sévérité sans appel pour le Bomber Command britannique. Elles révèlent les
défauts de principe d’une stratégie qui consiste en flux opérationnels longs, de ce fait très risqués
pour les derniers avions, ainsi que l’inefficacité complète du Carpet bombing (“ en tapis ” ou “ de
surface ”), d’une dispersion et d’une imprécision faciles à constater sur les reconnaissances
photographiques postérieures malgré la précision des “ marquages ”6. Churchill, début 1943, se pose
donc sérieusement la question : continuer ou arrêter ? La question d’éthique des représailles de
terreur sur des objectifs civils n’est guère abordée, bien que les voix de quelques Lords et de
l’évêque de Chichester s’élèvent en ce sens. Churchill est presque contraint par l’état-major de la
R.A.F. qui n’a aucun autre moyen d’attaque, et en l’absence d’alternative disponible que seraient
des chasseurs-bombardiers légers et rapides, de persister dans la voie de “ l’arrosage ” nocturne,
approximatif, “ de surface ”. Harris “ the Bomber ” gagne ainsi le maintien officiel de l’espoir
d’atteindre le moral des troupes par la destruction des maisons et par la “ terreur des familles ”.
Mais il atteint aussi ses équipages, qui découvrent que la D.C.A. n’est pas réservée à des zones
militaires quasi inaccessibles comme la base de Cherbourg, presque jamais attaquée.
L’année 1944
Les grandes opérations préparatoires au débarquement : mars à juin 1944
Quel est exactement le plan allié ? Le général Eisenhower le précise : “ C’est la dislocation
des lignes de communications ennemies sur une zone bien plus étendue que la région même du
débarquement […] Durant la période de préparation, soit seulement en mai 1944, des forces
aériennes tactiques seront utilisées contre les objectifs ferroviaires. ”
Ceci n’est pas du goût du Bomber Command Harris car ces forces aériennes tactiques
représentent environ 2 400 chasseurs ou chasseurs-bombardiers et 700 bombardiers légers (alors
qu’existaient déjà 4 000 bombardiers lourds).
Par ailleurs, ce n’est pas de gaieté de cœur que le général Eisenhower se décide à détruire le
système des communications françaises, dont il espère bien pouvoir se servir, à son tour, pour
progresser vite.
“ Je me rendais compte, écrit-il, que les attaques contre les gares de triage et les centres
ferroviaires par les forces stratégiques et tactiques entraîneraient de nombreuses pertes de vies
françaises. En outre, une très importante part de l’économie française serait incapable de
5
La plupart des objectifs du rail français, sauf au Nord, étaient assez éloignés des terrains de la chasse de nuit
allemande, plutôt outre-Rhin, et surtout restaient en avant de la célèbre “ ligne Kammhuber ”, véritable barrage
d’interception combinant radars, projecteurs, et contrôle des chasseurs de nuit, très redouté des bombardiers alliés, dont
seuls les secteurs marginaux sud, dits zones 7, 8 et 9, intéressaient la France, de Givet à Troyes par Rethel. De jour bien
des cibles étaient proches de terrains actifs comme Laon (2 terrains de chasse), Cambrai (3), Longueau (2), Caen (2)
sans parler des 64 terrains du Nord et de la Picardie ou de l’Oise. Ce fut, en partie, à l’origine des désastres de Rennes,
Rouen, Lille-Lomme. Citons, plus tard, en 4 opérations avec 617 appareils, les pertes de 19 avions et plus de 150
hommes d’équipage dans la nuit du 10 au 11 avril 1944, sur Tours-St Pierre, Tergnier, Laon et Aulnoye. Ces 3 % de
pertes s’accompagnent évidemment d’un nombre anormalement élevé de bombes dispersées en dehors des objectifs.
6
Il semble encore aujourd’hui difficile à concevoir que les ordres de formation des vagues de bombardiers sur raids
ferroviaires comportaient encore 7 à 12 appareils de front, soit une couverture d’au moins de 500 à 800 m, pour
atteindre, en long, des gares de largeur allant de 100 m à 300 m au plus… Même en cas de faible vent latéral, la surface
“ arrosée ” est toujours au moins le double de celle des objectifs, même correctement ciblés. De plus, dans le cas de
vagues successives, si les premiers lâchers sont bien marqués, la fumée obscurcit complètement l’objectif et dès la 3e (il
y en avait jusqu’à 10 !) les lâchers étaient faits au jugé et au plus vite. On constate d’ailleurs des résultats encore plus
mauvais si l’attaque est perpendiculaire à l’objectif (exemples du viaduc d’Anthéor et de certains ponts sur la Seine et la
Loire).
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fonctionner pendant un laps de temps considérable […] Néanmoins, pour des raisons purement
militaires, j’ai considéré que le système des communications françaises devait être disloqué. ” Et il
obtient gain de cause, cette fois, contre Churchill.
Reportons-nous en mars 1944. Ce qu’il faut obtenir, c’est “ l’encagement du champ de
bataille ”. Les états-majors allemands, mais non la Luftwaffe, sont persuadés que l’invasion se fera
par le Pas-de-Calais. Ils y ont maintenu et concentré la 15e armée, tandis qu’en Normandie ils n’ont
groupé que dix divisions dont une blindée.
Les Américains doivent donc empêcher la 15e Armée et les autres réserves de se déplacer vers
la Normandie durant les opérations ou du moins retarder leur progression et maintenir les
Allemands dans le doute sur le lieu du débarquement, tout en coupant l’accès aux installations de
V1 et V2 qui viennent d’être identifiées.
La campagne s’ouvre, en mars 1944, par des bombardements sur le réseau ferroviaire du
Nord-Ouest de l’Europe. L’état-major de l’Air allié a établi l’ordre de priorité suivant :
1° Ponts principaux ;
2° Nœuds ferroviaires et installations ;
- dépôts, plaques tournantes [sic] ;
- postes d’aiguillage ;
- commande-signaux [sic] ;
- gares de triage.
3° Trains (mitraillage).
A partir de la mi-avril, les bombardiers des forces aériennes stratégiques abandonnent les
objectifs lointains allemands pour concentrer leurs attaques sur les réseaux ferroviaires français et
belge. Les points visés sont en premier lieu Liège, Namur, Mons, Charleroi, Arras, d’une part, les
gares de triage de la région parisienne, d’autre part.
Le commandement allié a, en outre, prévu l’établissement d’une “ ligne d’interdiction ” par la
rupture des ponts sur la Seine entre Paris et le Havre. A partir du 27 mars, ce plan entre en
application. Afin de tromper les Allemands sur le lieu de débarquement, cette première ligne
d’interdiction est bientôt doublée d’une seconde qui longe le canal Albert et la Meuse.
L’attaque des objectifs ferroviaires et routiers doit atteindre son paroxysme au mois de mai.
Elle porte sur quatre secteurs distincts :
- entretien des destructions sur la ligne Liège, Mons, Arras et attaques dans le quadrilatère
Rouen, Paris, Mézières, Dunkerque (servant aussi d’accès aux installations V1 et V2) ;
- rupture des ponts routiers et ferroviaires sur la Meuse et la Seine ;
- bombardements sur les centres ferroviaires de l’Allemagne Occidentale (Hamm,
Aix-la-Chapelle, Trèves, Mannheim), du Luxembourg et de l’Est de la France (Epinal, Thionville,
Belfort, Mulhouse, Strasbourg) ;
- attaques des installations ferroviaires dans la région de la Loire (Orléans, Tours, Nantes,
Saumur) et dans le Sud-Est de la France (Nice, Avignon, Nîmes) dont le but est la destruction
systématique de tout matériel roulant, sans discernement.
On note cependant, que ce programme fait l’objet de vives controverses, très directes, entre les
principaux responsables anglais et américains, y compris entre Churchill et Eisenhower.
Hésitations tactiques et résultats
La conception américaine du bombardement dit “ de précision ” parce qu’il était supposé
devoir atteindre son but, à haute altitude et de jour, en formation serrée et sans escorte, est vite
réduite à néant par la chasse de la Luftwaffe. Outre les effets des attaques sur le moral des civils
touchés, elle entraîne des pertes excessives en appareils et équipages : en octobre 1943, un tiers du
8e Bomber Command U.S.A.F. fut détruit en une semaine. La R.A.F. reprend alors des opérations
nocturnes, relayant ou remplaçant l’U.S.A.F. Jusqu’en juin 1944, les opérations menées par les
deux armées de l’air concurrentes dont entièrement distinctes, la coordination ne venant qu’après le
débarquement ! Ce qui ne suffit pas à expliquer certaines incohérences des raids ferroviaires.
A quoi aboutissent ces débats, vus du rail et du sol, dans la réalité des faits ?
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En février-mars 1944, les Anglais doivent renforcer, sous le nom de leurre de Fortitude, leur
protection contre les armes de représailles en cours d’installation au Nord-Ouest de la France. Un
débarquement en Pas-de-Calais devient incertain. Ils doivent aussi assurer avec les Américains la
préparation de la tenaille d’Overlord entre Seine et Loire.
La réponse à ces obligations tient dans les premier raids aériens massifs sur les cibles
ferroviaires désignées par le nom, très générique, de “ triages ” français, regroupant des installations
de la SNCF aussi diverses, en dehors des triages eux-mêmes, que faisceaux de garage, ateliers
d’entretien du matériel roulant, dépôts de locomotives, mais aussi gares de marchandises,
bifurcations, ensuite seulement les ouvrages d’art. Cette première vague de préparatifs pour
Overlord est censée brouiller les pistes et éviter de dévoiler les véritables zones choisies pour le
débarquement.
L’offensive commence par “ 27 triages ”. Après les essais précédents, regrettables à tous
points de vue, y compris leur inutilité, qui ont marqué 1943, c’est Le Mans-triage qui débute la série
en mars 1944. Bien que l’objectif soit réputé facile à atteindre parce que les habitations sont
éloignées, que la défense au sol et la chasse allemande sont réduites, le succès reste douteux7.
Les destructions ferroviaires utiles à court terme du point de vue militaire sont presque nulles,
les relevés aériens le prouvent dans ce cas comme dans les suivants. Malgré tout la répétition de ces
raids lourds devient impossible à éviter. Comme ils sont difficiles à organiser, donc espacés en
temps, la reconstruction partielle des itinéraires de voies essentielles peut être menée à bien entre
deux raids ce qui ne gêne guère les transports militaires sinon en ralentissant de quelques jours les
ravitaillements. Curieusement, à la même époque, des raids extrêmement précis sont effectués
contre les stations de radars allemands (40 sur 47), dispersés de Cherbourg à la Belgique, dans le
but d’entretenir la confusion sur les zones de débarquement. Effectuées par des
chasseurs-bombardiers (Typhoon ou Spitfire, ou Mosquitos) parfois pourvus de fusées-bombes,
elles se révèlent extrêmement efficaces et peuvent se répéter et harceler l’adversaire sans risques
majeurs. Quoique la résistance française et belge connaisse, approuve et aide ces opérations, il ne
semble pas, à cause du cloisonnement et des luttes intestines entre états-majors, que l’on ait pensé à
les utiliser contre les voies ferrées avant plusieurs mois. En ce qui concerne les attaques de trains,
les cheminots n’y étaient guère préparés : ils connaissaient leurs risques, mais ne soupçonnaient pas
encore l’absence de discernement des attaquants qui allaient confondre convois militaires et civils,
voies normales et voies étroites. Quant aux bombardements de gares, ils n’étaient pas plus
efficaces : dans le cas de 30 % des objectifs atteints, la SNCF pouvait remettre en service quelques
voies de traversée en quelques heures, sinon en quelques jours en dépit des bombes à retardement
(figure 32).
Ces constats sont valables pour tous les raids de mars à juillet 1944 car, malgré les
perfectionnements du ciblage par radar (H2S notamment), les radios de bord et d’identification
(I.F.F.) sont trop bavardes, et permettent aux radars allemands de diriger avec plus de précision la
chasse nocturne. Celle-ci est pourvue, dès février 1944, de radars de pistage précis (SN2) qui
équipent 480 appareils JU88 et ME110 en avril et de nouveaux canons obliques qui tiennent compte
des angles morts des bombardiers britanniques. S’ensuivent des pertes atteignant, selon l’aveu
même des Anglais, une “ quantité presque insupportable ”, qui vont durer jusqu’à la mise en service
7
Un des griefs les plus notables et les plus répétés des informateurs alliés était l’absence de prise en considération des
rapports du sol par les états-majors des forces aériennes concernées. On constate même avec surprise, connaissant
l’existence de telles observations, et la certitude de leur transmission, l’absence de leur mention par les War Diaries de
la R.A.F. (agendas de combat et bombardements, publiés en 1985 seulement, voir bibliogr. [13]). Plus curieusement
encore, dans le cas d’opérations douteuses ou ayant mal tourné, il semble qu’au lieu des rapports précis et souvent
protestataires, émanant d’agents britanniques travaillant en France avec la résistance, on trouve seulement la mention :
“ pas de rapport local émanant du sol ”. C’est le cas des raids les plus meurtriers de civils, comme Rennes, Nantes,
Rouen, Lille, Saint-Etienne, Besançon, Lyon-Vaise. Une exception : Ambérieu, où après une première attaque inutile, la
Résistance obtient de Londres l’arrêt des raids aériens, après avoir fait la preuve de l’efficacité locale des sabotages, qui
avaient coûté de nombreux otages et déportés.
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des chasseurs d’accompagnement à grand rayon d’action type Thunderbolt permettant aux
Américains de prendre le relais des raids diurnes en juin-juillet. Mais auparavant, bien des cités
cheminotes, voisines des objectifs “ rail ”, comptent des destructions d’habitations considérables.
Bien que les familles se dispersent la nuit loin des cibles, il y a encore trop de victimes civiles.
Citons les exemples de Tergnier, Aulnoye, Laon, Lens ou Lille-Délivrance au Nord, en région
parisienne Vaires 8 , Villeneuve-Saint-Georges, Juvisy et Trappes ; plus à l’ouest et au sud,
Rouen-Sotteville, Le Mans, Saint-Pierre-des-Corps et Les Aubrais. Les comptes rendus
d’observations des résultats des équipages alliés en fin de mission se signalent par leur optimisme,
exagéré comme le révèlent les photos aériennes prises ensuite, dû surtout aux faibles pertes qui
caractérisent les objectifs ferroviaires à cette époque : 1,1 à 1,5 % des appareils. A l’opposé, côté
SNCF, la tendance des rapports, qu’ils soient ou non officiels, et prévus pour des usages multiples,
est aussi d’amplifier les dégâts – il s’agit d’éviter la répétition des bombardements et les
prélèvements de matériel intact – tout en évaluant assez justement les temps de remise en état des
voies principales. La SNCF peut ainsi réclamer un maximum de matières et de matériels de
remplacement aux occupants9 en arguant des longueurs totales de voies atteintes par les bombes
alors que le rapport entre voies nécessaires à la continuité du réseau et voies de garage est de 1 à 10
voire de 1 à 20.
La multiplication des objectifs et leur importance entraîne une montée très rapide des effectifs
employés sur les chantiers de remise en état, cheminots et civils de diverses provenances. Ils
passent de 4 000 en avril à plus de 15 000 courant mai au Nord, de 3 000 à 7 ou 9 000 à l’Ouest. Le
total atteindra 65 000 pour toute la SNCF. La Résistance est consciente de cette augmentation du
nombre de victimes potentielles alors que l’état-major aérien britannique ne la prend que peu en
compte. Dans tous les cas il n’est pas en mesure de changer rapidement de tactique alors
qu’Overlord se profile dans moins de 3 mois.
On constate alors que sur 26 attaques aériennes majeures, impliquant 4 264 bombardiers et le
lâcher de 15 290 tonnes de bombes, explosives pour la plupart, 15 à 25 % selon le succès du raid
atteignent leurs objectifs, au sens large. Les pertes en avions, qui restent beaucoup plus élevées sur
l’Allemagne, où est concentrée la majorité des défenses, restent très faibles sur les objectifs
ferroviaires français : 1,5 à 2,3 % du nombre d’appareils, ce qui représente néanmoins plus de 1 000
manquants, morts, prisonniers ou disparus côté alliés, davantage américains que britanniques. A la
veille du D Day, les observateurs voient pour un rare moment correspondre le taux estimé de
“ coups au but ” à la réalité. C’est au prix de la mort de près de 2 000 civils et cheminots et de la
destruction de 14 000 maisons ou immeubles.
Du bilan provisoire du 6 juin 1944 au bilan définitif
Retarder les transports allemands
Le “ prix ” humain à payer est alors considéré par les Britanniques comme inférieur aux
prévisions, mais les résultats des opérations le sont aussi : ils jugent qu’elles ne sauraient retarder
suffisamment les renforts allemands. C’est pourquoi on passe en juin 1944 à des opérations
8
Une exception due au hasard est le cas de la gare de triage de Vaires où un convoi de munitions stationné
parallèlement à des trains de troupes a provoqué la mort de 1 200 à 1 300 militaires lors de la première attaque du 29-30
mars 1944. Des hécatombes analogues, avec destructions importantes de matériel de guerre, ont eu lieu plus tard, au
voisinage des ponts sur la Seine, lors du repli des troupes allemandes de Normandie ou lors d’attaques des trains de V1
où 33 wagons équivalaient à près de 100 bombes d’1 tonne. Mais c’était alors le fait des chasseurs-bombardiers
tactiques attaquant en piqué à moyenne altitude, et non des quadrimoteurs lourds malhabiles du Bomber Command ou
de l’U.S.A.F.
9
La masse de matériel neuf ou de remplacement demandé reste dans des limites encore très raisonnables jusqu’en mai.
Une preuve en est la demande de la SNCF à la “ Hauptverkehrs direktion Paris – 29 rue de Berri ” d’un contingent
d’acier pour réparer certaines installations en février 1944, alors estimées précisément à 277 t seulement outre 38 t déjà
obtenues, pour couvrir les réparations de Mohon, Chaingy, Chevilly, Persan Beaumont, Sotteville (ateliers), Tergnier
(145 t à lui seul) et même les ponts sur le Doubs, à Lyon et au Teil (faits de résistance) pour 40 t… Par prévision, un
supplément de 500 t seulement est demandé, alors que plusieurs milliers de tonnes vont être bientôt nécessaires.
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tactiques, ponctuelles, concernant davantage les ouvrages d’art que les voies elles-mêmes comme
les observateurs au sol le demandaient depuis longtemps.
Le rendement global du système ferroviaire français contrôlé par l’Allemagne tombe assez bas
pour que le ravitaillement de l’armée et de l’organisation Todt rencontre des difficultés
considérables pour parvenir d’Allemagne en France alors que le trafic est encore très actif à la
Deutsche Reichsbahn. Les mouvements de troupes postérieurs à l’invasion du 6 juin subissent des
retards importants et des déroutements de plusieurs centaines de kilomètres sont imposés aux
troupes en marche10.
En février 1944, l’ensemble de l’organisation des transports allemands en France représente
un trafic de 60 à 70 trains par jour circulant entre l’Allemagne et les côtes françaises (de Dunkerque
à Nantes). A la fin d’avril, il ne passe plus que 48 trains par 24 heures. Fin mai, le trafic tombe à 32
par jour dont 12 convois de charbon sarrois : 20 trains seulement restent disponibles pour la troupe,
ce qui suffit en certains cas pour acheminer les renforts.
Ici encore, ce ne sont pas les attaques des gares et du matériel qui ont été efficaces, mais les
goulets d’étranglement provoqués et, surtout, entretenus sur la Seine et la Loire par les attaques des
ouvrages d’art. Autres objectifs, qui poursuivent des buts tactiques, sont les mitraillages de convois,
bombardements de pleine voie et de petites gares où sont dispersés les matériels : les
reconnaissances aériennes ont permis aux observateurs de reconnaître enfin que le matériel roulant
“ sensible ” (trains-parcs, trains de secours 11 , et surtout locomotives) avait été dispersé pour le
sauver des destructions massives des “ nœuds ” ferroviaires12. L’U.S.A.F. recommande donc des
opérations multiples et dispersées, diurnes, à basse altitude plutôt que l’énorme gaspillage de
moyens que représentent des raids nocturnes “ en surface ”. Cependant les premiers essais
américains à partir des bases britanniques, puis ceux depuis l’Afrique du Nord vers la Provence,
effectués à moyenne altitude pour protéger les appareils, sont tout aussi peu efficaces, qu’ils
s’agisse de leurs résultats militaires à court terme ou des destructions et vies civiles.
L’incompréhension des motifs des actions aériennes domine chez les cheminots, alors qu’on
dénombre à l’été 16 600 logements SNCF atteints dont 6 800 sont irréparables : comment les Alliés
articulaient-ils destruction matérielle à long terme et action militaire à court terme ? Bien qu’ils
soient fréquemment résistants ou qu’ils appuient la résistance, et en contact avec Londres, les
cheminots réagissent brutalement aux bombardements alors qu’ils se mobilisent pour réunir des
informations à propos des armes secrètes (V1 à V3) et des lignes ferroviaires qui permettent leur
approvisionnement, ce qui est aussi risqué pour eux.
Les actions tactiques complémentaires
Depuis 1942, d’autres actions localisées ont été menées par des formations plus légères,
mitraillages ou tentatives pour endommager les installations électriques fournissant énergie et
courant de traction. Citons à titre anecdotique, le lâcher, début 1943, de groupes de ballonnets
sphériques traînant des filins d’acier. Lancés depuis la Grande-Bretagne par vent nord-ouest
favorable ils étaient censés provoquer des court-circuits des lignes à haute tension, voire des
ruptures. Les résultats étant ridicules par rapport aux moyens mis en œuvre, les alliés en reviennent
à l’été 1943 aux opérations aériennes classiques contre des postes haute tension et des sous-stations.
10
Telle la 4e division blindée dont les trains pour venir de Gand en Normandie font quatre détours et mettent 10 jours
au lieu de 3 à 4 pour couvrir le trajet. Un officier d’état-major allemand, chargé jusqu’à la fin d’octobre 1944 des
transports sur le front de l’Ouest, a déclaré, après avoir été fait prisonnier : “ Des mouvements qui devaient être
effectués à la cadence quotidienne de 10 à 12 trains ne se faisaient plus qu’au taux de deux à trois par . ”
11
Ou “ trains de travaux ”, trains de secours dépendant du service Voie et Bâtiments, composés de voitures aménagées
pour héberger le personnel d’un chantier, de wagons ateliers pourvus de l’outillage nécessaire et de wagons magasins
chargés de matériaux. Prévus en service normal pour effectuer des travaux ou des réparations en cas de catastrophe
naturelle ou d’accident, la SNCF en maintenait 1 à 2 par grande région. Ce nombre a été multiplié par 3 à partir de
1943.
12
On retrouve alors facilement sur les états ou relevés SNCF un nombre élevé d’engins garés, ou en réparation, dans les
remises ou ateliers de dépôt, ceux actifs étant dispersés, surtout de nuit, en de multiples lieux plus discrets.
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La consommation mensuelle d’énergie haute tension de la SNCF reste la même jusqu’en
mars-avril 1944 et ne chute vraiment, dans un rapport de 10 à 1, que de juin à octobre 1944. Les
destructions sont moins en cause que la réduction délibérée des circulations de trains électriques. La
part des actions sur les postes ou sous-stations l’emporte sur celle des opérations aériennes dans les
destructions totales, qui restent faibles 13 . Seule exception, peu compréhensible, les installations
électriques de la ligne Paris-Le Mans sont visées dès le 18 avril 1943 par 650 bombes qui tombent
autour des 4 sous-stations successives de Chartres au Mans, dont 2 seulement sont touchées. La
SNCF tire de cet échec relatif des conclusions qui ne semblent guère comprises à Londres, à savoir
la dispersion, pour les mettre en réserve, de tous les seconds groupes électriques et de tout le
matériel alors difficile à réapprovisionner. C’est à la suite des incessantes attaques des sous-stations
de pleine ligne à partir d’avril 1944 (jusqu’à 8, plus 5 mitraillages à Condé-sur-Huisne d’avril à
juillet 1944) et des coupures de caténaires que la SNCF réduit la traction électrique sur cette ligne
de mai à fin août, entraînant un ralentissement opportun du trafic, y compris militaire.
En revanche sur le réseau Sud-Ouest, moins systématiquement visé, bien que les postes
d’interconnexion “ Nord ” de Chevilly et de Chaingy aient été mis en partie hors service (dès le 3
octobre 1943 le courant est coupé quelques heures entre Juvisy et les Aubrais), la traction électrique
est maintenue et la réparation des caténaires précède souvent la réfection des voies.
Après le 6 juin, les cheminots voient bien l’intérêt de paralyser, momentanément et sans
préavis, ou parfois définitivement, la traction électrique des lignes susceptibles d’amener des
renforts en Normandie, à condition de ne pas apporter de dégâts irrémédiables aux installations. Il
fallait adapter les méthodes de sabotage, aviser la Résistance extérieure au rail et l’aviation alliée de
cette réserve. Il était suggéré à Londres, pour permettre la reprise rapide du trafic plus tard, de ne
plus recourir aux bombardements aériens aveugles sur les installations de traction électrique.
Réparer, reconstruire
Afin de prévenir de nouveaux dégâts et prévoir l’avenir, tout en essayant de s’assurer des
réserves de matériel “ sensible ” ou difficile à renouveler, la SNCF décide, dès 1943, de créer 24
“ trains-parcs ” constitués d’équipes de districts Voie, de stocks de secours et de matériel de
dépannage, de matériaux empruntés aux réserves allemandes bien connues des cheminots. 135 000
journées d’agents affectés aux trains-parcs sont utilisées pour la seule région Ouest dès 1943. Ils
remplacent cette année-là 60 000 traverses et près de 100 km de rails sur un total de 150 000
traverses et 186 km de rails pour l’ensemble du réseau. Les équipes sont prêtes pour 1944, mais
sans se douter encore de l’énormité du travail qui va se présenter, d’autant plus délicat à mener qu’il
fallait alors réparer en provisoire, sans passer de suite au définitif.
L’accompagnement de la progression des armées alliées (juin-août 1944) et la
reconstruction provisoire des installations ferroviaires
Ouest et région parisienne
Après le 6 juin, les bombardements aériens prennent de l’ampleur, mais présentent plus de
discernement dans le choix de leurs objectifs. La crainte de l’arrivée des renforts allemands vers la
Normandie impose le maintien du blocus des voies ferrées d’accès par la coupure des ouvrages
d’art importants des bassins de la Seine et de la Loire si bien que les opérations tactiques, à effet
immédiat, prennent enfin le pas sur les destructions “ en surface ” des triages, dépôts et ateliers.
Mais le manque de précision des bombardiers, enclins par ailleurs aux délestages prématurés pour
mieux manœuvrer afin d’éviter la chasse adverse, continue de causer des destructions civiles
désastreuses. Alors que le rythme des bombardements à objectifs ferroviaires s’élève en juin (6 à 27
missions par jour) et en juillet (3 à 20), les opérations ponctuelles prédominent. Elles culminent en
août (36 le 7 août, et 1 944 le 13) avec une majorité d’attaques et mitraillages de trains ou de petites
13
L’ensemble des lignes à haute tension SNCF de 60 kV à 220 kV avariées par faits de guerre représentent 1 236
pylônes et 225 km de ligne à réparer, soit moins de 5 % du réseau électrifié, alors de 4 872 km.
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gares, y compris les installations en voie métrique du Blanc-Argent, des Côtes-du-Nord ou du Petit
Anjou ! Il est vrai qu’à haute vitesse, en altitude, l’échelle est difficile à apprécier14.
S’y ajoutent les bombardements “ lourds ” multipliés jusqu’au succès visant à détruire les
ponts et viaducs. Les résultats sont spectaculaires et moins meurtriers. Citons Orléans et le pont sur
la Loire, Cinq-Mars-la Pile, Saint-Côme près de Tours, les ponts de la Vendée et de Pirmil à
Nantes, atteints en juin et juillet 1944. De même, tous les ouvrages de la Seine, depuis ceux de la
Grande Ceinture (Athis, 5 fois bombardé du 27 mai au 8 juin, Maisons-Laffitte, 6 fois du 26 mars
au 24 juin) ; cependant les plus grandes brèches n’affectaient souvent qu’une demi-largeur si bien
que les militaires ont pu utiliser la Grande Ceinture de façon permanente comme grande ligne de
rocade15. Ce fait, ignoré des alliés jusqu’à ce qu’ils en profitent à leur tour, rendait en partie inutile
la destruction des ponts sur la Seine. D’ailleurs, sauf les exceptions mentionnées ici, la quasi-totalité
des grands ouvrages d’art de la SNCF qui ont été détruits complètement et durablement l’ont été par
le génie militaire allemand en retraite, non par l’aviation.
Provence et zone du Rhône au Rhin (juin-juillet 1944)
Bien que nous ayons déjà signalé les essais de coupure du trafic vers l’Italie à Modane
(R.A.F.) et sur la ligne de côte (R.A.F. et U.S.A.F.) d’Anthéor à Vintimille, les alliés n’avaient
guère affaibli le trafic militaire ou d’intendance vers le front italien, qui atteignait plus de 20 000
t/jour dont 14 000 par la côte. Les objectifs ferroviaires en Provence ne sont donc dévoilés que fin
mai. Les alliés privilégient les opérations de jour, par l’U.S.A.F. à partir du 25 mai sur Carnoules et
Badan (34 et 38 morts), Venissieux et Ambérieu. Suivent quelques jours après Arles, puis Toulon,
Montpellier, Béziers, surtout Avignon (27 mai) avec 525 morts, soit autant que Coventry en 1940,
la “ référence ” anglaise. C’est, après une courte accalmie, le 12 juillet, encore Miramas, Arles et
Balaruc, Cannes-la-Bocca, La Seyne, le 2 août encore Avignon, le 6 août se renouvelle le
malheureux raid de Lyon-Vaise et Croix-Rousse, Chasse, Badan, Valence, Tarascon, encore
Miramas, ne laissant plus de doutes sur le débarquement de Provence et la remontée prévue ensuite
des troupes par la vallée du Rhône, vers le Rhin.
L’U.S.A.F. va alors éviter, en principe, de prendre pour objectif la région lyonnaise et les
lieux tragiques que sont désormais Saint-Etienne qui a compté le 26 mai un maximum de 1 084
morts civils et 15 000 sinistrés sans destructions d’installations ferroviaires, Lyon-Mouche (63
morts), mais surtout Lyon-Vaise, toujours le 26 mai, avec 717 morts, 1 129 blessés et 20 000
sinistrés, pour un résultat bien maigre, puisque sont atteints un dépôt et des voies de garage de
seconde importance, situés dans une zone très urbanisée. “ Sacrifices énormes pour résultats
insignifiants ” indique le câble du chef régional F.F.I. adressé à Alger. A-t-il atteint les responsables
de la 15e U.S.A.F. ? Nous l’ignorons puisque, par exemple, Lyon-Vaise est encore “ revisité ” le 6
août avec autant d’inconscience. Ce sinistre 26 mai, l’U.S.A.F. manque les faisceaux de la
Buisserate à Grenoble (37 morts). Pire encore, à Chambéry, 72 Liberators totalisent 120 morts pour
400 impacts, dont 80 seulement touchent les emprises SNCF, le reste causant 3 000 sinistrés. A
Nice St Roch, toujours ce fatidique 26 mai, on compte, pour 180 impacts, 384 morts et 5 600
14
Nous n’en citerons, comme preuve antérieure, que l’attaque en 1940 par la Luftwaffe du célèbre train miniature
britannique côtier Romney Hythe and Dimchurch Railway dans le Kent. A l’échelle ¼ de voie de 38 cm, il va devoir
s’équiper d’un train blindé antiaérien pour répondre aux attaques de pilotes un peu myopes… Mais en France, presque
toutes les voies étroites, en zone de bataille ou non, seront souvent confondues avec des voies normales.
15
Se reporter à l’article “ Ouvrages d’art de la Grande Ceinture ” par M. Leduc, Revue générale des chemins de fer du
11 décembre 1945, également mentionnés dans le film La Renaissance du Rail (1947) d’A. Périé et M. Leduc produit
par la SNCF. On constatera le peu d’attaques des ouvrages d’art jusqu’en juin 1944. Même après que des ponts sur la
Seine inférieure et la Loire ont été visés, ceux qui sont touchés par des attaques aériennes le sont à cause d’autres
objectifs : par exemple le viaduc de Maintenon, à cause du dépôt de munitions voisin. Citons enfin le cas exemplaire de
Bielefeld en Allemagne, ou le viaduc systématiquement bombardé à de très nombreuses reprises, y compris avec
“ Tallboys ” de 5,4 t, était, depuis les premières attaques, court-circuité par une déviation en vallée, extrêmement bien
camouflée, qui a pu échapper à l’observation aérienne, et assurait la continuité d’une des principales artères de la Ruhr
début 1945. Une situation analogue a existé en France lors de la destruction du tunnel de Saumur, également par les
premiers “ Tallboys ” grâce à la déviation de Thouars à Tours via la ligne dite de la Vendée, et les ponts du Cher et de la
Loire encore praticables.
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sinistrés, pour la destruction de “ seulement ” 159 wagons et 5 locomotives, mais aussi de 30
tramways, sans parler d’un train civil atteint sur le pont du Var, avec 52 morts et 58 blessés.
A croire que les aviateurs de la 15e U.S.A.F. venant d’Afrique du Nord étaient vraiment des
débutants inconscients, ou incapables, d’autant que la chasse adverse et la défense antiaérienne
n’étaient pas au rendez-vous de ces opérations, contrairement au Nord-Ouest de la France. Il ne leur
reste aucune excuse pour ces lâchers incohérents, criminels et sans commentaires ultérieurs…
Mais les sentiments antibritanniques de la population augmentent dès le lendemain, 27 mai, à
Marseille, à tort, puisque c’est encore l’U.S.A.F.-15 qui, avec moins de 120 appareils, à 4 000 m
d’altitude, saupoudre certes les gares Saint-Charles et Blancarde de 100 bombes mais aussi la ville
et ses banlieues de plus de 700 autres bombes, lui conférant le triste privilège du record absolu de
victimes en un seul raid avec 1 752 morts recensés, 18 000 sinistrés, et des dégâts, là encore,
insignifiants portés aux installations ferroviaires, visées ou non, port, gares et dépôts compris.
L’état des lieux jusqu’à fin août 1944 et la nécessaire reprise des transports par rail
Les attaques aériennes s’arrêtent à la fin du mois d’août 1944, le 18 pour les bombardements
majeurs. Le bilan des destructions a été dressé par la SNCF plus tard. Il arrête les comptes “ à la
Libération ”, date qui n’était pas la même pour les zones successivement libérées, allant de début
juillet en Cotentin et Normandie au 9 mai 1945 (sic) pour la “ poche ” de Dunkerque.
Dès le 31 mai 1944, R. Le Besnerais constatait que 29 triages sur 53 (sans l’Alsace-Lorraine)
étaient inutilisables, 70 dépôts sur 167, 3 grands ateliers sur 9. Ce qui explique, en partie, une baisse
de trafic de moitié par rapport aux mois de janvier à mars. Certes, les difficultés de circulation,
auxquelles commencent à s’ajouter les coupures d’ouvrages d’art réduisent très fortement les
circulations voyageurs (20 % des valeurs 1938). Le trafic marchandises, transports allemands
compris, est encore de près de 100 000 wagons chargés par semaine, contre 188 000 en janvier et
232 000 en 1943. Pour sa part, le trafic militaire allemand, prioritaire, dépasse encore la moitié des
prévisions sur la région Ouest, il représente 78 % du trafic sur le Sud-Est et 82 % sur le Sud-Ouest.
Mais le chiffre du Nord, 21 % seulement, semble indiquer les effets de l’opération de dissuasion
Fortitude. En effet, ces actions se conjuguent par hasard avec les opérations Crossbow décidées en
conséquence des craintes britanniques de représailles. Grandissantes, à juste titre, jusqu’à mi-juin,
elles entraînent des actions continuelles sur les voies ferrées d’alimentation des très nombreuses
bases de lancement des V1 (350 prévues, 100 réalisées). Plusieurs milliers de ces bombes volantes,
à partir du 13 juin et durant tout l’été, survolent en effet le “ détroit ” de la Manche vers Londres.
Les actions préventives ou répressives contre ces armes nouvelles, jusqu’alors sporadiques
tant qu’elles étaient en construction, vont occuper désormais les unités “ tactiques ” autant que le
Bomber Command. Les opérations dites tactiques sont effectuées par de petits groupes de 3 ou 6
bombardiers moyens bimoteurs. Depuis les tentatives de 1943, ils sont moins utilisés pour des
objectifs ferroviaires, sauf en reconnaissance ou encore, à partir de mai 1944, pour le harcèlement,
avec mitraillage, de tout convoi surpris en route, y compris ceux des chemins de fer économiques
(après la Normandie, la Somme et le Pas-de-Calais). Sous le nom code de RAMROD, la R.A.F.,
avec des Spitfire adaptés, équipés de roquettes aussi bien que de bombes, avait entrepris des
opérations en piqué à moyenne altitude (3 000 à 1 200 m environ) plus précises que les précédentes
sur des objectifs ferroviaires16. Bien que ces raids soient inefficaces dès que la couche nuageuse est
importante, la moyenne statistique démontre qu’ils sont plus précis et mettent moins en danger à la
fois les équipages et les civils ou cheminots travaillant au voisinage des coups au but.
16
On peut citer comme exemple le raid 921 du 25 mai 1944 sur Longueau et Amiens qui a impliqué 36 Spitfire, dont 26
chasseurs-bombardiers pourvus chacun d’une seule bombe de 500 livres. 7 autres centres ferroviaires étaient visés ce
jour-là dans le Nord, l’Oise, la Seine-Inférieure. En employant la même tactique que pour les sites de V1, l’opération fut
au moins aussi efficace en coups au but (12 sur 26) que des vagues massives de 150 ou 200 bombardiers lourds.
Cependant, les autres opérations ne sont pas toujours payantes : ce même jour, les attaques de Spitfire ou Typhoon sur
Armentières et Hazebrouck, Buchy, Gisors, Formerie, Motteville et Cassy (dont 4 gares en substitution aux objectifs
couverts de nuages de Valenciennes et du Grand Verdret) soit, au total 133 appareils, se solderont par 157 bombes
lâchées, entre 1 200 et 1 800 m, et moins de la moitié au but. Ce qui n’est toujours pas si mal, puisque malgré la D.C.A.
parfois très active (Gisors) 2 appareils seulement sont touchés.
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Avant même le débarquement du 6 juin, non moins de 1 284 bombardements aériens ont
frappé 793 localités en France, dont 363 attaques aériennes d’installations ferroviaires, ce qui est
encore peu en comparaison des 800 raids encore à venir jusqu’à fin août. Les pertes humaines du
côté des cheminots, malgré la reprise des mitraillages de convois, sont, bien qu’élevées,
proportionnellement très faibles par rapport à celles des “ civils ”. Pour les cinq premiers mois de
1944 et plus de 232 raids, 470 cheminots sont morts et 1 100 autres blessés par faits de guerre en
service. De 1941 à 1943 on avait compté 464 cheminots et 2 000 civils tués pour moins de 80 raids.
Mais à partir de mars 1944 les bombardements “ de surface ” vont faire dix fois plus de morts civils
encore autour d’objectifs ferroviaires. Des destructions mieux ciblées – mais beaucoup moins
nombreuses – causent des pertes réduites, ce qui démontre bien les résultats hasardeux des
bombardements “ de surface ”.
De plus, la hâte des occupants à reconstruire au plus vite un passage, même à voie unique,
dans les zones sinistrées, soit environ 200 km de voies à reconstruire, requiert un nombre de plus en
plus important de personnel pour travailler sur des chantiers à très haut risque (des bombes à
retardement ayant parfois explosé 50 jours après le raid). Ce qui conduit la direction générale de la
SNCF a écrire fin juin 1944 au ministre de tutelle (secrétaire d’Etat à la Production industrielle et
aux Communications) à l’intention des autorités allemandes (H.V.D.), que :
…tout récemment, plusieurs Régions ont reçu presque simultanément de la part des Autorités
d’Occupation des ordres formels leur enjoignant d’augmenter d’urgence leurs effectifs, de manière à remettre
complètement en état un certain nombre de grands triages pour lesquels le programme établi en commun ne
prévoyait que le rétablissement minimum des voies indispensables. Sur certains points, des requis civils ont été
envoyés d’office par ces Autorités d’Occupation en vue des travaux en question.
S’ensuivent des considérations sur l’incapacité de la SNCF, devant une telle demande, à
dépasser le niveau présent des effectifs sur les chantiers de rétablissement des circulations, “ effectif
d’ouvriers de toutes conditions dépassant 40 000 hommes ”17. La lettre demande en conclusion que
l’on renonce aux mesures envisagées18.
Nous ignorons la suite donnée à cette requête, dont la satisfaction eut été de toute façon sans
effet en juillet-août 1944. Les alliés prévoyaient d’utiliser pour leur part ces moyens dispersés,
nécessaires à leur progression de Cherbourg à Carentan, Le Mans et Paris. Comme la
reconnaissance aérienne leur permettait d’être informés du progrès des travaux, aucune directive de
sabotage ferroviaire ne fut donnée à la résistance active, sauf dans les zones de retraite des armées
allemandes après le mois d’août. Ce qui n’empêcha pas la destruction des ouvrages par les
Allemands en retraite, beaucoup plus méthodique et radicale que celle effectuée par les Français en
1940.
C’est sans doute pourquoi, selon les relevés quotidiens de juillet et août 1944 que nous
possédons pour le Sud-Ouest, les actions aériennes, bien que plus nombreuses encore qu’en juin
(jusqu’à 45 opérations par jour, jusqu’à 10 au seul réseau Sud-Ouest) ne sont-elles plus que des
attaques locales, spécifiques, de trains en circulation le plus souvent, effectuées par un groupe
d’avions ou des appareils isolés. Les grosses attaques “ de surface ” concernent les gares
d’approvisionnement en armes V1 et V2 du Nord-Ouest de la France.
Au 31 août 1944, les chantiers avaient déjà reçu plus de 16 600 t de bombes, en 94 raids
depuis 1943 dont 15 opérations avec les “ Tallboys ” de 5,4 t [8].
17
Un effectif qui varie en fait de 36 à 65 000, à comparer avec le maximum de 11 000 ouvriers spécialisés, SNCF et
d’entreprises, ayant reconstruit les ponts et tunnels de 1940 à 1942.
18
“ D’autre part, il est à craindre que le rétablissement de tels triages dans leur intégrité ne provoque de nouvelles
destructions rendant vains et par suite inopportuns les efforts que nous aurons fournis et provoquant de nouvelles pertes
de matériel. Les Autorités d’Occupation paraissaient avoir compris, comme nous-mêmes, l’inopportunité de tels efforts
et nous avaient autorisés à entreprendre certains travaux en vue d’assurer une dispersion de nos moyens de triage dans
des établissements moins importants ; une partie de ces travaux est déjà réalisée. ”
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Le bilan global, fin 1944
Le bilan global ne s’est alourdi cependant que modérément, et la paralysie complète du réseau
ferré voulue par les cheminots, fin août, dans les régions encore en pleine guerre permet aussi
d’éviter de nouveaux bombardements lourds. Deux exceptions sont constituées par la région Est, où
se reportent les opérations liées au repli allemand, et les “ poches ” qui provoquent de nouvelles
victimes civiles inutiles, dont des cheminots. Ces pertes sont les plus lourdes quand on les compare
à la valeur stratégique réelle des lieux visés, qui avait été exagérée par les états-majors, coupables
d’une erreur d’appréciation. Nous voulons citer ici, par devoir de mémoire, outre les quelques
12 000 morts déjà atteints sur des objectifs strictement ferroviaires, les civils du Havre, de Royan,
mais aussi de Boulogne et Calais, cette dernière ayant le triste privilège d’un bombardement
“ ami ”, par erreur, en février 1945 (97 morts) au lieu de Dunkerque qui était visé. Ici, il n’y eut
aucune “ repentance ”, ni indemnités posthumes. Et, c’est pourquoi, fin 1945, une étude américaine
(citée entre autres par E. Florentin) basée sur les premiers bilans de destructions, ceux mis à leur
disposition par la SNCF, conclut tardivement que “ les attaques précédant le D. Day contre les
triages français n’étaient pas nécessaires, les 70 000 tonnes d’explosifs qui y ont été déversées
auraient pu être affectées à d’autres cibles ” [10].
Nous n’en voulons pour preuve que les statistiques générales qui collationnent les données
transmises par les Régions SNCF et les Arrondissements, indiquant par exemple l’évolution du parc
disponible d’engins moteurs ou celui du matériel roulant marchandises. Malgré une énorme
réduction, de 217 000 wagons encore théoriquement au parc début mai 1944 à moins de 174 000 en
septembre, l’effectif disponible pour des transports militaires était acceptable et n’a pas entravé au
degré souhaité le repli des armées allemandes vers l’Est. Les photos aériennes alliées de
reconnaissance qui ont identifié de tels trains en témoignent. Les Américains, en août dans le
Cotentin, ont utilisé en priorité du matériel SNCF disponible, heureux de retrouver des locomotives
Baldwin ou Alco de… 1918. Même si l’on prend en compte les indisponibilités ou avaries dues aux
bombardements aériens et aux transferts en Allemagne, les 74 000 ou 76 000 wagons “ manquant ”
au parc (hors Alsace-Lorraine) ne représentent “ que ” 30 % du parc total, alors que les transports
militaires nécessitent 20 à 25 % des wagons du parc utilisable. Ce qui montre bien, une fois de plus,
l’ineptie de la “ stratégie ” de destruction des triages et des matériels garés sur leurs voies, et, le plus
souvent, vides.
Les transports militaires alliés de l’hiver 1944 n’ont que peu manqué de wagons et de
locomotives, d’autant que le trafic entre les ports et les fronts ne dépassait guère le million de
tonnes mensuelles : les 500 locomotives débarquées dès fin août à Cherbourg, puis les quelques
milliers de wagons en “ kit ”, ou montés qui les suivent permettent alors de passer de 12 000 t
transportées quotidiennement pour les Américains en octobre à 15 000 t en décembre et de
multiplier par 8 les trains-kilomètres. Ce qui ne représente guère plus de 30 trains de 1 000 t brutes,
soit 2 trains par heure au plus. Mais la limite de capacité est celle des lignes à voie unique, d’où
l’intérêt pour les Alliés de remettre en service des doubles voies électrifiées… ce qui est fait dès
mi-novembre pour Paris-Le Mans 19 (alors que le 1er train venant de Cherbourg arrivait aux
Batignolles le 30 août 1944 !).
Pour les lignes de la vallée du Rhône il en est de même. La liaison Aix-en-Provence –
Grenoble est ouverte immédiatement derrière la progression des troupes (dès le 15 septembre à
19
Après leur blocage de quelques semaines dans la péninsule de Cherbourg, puis la reddition des Allemands, les
Américains y ont trouvé en état de marche à leur arrivée 50 locomotives, 1 384 wagons, mais seulement 11 voitures à
voyageurs. Ce qui explique que dès fin juillet 1944 ils faisaient déjà circuler pour l’approvisionnement du front, bien
avant les Britanniques, vers Saint-Lô ou Lison, plus de 230 trains de marchandises transportant 32 000 t de matériel, et
102 trains de personnel ! La part de matériel arrivé puis évacué des ports par voie ferrée, d’octobre 1944 à mai 1945,
croît ainsi de 10 à 48 % et atteint 13 millions de tonnes du 16 octobre 1944 au 24 mars 1945, pour la seule Normandie.
De même les transports militaires d’ouest en est de la Seine sont, début 1945, de 10 au rail pour 1 à la route. Certains
militaires alliés reconnaissent alors qu’heureusement les “ détours ” étaient partout possibles pour éviter les obstacles,
ou coupures majeures effectuées par les armées en retraite (bibliogr. [27]).
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Sisteron), et le 25 septembre est ouverte la ligne de la rive gauche du Rhône jusqu’à Lyon, de même
que Valence-Grenoble. Le rail suit donc bien les troupes, en l’absence de toute réaction ennemie.
Pour finir : quelle leçon à tirer des bombardements de voies ferrées ?
On sait que malgré les ruines, qui dépassent l’imagination, des villes rasées par l’aviation
alliée outre-Rhin depuis 1942, la production allemande industrielle de guerre a atteint des
sommets… en 1943-1944. Alors que la France comptait péniblement 5 à 7 000 locomotives en état
de marche fin 1944, l’Allemagne en disposait de 36 000, dont près de 11 000 Kriegsloks neuves,
type 150 à vapeur, puissantes et robustes, aptes au trafic lourd ou militaire, et ce n’est qu’un
exemple. Faut-il conclure que les bombardements aériens ont toujours été un échec ? Certainement
pas si nous considérons globalement leur rôle dans la préparation et le succès du débarquement et,
surtout, l’appui tactique qu’il ont donné au sol à la progression des troupes.
Il est inutile en revanche de revenir sur les insuffisances de l’aviation qui devait poursuivre à
titre “ tactique ” le harcèlement nécessaire à la fixation des troupes allemandes au jour “ J ” du
débarquement en Normandie. Il est vrai que l’offensive fut l’enjeu de luttes intestines, d’où
l’incohérence apparente des opérations menées sur les cibles ferroviaires et les lourdes erreurs
qu’elle a parfois entraînées. Ce n’est certainement pas en annihilant les gares, les cités cheminotes
et le matériel roulant de la SNCF à ce moment-là que le cours de la guerre a changé ; et le résultat
obtenu ne peut faire oublier la mort de 78 000 innocents en France, dont 15 000 sur des sites
ferroviaires.
Après la bataille du rail, les cimetières alliés
Selon les sources officielles, la R.A.F. a perdu 8 655 avions en cours d’opération, plus 1 600
en cours d’entraînement ou portés disparus. L’U.S.A.F. en a perdu 9 466 en tout. En hommes
d’équipages, cela signifie 74 000 pour la R.A.F., dont 55 750 morts au combat ou par accident. Pour
l’U.S.A.F., les 8e et 15e Air Force qui nous intéressent ici ont perdu environ 30 000 hommes, au
total 47 000 avec 4 750 avions perdus sur 12 731 utilisés, soit 37 % des B17, taux qui semble
supérieur à celui la R.A.F. Le choix des Alliés, si tant est que ce fut un choix, pour les bombardiers
lourds, leur a coûté au total plus de 100 000 hommes jeunes et entraînés20.
Etait-ce un sacrifice inévitable ? Le sujet reste encore contestable puisque des questions
fondamentales ne trouveront de réponse qu’avec l’accès à certaines archives britanniques (papiers
Churchill et Lindeman (lord Cherwell) soit seulement à partir de 201921 . A une époque où les
acteurs ou témoins revendiquant chacun “ leur ” version de l’histoire auront disparu, le sujet pourra
peut-être, enfin, être abordé sans a priori ni appel aux émotions vécues22.
20
Si l’on tient compte globalement de l’Ouest européen, 955 000 t de bombes R.A.F., 1 million de t U.S.A.F. ont été
lâchées. Avec le pourcentage moyen d’objectifs ferroviaires de 14 % (R.A.F.) et 26 % (U.S.A.F.) on trouve moins d’1
tonne au but pour 7 larguées et 1 homme d’équipage perdu pour 32 tonnes lâchées… ce qui explique la pertinence des
interrogations, hélas tardives. Par contre, fort heureusement et bien que ce soit toujours trop élevé, les cheminots
français ont compté 2 361 morts en service, dont plus de 90 % suite aux raids aériens, mais non moins de 309 fusillés et
2 480 déportés, transportés par rail comme les autres.
21
Il n’est pas inintéressant de mentionner qu’un projet de publication d’un atlas ferroviaire aérien couvrant cette
période, avec le regretté J. Salin de La Vie du rail, n’a pu aboutir dans les années 1970, trente ans après les faits, pour
cause supposée de “ secret-défense ” côté français. La guerre restait tiède sous les cendres, ou mal refroidie.
22
Les conclusions de 1945 dans le domaine ferroviaire rejoignent celles constatées pour la marine, et citées par P.
Masson en 1988 (bibliogr. [9]), au sujet des limites de la puissance aérienne : le rôle de l’aviation s’est révélé capital
mais dès les premières années de guerre, les théories américano-britanniques sur les bombardements à haute altitude en
vol horizontal se sont “ uniformément soldées par des échecs ” sur des objectifs précis. Quant au rail français, s’il y eut
bien des constats posthumes d’inutilités et d’erreurs, aucun des Alliés, hors cas spécifiques locaux, ne mit de vigilance
ou de célérité à changer de politique ou de directive, en cours d’action pour éviter davantage de victimes civiles
françaises, l’inertie du système valant bien celle de la SNCF, fin 1944, comme le rappelait très récemment Pierre
Sudreau, à propos des derniers trains de déportés vers l’Allemagne (Le Rail, n° 81 (juillet-août 200, p. 40).
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Édition en ligne 2002, 2015 : Rails et histoire / www.ahicf.com
“ L’efficacité de l’impact direct l’emporte sur le tapis de bombes ” : c’est l’avis des analystes,
anciens ou actuels, de la stratégie comparée à la tactique, en ce domaine sensible et difficile où la
technique a évolué plus vite que la réflexion.
Il est regrettable que ces leçons durement acquises n’aient pas empêché, depuis lors,
d’illusoires attaques du rail en Europe. L’histoire reconnue, analysée et comprise sans passion reste
encore à apprendre par les pouvoirs, qui ignorent trop ses leçons.
Bibliographie
En langue française :
1 – Eddy Florentin, Quand les Alliés bombardaient la France. 1940-1945, Perrin, 1997.
2 – T.A. Siefring, L’U.S. Air Force dans la 2e guerre mondiale, E.P.A., 1979.
3 – Clément Ader, Les Vérités sur l’utilisation de l’aviation militaire avant et pendant la
guerre (1914-1918), Toulouse, Douladourre, 1919.
4 – J.-P. Ducellier, La Guerre aérienne dans le Nord de la France, 5 vol., Abbeville, Paillart,
1994-1999.
5 – Maurice Wolkowitsch, “ Le réseau ferré français du débarquement du 6 juin 1944 à la
capitulation de l’Allemagne le 8 mai 1945 ”, in “ Armées et chemins de fer ”, Revue d’histoire des
chemins de fer 15 (automne 1996), pp. 225-235.
6 – L.C.P. Paquier ; C. Postel, La Bataille aérienne d’Allemagne (mars 1942-mai 1945), Paris,
Payot, 1947.
7 – R. Hautefeuille, Constructions spéciales, Auteur-éditeur, Paris, 1995.
8 – [Coll.] “ Les chemins de fer au service des Armées (juin-août 1944) ”, La Vie du rail,
n°1840.
9 – P. Masson, La Révélation de la puissance aérienne : Norvège, Crète, Tarence, in actes du
colloque S.H.M., 1988.
10 – Rapports divers SNCF,1942-1945, Destructions et remise en route, non publiés à ce jour.
En langue anglaise :
11 – Max Hastings, Bomber Command, Penguin, 1997.
12 – Jan Drury, Bomber Command 1939-1945, Collins Harper, 1997.
13 – M. Middlebrook ; C. Everitt, The Bomber Command War Diaries, Midland Publ.,
1985-1995.
14 – R. V. Jones, Most Secret war, Wordsworth ed., 1978-1998.
15 – Martin Marix Evans, The Fall of France, Osprey Military, 2000.
16 – Kenneth Macksey, Military Errors of World War Two, Cassel Military Classics, DAG,
2000.
17 – G. Regan, Air Force Blunders, Guinness Publ., 1996.
18 – Air Ministry Account, Sept. 1939 – July 1941, Bomber Command, H.M.S.O., 1941.
19 – A. Price, Bomber Aircraft, Arms and Armour Press, 1976.
20 – R.A. Freeman, Raiding the Reich, Arms and Armour Press, 1997.
21 – R. Conyers Nesbit, The RAF in camera, A. Sutton Publishing + P.R.O, 1996.
22 – S. Badsey, Campaigne Series-Normandie 1944 (Osprey Military), Reed International,
1990.
23 – L. C. W. Geffen USAF, Command and Commanders in modern Warfare, U.S. Air Force
Academy, 1969.
24 – Col. John Hughes-Wilson, Military Intelligence Blunders, Robinson, London, 1999.
25 – RAF Marshall Sir John Slessor, These Remains : A personnel Anthology, 1968.
26 – General H.E. Von Manteuffel, Decisive Battles of World War II, A German View, 1965.
27 – General J. A. Van Fleet, Rail transport and the Winning of Wars, AAR – Washington
D.C., 1956.
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En langue allemande :
28 – A.C. Mierzeyewski, Bomben auf die Reichsbahn, EK Verlag, 1988.
29 – Ron Ziel, Räder müssen rollen – Die Eisenbahn im Zweiten Weltkrieg, 1, Franckh
Verlag, Stuttgart, 1974.
30 – Alfred B. Gottwaldt, Deutsche Kriegslokomotiven – Die Eisenbahn im Zweiten
Weltkrieg, 2, FranckhVerlag, Stuttgart, 1973.
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TABLEAU 1. — Raids aériens « Desert Rail » en France de mars à juillet 1944 (96 raids) Résultats constatés sur les opérations majeures impliquant
plus de 50 avions
Mois
Raids
(nombre)
RAF +
USAF
Avions
impliqués
Bombardier
s seuls
Pertes
Avions
%
Mars
Avril
Mai
Juin
Juillet
Mars et
juillet
RAF 14
RAF 16
RAF 26
RAF 15
RAF 18
USAF
seule 7
1 783
3 991
4 264
2 245
2 612
667
26
47
98
74
75
12
1,4
1,1
2,3
3,2
2,8
1,6
Total en 5
mois
96
15 562
Sur total
France
170
195 000
332
(~~2 300
morts)
2 900 (~
21 000
morts)
11
1944
Proportion
Rail (%)
8
Bombes
déversées
8
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Pourcentage « réussite »
Immeubles civils
détruits, non réparables
Morts civils y. c. cheminots
6 568
7 079
15 920
8 613
8 540
1 680
% estimé
selon
RAF/USAF
21
60
26
67
41
50
% décompté
sur photos
(n.c.)
12
35
26
30
20
10
1 375
?
1 341
1 532
3 795
3 982
816
589
1 674
2 100
1 800
3 465
48 400
46
22
11 975
10 444
610 000
?
?
?
67 078
15,5
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