Lettre à Ménécée Épicure I: Texte: "Épicure à Ménécée, salut. Même jeune, on ne doit pas hésiter à philosopher. Ni, même au seuil de la vieillesse, se fatiguer de l’exercice philosophique. Il n’est jamais trop tôt, qui que l’on soit, ni trop tard pour l’assainissement de l’âme. Tel, qui dit que l’heure de philosopher n’est pas venue ou qu’elle est déjà passée, ressemble à qui dirait que pour le bonheur, l’heure n’est pas venue ou qu’elle n’est plus. Sont donc appelés à philosopher le jeune comme le vieux. Le second pour que, vieillissant, il reste jeune en biens par esprit de gratitude à l’égard du passé. Le premier pour que jeune, il soit aussi un ancien par son sang-froid à l’égard de l’avenir. En définitive, on doit donc se préoccuper de ce qui crée le bonheur, s’il est vrai qu’avec lui nous possédons tout, et que sans lui nous faisons tout pour l’obtenir. Ces conceptions, dont je t’ai constamment entretenu, garde-les en tête. Ne les perds pas de vue quand tu agis, en connaissant clairement qu’elles sont les principes de base du bien vivre. D’abord, tenant le dieu pour un vivant immortel et bienheureux, selon la notion du dieu communément pressentie, ne lui attribue rien d’étranger à son immortalité ni rien d’incompatible avec sa béatitude. Crédite-le, en revanche, de tout ce qui est susceptible de lui conserver, avec l’immortalité, cette béatitude. Car les dieux existent : évidente est la connaissance que nous avons d’eux. Mais tels que la foule les imagine communément, ils n’existent pas : les gens ne prennent pas garde à la cohérence de ce qu’ils imaginent. N’est pas impie qui refuse des dieux populaires, mais qui, sur les dieux, projette les superstitions populaires. Les explications des gens à propos des dieux ne sont pas des notions établies à travers nos sens, mais des suppositions sans fondement. A cause de quoi les dieux nous envoient les plus grands malheurs, et faveurs : n’ayant affaire en permanence qu’à leurs propres vertus, ils font bonne figure à qui leur ressemble, et ne se sentent aucunement concernés par tout ce qui n’est pas comme eux. Familiarise-toi avec l’idée que la mort n’est rien pour nous, puisque tout bien et tout mal résident dans la sensation, et que la mort est l’éradication de nos sensations. Dès lors, la juste prise de conscience que la mort ne nous est rien autorise à jouir du caractère mortel de la vie : non pas en lui conférant une durée infinie, mais en l’amputant du désir d’immortalité. Il s’ensuit qu’il n’y a rien d’effrayant dans le fait de vivre, pour qui est radicalement conscient qu’il n’existe rien d’effrayant non plus dans le fait de ne pas vivre. Stupide est donc celui qui dit avoir peur de la mort non parce qu’il souffrira en mourant, mais parce qu’il souffre à l’idée qu’elle approche. Ce dont l’existence ne gêne point, c’est vraiment pour rien qu’on souffre de l’attendre ! Le plus effrayant des maux, la mort ne nous est rien, disais-je : quand nous sommes, la mort n’est pas là, et quand la mort est là, c’est nous qui ne sommes pas ! Elle ne concerne donc ni les vivants ni les trépassés, étant donné que pour les uns, elle n’est point, et que les autres ne sont plus. Beaucoup de gens pourtant fuient la mort, soit en tant que plus grands des malheurs, soit en tant que point final des choses de la vie. Le philosophe, lui, ne craint pas le fait de n’être pas en vie : vivre ne lui convulse pas l’estomac, sans qu’il estime être mauvais de ne pas vivre. De même qu’il ne choisit 1 jamais la nourriture la plus plantureuse, mais la plus goûteuse, ainsi n’est-ce point le temps le plus long, mais le plus fruité qu’il butine ? Celui qui incite d’un côté le jeune à bien vivre, de l’autre le vieillard à bien mourir est un niais, non tant parce que la vie a de l’agrément, mais surtout parce que bien vivre et bien mourir constituent un seul et même exercice. Plus stupide encore celui qui dit beau de n’être pas né, ou sitôt né, de franchir les portes de l’Hadès. S’il est persuadé de ce qu’il dit, que ne quitte-t-il la vie sur-le-champ ? Il en a l’immédiate possibilité, pour peu qu’il le veuille vraiment. S’il veut seulement jouer les provocateurs, sa désinvolture en la matière est déplacée. Souvenons-nous d’ailleurs que l’avenir, ni ne nous appartient, ni ne nous échappe absolument, afin de ne pas tout à fait l’attendre comme devant exister, et de n’en point désespérer comme devant certainement ne pas exister. Il est également à considérer que certains d’entre les désirs sont naturels, d’autres vains, et si certains des désirs naturels sont contraignants, d’autres ne sont... que naturels. Parmi les désirs contraignants, certains sont nécessaires au bonheur, d’autres à la tranquillité durable du corps, d’autres à la vie même. Or, une réflexion irréprochable à ce propos sait rapporter tout choix et rejet à la santé du corps et à la sérénité de l’âme, puisque tel est le but de la vie bienheureuse. C’est sous son influence que nous faisons toute chose, dans la perspective d’éviter la souffrance et l’angoisse. Quand une bonne fois cette influence a établi sur nous son empire, toute tempête de l’âme se dissipe, le vivant n’ayant plus à courir comme après l’objet d’un manque, ni à rechercher cet autre par quoi le bien, de l’âme et du corps serait comblé. C’est alors que nous avons besoin de plaisir : quand le plaisir nous torture par sa non-présence. Autrement, nous ne sommes plus sous la dépendance du plaisir. Voilà pourquoi nous disons que le plaisir est le principe et le but de la vie bienheureuse. C’est lui que nous avons reconnu comme bien premier, né avec la vie. C’est de lui que nous recevons le signal de tout choix et rejet. C’est à lui que nous aboutissons comme règle, en jugeant tout bien d’après son impact sur notre sensibilité. Justement parce qu’il est le bien premier et né avec notre nature, nous ne bondissons pas sur n’importe quel plaisir : il existe beaucoup de plaisirs auxquels nous ne nous arrêtons pas, lorsqu’ils impliquent pour nous une avalanche de difficultés. Nous considérons bien des douleurs comme préférables à des plaisirs, dès lors qu’un plaisir pour nous plus grand doit suivre des souffrances longtemps endurées. Ainsi tout plaisir, par nature, a le bien pour intime parent, sans pour autant devoir être cueilli. Symétriquement, toute espèce de douleur est un mal, sans que toutes les douleurs soient à fuir obligatoirement. C’est à travers la confrontation et l’analyse des avantages et désavantages qu’il convient de se décider à ce propos. Provisoirement, nous réagissons au bien selon les cas comme à un mal, ou inversement au mal comme à un bien. Ainsi, nous considérons l’autosuffisance comme un grand bien : non pour satisfaire à une obsession gratuite de frugalité, mais pour que le minimum, au cas où la profusion ferait défaut, nous satisfasse. Car nous sommes intimement convaincus qu’on trouve d’autant plus d’agréments à l’abondance qu’on y est moins attaché, et que si tout ce qui est naturel est plutôt facile à se procurer, ne l’est pas tout ce qui est vain. Les nourritures savoureusement simples vous régalent aussi bien qu’un ordinaire fastueux, sitôt éradiquée toute la douleur du manque : galette d’orge et eau dispensent un plaisir extrême, dès lors qu’en manque on les porte à sa bouche. L’accoutumance 2 à des régimes simples et sans faste est un facteur de santé, pousse l’être humain au dynamisme dans les activités nécessaires à la vie, nous rend plus aptes à apprécier, à l’occasion, les repas luxueux et, face au sort, nous immunise contre l’inquiétude. Quand nous parlons du plaisir comme d’un but essentiel, nous ne parlons pas des plaisirs du noceur irrécupérable ou de celui qui a la jouissance pour résidence permanente — comme se l’imaginent certaines personnes peu au courant et réticentes, ou victimes d’une fausse interprétation — mais d’en arriver au stade où l’on ne souffre pas du corps et ou l’on n’est pas perturbé de l’âme. Car ni les beuveries, ni les festins continuels, ni les jeunes garçons ou les femmes dont on jouit, ni la délectation des poissons et de tout ce que peut porter une table fastueuse ne sont à la source de la vie heureuse : c’est ce qui fait la différence avec le raisonnement sobre, lucide, recherchant minutieusement les motifs sur lesquels fonder tout choix et tout rejet, et chassant les croyances à la faveur desquelles la plus grande confusion s’empare de l’âme. Au principe de tout cela, comme plus grand bien : la prudence. Or donc, la prudence, d’où sont issues toutes les autres vertus, se révèle en définitive plus précieuse que la philosophie : elle nous enseigne qu’on ne saurait vivre agréablement sans prudence, sans honnêteté et sans justice, ni avec ces trois vertus vivre sans plaisir. Les vertus en effet participent de la même nature que vivre avec plaisir, et vivre avec plaisir en est indissociable. D’après toi, quel homme surpasse en force celui qui sur les dieux nourrit des convictions conformes à leurs lois ? Qui face à la mort est désormais sans crainte ? Qui a percé à jour le but de la nature, en discernant à la fois comme il est aisé d’obtenir et d’atteindre le « summum » des biens, et comme celui des maux est bref en durée ou en intensité ; s’amusant de ce que certains mettent en scène comme la maîtresse de tous les événements — les uns advenant certes par nécessité, mais d’autres par hasard, d’autres encore par notre initiative —, parce qu’il voit bien que la nécessité n’a de comptes à rendre à personne, que le hasard est versatile, mais que ce qui vient par notre initiative est sans maître, et que c’est chose naturelle si le blâme et son contraire la suivent de près (en ce sens, mieux vaudrait consentir à souscrire au mythe concernant les dieux, que de s’asservir aux lois du destin des physiciens naturalistes : la première option laisse entrevoir un espoir, par des prières, de fléchir les dieux en les honorant, tandis que l’autre affiche une nécessité inflexible). Qui témoigne, disais-je, de plus de force que l’homme qui ne prend le hasard ni pour un dieu, comme le fait la masse des gens (un dieu ne fait rien de désordonné), ni pour une cause fluctuante (il ne présume pas que le bien ou le mal, artisans de la vie bienheureuse, sont distribués aux hommes par le hasard, mais pense que, pourtant, c’est le hasard qui nourrit les principes de grands biens ou de grands maux) ; l’homme convaincu qu’il est meilleur d’être dépourvu de chance particulière tout en raisonnant bien que d’être chanceux en déraisonnant, l’idéal étant évidemment, en ce qui concerne nos actions, que ce qu’on a jugé « bien » soit entériné par le hasard. A ces questions, et à toutes celles qui s’y rattachent, réfléchis jour et nuit pour toi-même et pour qui est semblable à toi, et veillant ou rêvant jamais rien ne viendra te troubler gravement : ainsi vivras-tu comme un dieu parmi les humains. Car il n’a rien de commun avec un vivant mortel, l’homme vivant parmi des biens immortels." II Explication: 3 Introduction: On oppose traditionnellement Epicure aux stoïciens. Il est vrai que l'on a affaire dans un cas à une morale du bonheur et du plaisir; dans l'autre, à une morale du devoir et de la vertu. L'adjectif "épicurien", passé dans le vocabulaire courant, désignera en effet le bon vivant, celui qui aime les plaisirs de la vie, tandis que l'image du sage stoïcien est plutôt celle d'un homme résigné, qui se plie à la nécessité et dont l'idéal de vie repose sur la modération: "Abstiens-toi et supporte", dit la devise de Marc Aurèle. En réalité, cette opposition est le résultat d'une déformation de la pensée d'Epicure. Le poète latin Horace est en partie responsable de cette caricature qui fait des épicuriens les "pourceaux du troupeau d'Epicure". Cette conception vulgaire, qui ramène la morale épicurienne à l'invitation à satisfaire tous ses désirs, témoigne d'une méconnaissance de la doctrine du philosophe du Jardin. S'il est vrai qu'il faut "profiter de la vie", que doit-on comprendre par ces mots? Eléments biographiques: Epicure vit aux IVème et IIIème siècles avt J.C. (il est né à Samos en 341). Il s'installe à Athènes où il fonde une école baptisée le Jardin, en référence à la propriété où il vit en communauté avec ses disciples, où l'on est accueilli par ces mots: "Ici le souverain bien est le plaisir". La plus grande partie de son œuvre (De la nature ou Peri physeos) est perdue. Il ne nous reste que quelques fragments de ce traité découverts dans une maison de Pompéi, ainsi que trois lettres et les Maximes capitales, conservées grâce à Diogène Laërce, qui nous les a transmises dans ses Dix livres sur les vies et les sentences des philosophes illustres (livre X). Enfin, les Sentences vaticanes ont été découvertes dans une bibliothèque du Vatican Heureusement, Epicure a eu un disciple peu original, mais fidèle: Lucrèce (I er siècle avt J.C.), dont le De la nature reprend le titre du livre d'Epicure, expose en vers les idées de son maître. La doctrine d'Epicure, comme celle des stoïciens, peut être divisée en trois parties: La canonique (théorie de la connaissance) remplace la logique La physique La morale La Lettre à Pythoclès est à caractère scientifique, elle concerne les phénomènes naturels, en particulier météorologiques; la Lettre à Hérodote est un résumé de la canonique et de la physique; la Lettre Ménécée est un abrégé de la morale d'Epicure. La morale repose sur la théorie de la connaissance et sur la connaissance de la nature. Il faut donc avoir quelques notions de canonique et de physique épicuriennes pour comprendre les fondements de sa morale. 4 I. LES FONDEMENTS DU SYSTEME : CANONIQUE ET PHYSIQUE 1. L'évidence sensible La canonique (canon = critère) est la recherche du critère du vrai. A quoi reconnaît-on une connaissance vraie? Qu'est-ce qui peut garantir que l'on est dans le vrai? Selon Epicure, c'est la sensation (aisthésis). Epicure s'inspire des cyrénaïques, notamment Aristippe. La sensation est toujours vraie, elle est infaillible. Le critère du vrai, c'est l'évidence sensible (énargeia), le sentiment d'évidence qui accompagne les données sensibles. C'est paradoxal. Une telle affirmation se heurte à l'objection des illusions des sens. Un sceptique aura tôt fait de trouver des exemples pour mettre une telle doctrine en difficulté. Les sens nous trompent parfois, dira-t-il, et les exemples d'illusions sensibles ne manqueront pas. Comment la sensation pourrait-elle être critère du vrai, puisque, par exemple, une tour carrée, vue de loin, paraît ronde? Comment Epicure prend-il en compte cette objection? Il maintient que la sensation est toujours vraie, mais concède que sa validité est limitée d'une part à l'instant où elle est éprouvée, et d'autre part au sujet qui l'éprouve. A l'instant où je vois la tour ronde, il est vrai que je la vois ronde. C'est évident. Descartes rappellera à son tour que la subjectivité détermine un champ d'évidence absolue: quelle que soit la vérité de ce que je pense, il est certain que je le pense. En revanche, si je prends le risque d'étendre ma certitude à tous les sujets ou à tous les moments, je peux me tromper. Tant que je me contente de dire que je vois la tour ronde, je ne cours aucun risque d'erreur; en revanche, si j'affirme que la tour est effectivement ronde, alors je peux me tromper. Autrement dit, ce ne sont pas les sens eux-mêmes qui nous trompent. Toute erreur vient du jugement ou, dit Epicure, de l'opinion que l'on ajoute aux informations reçues des sens. Les sens ne se trompent jamais parce qu'ils ne jugent pas. Si, au loin, j'aperçois quelqu'un qui ressemble à un ami, je ne peux me tromper que si j'anticipe, si j'affirme qu'il s'agit bien de lui. La sensation est donc critère de vérité; le jugement, en revanche, est source d'erreur. C'est pourquoi la doctrine d'Epicure ne repose pas, comme celle des stoïciens, sur une logique. 2. La méthode Fort de cette théorie, Epicure peut se lancer dans la connaissance de la nature selon une méthode expérimentale, donc fondée sur les données sensibles. Or, Epicure reprend la maxime de Démocrite: "La vérité est profondément enfouie", ou "la vérité est cachée". C'est-à-dire: la vérité n'est pas manifeste, elle n'est pas sensible. Comment peut-il faire sienne cette affirmation alors qu'il tient la sensation seule pour infaillible? La formule de Démocrite signifie que l'on ne peut pas expliquer le visible par lui-même. Ce que la nature nous donne à voir n'est pas explicable par soi seul, le visible ne suffit pas à s'auto-expliquer. Il faut, pour expliquer les phénomènes, supposer quelque chose d'invisible. Ce qui est donné aux sens doit être expliqué par des principes invisibles. Mais comment faire, puisque seule la sensation est critère du vrai? L'expérience va servir de contrôle. Chaque hypothèse doit être confrontée à l'expérience, mise en parallèle avec les données sensibles pour voir si elle n'est pas contredite par elles. Si l'hypothèse a des conséquences contraires à ce que l'on observe, c'est donc qu'elle est fausse. En revanche, si elle permet, sans contradiction, d'expliquer les phénomènes, alors elle est probable. Quels sont ces principes des choses qui échappent à l'expérience et sont cependant confirmés par elle, grâce auxquels Epicure explique les phénomènes naturels et la constitution de l'univers? 5 3. La nature Toute la physique d'Epicure repose sur deux éléments, pas un de plus. C'est là sa force: elle est simple et économique, c'est-à-dire que son auteur réduit au minimum le nombre des présupposés. Ces deux principes sont: les atomes et le vide. Tout l'univers, et chaque chose sont formés d'atomes et de vide. Epicure ne présuppose rien d'autre, il explique tout à partir de cela. Il est donc matérialiste, comme Démocrite [Note 1], puisqu'il ne suppose qu'un principe: la matière. Il n'a aucun recours, pour expliquer la genèse de l'univers, à l'idée de l'action d'une Intelligence créatrice, contrairement aux stoïciens. On a vu en Epicure un précurseur de la physique des particules. L'atomisme ne renaîtra qu'à l'époque de Jean Perrin. Mais la théorie d'Epicure n'est pas mathématique. En cela, on ne peut pas le tenir pour le fondateur de la science moderne. Les atomes sont tout ce qu'il y a d'éternel. Ils sont des corps élémentaires, c'est-à-dire simples, sans parties, non composés, donc indécomposables. Ce qui est a-tome, selon l'étymologie, est sans divisions. Il n'y a en eux aucun vide, donc ils sont d'une solidité absolue, ils sont indestructibles. On sait depuis 1871, grâce à Thomson, que les atomes sont complexes. Ils ne méritent donc pas leur nom, cependant conservé par commodité. Qu'est-ce qui permet à Epicure de supposer l'existence de ces éléments? C'est une application de sa méthode. Toutes les choses que nous observons sont corruptibles: les êtres vivants périssent et les objets s'usent. Mais si, lorsqu'ils se décomposent, leurs parties disparaissaient toutes entièrement, sans que rien ne soit conservé, la quantité de matière présente dans l'univers devrait diminuer de sorte que, vu le temps écoulé depuis le commencement du monde, plus rien ne devrait subsister. Or, quelque chose subsiste. C'est donc que, lorsqu'un corps se décompose, quelque chose d'invisible doit cependant se conserver. C'est le cas, par exemple, des végétaux, dont la corruption engendre l'humus. Pour expliquer que l'univers visible se conserve malgré la mort de toutes choses, il faut donc supposer que leurs parties ne s'anéantissent pas tout à fait, que des éléments invisibles demeurent : les atomes. Quant au vide, il existe, car sans lui le mouvement, qui est une réalité sensible serait impossible. Dans ces deux cas, c'est l'expérience qui nous renseigne sur ce qui est pourtant invisible (adelon). Comment Epicure explique-t-il la formation de l'univers ? Seulement par deux causes: le hasard et la nécessité. A l'origine, les atomes tombent en pluie dans le vide infini de l'univers. Ils s'entrechoquent, se rencontrent, forment des agrégats. Ils ont des formes variées, souvent peu compatibles entre elles, de sorte que les combinaisons ne tiennent pas et se désagrègent. Lorsque leurs formes sont compatibles, ils constituent des composés plus solides et plus durables. Cependant, tout corps composé finira par se dissoudre. [Note 2]Tout composé est sujet à la décomposition. De ce fait tout corps subit une perte d'atomes qui le condamne à disparaître. Les combinaisons forment le monde et les espèces vivantes. Elles se forment sans aucune intention, au hasard. La nature ne suit pas de plan, elle n'a pas de projet, elle ne poursuit aucune fin. Il n'y a pas de Providence, ce qui constitue un point de rupture important d'avec le stoïcisme. Les êtres sont le résultat de combinaisons fortuites d'atomes. Tout est le produit du hasard et de la nécessité : les atomes, dans leurs rencontres, n'obéissent à aucune Providence mais seulement aux lois naturelles (leur gravité, ils sont entraînés par leur poids; leurs formes) et au hasard. En effet, pour expliquer la rencontre des atomes, Epicure se sent obligé d'introduire une hypothèse supplémentaire, celle du "clinamen" ou déviation: si les atomes tombaient verticalement, selon des trajectoires parallèles, ils ne se rencontreraient jamais; pourtant l'univers existe; donc il faut supposer qu'ils subissent dans leur chute un écert, une déviation[Note 3]. Les êtres que nous voyons sont le résultat d'une sorte de sélection, mais aveugle, sans intention: ne se conservent que les combinaisons viables; les autres 6 disparaissent d'elles-mêmes, aussitôt formées. Il paraît difficile de croire, dira-t-on, que tout cet univers ne soit que le fruit du hasard. C'est l'argument des stoïciens, repris par Voltaire qui refuse de croire que le monde, aussi bien ordonné qu'une horloge, n'ait pas été créé par un "grand horloger". Il est vrai que le hasard, en général, produit plutôt du désordre et de l'imperfection. Par exemple, au jeu des chiffres et des lettres, il est très probable qu'une série de huit lettres tirées au hasard formera une suite sans ordre et sans signification. De même, les mutations génétiques donnent le plus souvent naissance à des êtres mal formés, des monstres. Mais il faut penser que depuis les origines, la nature a eu le temps d'essayer de multiples combinaisons. Parmi la multitude des essais effectués, il est n'est pas surprenant que quelques-uns aient donné des combinaisons viables. Ainsi, le hasard aboutit au même résultat qu'obtiendrait une intelligence divine - sauf qu'il lui a fallu des millions d'années pour réaliser ce que Dieu aurait pu faire d'un seul coup. La nature n'est ni une mère bienveillante, ni une marâtre (voir la Maison du berger de Vigny). Les dieux interviennent dans la morale, mais pas dans la physique. La physique est indépendante de la religion. C'est l'un des aspects très modernes de la pensée d'Epicure. Notes: 1. Démocrite a peut-être voulu expliquer la possibilité pour deux liquides de se mélanger: le vin colore le lait en rose; il faut donc que tous deux soient composés. 2. Notamment parce que tout corps émet ce qu'Epicure appelle des simulacres. De tout corps, sans cesse, se détachent des atomes qui en épousent la forme. Ils sont comme une enveloppe superficielle qui se détache des corps et vient frapper nos yeux. C'est ainsi qu'Epicure explique la sensation, la vision. 3. Cicéron se montre sévère à l'égard de cette partie de la physique épicurienne: "Ce sont les idées de Démocrite qu'il présente, en y changeant très peu de choses, mais de telle façon que ce qu'il veut corriger, à mon sens du moins, il le gâte (...)Rien n'est plus honteux pour un physicien que de dire d'un fait qu'il se produit sans cause" (De finibus, I). Pourtant, Epicure n'ajoute que le minimum afin de rendre raison de l'existence du monde. II. LE SOIN DE L'AME : LES DIEUX ET LA MORT Page 3/7 1. La philosophie comme médecine de l'âme (122-123) L'introduction de la Lettre est une exhortation à philosopher. La thèse, c'est qu'il n'est jamais ni trop tôt ni trop tard pour philosopher. Selon Epicure, il n'y a pas d'âge pour la sagesse. L'objection possible, c'est qu'en raison de sa difficulté, cette discipline exige de la maturité. Par exemple, Platon, dans sa République, présente un programme d'éducation destiné aux futurs gardiens de la cité, où l'apprentissage de la philosophie ne vient qu'au terme de plusieurs étapes. Il doit notamment être précédé de l'étude des mathématiques. Il suppose donc une préparation. Epicure, au contraire, affirme l'urgence de la pratique philosophique Note 1. Pourquoi la philosophie est-elle à exercer sans attendre? Parce qu'elle est identifiée à la sagesse, et que la fin de la sagesse est le bonheur. La philosophie, c'est l'apprentissage du bonheur. On comprend alors mieux pourquoi Epicure presse ainsi son disciple. Ce qu'il dit, c'est qu'il n'y a pas d'âge pour être heureux. Qui, en effet, pourrait prétendre qu'il est trop jeune ou trop vieux pour le bonheur, que cela ne le concerne plus ou pas encore? Ainsi comprise, la philosophie doit être pratiquée à tout âge, et le plus tôt sera 7 le mieux. Parce que son enjeu est le bonheur, c'est-à-dire rien de moins que réussir ou rater sa vie, il y a urgence. Le jeune comme le vieux doivent prendre soin de leur âme. Ainsi, le vieillard qui a bien vécu sera sans regrets (le regret, à la différence du remords, concerne ce que l'on n'a pas fait) et éprouvera du bien-être grâce à la remémoration d'une vie bien menée: on "reste jeune avec les biens". Quant au jeune homme, s'il étudie l'éthique, bien que jeune, il aura cependant la sagesse, que l'on considère d'habitude comme l'apanage de la maturité. Cette sagesse a pour but le bonheur. "Lui présent, nous avons tout": le bonheur est le souverain bien. Il est un bien, c'est-à-dire une valeur, quelque chose que l'on souhaite posséder. Parmi tous les biens, il est le bien souverain, le bien suprême, supérieur à tous les autres. Il est le but ultime, la fin dernière, et non simplement un moyen en vue d'autre chose. Etre riche ou en bonne santé paraît ne rien valoir si l'on est malheureux. Dans cette lettre à un disciple, Epicure va présenter les "éléments du bien-vivre", la méthode du bonheur . A l'inverse du Peri physeos perdu, il s'agit d'un résumé, d'un abrégé. Il est à méditer, pour l'avoir sans cesse présent à l'esprit, en toute occasion. Il faut pouvoir l'avoir sous la main, c'est donc, étymologiquement, un "manuel". Le bonheur étant défini comme "santé de l'âme", la philosophie a donc une fonction vitale. La philosophie est une sorte de médecine, la médecine de l'âme Note 2. Platon, déjà, appelait ses contemporains au soin de leur âme. Il s'étonnait que l'on se soucie de la santé de son corps, et si peu de celle de son âme, qui est pourtant notre bien le plus précieux. Il s'inquiétait que les hommes confient leur âme à n'importe qui (les sophistes), alors qu'ils refuseraient de se laisser soigner par un médecin incompétent. La philosophie doit guérir l'âme des troubles qui font obstacle au bonheur. Le bonheur consiste dans l'ataraxie, c'est-à-dire l'absence de troubles, la sérénité. Un trouble est une agitation intérieure, une in-quiétude (quies, en latin: repos, contraire du mouvement), tandis que le bonheur est repos de l'âme. Les deux principales sources de trouble pour l'âme sont l'espoir et les craintes inutiles. La crainte est une passion triste, chacun le sait. Mais l'espoir, dit-on, fait vivre. Pour les chrétiens, il est une vertu: perdre l'espérance est une faute. Mais, dans le mythe de Pandore, elle est clairement désignée comme un mal parmi les autres. Entre l'espoir et la crainte, dit Spinoza, l'âme oscille: l'un ne va pas sans l'autre, l'espoir implique la crainte de la déception. Quand on a beaucoup désiré un but, et que l'objet du désir se dérobe, il est difficile d'en faire son deuil : on se raccroche au moindre espoir, ce qui prolonge encore la douleur (Anouilh, dans Antigone, parle du "sale espoir", p.54). Comme le conseillent les stoïciens, il faut donc ne rien craindre ni espérer, être impassible: "nihil admirari", dirent les stoïciens, ne s'étonner de rien, être im-passible (sans passion). La médecine de l'âme consiste en un quadruple remède (tetrapharmakos). Les quatre remèdes sont énumérés dans les quatre premières Maximes capitales.Ils concernent les dieux, la mort, le plaisir et la douleur. Notes: 1. Pour qui conçoit ainsi la philosophie, une mort de la philosophie n'a pas de sens. 2. Cf. Alain, Eléments de philosophie, intro, p. 23; Nietzsche, dans la préface du Gai savoir, dit attendre la venue d'un "philosophe-médecin". 8 2. Espoirs et craintes liés aux dieux (123-124) Page 4/7 a) Les dieux d'Epicure. Epicure, contrairement à ce qu'on pouvait attendre de la part d'un matérialiste, n'est pas athée. Il existe selon lui des dieux qui, comme tous les êtres, sont composés d'atomes --des dieux atomiques! Cependant, ils sont incorruptibles. Comment est-ce possible? Composés, ils devraient être décomposables. Epicure affirme bel et bien la chose, p. 123, et Lucrèce dans le chant V du De la nature(p. 196 : "des êtres jouissant d'une éternelle béatitude" [Note 1]). Une cause principale de décomposition, c'est que les atomes en mouvement dans le vide viennent sans cesse heurter les corps composés. Ainsi, tous les êtres, en quelque sorte, s'usent, parce qu'ils subissent un bombardement perpétuel d'atomes. Mais les dieux vivent dans les intermondes, dans des régions de l'univers où la densité atomique est plus faible. Les atomes sont plus rares. Ils subissent donc moins de chocs. Cependant, cette raison suffirait à justifier que les dieux soient plus durables, non qu'ils soient immortels. Les épicuriens ajoutent que les dieux sont composés des atomes les plus subtils. Montaigne formule ainsi l'argument des épicuriens (Essais, II, 12): les dieux sont "perfables", c'est-à-dire qu'ils se laissent traverser par les atomes sans dommage. Enfin, si les êtres mortels se décomposent, c'est qu'ils sont faits d'atomes aux formes variées. Or, des atomes divers ne peuvent pas rester indéfiniment ensemble. Les dieux, en revanche, sont faits d'atomes homogènes. Ils sont immortels et bienheureux. Ils mènent une vie contemplative, et non active. Oisifs, ils se consacrent à la méditation et à la discussion. Cette valorisation de la pensée, accompagnée d'une dévalorisation du travail, est typique de la pensée grecque. Ils n'ont donc pas créé le monde. Ils n'auraient eu aucun intérêt à le faire. Comme l'explique Lucrèce dans le chant V (p. 196)[Voir le texte], un être bienheureux n'a pas intérêt au changement; or, toute création est une nouveauté; donc l'idée que les dieux seraient créateurs est contraire à leur nature. Ils ne se soucient pas du monde, ils n'ont pas la charge d'en régler le cours. Ils ne se soucient pas non plus des hommes. Ils ne sont ni des démiurges ni une providence pour l'homme. C'est cette absence de préoccupation qui leur garantit la béatitude. b) Un soupçon. Il est étonnant qu'un matérialiste comme Epicure admette l'existence de dieux. En outre, ces "dieux fainéants" semblent inutiles. Epicure les introduit-il dans son système dans le seul but de se mettre à l'abri de l'accusation d'athéisme, qui fut fatale à Socrate? Ce soupçon peut naître en effet de l'absence de fonction des dieux. Cette hypothèse ne semble pas essentielle à la cohérence de la doctrine d'Epicure. S'agit-il donc d'une hypothèse ad hoc, formulée par simple prudence politique? En réalité, rien n'autorise à mettre en doute la sincérité d'Epicure. D'abord, parce que du temps d'Epicure, d'autres n'ont pas hésité à dire ouvertement leur athéisme, sans pour autant être condamnés. C'est le cas de Critias (élève de Socrate), qui fait des émules à l'époque d'Epicure. Ses disciples n'hésitent pas à proclamer que les dieux ont été inventés par l'homme, par besoin de se rassurer. La religion serait née de la peur. Epicure n'avait donc aucune crainte à avoir. De plus, les dieux d'Epicure ne sont pas inutiles: leur vie bienheureuse est un modèle pour le sage. Ils sont des paradigmes à imiter. A la fin de la lettre, Epicure dit du sage qu'il est "tel un dieu parmi les hommes". 9 c) Religion et superstition. Epicure n'est donc pas athée. Il affirme au contraire croire aux dieux mieux que la plupart. En effet, sa doctrine est plus fidèle à la vraie religion, moins impie que l'opinion vulgaire qui dénature l'idée vraie des dieux (l'impie est celui qui "attache aux dieux les opinions de la multitude", 123). La foule est impie en ce qu'elle attribue aux dieux des propriétés contraires à leur nature. Epicure, lui, conçoit les dieux selon leur essence, qui ne contient que deux caractères: les dieux sont incorruptibles et bienheureux. Point. Comment le sait-il? Nous en avons tous une connaissance. Nous en avons tous une image, une représentation. L'idée des dieux est universelle: il n'existe pas de peuple qui n'ait une religion. Quelle est l'origine de cette idée commune ("conception commune", par opposition aux "opinions de la multitude", ou la "prénotion", opposée aux "suppositions fausses")? Les dieux sont connus par l'imagination, notamment en rêve. Mais cela ne signifie pas que leur idée soit une fantaisie. Au contraire, cette image est une connaissance "évidente". Ils émettent, comme toute chose, des simulacres, mais particulièrement subtils, perçus directement par l'esprit, sans passer par les sens. Les dieux sont donc connus par une forme de sensation; or la sensation est le critère du vrai. Mais, à cette notion commune, qui nous fait connaître les dieux comme immortels et bienheureux, la foule ajoute des opinions fausses. Or, si la sensation est toujours vraie, en revanche, l'opinion ou le jugement est source d'erreur. Il en résulte une notion impure, confuse, qui attribue aux dieux des propriétés incompatibles avec leur immortalité ou leur bonheur. La mythologie leur attribue des soucis, tels que le désir ou la jalousie, ou encore la faculté de se transformer, comme le rapporte Ovide dans les Métamorphoses: selon la légende, Zeus se serait plusieurs fois changé en animal afin d'approcher plus facilement de jeunes mortelles et de les séduire Note 2 . Or, cette faculté de changer est incompatible avec l'incorruptibilité. Platon adresse la même critique à Homère dans République, II. Plus grave, parce que ce n'est pas seulement une erreur théorique, mais qui a des conséquences sur le bonheur, la foule leur attribue la flexibilité: elle croit pouvoir fléchir les dieux par les prières ou les sacrifices, afin de les rendre bienveillants. C'est les supposer capricieux, versatiles; croire qu'ils peuvent ainsi changer d'avis, c'est leur reconnaître bien peu de fermeté dans leurs résolutions. De plus, l'idée qu'ils puissent changer est incompatible avec leur incorruptibilité. C'est aussi contraire à leur béatitude: les dieux ne sauraient se soucier de nous Note 3. Enfin et surtout, cette opinion va entretenir à la fois l'espoir de se concilier les dieux, de se les rendre favorables, et la crainte de les offenser et d'être châtié dans l'au-delà. La croyance que les dieux peuvent agir en notre faveur se nomme superstition. Epicure nous donne les moyens conceptuels de distinguer religion et superstition: la superstition est une croyance intéressée. Elle consiste à croire par peur, pour se rassurer, de la même manière que l'on croit aux amulettes. Croire parce que l'on espère en tirer profit est une forme d'impiété et d'immoralité. Epicure rejette cette piété intéressée, comme le fera aussi le christianisme ("Que Ta volonté soit faite"; critique des idoles, figurations sensibles des divinités, qui mettent les dieux à portée des prières). Cet espoir est vain car les dieux sont indifférents aux hommes. Ils n'ont pas créé le monde, encore moins dans le but de favoriser une espèce - la nôtre. Lucrèce rend hommage à Epicure pour avoir libéré la nature à l'égard des dieux. La nature a créé le monde de façon spontanée et aveugle, elle combine les atomes sans poursuivre aucune fin. C'est le principe d'isonomie: les lois naturelles sont les mêmes partout et pour tous, la nature n'accorde pas de privilèges. Conclusion. Epicure refuse le finalisme, dans un souci de rigueur tout scientifique. Il se passe de l'hypothèse d'une Providence, afin de limiter autant que possible le nombre des présupposés sur 10 lesquels repose son système. Il refuse aussi bien les illusions consolantes: la philosophie n'a pas pour but de nous inspirer des idées "positives", ni de nous faire espérer. Au contraire, il s'agit de supprimer les causes d'espoir qui sont un poison pour la tranquillité de l'âme. Le sage le sera donc sans dieu. Il ne doit pas compter sur dieu. Notes: 1. Ou encore, Lucrèce, chant I (p. 22) : "Il est incontestable que les dieux, par leur nature même, jouissent de l'immortalité". 2. Il se transforme en cygne pour séduire Léda, en taureau blanc pour enlever Europe ; en pluie d'or pour pénétrer dans le cachot de Danaé où son père l'avait enfermée par peur d'un oracle qui lui annonçait qu'il serait tué par son petit-fils. 3. Ménandre, l'Arbitrage: "Tu t'imagines que les dieux s'occupent de tous ces gens-là ? Mais tu veux les accabler de soucis: quelle vie indigne des dieux!" Un recueil de sentences épicuriennes cité par G.Rodis-Lewis, p. 141: "Si un dieu obéissait aux prières des hommes, assez vite tous les hommes auraient péri: continuellement ils demandent beaucoup de choses nuisibles les uns pour les autres". 3. La peur de la mort Page 5/7 Un obstacle au bonheur, c'est la perspective angoissante de la mort, la conscience tragique de notre finitude. A cause de la mort, nous habitons "une cité sans murailles" (Sentences vaticanes, 31): nous vivons dans l'insécurité. Comment est -il possible de guérir de la peur de la mort? a) La négation de la mort. Une solution possible, celle de la religion, consiste à nier la mort en affirmant l'immortalité de l'âme. Il s'agira de se persuader que la mort n'est rien. C'est l'attitude choisie par Socrate dans le Phédon. Ce dialogue rapporte les derniers moments de Socrate. Ses amis autour de lui s'affligent et se désespèrent pour lui. Il les rassure en essayant de les convaincre de l'immortalité de l'âme. Deux arguments. 1) L'âme est quelque chose de simple, elle est une, elle n'a pas de parties, donc elle est indécomposable. Plutôt, elle a la possibilité de devenir simple si elle vit selon la sagesse, qui procure la stabilité ; si elle se laisse tirailler en tous sens par les désirs, elle se condamne à la dispersion. 2) Argument de la réminiscence : l'immortalité doit nécessairement être présupposée si l'on veut expliquer la possibilité de la connaissance. Si l'esprit, à la naissance, était vierge de tout savoir, comment expliquer la possibilité du passage de cette ignorance absolue au savoir, du rien au quelque chose ? Il faut supposer un savoir inné pour rendre explicable la possibilité d'un apprentissage. Ce savoir est acquis après la mort. Socrate a le même but qu'Epicure: éradiquer la peur de la mort. Sa méthode est de nier la mort. Mais une démonstration suffira-t-elle à nous persuader tout à fait? Le doute risque de renaître et de ronger la paix de l'âme. De plus, la sagesse ne serait-elle pas au contraire de regarder la mort en face? Il semble plus conforme à la nature de la philosophie de faire preuve de lucidité et de courage. C'est être davantage philosophe que préférer la vérité à l'illusion. La fonction de la philosophie n'est pas de consoler. Le philosophe se doit donc d'étudier la mort pour savoir ce qu'elle est, en analysant 11 notre conscience de la mort. b) La conscience sereine de la mort. Le souci de la lucidité risque cependant de conduire au désespoir. Regarder la mort en face ne peut, semble-t-il, que susciter le sentiment tragique de notre finitude. "Ni le Soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face" (La Rochefoucauld). Or Epicure propose, pour supprimer la peur de la mort, de se convaincre que nul n'échappe à la mort, et il démontre pour cela que l'âme est mortelle. C'est paradoxal. Comme Socrate, il veut nous délivrer de la crainte de la mort, mais sa méthode est toute différente: il s'agit de supprimer la peur de mourir non en niant la mort, mais en l'affirmant. Pour lui, considérer la mort en face n'est pas nécessairement accablant. Cela ne doit pas susciter l'angoisse, mais la libération à l'égard de la peur de la mort. Comment parvenir à la sérénité à l'égard de la mort, tout en se persuadant cependant qu'elle est réelle et inévitable? Seule une analyse lucide de ce qu'est la mort pourra nous rassurer. La vie se définit par la conscience et la sensation. La mort est la privation de toute sensation, donc l'absence de tout plaisir comme de toute douleur. Par conséquent, la mort ne saurait être un état pénible. Donc, dans la mort, il n'y a rien à craindre, ni rien à espérer. Il est impossible de "vivre sa mort", c'est une contradiction dans les termes. La mort est un néant, un néant de sensation. Il faut bien se convaincre du caractère absolu de ce néant: la mort n'est pas un vie sous une autre forme, ni une quasi-vie, comme celle des ombres des Enfers décrites par Homère. Cette idée, que la mort est la négation définitive de la vie, est difficile à accepter. Chacun a une tendance naturelle à imaginer la mort, à se la représenter comme un état, à s'y projeter, comme le suicidaire qui, dans la Chute de Camus, imagine ce que les autres penseront de son geste. L'idée de se tuer pour changer l'opinion que les autres ont de soi est absurde, puisque l'on ne sera plus là pour en tirer le bénéfice. Il faut donc renoncer à se représenter la mort, et pour cela se donner l'habitude de la penser comme un néant. C'est le conseil donné par Epicure à son disciple, qui souligne la nécessité de s'exercer pour rendre cette idée comme naturelle. Montaigne reformulera ce précepte en écrivant: "philosopher, c'est apprendre à mourir" (Essais, I, 20). Il ajoute : "Le remède du vulgaire, c'est de n'y penser pas. Mais de quelle stupide brutalité peut lui venir un si grossier aveuglement?" [Note] Affronter l'idée de la mort pourra nous délivrer de la peur qu'elle inspire, car on verra alors qu'elle n'est pas plus effrayante que le néant qui a précédé notre naissance, qui en est le symétrique, et dont on ne s'effraie pas (Lucrèce, De la nature, III). Elle est un néant de sensation. Donc elle ne saurait être une source de tourments. Quand on est en vie, elle n'est pas encore là ; une fois mort, on ne peut plus rien sentir. Encore faut-il se persuader que l'âme est bel et bien mortelle. C'est pourquoi Epicure doit faire la démonstration de la mortalité. Il propose plusieurs arguments, que l'on retrouvera dans le chant III du De la nature. Tout est composé d'atomes, y compris l'âme. Elle est donc composée, par conséquent condamnée à la décomposition. C'est l'argument de Platon, sur la simplicité de l'âme, qui se trouve ainsi retourné. Mais qu'est-ce qui donne à penser que l'âme soit matérielle ? 1) Tout est sujet à corruption. Il n'y a aucune raison que nous échappions à la règle. Nulle Providence. La nature agit de façon aveugle, elle n'accorde aucun privilège. Nous sommes donc soumis à la loi commune. 2) Pour expliquer que l'âme soit si étroitement liée au corps qu'elle vieillit avec lui, est affectée des troubles dont il souffre et peut agir sur lui, par exemple à l'occasion du mouvement volontaire, il faut supposer entre eux un contact. 3) De même que le corps, l'âme change: elle mûrit et vieillit. Or tout changement suppose un déplacement de parties. Donc l'âme est composée. 4) De plus, il existe des maladies de l'âme. Tout ce qui est sujet à la maladie fait ainsi la preuve de sa corruptibilité. 12 L'âme est mortelle. Cette idée doit nous débarrasser de la peur d'éventuels châtiments infernaux, d'autant plus que les dieux n'ont cure de nos bonnes ou mauvaises actions. Elle doit nous délivrer aussi bien de l'espoir inutile d'une survie après la mort du corps. Il était donc essentiel d'établir la mortalité de l'âme, non seulement pour éradiquer la peur de la mort, mais aussi l'espoir de l'immortalité, espoir stérile, qui engendre la crainte des supplices infernaux et la crainte de ne pas mériter le Salut. Contre toute attente, la conscience lucide de la mort ne rend pas la conscience malheureuse. Au contraire, le désir d'immortalité nous détourne de cette vie, nous conduit à différer le plaisir. La condition du bonheur, du moins pour des êtres tels que nous, qui n'ont pas le privilège divin de mener une vie inactive, c'est une vie limitée. La conscience qu'elle est limitée et unique nous incite à la vivre pleinement. Le bonheur n'est possible pour nous que dans une vie finie. La conscience de cette finitude est la condition du bonheur. Ainsi, le sage doit être "tel un dieu parmi les hommes": tel un dieu, c'est-à-dire heureux, mais parmi les hommes, c'est-à-dire dans la finitude. Il ne s'agit pas de s'inquiéter, comme l'enfant qui a peur dans le noir, de terreurs imaginaires. C'est donc plutôt des maux de cette vie qu'il faudra se soucier. On ne pourra la quitter sans regrets que si l'on a su en jouir comme il convient. Il faut donc à présent étudier la nature du plaisir, comme celle de la douleur. Car on pourrait objecter à Epicure que, si la mort n'est peut-être pas à craindre, la douleur, en revanche, qui l'annonce et la précède, est redoutable. Note: Horace, Epîtres: "Persuade-toi que chaque jour est pour toi le dernier". III. LE PLAISIR ET LA DOULEUR (127-132) Page 6/7 Le souverain bien est le bonheur. Il consiste dans le plaisir, qui est «le principe et la fin de la vie bienheureuse» (128). Le principe, c'est ce en vue de quoi l'on agit. La fin est ce en vue de quoi l'on doit agir. De fait, tous les êtres vivants, par nature, le recherchent, et fuient la douleur. Il est naturel, instinctif, commun à tous les êtres vivants de rechercher le plaisir. C'est la preuve qu'il doit être recherché, c'est la preuve de sa valeur. Cependant, il n'est pas question de prendre tout plaisir, sans discernement. Epicure n'invite pas à vivre une vie de jouissances. Sa doctrine est une «pensée du plaisir», comme l'indique le titre du livre de J. Bollack sur la Lettre à Ménécée. Sur ce point, Epicure s'écarte des cyrénaïques comme Aristippe. L'épicurisme n'est pas un hédonisme: le plaisir n'est pas toujours un bien. En effet, tout plaisir n'est pas bon à prendre. Il y a une discipline à s'imposer. L'épicurisme est à cent lieues d'une invitation à la débauche. Epicure souligne la nécessité d'un exercice -- une quasi-ascèse, en vérité -- en vue du bonheur. 1. Les trois types de désirs; les désirs illimités. Tout plaisir n'est pas bon à prendre. Le plaisir est le souverain bien, mais tout désir n'est pas forcément bon. Il peut engendrer la douleur. Il faut donc savoir distinguer, parmi les désirs, ceux qu'il est bon de satisfaire de ceux qu'il faut réprimer. Epicure propose une catégorisation des désirs. Il distingue trois types de désirs (Platon, dans la République, VIII, n'en distinguait que deux). 1) Désirs naturels nécessaires. Ce sont des désirs instinctifs, mais ils comprennent davantage que les besoins strictement vitaux. Ce sont les besoins indispensables à la survie, mais aussi ceux qui 13 sont nécessaires pour l'absence de souffrance du corps, et tous ceux dont la frustration risquerait de compromettre le bonheur, en causant un souci. La faim, même lorsqu'elle ne met pas en danger la santé du corps, fait donc partie de ces besoins-là. Le bonheur, en effet, suppose l'absence de troubles non seulement dans l'âme, mais aussi dans le corps. Ils sont relativement faciles à satisfaire. 2) Les désirs naturels mais non nécessaires. Manger est vital. En revanche, manger des aliments fins, délicats, variés, ou manger plus que le strict vital n'est pas nécessaire. Ils ne sont pas mauvais en eux-mêmes, ils ne font pas de mal. Le danger, c'est de les croire indispensables, et qu'ils ne deviennent indispensables. Le risque, c'est que l'on s'y habitue; l'habitude crée de nouveaux besoins, toujours plus difficiles à satisfaire. On s'assujettit et l'on en devient dépendant, de sorte que l'on sera malheureux le jour où l'on ne pourra pas les combler. Le bsion, donc, n'est pas forcément naturel: il peut être artificiel. Nous nous créons nous_mêmes de nouveaux besoins. Sont au nombre de ces désirs les désirs esthétiques et ceux de l'amour. Le goût des belles formes, de ce qui flatte la vue, ou l'oreille, n'est pas mauvais en soi. Mais il faut se méfier d'une possible dépendance. Le sage doit pouvoir rester maître de ses désirs, il doit toujours pouvoir se suffire à lui-même. Ainsi, le collectionneur, devenu insatiable, a dépassé la mesure. De même, l'amour n'est pas mauvais en lui-même. Mais il peut engendrer la dépendance. Ce que condamnent les épicuriens, ce sont donc les excès des désirs devenus des passions. 3) Les désirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires sont les désirs vains. Un désir peut être vain pour deux raisons. Ou bien il est vain, c'est-à-dire vide parce qu'il est sans objet. Il ne se rapporte à rien de réel. Le désir d'immortalité est le type même d'un tel désir, puisqu'il est désir d'une chimère. D'autres désirs sont vains parce qu'ils sont illimités. C'est le cas de tout désir devenu invétéré, dont on a pris l'habitude au point qu'il est devenu une passion. Dans ce cas, le désir est vide parce qu'il ne pourra jamais être comblé. Il devient insatiable. Aussitôt apaisé, il renaît chaque fois plus exigeant. Il y a un phénomène d'accoutumance, si bien que l'on devient de plus en plus difficile. Le désir, par nature, semble être illimité, indéfini. La satisfaction engendre le désir. Ce cycle est donc sans fin. Ce caractère indéfini provient aussi de ce que nous préférons le désir au plaisir lui-même. Dans le désir, ce que nous désirons, c'est paradoxalement le désir lui-même, plutôt que son objet. En effet, la satisfaction est décevante car elle nous laisse une impression de vide. Le désir, au contraire, qui est un état de tension , d'attente, nous détourne, nous «divertit» de nos préoccupations. Le plaisir, quant à lui, est fugitif et bien vite passé. Il laisse place à l'ennui. «Ma songerie aimant s'enivrait savamment du que même sans regret la cueillaison d'un rêve au cœur qui l'a cueilli» à parfum et sans me de déboire martyriser tristesse laisse (Mallarmé, Apparition). C'est pourquoi, comme dit Pascal, nous préférons «la chasse à la prise»: le chasseur, une fois le but atteint, se trouve désœuvré et à nouveau confronté à son ennui. Mais, si nous recherchons le désir pour lui-même, si nous nous donnons volontairement de nouveaux désirs, il n'est alors pas surprenant que le désir soit insatiable. Les désirs naturels, en eux-mêmes, sont limités -- tout ce qui est naturel est fini. C'est nous qui sommes responsables de leur démesure. 14 2. L'ataraxie. Le désir, donc, implique une tension, un inconfort, qui s'entretient lui-même et semble peu compatible avec le bonheur. Pourtant, c'est bien dans le plaisir, donc dans la satisfaction du désir, que réside le bonheur selon Epicure. Il y a là une difficulté que le philosophe doit résoudre et qui va le conduire à réaffirmer l'obligation de se soumettre à une discipline, de ne pas laisser libre cours à tous ses désirs, mais de les sélectionner. Le bonheur ne résidera pas dans la satisfaction provisoire et instable de désirs qui reproduisent sans cesse l'in-quiétude de l'âme, mais dans l'ataraxie, l'absence de trouble, la sérénité, état stable. L'ataraxie consiste dans l'absence de douleur. En effet, la cessation de la douleur est en elle-même un plaisir. On l'éprouve avec une acuité particulière à l'instant où cesse la douleur, ou lorsque l'on se trouve enfin guéri. Mais on n'apprécie pas assez cet état, auquel on s'habitue vite, et dont on se blase. Le sage doit s'exercer à apprécier cet état où l'âme, bien que ne jouissant d'aucun plaisir particulier, se trouve pourtant dans un état de repos qui doit la satisfaire. L'ataraxie consiste également dans la cessation de cet état de manque, d'insatisfaction qu'est le désir. Le désir engendre un mouvement de l'âme en direction de l'avenir vers lequel elle est tendue. Or le secret du bonheur est de jouir du moment présent, sans crainte de l'avenir. Il faut donc satisfaire le désir, mais sans donner aussitôt naissance à des besoins de plus en plus exigeants. Pour ce faire, il faut ne satisfaire que les désirs naturels nécessaires, faciles à contenter, et les naturels non nécessaires, mais avec modération et même parcimonie, afin d'éviter de s'y accoutumer. Car alors l'âme deviendrait comme un vase percé: le désir, quand il devient passionnel, se creuse sans cesse. Il ne faut donc pas se donner des plaisirs trop nombreux. Le bonheur suppose l'autarcie, c'est-à-dire la suffisance à soi. Etre dépendant de désirs difficiles à satisfaire engendrera la déception. Il faut donc avoir peu de besoins. L'indispensable est assez facile à se procurer. C'est le superflu qui est difficile à obtenir et rend donc malheureux[Note 1]. Celui qui a l'habitude du luxe, s'il subit un revers de fortune, sera accablé. A l'inverse, celui qui a l'habitude de se contenter de peu saura se contenter du moindre plaisir et tirera une grande satisfaction d'un plaisir pourtant modeste. Il faut donc s'exercer à la frugalité. Ainsi, Epicure s'habitue à manger peu. Pendant un siège d'Athènes, il se nourrit d'une poignée de fèves. Quand sa mère lui fait parvenir un pot de fromage, il considère cela comme un festin[note 2]. On nomme autarcie cette indépendance à l'égard des choses extérieures, qui nous préserve des revers de fortune, et que recommandaient aussi les stoïciens. Celui qui sait se contenter de peu ne vivra pas dans la crainte d'être privé de ce qu'il a. Le mets le plus simple peut procurer autant de plaisir que le caviar. Tandis que le riche trouvera un plaisir médiocre dans son festin, le sage saura se satisfaire d'un régime frugal. Les plaisirs n'ont donc pas de valeur en eux-mêmes, mais selon la manière dont on en use. C'est pourquoi le sage doit se livrer à un calcul des plaisirs et des peines, afin de juger quels plaisirs valent d'être satisfaits. Cet examen doit être effectué au regard des conséquences prévisibles. D'un plaisir peut résulter une douleur, par exemple une maladie en cas d'excès ou un manque lorsqu'on se sera trop bien accoutumé. Il peut être judicieux de différer l'accomplissement d'un désir, même de s'abstenir. Parfois aussi, différer un plaisir pourra permettre d'en obtenir un plus grand si l'on est patient. Enfin, une douleur peut permettre d'en éviter une plus grande -- par exemple un remède amer ou une opération. Paradoxalement, Epicure nous enseigne donc qu'il faut savoir se priver. L'acquisition du bonheur suppose l'apprentissage de la privation et de l'abstinence. On est loin de l'image d'Epinal de l'épicurisme, réduit à un éloge de tout plaisir sans distinction. La recherche du bonheur ne se confond donc pas avec celle du plaisir puisque tout plaisir n'est pas bon. Epicure est eudémoniste, non hédoniste. Qui aura su ainsi user avec sagesse du plaisir pourra quitter la vie sans regrets. Mais, la démonstration de la mortalité de l'âme sera-t-elle suffisante pour nous ôter le regret de quitter 15 cette vie? Celui qui pense n'avoir pas eu son compte de plaisirs, qui a raté sa vie, qui n'a pas été heureux, éprouvera le désir qu'elle se prolonge afin qu'il puisse se racheter. De même, celui qui, à l'inverse, a su profiter de l'existence, aimerait sans doute la prolonger et s'affligera de devoir quitter une vie de plaisirs. Lucrèce répond à ces deux arguments dans un passage du De la nature, III, connu sous le nom de prosopopée de la nature (p. 138). Celui qui n'a pas eu assez de plaisirs n'a aucune raison de penser qu'il réussira mieux une vie plus longue. Le bonheur n'est pas une question de quantité de plaisirs, ni donc une question de durée. Quant au sage, il n'a pas à regretter les occasions perdues. C'est finalement la même chose que savoir bien vivre et savoir bien mourir. Ayant bien vécu, j'accepte mieux la mort. La durée ne saurait accroître le bonheur, qui est un état stable. Si l'ataraxie est absence de douleur, il reste cependant à apprendre à ne pas craindre la douleur, qui ne peut pas toujours être évitée. Epicure traite ce sujet rapidement, page 133 où il résume le quadruple remède. La douleur n'est pas à redouter car elle est toujours supportable. Sa durée et son intensité varient en raison inverse. Le plus souvent, les douleurs les plus fulgurantes sont aussi les plus brèves, et les plus longues sont les moins vives: «Si gravis, brevis; si longus levis» (Cicéron). Pour Epicure, tout a une limite, tout a une fin. Les meilleures choses ont une fin, dit-on. Mais la douleur aussi, doit-on ajouter. Note: 1. "'Envoie-moi un petit pot de fromage, afin que si l'envie me prend de faire un repas somptueux je puisse la satisfaire'. Tel était l'homme qui enseignait que le but de la vie est le plaisir" (Diogène Laërce). 2. "La richesse selon la nature est bornée et facile à se procurer; mais celle des opinions vides tombe dans l'illimité" (Maximes capitales, 15). 3. Bonheur et vertu. Page 7/7 Le bonheur, absence de douleur dans le corps et dans l'âme, peut être obtenu à peu de frais, à condition de savoir se contenter de peu. La source du bonheur est le «raisonnement sobre» (p. 132, traduction de Marcel Conche). La raison n'est donc pas ennemie du bonheur, qui suppose une ascèse, bien que l'idée d'une ascèse du plaisir paraisse paradoxale. Les accusations d'immoralité et d'immodération sont injustifiées. La séparation d'avec les stoïciens n'est finalement pas si radicale. Rechercher le bonheur, si l'on en a bien compris la nature, c'est rechercher du même coup la tempérance: «il n'est pas possible de vivre avec plaisir sans vivre avec prudence [modération], et il n'est pas possible de vivre de façon bonne et juste, sans vivre avec plaisir» (p. 132). Rechercher le plaisir, c'est rechercher la vertu. Et la vertu doit conduire au bonheur. Les deux sont intimement liés. Il est vrai que épicuriens et stoïciens proposent deux définitions apparemment opposées du souverain bien (bonheur et vertu), mais pour Epicure ces deux valeurs se rejoignent et coïncident. De même, pour les stoïciens, la vertu conduit au bonheur. La vertu, selon eux, consiste à agir conformément à la nature, à vivre en accord avec la nature. En effet, la nature est ce qu'a voulu et créé la Providence. Or Dieu est bon. Donc tout ce qui arrive dans l'univers est nécessairement bon. Même si parfois nous souffrons, ce mal doit avoir une nécessité dans le plan général de Dieu. Il faut donc accepter son sort, être indifférent à la douleur, être détaché de ce qui ne dépend pas de nous. Le sage, ainsi exercé à mépriser la peur de la douleur et de la mort, atteindra le bonheur. Visant la 16 vertu, il obtient en plus le bonheur, de même que le sage épicurien, visant le bonheur, aura une conduite modérée et vertueuse. CONCLUSION: La Lettre s'achève par une théorie de la liberté (§§ 133-135). Pour que les conseils d'Epicure ne soient pas vains, pour qu'il soit possible de les appliquer, il faut que l'homme soit libre. La possibilité de réformer sa propre conduite suppose la liberté. Epicure, comme les stoïciens, constate que certaines choses dépendent de nous, d'autres pas. Il distingue précisément trois causes de ce qui arrive: la nécessité; le hasard; l'action libre. La nature est soumise au hasard et à la nécessité. Que tels ou tels atomes se rencontrent, s'assemblent et forment des combinaisons viables ou pas dépend de leurs propriétés: leur poids et leur forme. La nature obéit à des lois (fœdera naturae). En effet, on observe dans la nature des constantes, des régularités, des règles. La nature se comporte toujours de la même façon. Mais ces lois sont aveugles, elles ne répondent à aucune finalité. Epicure admet la nécessité, il est déterministe, mais il refuse l'idée de Providence, qui ruineraient son éthique. Mieux vaut en effet la nécessité que la fatalité ou l'existence d'un dieu soucieux des hommes. La croyance en une Providence ferait naître l'espoir, incompatible avec le bonheur, de la fléchir. Il est essentiel d'établir que la nature obéit à des lois aveugles pour supprimer l'espoir vain de la fléchir. Mais un déterminisme absolu (ce qu'Epicure appelle le "destin") serait désespérant, car on ne pourrait alors rien changer, ni se changer. Il faut donc démontrer la liberté. C'est pourquoi Epicure ajoute à la nécessité cette deuxième cause qu'est le hasard, la contingence (la "fortune"). Tout n'est pas nécessité. Les atomes s'assemblent au hasard. Le hasard ne doit pas être divinisé: il n'est pas un être intelligent, il ne poursuit pas de fin. Sinon, on retombe dans l'idée de Providence. Il est une cause inconnue, que l'on ne sait pas expliquer, il n'est pas absence de cause. Il n'est pas inefficace, il existe bel et bien. Tout n'est pas nécessité. Epicure admet la nécessité, mais elle n'explique pas tout. Pour rendre raison de la création du monde, il faut présumer la contingence. En effet, les atomes abandonnés à eux-mêmes, en chute libre, ne se rencontreraient jamais. Ils tomberaient en pluie, selon des trajectoires qui jamais ne se croiseraient. Il faut donc supposer une déviation (clinamen), une déclinaison, qui a lieu à un moment indéterminé. A l'origine, il y a une contingence. Cette contingence se répercute sur toute la chaîne des conséquences ultérieures. D'autres atomes pouvaient se rencontrer et s'agréger autrement. Le monde aurait pu être autre, donc il peut être changé. Cette contingence originelle ouvre un jeu dans la nécessité, ménage une marge de manœuvre pour la liberté humaine. Une liberté universelle, absolue, rendrait inapplicable la morale d'Epicure. La nécessité est «irresponsable» en ce sens qu'elle rend notre action irresponsable. Il est donc permis d'espérer atteindre la sagesse, c'est-à-dire d'imiter le modèle offert par les dieux. Le bonheur consistera dans l'absence de troubles et une vie consacrée à la méditation entre amis, à l'écart des soucis politiques. L'amitié suppose l'indépendance, l'autarcie, car l'amitié ne peut se résoudre dans l'utilité, elle n'est pas un moyen. Il ne s'agit pas d'être dépendant de ses amis. Cependant, l'utilité n'est pas exclue: on doit pouvoir compter sur ses amis. Ce conseil de vivre à l'écart de la lutte politique, entouré d'amis choisis, éloigne Epicure des stoïciens, qui 17 recommandent au contraire de s'engager dans l'action politique. Bibliographie: A.J. Festugière, Epicure et ses dieux (PUF, coll. Quadrige) G. Rodis-Lewis, Epicure et son école 18