Tout d’abord, historiquement, il analyse un processus antérieur au développement de
la monnaie, mais qui l’a rendu possible. Il s’agit de la dissociation du sujet et de l’objet.
A l’origine des sociétés humaines, la vie psychique se trouverait dans une état
d’indifférence : n’étant pas encore conscient ni de soi-même en tant que sujet ni des
objets qui l’entourent, le sujet ne serait que pulsions et se confondrait avec ses
pulsions. Or, dans le processus de différenciation entre le sujet et les objets, l’homme
va être amené à dire « je », en se démarquant du monde extérieur, en se distanciant
du monde extérieur. L’individu conscient de lui-même comme sujet ne serait donc pas
historiquement premier, mais le produit d’un processus de différenciation sujet/objet.
Ensuite, Simmel, dans son analyse historique du développement de la monnaie et du
monde de la marchandise, va mettre en évidence que cette monétarisation va créer de
l’individualisation, et même de la liberté individuelle. Dans les groupes restreints des
sociétés traditionnelles, l’individu serait fortement dépendant de ses relations avec les
autres (par exemple, dans la famille de la société villageoise). Les groupes plus larges
des sociétés modernes lui donneraient plus d’autonomie. Notamment l’économie
monétaire a permis à l’individu de se libérer de l’étroitesse des relations de
dépendance interpersonnelle des sociétés traditionnelles.
Autre facteur d’individualisation : la rationalisation instrumentale, en particulier à
travers le développement du calcul coûts/avantages de l’homo œconomicus, du calcul
de son intérêt économique personnel. Il y a là une convergence avec Max Weber dans
son analyse classique sur L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme
(1904-1905), qui lui aussi mettait l’accent sur l’émergence et la consolidation de
capacités individuelles. Cela participe aussi de l’individualisation.
Mais Simmel met en évidence le caractère libérateur, mais aussi aliénant des sociétés
marchandes modernes. Il propose une esquisse de sociologie des ambivalences des
sociétés modernes. Car les œuvres humaines (la production matérielle ou les
productions culturelles) en se détachant de l’homme lui échapperaient, deviendraient
étrangères à ses producteurs. Il y a là une convergence avec l’analyse de l’aliénation
chez Marx : « aliénation religieuse », « aliénation politique » et « aliénation du travail »
dans ses œuvres de jeunesse, ou analyse du « fétichisme de la marchandise » dans le
livre 1 du Capital... Les produits humains « évoluent suivant une logique immanente, et
deviennent par là même étrangers à leur origine comme à leur fin » (cité par FV). Il y
aurait alors peu à peu « une perte de sens » de la vie humaine. Libération et aliénation,
individualisation et dépersonnalisation seraient les deux faces des sociétés modernes.
Simmel écrit : « Comme l’argent est à la fois symbole et cause de l’extériorisation
indifférente de tout ce qui se laisse avec indifférence extérioriser, il devient aussi le
gardien de l’intimité profonde », mais, ajoute-t-il, les objets humains deviennent à leur
tour « maîtres des hommes » .
E – Les deux individualismes de Simmel
Si l’on revient à son livre Sociologie, Simmel va identifier deux figures assez distinctes
de l’“individualisme” : “ l’individualisme de la similitude ” et “ l’individualisme de la
dissimilitude ”. Au 18e siècle des Lumières, aurait surtout été affirmé un
“ individualisme de la similitude ”, c’est-à-dire le souci de la liberté et de l’autonomie
individuelles dans l’égalité entre humains. C’est la période des “ droits de l’homme ”,
qui servent d’instrument “ de la délivrance des énergies personnelles à l’égard de toute