L`interprétation

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L'interprétation
Étymologiquement, l'interprète est celui qui parle entre moi et un autre, moi et un texte, c'est-à-dire
celui qui rend compréhensible un sens qui sans cela serait demeuré obscur. Interpréter, c'est donc
toujours faire passer de l'obscur au clair, révéler une signification. En ce sens, on ne saurait réduire
l'interprétation à la traduction des langues étrangères : elle est bien plutôt la méthode des
« sciences humaines ».
1.
Qu'est-ce qu'interpréter
?
On parle d'interprétation dans des situations très diverses : le médecin interprète les symptômes
d'une maladie (c'est le diagnostic) ; le juge interprète les textes de lois pour les appliquer au cas
particulier qu'il juge ; le musicien interprète la partition ; le psychanalyste interprète le sens des
rêves de son patient. Plus généralement, nous ne cessons jamais d'interpréter le sens d'une parole, la
signification d'un geste, d'une attitude ou d'un événement. À chaque fois cependant, interpréter, c'est
tenter de découvrir un sens. Ce sens à découvrir n'est pas immédiatement manifeste (c'est
précisément pour cela qu'il nécessite un travail d'interprétation) ; mais il se laisse deviner, sans
quoi je ne chercherais même pas à l'interpréter. Interpréter, c'est donc savoir que quelque chose a
un sens, même si l'on ne sait pas encore lequel, et tenter de le découvrir.
2.
Qu'est-ce que l'herméneutique
?
L'interprétation a d'abord été celle des textes religieux. Pour le croyant en effet, les textes sacrés
disent ce qu'il faut faire dans cette vie ; mais ces textes eux-mêmes ne sont pas toujours clairs : ils
sont pleins de paraboles, d'allégories et de symboles. On a donc fondé une discipline ayant pour but
de déterminer la signification réelle des textes saints : l'herméneutique mot issu d'un terme grec
signifiant tout à la fois expliquer et comprendre. L'herméneutique religieuse comporte trois
parties : interpréter, comprendre, et appliquer la signification dégagée au présent. Cependant, le
sens auquel on parvient n'est jamais définitif : une autre interprétation est toujours possible (on
n'interprète pas un texte comme on résout une équation !). Ce caractère provisoire fait la faiblesse
de l'interprétation par rapport à la démonstration ; mais elle fait aussi sa force : si l'interprétation
n'est pas une démonstration, cela signifie peut-être qu'elle va nous permettre d'essayer de
comprendre ce qui ne se démontre pas.
3.
Quel est le problème soulevé par l'interprétation
?
L'interprétation est devenue un problème au xix e siècle, à l'occasion d'une réflexion sur l'histoire.
L'historien en effet a pour but de reconstituer une vérité passée à partir de documents qu'il interprète
pour en dégager la signification. Mais ce passé n'existe plus : contrairement au physicien,
l'historien ne peut pas comparer sa théorie à un objet réel pour la vérifier. Il ne reste de ce passé que
les documents qu'il tente d'interpréter ; mais justement, il les interprète depuis son présent, avec les
présupposés de son époque. Pour être objectif, l'historien devrait alors se détacher de son
présent ; même s'il y parvenait, nous ne serions pas pour autant assurés de l'objectivité de son
interprétation, puisque nous ne pouvons la comparer à rien, sinon à d'autres interprétations, parfois
très différentes, sans que l'on puisse savoir laquelle est la bonne.
Il y aurait donc des sciences démonstratives qui parviennent à des vérités certaines, et des
disciplines interprétatives soumises au caprice et à l'opinion, incapables d'objectivité et de
1
scientificité.
4.
L'interprétation fournit-elle une méthode aux «
sciences humaines
»
?
• C'est Dilthey qui résout ce problème. L'homme lui-même est un sujet temporel et historique :
nous ne comprenons le monde et nous-mêmes que dans le temps et dans l'histoire. Autrement dit,
nous sommes tous héritiers d'une tradition qui oriente dès le départ notre façon de comprendre les
choses : par exemple, quand on ouvre pour la première fois un roman, on a déjà une idée (même
très générale) de ce qu'on y trouvera : une fiction, des personnages, etc.
Ainsi, mon interprétation est toujours guidée par une précompréhension héritée de la tradition :
on ne lit jamais un texte « à nu », on a une précompréhension générale de son sens qui dirige
notre lecture, laquelle va en retour corriger cette précompréhension. Ainsi, l'interprétation se
précède toujours elle-même : c'est ce qu'on appelle le « cercle herméneutique ».
• Or, c'est exactement ce que fait l'historien : il part d'un intérêt présent pour, grâce au passé,
comprendre ce même présent et le voir sous un nouveau jour. La démarche est celle d'un
va-et-vient permanent entre passé et présent. La distance temporelle entre l'historien et les
événements qu'il étudie n'est donc pas un obstacle à la connaissance historique : elle en est le
moteur. Plus généralement, la structure circulaire de l'herméneutique nous fournit une méthode pour
toutes les disciplines que Dilthey nomme les sciences de l'esprit (qui tentent de comprendre un
sens), et qui diffèrent des sciences de la nature (qui expliquent des phénomènes dénués de
signification).
5.
L'herméneutique est-elle la structure de l'existence
?
Si nous avons besoin de l'herméneutique dans les sciences de l'esprit, c'est parce que notre existence
est elle-même de part en part interprétative. Telle est du moins la thèse de Heidegger : l'homme est
toujours en situation herméneutique, parce qu'il est un être conscient. La conscience en effet
« vise » toujours les choses du monde comme ayant telle ou telle signification (le marteau
comme ce qui sert à enfoncer des clous, etc.) : à même la perception, la conscience articule les
choses à des significations, et cette articulation est herméneutique.
La conscience est elle-même interprétative de son monde : c'est parce que la structure de la
conscience est elle-même herméneutique que les disciplines qui s'intéressent à l'homme comme être
conscient (l'histoire, la philosophie, la psychanalyse par exemple) doivent recourir à l'interprétation.
Exercice n°5
La citation
« Nous expliquons la nature, mais nous comprenons la vie de l'esprit » (Wilhelm Dilthey)
– L'interprétation, une opération de l'esprit humain
Chaque fois que, dans notre vie, le sens d'une parole, d'une image ou d'une situation, n'est pas
évident, nous devons l'interpréter. Heureusement, dans certains cas, nous connaissons bien le code,
sans équivoque : par exemple, le conducteur n'a pas besoin d'apprécier la nuance du feu rouge pour
savoir ce qu'il doit faire.
– Quand l'émotion guide l'interprétation
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Mais, face au geste brusque d'un passant, nous pouvons nous demander : peur de sa part ou menace
? C'est notre propre émotion qui va bien souvent nous faire trancher, nous tromper peut-être et
déclencher l'irréparable. Il y a donc des interprétations qui viennent de la perplexité, d'autres qui
sont automatiques. On imagine le danger...
LA DEFINITION
Interpréter, c'est décider de donner un sens : on le reconnaît, ou bien on le projette.
- Interpréter, c'est identifier
Pour un médecin, faire un diagnostic, c'est repérer les symptômes, les signes de la maladie, les
rattacher ensuite à la bonne maladie. Opération à la fois délicate et lourde de conséquences : la vie
du patient est en jeu. Intellectuellement, l'interprétation médicale conduit à l'explication, une
opération un peu différente qui consiste à remonter aux causes.
- Interpréter, c'est mettre sa « griffe »
L'interprète (acteur ou musicien...) donne vie à une œuvre en suivant plus ou moins les consignes de
l'auteur, en produisant une version personnelle. Sans son intervention, celle-ci resterait « muette »
sur le papier.
L'artiste est beaucoup plus libre et inoffensif que le médecin, bien sûr ! L'interprétation de l'art n'est
pas réservée aux professionnels : il nous arrive d'être déçus par le film tiré d'un roman que nous
avons aimé, parce que « nous ne l'avions pas vu comme ça ». Tous les hommes interprètent, et pas
seulement les médecins, les artistes, les juges ou les philosophes.
LA CITATION
« Jusqu'ici, les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières, ce qui
importe, c'est de le transformer » : en écrivant cette phrase vers 1845, Karl Marx soulignait deux
points : il reconnaissait que les philosophes sont des chercheurs de sens, souvent en désaccord entre
eux d'ailleurs ; il opposait les commentaires purement théoriques et l'action véritable.
La fin de la philosophie ?
- Alors ? Ou bien c'est la philosophie en général qui est obsolète, donc il ne faut plus en faire et
compter maintenant sur les sciences pour comprendre le monde et sur l'action politique pour le
transformer.
- Ou bien on peut déléguer un nouveau rôle à la philosophie en demandant aux philosophes de
s'engager en pratique. Et il est vrai que le marxisme, justement, tout en démarrant comme une
philosophie, est bien devenu une transformation du monde.
Pourtant, Marx ne se serait pas reconnu, loin de là, dans les régimes communistes qui se
réclamaient de lui ! Car ce n'était qu'une certaine interprétation de sa philosophie qui était
appliquée.
- On peut donc conclure sur la responsabilité de l'interprète. En interprétant une pièce de théâtre,
une période historique..., on fait des choix, on s'engage. Et cette interprétation, on la diffuse :
d'autres vont la critiquer ou la reprendre à leur compte, ils vont l'appliquer. Interpréter n'est jamais
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neutre. C'est toujours prendre un risque.
Interpréter, c’est remonter d’un signe à sa signification ou, plus largement encore, c’est tâcher de
rendre compréhensible, saisissable par la pensée, des objets, des faits et des problèmes qui se
présentent comme complexes, énigmatiques, évanescents, vastes, etc.
Mais il faut remarquer que les théorèmes mathématiques et les faits de la nature, bien qu’en
certaines circonstances on puisse dire qu’ils sont interprétés, sont soumis le plus souvent à des
procédés non interprétatifs : les théorèmes mathématiques font l’objet de démonstration, les faits
naturels font l’objet d’explication en vertu d’une application des lois de la physique.
En ce sens, on aimerait peut-être dire que l’interprétation n’est rien d’autre qu’une connaissance de
second rang, possédant un faible degré de scientificité et se situant d’une certaine manière entre
l’opinion et la science. Un tel jugement sur l’interprétation, qui prendrait comme modèles les
sciences naturelles, ne comprendrait cependant son objet que négativement, par référence à ce qui
est lui est supérieur sous un aspect déterminé.
Or, il faut porter une grande attention à la diversité des usages de l’interprétation : on peut ainsi
penser à l’interprétation d’une loi, qui en détermine le champ d’application, interprétation
indispensable à toute jurisprudence devant ramener l’universel de la loi à la singularité du cas à
juger, ou encore à l’interprétation en linguistique, et notamment l’interprétation sémantique
permettant d’attribuer un sens à une structure profonde. D’une manière générale, ce qui distingue,
cette fois-ci positivement, l’interprétation d’autres formes de connaissance, c’est qu’elle n’est pas
exclusive ou unique en ce sens, premièrement, qu’il est possible qu’existe une multiplicité
d’interprétations sans qu’il y ait là une anomalie ou une insuffisance et, deuxièmement, qu’une
interprétation n’est jamais close, autrement dit qu’elle appelle sans cesse de nouvelles
interprétations, la tâche interprétative étant infini. Nous débuterons ce cours en exposant les
conceptions de l’interprétation de l’Antiquité grecque au Moyen-Âge avant de nous concentrer sur
le sens et la fonction de l’interprétation à l’époque moderne dans laquelle elle joue un rôle de
premier ordre dans cette discipline qu’est l’herméneutique ainsi que dans les sciences humaines.
Bref aperçu sur l’histoire de l’interprétation
« Donc, repris-je, il est alors nécessaire, dans de tels cas, que l'âme soit dans l'embarras sur ce que
ce sens peut bien signaler comme « le dur », si en effet il dit que la même chose est aussi molle ; et
avec celui du léger et du lourd, qu'en est-il du léger et lourd, s'il signale aussi bien le lourd comme
léger que le léger comme lourd ? Et en effet, dit-il, ces interprétations sont vraiment insolites pour
l'âme et ont besoin d'une enquête. Vraisemblablement donc, repris-je, dans de telles situations, l'âme
tente tout d'abord, en faisant appel au raisonnement et à l'intelligence, d'examiner si chacune des
choses qui lui sont dénoncées est une ou deux. » Platon, La République.
Le mot grec qui a été traduit en latin par interpretatio, puis en français par
interprétation est le mot herméneia. Platon l’utilise notamment désigner chacune des multiples
impressions (sensibles) opposées qui sont causées par certains objets, ces derniers se distinguant des
objets saisissables dans leur unité par l’intelligence. Il n’y a donc d’interprétation qu’à partir du
moment où il y a des interprétations. De plus, ce sont les sens qui interprètent les phénomènes, en
donnent une traduction à l’âme. Les sens produisent des signes ou des signaux à destination de
l’intelligence. En un autre sens, Platon évoque les poètes en tant qu’ils sont des interprètes des
dieux ou encore ceux qui interprètent les oracles. L’art interprétatif se rapproche ici d’un art
consistant à décoder des messages.
Aristote quant à lui intitule l’un de ses traités De
l’interprétation (Peri hermeneias). Selon lui, la langue est l’interprète des pensées en ce sens
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qu’elle les exprime, les présente à l’extérieur (le traité mentionné ci-dessus est également connu
sous le nom de De la proposition). L’interprétation est expression, manifestation du logos.
Au Moyen-Âge, Thomas d’Aquin définit l’interprétation comme la découverte
de la signification cachée d’un texte. Cette conception, qui prédomine au Moyen-Âge, est bien
entendu liée à l’exégèse des Saintes Écritures, de la Bible. Se pose par exemple la question de
savoir si les évènements décrits dans l’Ancien Testament, puis dans le Nouveau Testament, sont des
images, s’ils sont susceptibles d’une interprétation allégorique. À la Renaissance (chez des auteurs
tels que Ficin ou Pic de la Mirandole), l’interprétation de l’Écriture Sainte se complexifie en
intégrant notamment des éléments de la kabbale, la signification allégorique étant alors privilégiée.
Ce n’est qu’ensuite que s’impose la nécessité de la recherche d’un critère permettant de limiter la
multiplicité des interprétations et de découvrir (sous l’autorité de l’Église) le sens véritable des
Écritures. En vient alors à être privilégié l’étude philologique et historique du texte, s’attachant
avant tout à en découvrir l’ « esprit » (en se détachant si nécessaire de la « lettre »). C’est sur
cette base que s’édifie la compréhension rationnelle de la Bible au 17ème siècle, notamment chez
Spinoza qui œuvre pour une lecture de la Bible qui n’aille pas contre la liberté de penser.
On peut enfin se référer à Schleiermacher qui, au tournant des 18ème et 19ème siècle,
propose une réflexion novatrice sur l’interprétation de tout texte dont le sens ne nous est pas
immédiatement accessible en raison de la distance historique, psychologique, etc. qui nous sépare
de lui. Le sens ne nous est plus caché parce que ce serait un sens divin mais parce qu’il présente une
différence d’ordre historique et culturel avec le régime de sens qui nous est familier.
L’herméneutique devient alors non plus seulement exégèse biblique mais science de l’interprétation
des signes. En ce sens, l’histoire comme discipline, est le lieu privilégié du développement de l’art
de l’interprétation. Enfin, Schleiermacher pose que le véritable enjeu de l’interprétation est de
comprendre l’auteur du texte mieux qu’il ne s’est lui-même compris.
L’interprétation dans les sciences humaines
« On obtient un idéaltype en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en
enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l’on trouve tantôt
en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon les
précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène. On
ne trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans sa pureté conceptuelle : il est une
utopie » Weber, Essai sur la théorie de la science.
L’interprétation acquiert un rôle de premier ordre avec Dilthey, auteur de la
célèbre distinction entre sciences naturelles et sciences de l’esprit du point de vue de leurs procédés,
l’explication et la compréhension. Les sciences naturelles expliquent les phénomènes en leur
appliquant des lois générales, en les ramenant à leurs causes physiques, c’est-à-dire en subsumant le
singulier sous l’universel. Les sciences de l’esprit s’attachent au contraire à comprendre les
phénomènes (historiques, psychiques, etc.), à en saisir l’unité de sens, l’intention, la raison. C’est
la conscience qui est leur objet. Dilthey écrit : « Nous appelons compréhension, le processus par
lequel nous connaissons un « intérieur » à l’aide de signes perçus de l’extérieur ». Cette
compréhension ne va pas sans interprétation. Celle-ci est « la compréhension intentionnelle des
manifestations de la vie qui sont établies de manière durable ». Étant donné que c’est dans la
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langue (et l’écriture) que cette manifestation est la plus parfaite, l’interprétation trouve son plus
grand accomplissement dans l’étude des textes, et avant tout des textes historiques. De plus, la vie
étant, selon Dilthey, « déjà elle-même sa propre interprétation » (elle se donne un sens), les
sciences de l’esprit sont engagées dans un cercle herméneutique inaccessible aux méthodes des
sciences naturelles. Notons enfin que la compréhension et l’interprétation, loin de se réduire à
« l’arbitraire romantique » et au « subjectivisme sceptique », prétendent à la certitude, à la
validité universelle des connaissances qu’elles produisent.
En sociologie, Durkheim conteste cette spécificité des sciences humaines. Les
faits sociaux sont, selon lui, susceptibles d’êtres traités comme des choses. Dire de la sociologie
qu’elle est une science, revient à dire qu’elle est « naturaliste », (sans que cela engage une
position métaphysique sur l’essence des choses sociales). Weber s’oppose à son tour à Durkheim et
défend une sociologie compréhensive : « Nous appelons sociologie une science qui se propose de
comprendre par interprétation l'action sociale et par là d'expliquer causalement son déroulement et
ses effets.» Les sciences sociales ne peuvent s’aligner sur le modèle des sciences naturelles car elles
ont affaire à des actions, celles-ci se rattachant à des intentions et possédant un sens subjectif. La
sociologie n’est pas à la recherche de causes (du moins dans un premier temps) mais de motifs ou
raisons. Le sociologue a alors pour tâche de produire des idéaltypes, c’est-à-dire d’ordonner une
multiplicité de points de vue sur les phénomènes en un tableau de pensée qui n’est rien d’autre
qu’une utopie.
Intéressons-nous à présent à l’interprétation telle qu’elle est pratiquée en
psychanalyse. On pense en premier lieu à L’interprétation des rêves de Freud. Le rêve est un objet
privilégié en ce sens qu’il témoigne d’une certaine forme de « relâchement » de la conscience à la
faveur duquel les contenus psychiques refoulés dans l’inconscient peuvent se manifester sous des
formes détournées. Freud distingue le contenu manifeste du rêve de ses idées latentes, le premier
étant une expression symbolique des désirs refoulés. C’est ici que le rêve exige une méthode
interprétative dans la mesure où il est nécessaire de « décoder » le langage du rêve pour faire
apparaître le sens caché, c’est-à-dire le contenu psychique refoulé. Ajoutons que cette
interprétation, qui se distingue totalement de l’interprétation que l’individu peut donner de son
propre rêve, doit s’attacher à des éléments qui, à première vue, paraissent accidentels, anodins, sans
importance.
L’herméneutique au 20ème siècle
« Quiconque cherche à comprendre est exposé aux erreurs suscitées par des préconceptions qui
n'ont pas subi l'épreuve des choses elles-mêmes. Telle est la tâche constante du comprendre :
élaborer les projets justes et appropriés à la chose, qui en tant que projets sont des anticipations qui
n'attendent leur confirmation que des "choses elles-mêmes". » Gadamer, Vérité et méthode.
Dans la philosophie du 20ème siècle, l’interprétation joue un rôle fondamental.
C’est le cas notamment dans l’ontologie existentiale de Heidegger, ontologie qui est tout à la fois
une herméneutique. Dans Être et temps, Heidegger s’attache à penser le sens de l’être et, pour cela,
il enracine sa réflexion dans l’être d’un étant particulier, le Dasein (c’est-à-dire l’homme en ses
structures a priori d’existence, structures existentiales). Pourquoi le Dasein et pas tel animal, tel
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plante ou encore tel objet inanimé ? C’est que le Dasein dispose d’un privilège : dans son
existence quotidienne, il a une pré-compréhension ou pré-entente de l’Être. C’est à un
approfondissement ou une « articulation » de cette compréhension que se livre le philosophe, qui
interprète ce qui est déjà interprétation et s’engage ainsi dans un cercle herméneutique qui n’a rien
d’un cercle vicieux. Mais quelle est l’origine de la pré-compréhension ? Cette origine réside
justement dans le fait que le Dasein n’est pas à lui-même sa propre origine, qu’il est jeté dans le
monde et qu’il est toujours déjà en prise (tant d’un point de vue pratique que « théorique ») avec
celui-ci. Autrement dit, il est tout à fait vain d’espérer avoir un accès à un prétendu monde objectif,
non encore investi par l’homme. L’explication, au sens des sciences naturelles, n’est en aucun cas
un retour en deçà de l’interprétation de son monde par le Dasein ; tout au contraire, elle dérive de
cette interprétation, en est un mode spécifique.
Gadamer prolonge le projet herméneutique de Heidegger. Il pose que
l’existence s’identifie à la compréhension par le Dasein de son monde. Son premier objet de
réflexion est l’œuvre d’art. Celle-ci, dit-il, se refuse à une connaissance factuelle, cette dernière
oubliant le dialogue que l’homme entretient avec le monde ; or, c’est un tel dialogue que nous
avons avec l’œuvre d’art bien que son historicité (ou temporalité) propre est différente de
l’historicité de notre conscience, et qu’il existe donc une distance entre elle et nous. Comprendre
une œuvre d’art, c’est interpréter un sens passé dans notre expérience présente. Gadamer rompt
avec les Lumières en ce qu’il refuse leur condamnation sans appel de la tradition. Il ne s’agit pas
pour lui de se défaire de nos préjugés, car il est impossible que nous soyons sans préjugés, ceux-ci
étant les conditions de possibilités de la compréhension, de l’interprétation. L’enjeu est bien plutôt
d’interroger ces préjugés, de les mettre en question. Enfin, Gadamer insiste sur la dimension
langagière de l’interprétation, sur le statut de medium du sens assurée par le langage.
L’herméneutique fut également un objet d’investigation pour Ricœur. Celui-ci
(qui s’inspire notamment du travail de Freud) cherche à étendre les notions mêmes de
l’interprétation des textes à celle de la pratique. L’expérience et l’action humaines deviennent ainsi
susceptibles d’une compréhension en termes d’œuvres, d’auteurs, de lecteurs, etc. Derrida enfin
développe une pensée de l’interprétation dont le modèle n’est pas le dialogue interhumain, mais le
« dialogue » avec cet « être » muet et source de possible mésentente qu’est le texte.
Excursus
« Mais je pense que nous sommes aujourd'hui éloignés tout au moins de cette ridicule immodestie de
décréter à partir de notre angle que seules seraient valables les perspectives à partir de cet angle. Le monde
au contraire nous est redevenu “infini” une fois de plus : pour autant que nous ne saurions ignorer la
possibilité qu'il renferme une infinité d'interprétations. Une fois encore le grand frisson nous saisit : mais
qui donc aurait envie de diviniser, reprenant aussitôt cette ancienne habitude, ce monstre de monde inconnu
? Hélas, il est tant de possibilités non divines d'interprétation inscrites dans cet inconnu, trop de diableries,
de sottises, de folles d'interprétation, notre propre nature humaine, trop humaine interprétation, que nous
connaissons... » Nietzsche, Le gai savoir.
Nous aimerions présenter enfin les conceptions de l’interprétation de deux
penseurs qui, aussi différents soient-ils, avaient en commun de nous pouvoir trouver que
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difficilement leur place dans la continuité de l’exposé qui précède. C’est le cas tout d’abord de
Nietzsche qui écrit : « il n’y a pas de faits, rien que des interprétations ». En effet, la réalité
fondamentale pour Nietzsche, bien loin d’être la « vérité » défendue par les métaphysiciens, est la
vie en tant que multiplicité de désirs, hiérarchie de pulsions, lutte des instincts. La vie est volonté de
puissance, expansion, devenir. L’idée d’une connaissance ou d’une morale du désintéressement est
une illusion produite en accord avec un certain type de vie (dont le symbole est Socrate), une vie
malade qui nie les passions et ce qu’elles ont de terrible, de tragique, en leur opposant l’être en soi,
l’idéal, la morale, etc. C’est par conséquent une vie qui en se niant elle-même, est mensonge,
négation de la seule réalité possible. La morale chrétienne ou platonicienne est donc une
interprétation, décadente, des puissances vitales, corporelles, une certaine perspective prise sur
celles-ci. Mais il ne faudrait pas croire que revenir à la réalité de la vie sensible (que les
métaphysiciens qualifient d’apparence), ce serait enfin accéder aux choses en chair et en os. Que
notre rapport aux choses soit en premier lieu affectif signifie que s’y mêle irréductiblement des
besoins et des intérêts. Nous n’avons pas premièrement un affect ou un désir qui serait ensuite la
source d’une interprétation ou d’un jugement (en quoi il serait par exemple possible de réformer ce
dernier, l’égoïsme pouvant se transformer en altruisme). C’est la vie affective elle-même qui est
interprétation de telle manière que pour comprendre un jugement, il faille remonter à ses
motivations pulsionnelles, aux impulsions qui ont conduit à le produire. Dans l’ordre de la
connaissance, aucune explication unique ne saurait triompher car la multiplicité des interprétations
est constitutive de la vie.
Dans la philosophie anglo-saxonne, Peirce (né 5 ans avant Nietzsche) intègre la
notion d’interprétation dans sa philosophie pragmatiste du signe. L’interprétation est le domaine des
effets véhiculés par les signes, dans un processus dans lequel le representamen (le signe matériel)
dénote un objet (ce dont on parle). L’interprétant (l’effet) joue le rôle d’intermédiaire entre ces deux
éléments ; il assure leur liaison. Il peut être de nature émotive (il suscite des sentiments),
énergétique (il engage des actions) ou logique (il provoque des représentations dans l’esprit des
interlocuteurs). Ainsi, si je parle à un ami du président de la république, et s’il me comprend, c’est
que nous partageons un même interprétant (logique), le concept de président. Le processus
d’interprétation se poursuit alors : la discussion peut continuer par l’évocation d’un président
particulier, signe qui appelle lui-même d’autres interprétants et ainsi de suite. Cette chaîne
d’interprétations a cependant une fin dans la mesure où les possibilités de pensée s’épuisent. Mais
ce n’est en réalité le cas que si l’on considère exclusivement les interprétants logiques (les concepts,
représentations) ; les interprétants émotifs et énergétiques, en tant qu’ils sont sources d’affection et
surtout d’action semblent conférer une ouverture indéfinie à l’interprétation, cette dernière se
présentant alors comme un processus jamais achevé en ce qu’elle nous engage sans cesse dans de
nouveaux rapports avec le monde. Notons pour finir que Peirce a eu une postérité importante dans
cette discipline qu’est la sémiotique, science des signes et des systèmes signifiants.
Ce qu’il faut retenir
-
La philosophie antique : Le mot interprétation vient du mot grec
herméneia. Pour Platon, les interprétations sont les multiples impressions sensibles opposées
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que peut provoquer un objet. Les sens sont les interprètes des phénomènes, ils en donnent
une traduction à l’âme. Pour Aristote, l’interprétation est l’expression, la présentation à
l’extérieur des pensées opérée grâce à la langue.
-
L’interprétation de la Bible : Au Moyen-Âge, prédomine le sens de
l’interprétation comme découverte de la signification cachée d’un texte. Elle se confond
presque entièrement avec l’exégèse de la Bible.
-
La distance historique : Schleiermacher s’intéresse à l’interprétation des
textes en général. Il s’agit toujours de découvrir un sens caché mais celui–ci ne l’est qu’en
raison des différences culturelles, historiques, psychologiques qui nous séparent de lui. De
plus, l’enjeu pour l’interprète est de comprendre l’auteur mieux qu’il ne pouvait lui-même se
comprendre.
-
Compréhension et interprétation : Dilthey affirme que la compréhension
des manifestations de l’esprit ne repose pas sur des lois, sur une causalité comme les
phénomènes naturels. Elle exige une saisie de l’unité de sens, des intentions, des raisons.
Elle appelle l’interprétation, c’est-à-dire « la compréhension intentionnelle des
manifestations de la vie qui sont établies de manière durable ».
-
Sociologie et psychanalyse : Pour Weber, la sociologie (compréhensive),
avant d’expliquer les conséquences des actions sociales, saisit celle-ci par interprétation.
Cette dernière est exigée pour comprendre le sens subjectif que possède l’action. En
psychanalyse, Freud se livre à une interprétation des rêves, visant à « décoder » le langage
(le contenu manifeste) du rêve qui exprime de manière symbolique les désirs refoulés (sens
latent du rêve).
-
La pré-compréhension du monde : Pour Heidegger, le Dasein (l’homme
dans ses structures existentielles) est jeté dans le monde, il est toujours déjà en prise avec
celui-ci de telle manière qu’il en a d’emblée une pré-compréhension. Il est impossible
d’accéder à un prétendu monde objectif antérieur à son interprétation par l’homme.
L’attitude théorique est au contraire une dérivation de ce rapport « primitif » au monde
qui est constitutif de l’existence.
-
Interprétation et tradition : Comprendre une œuvre d’art pour Gadamer,
c’est interpréter un sens passé dans une expérience présente, du point de vue de notre
tradition. Gadamer s’oppose à la critique de la tradition par les penseurs des Lumières. Se
défaire de nos préjugés est impossible en ce qu’ils sont la condition de possibilité de la
compréhension. La tâche de l’herméneutique est bien plutôt d’interroger ces préjugés
-
L’interprétation comme phénomène vital : Nietzsche affirme qu’il est
impossible de découvrir des « faits bruts ». Tout rapport aux choses est d’emblée
interprétatif en tant qu’il est nécessairement affectif. Un tel rapport s’enracine dans nos
besoins, nos intérêts ; il se réalise en fonction d’une structure pulsionnelle, d’une hiérarchie
9
d’instincts en lutte. L’explication unique d’un phénomène est nécessairement un mensonge
masquant la multiplicité des phénomènes.
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Les interprétants : Pour Peirce, l’interprétation est un moment essentiel dans
le processus de la signification. Elle est le domaine des effets du signe. L’interprétant
(l’effet) peut-être de nature émotive, énergique, logique. Le signe est ainsi source de
sentiments, d’actions, de représentations.
Indications bibliographiques
Aristote, De l’interprétation ; Dilthey, Le monde de l’esprit
Gadamer, Vérité et méthode ; Heidegger, Être et temps ;
Écrits ; Platon, La République ; Ricœur, Du texte à l’action
Thomas d’Aquin, Somme théologique ; Weber, Économie
sociologie, Essais sur la théorie de la science.
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; Freud, L’interprétation des rêves ;
Nietzsche, Le gai savoir ; Peirce,
; Schleiermacher, Herméneutique ;
et société 1. Les catégories de la
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