RENDEZ-VOUS DE L’HISTOIRE BLOIS 10 au 12 octobre 2008 LES EUROPEENS 1- Migrations, immigrations, diasporas : d’où viennent les Européens ? 2- La Méditerranée, une frontière ? 3- Un vecteur de la montée de l’individualisme européen : les confréries 4- Les strates historiques de la construction européenne 5- L’identité européenne 6- Les émeutes de la faim 7- Chrétiens, les Européens ? 8- La Bible dans la conscience des Européens du 17ème au 19ème siècle 9- 1492-1945 : pourquoi l’Europe s’est-elle imposée au monde ? 10-Les frontières sont-elles le malheur de l’Europe ? 11-Les Québécois se sentent-ils plus Européens qu’Américains ? 12-Québec, terre d’accueil ! Terre d’écueil ! 4 siècles dans l’histoire de la migration européenne vers l’Amérique 13-La Grande Guerre, entre pacifisme et patriotisme 14-Les Turcs sont-ils Européens Alain RENIE Lycée Saint Grégoire Lycée Sainte Ursule TOURS RENDEZ-VOUS DE L’HISTOIRE BLOIS 10 au 12 octobre 2008 Migrations, immigrations, diasporas : d’où viennent les Européens ? Claire SATINEL, professeur à l’Université de Tours Jean-Jacques AILLAGON, commissaire de l’exposition Rome et les Barbares Alessandro BARBERO : professeur à l’Université de Turin Philippe RYGIEL, professeur à Paris-I Claire Satinel :doit-on parler de déplacements de populations ou de racines ?on a les grand mythes de l’Antiquité : Ulysse, Gilgamesh, Abraham… Y a-t-il des moments importants de migrations dans l’histoire ? Jean-Jacques Aillagon : on peut dire que le 1er millénaire de notre ère est marqué par une « mobilité en tous sens » ; c’est l’époque de la migration absolue ; on a les normands et les Magyars qui se sédentarisent à la fin du millénaire. L’Europe est née du démembrement de l’empire romain ; c’est le compromis de tous les systèmes. Le 2ème millénaire est marqué par l’exportation de l’Europe ; le 3ème sera-t-il un nouveau cycle d’importation ? Alessandro Barbero : on constate des temps forts dans les migrations avec des groupes entiers qui vont dans la même direction : les invasions barbares, le départ vers l’Amérique au 19ème et 20ème siècles. Mais les migrations ce sont aussi des gens qui vont du village à la ville ou dans une autre région ; on a aussi parfois les migrations saisonnières de la montagne vers la ville. Dans les villes du Moyen Age, de nombreux habitants sont nés ailleurs. Dans tous les villages, la mobilité existe au moins pour une minorité. La Venise du 15ème siècle compte des milliers d’Allemands. Le plus souvent, on a un brassage dans l’espace. Parfois, un groupe laisse une empreinte très forte : les Francs vers la Gaule aux 4ème et 5ème siècles (ils donnent même le nom de France) ; les Lombards s’implantent en Italie du Nord au 6ème mais ne sont que 100 à 200.000 personnes dans un pays de 5 millions d’habitants. En démographie, les évolutions ne sont pas considérables, mais les changements sont durables. Philippe Rygiel : il faut faire attention aux mots ;en Europe (les 27 de l’Union Européenne) on a sur les migrations au mieux une idée avec des contours très flous. De plus, pendant très longtemps, personne ne compte les mouvements de population, parce qu’il faut pour cela des fonctionnaires et un Etat (cela coûte cher…). Jusqu’en 1914, on quitte l’Europe pour les colonies, le nouveau Monde, l’Australie; mais de très nombreux Italiens reviennent des Etats Unis. Après 1914-1918, l’Europe n’est plus une zone de départ ; c’est un espace qui se remplit avec les migrations post-coloniales (fin des empires britannique et français). Actuellement, l’Europe est attractive pour ses anciennes colonies mais aussi pour d’autres régions (Turquie, Caucase, Chine qui n’ont jamais été des colonies européennes). Dans l’espace européen, la circulation des populations est ancienne et permanente : à la fin du 13ème la cathédrale d’Uppsala (suède) est construite par des maçons creusois ; on parlait des langues très diverses sur les chantiers. La guerre de 30 ans a amené des départs massifs de populations des zones dévastées (et donc la question des réfugiés). Aux 17ème et 18ème on a des migrants économiques : les Auvergnats vers l’Espagne (maçons, boulangers, artisans…) et cela s’arrête avec Napoléon. Au 19ème de nombreux Italiens sont sur les chantiers industriels ; en 1848 à Paris on trouve de nombreuses émeutes xénophobes contre les Allemands. Claire Satinel : l’empire romain a connu de nombreux mouvements de population à l’intérieur de ses frontières ; les migrations externes (Germains, Parthes..) sont peu nombreuses en quantité. Au 4ème siècle, on a un important afflux venus de l’extérieur (Alamans, Sarmates…) ; sont-ils extérieurs à l’Europe ? Jean-Jacques Aillagon : la question est qu’est-ce que l’Europe ? C’est un morceau de l’Eurasie avec des limites convenues (Oural, Atlantique, Arctique). C’est plus complexe au Sud où l’Afrique du nord a souvent été amarrée à l’Europe ; c’est aussi très complexe avec le Bosphore. L’empire romain connaît une double fracture : Nord et sud de la Méditerranée , orient grec et occident latin. L’Europe a une réalité confessionnelle : territoire qui n’est pas grec ni orthodoxe. Cette Europe est catholique latine a se reconnait dans une identité partagée. En 2008, l’Union Européenne déborde ce territoire (Grèce, Roumanie, Bulgarie…). Clovis est roi des Francs, mais son royaume est peuplé de Gallo-Romains ; parfois des petits groupes peuvent imposer leur influence (cf. aussi l’Afrique de l’Ouest aux 19ème et 20ème siècles…). L’idée d’Europe a donc un caractère très mouvant. Claire Satinel : les Francs viennent d’où avant d’être en Gaule ? Sont-ils Européens ? Peuton comparer l’établissement des Francs et des Huns ? Jean-Jacques Aillagon :les Francs sont les moins nomades des peuples barbares ; ce sont des Belges… Philippe Rygiel : il faut distinguer les réalités spatiales et politiques ; il faut voir le discours d’où émerge l’idée que l’Europe a des ancêtres : l’empire romain, la chrétienté occidentale, ce qui ne correspond pas aux mêmes espaces topographiques ; mais les musulmans sont aussi les successeurs de l’empire romain. En France, on compte de très nombreux immigrés belges ; à la fin du 19ème à Roubaix, on a de nombreuses émeutes contre les Belges. En fait, il y a les nationaux et les autres : on fait la « chasse » aux Belges, Italiens… et il y a des morts. Les Européens sont des gens pour lesquels la 3ème génération antérieure venait d’ailleurs. La « vague conscience d’appartenir à un ensemble est très récente ». Alessandro Barbero : d’où viennent les Francs avant ? En fait ils n’existent pas avant de venir en Gaule (comme les Huns). Le peuple se forme au moment de son déplacement ; les tribus sont en contact avec les Romains ; elles se confédèrent et s’organisent avec un chef (on peut faire la comparaison avec les Indiens en Amérique du Nord) ; les peuples se donnent un nom nouveau, s’inventent une identité avec des ancêtres mythiques (par exemple les Francs se disent descendants de Troie) ; ils veulent s’emparer de la civilisation romaine et non la détruire ; ils veulent récupérer la notion d’impôt et la gloire. Les peuples qui ont du succès restent en place : les Francs ; les Huns ; les Avars disparaissent parce qu’ils sont battus ; les gens cherchent alors d’autres chefs. En fait les peuples n’ont pas d’identité biologique. Philippe Rygiel :les Européens sont en train de naître à partir des tribus germaniques qui s’inventent un passé, des ancêtres…Au 19ème, on a ainsi créé les Lituaniens. Les Européens seront ce que nous en ferons. Claire Satinel : les Goths se sont installés au 6ème siècle en Italie, mais ils ont été vaincus par les Byzantins en 580 et ils disparaissent de l’histoire. Or, on a déjà à l’époque une réflexion sur ce qu’ils deviennent ; en fait ils fabriquent ce que deviendront les Goths dans la mémoire future ; ils ne sont pas exterminés (cf les documents de l’Eglise de Ravenne). On a des migrations qui aboutissent à des assimilations en quelques générations et parfois ces migrants donnent une identité nouvelle : les Lombards forment la Lombardie, les Francs donnent Francia. Jean-Jacques Aillagon : les Goths connaissent un phénomène d’acculturation rapide ; ils rêvent de devenir des « gens du cru » (cf l’évolution des rites funéraires de l’Aquitaine wisigothique). Alessandro Barbero : l’identité nationale et ethnique est quelque chose qu’on choisit, même si ce choix n’est pas très conscient au Moyen Age. Après la conquête byzantine en 580, il vaut mieux ne pas être Goth…C’est la même chose au Nord de la Loire où il vaut alors mieux être Franc que Gallo-Romain (je vis en Francia, j’obéis au roi des Francs, je donne un nom franc à mes enfants, j’adopte la coutume franque comme la loi salique…) ; avec Charlemagne, tout le monde au nord de la Loire se dit Franc ( les chroniqueurs de Charlemagne ont le sentiment que les Romains ne sont plus là…). Philippe Rygiel :à l’époque contemporaine, c’est plus compliqué parce que nous avons de nombreuses sources. La migration est un déplacement de population qui a toujours des implications politiques (cf le Far West avec les immigrants et les pionniers qui étaient des immigrants…). On voit des transformations d’une génération à l’autre : habitudes alimentaires, la présence des femmes debout pendant les repas…En France, les migrants les moins assimilés sont les Polonais dans le Nord : ils pratiquent la langue polonaise dans la vie privée, mais ils se sentent français. Claire Satinel : parler migrations, c’est aussi parler des frontières. Les frontières sont faites pour être passées. Les Européens sont formés d’une population pour qui le mouvement compte en permanence ; ils sont le fruit de migrations permanentes ; il n’y a jamais eu de frontières complètement closes. Jean-Jacques Aillagon : il faut avoir l’idée de fouiller son histoire familiale ; l’idée que les gens ne seraient que du cru est un mythe. L’identité européenne est une identité construite. Les rois barbares (Chilpéric ou Théodoric qui restaure l’aqueduc à Ravenne) voulaient vivre comme des empereurs romains. Nous avons intérêt à nous construire une culture pour éviter les préjugés. Alessandro Barbero :les historiens cherchent à sortir des lieux communs ; on n’a pas d’histoire immobile, on n’a pas de sang particulier…dans toutes les réalités, on a rencontré la haine de ceux qui viennent d’ailleurs, la difficulté de les intégrer, la fatigue de la migration. Philippe Rygiel :l’Europe, c’est une histoire politique, donc une histoire conflictuelle ; on a des violences ; en 1840 on a à paris des batailles rangées entre des Auvergnats et des creusois, des anciens du Finistère et des anciens des Côtesd’Armor. On a aussi des groupes en reconstruction. Alessandro Barbero : nous n’avons pas parlé des Arabo-musulmans parce que ce n’est pas le sujet. Les Arabes ont des racines dans la civilisation gréco-romaine ; ils ont intégré la culture hellénique ; au 3ème siècle, il y a un empereur romain qui s’appelle Philippe l’Arabe ; on a eu du christianisme sur des populations fixes arabes. L’Islam n’existerait pas sans le judaïsme et le christianisme. Ensuite l’Islam a pu se passer des apports de l’Europe occidentale. En Sicile et en Espagne, les musulmans ont été battus ; à la défaite ils ont été expulsés parce qu’on ne peut pas être musulman et vivre dans la chrétienté au 15ème siècle. Claire Satinel : l’Islam est une migration de conquête militaire avec une installation quantitativement peu importante ; dans l’Espagne arabe, on peut réussir en étant chrétien. Philippe Rygiel :au Moyen Age et à l’époque moderne, l’Islam est l’adversaire ou l’ennemi. A l’époque contemporaine, c’est différent ; une partie de l’Europe est sous domination musulmane (l’empire Ottoman) ; Au 19ème, la Turquie est appelée « l’homme malade de l’Europe ». En 1918, la Turquie perd pied en Europe. Vers 1945-1950, les pères de l’Europe sont démocrates-chrétiens, donc l’Islam est en dehors de l’Europe ; mais la Turquie entre dès 1949 au Conseil de l’Europe. Claire Satinel : quelle est la place de la langue dans la mouvance des populations ? Pourquoi certaines langues ont-elles résisté (polonais, basque…) ? dans le monde romain, le latin et le grec sont la langue des élites ; cela permet les échanges et la culture savante. En fait le bilinguisme est très répandu : latin ou grec avec la langue locale. On a en fait une langue dominante et des langues locales ; cela facilite les déplacements : voir les textes de Saint Augustin. On assiste aussi à des transformations de langues. Jean-Jacques Aillagon : avec la carte linguistique de l’Europe actuelle, on voit les mondes romanisées, germaniques et slaves. En Belgique, on a une frontière très douloureuse qui est le reste d’influences très anciennes. L’anglais devient une langue d’usage commun en Europe aujourd’hui. Philippe Rygiel : les langues sont aussi des constructions historiques ; elles naissent et disparaissent. Par exemple, l’italien n’existe pas avant le 19ème siècle. La linguistique et les hommes ne se superposent pas toujours : Canada, Suisse. Le multilinguisme est une norme ancienne : voir les nombreuses langues parlées dans la France du 19ème siècle. Alain RENIE Lycée Saint Grégoire Lycée Sainte Ursule 37 TOURS RENDEZ-VOUS DE L’HISTOIRE BLOIS 10 au 12 octobre 2008 La Méditerranée, une frontière ? Jamaa BAIDA, professeur à l’Université de Rabat Brahim BOUTALEB, professeur à l’Université de Rabat Maurice SARTRE, professeur émérite à l’Université de Tours Brahim Boutaleb : il y a 2 entrées possibles sur un tel sujet : la Méditerranée et les Européens ; qu’est-ce qu’une frontière ? La Méditerranée est notre berceau commun mais les clivages et les luttes sont toujours présents. Nous devons revoir ces notions dans une perspective longue. Maurice Sartre : les Européens ont pris l’habitude aujourd’hui qu’il n’y ait plus de frontières. Dans l’Antiquité, la frontière c’est l’extrémité du territoire, c’est un espace pour l’intégration des jeunes. Aujourd’hui, on coupe le monde entre Nord et Sud ; la coupure passe par la Méditerranée et non par le Sahara. A l’échelle de la terre, la Méditerranée est un « petit lac » qui nous réunit. L’empire romain est la seule époque où toute la Méditerranée est sous une seule autorité. Il a duré plusieurs siècles et a réuni tous les peuples ; c’est une période d’unité politique et économique, même s’il y a aussi une diversité culturelle et religieuse. La Méditerranée est un bien commun qui procure les ressources de la vie. Toute l’Europe est bâtie sur des civilisations qui ont des racines dans la Méditerranée : le développement urbain, la philosophie politique… Jamaa Baida :la question de frontière pose des problèmes complexes. Pour certains, la Méditerranée est un creuset de civilisations, un lac commun, une frontière (il est plus difficile d’avoir aujourd’hui un visa en venant du Maroc que dans les années 1970 pour un étudiant marocain). Il y a actuellement des murs qui s’érigent : les barbelés de Ceuta et Melilla, les cadavres collectés en Espagne et Sicile, les émigrants qui viennent mourir. L’Union Européenne s’élargit vers l’Est et élargi le fossé avec le Sud. Il y a la famille européenne et les voisins du Sud : qu’est-ce qui fait qu’on est dans la famille ou avec les voisins. Le processus de Barcelone en 1995 a fait de la Méditerranée un partenaire privilégié. On constate une tendance à valoriser l’élément religieux ; le fossé s’est encore creusé depuis le 11 septembre. Quelle place la religion prend-elle dans la relation Nord-Sud ?Au Moyen Age, la religion est une passerelle et cela est devenu une fracture culturelle. En juillet 2008 le projet d’Union Pour la Méditerranée n’est pas partagé par les 27 de l’Union Européenne et ressemble à une tentative pour remodeler les rapports Nord-Sud. Brahim Boutaleb : la notion de frontière est plus complexe dans le monde arabe ; la frontière, c’est « garder ses limites » selon le Coran. Pour le peuple, « l’Europe, c’est les Nazaréens ». Mais aussi, on peut voir qu’il y a plusieurs Maroc (musique, cuisine….). Est-ce que les frontières existent plus dans les têtes que dans la nature ?Il faut faire un effort considérable de changer dans nos têtes ; il faut donc multiplier les contacts. Des gens du Nord disent : « faites comme nous, mais ne soyez pas chez nous »… On peut être inquiet de voir le déclin actuel de l’école arabisante française ; la langue arabe est peu apprise en France. Le Maroc compte environ 10.000 Français, la France compte 700 à 800.000 Marocains…Cela devrait être un échange formidable ; les Français n’ont pas besoin de visa pour aller au Maroc, mais les Marocains doivent en avoir un pour venir en France. Et pourtant, il y a actuellement moins d’hostilité contre les Français que dans les années 1950. Maurice Sartre :les frontières sont dans nos têtes ; ce sont des notions relatives et des constructions humaines qui peuvent évoluer. Des deux côtés du Bosphore, on a toujours le même pouvoir ; Gibraltar n’est une frontière que depuis 1492. Les théories des néoconservateurs américains empoisonnent nos esprits en créant des frontières là où elles n’existent pas et cela pousse au désespoir des populations. « Je suis bien accueilli au Maroc et dans les autres pays d’Afrique et d’Asie ; mais en France, il y a au moins 3 contrôles au départ… ». Cela crée un déséquilibre, de l’amertume. On durcit les frontières. En histoire, les frontières naturelles n’existent pas. Il faut faire l’inventaire de tout ce que l’Europe doit à l’Islam ; au 19ème siècle, l’empire ottoman est « l’homme malade de l’Europe ». La diversité est aussi en Europe. Il ne faut pas confondre Union Européenne et Europe. Les continents sont une création humaine. Les Grecs avaient fait une construction mathématique de trois ensembles (Asie, Europe, Afrique) ; ils estimaient que l’Europe était le plus grand et l’Afrique le plus petit. Jamaa Baida : la Méditerranée est un accident géographique qu’on peut dévier. En septembre 2008, le Maroc et l’Espagne ont relancé un projet de tunnel (qui existe depuis la fin du 19ème siècle). Des efforts sont nécessaires de part et d’autre de la Méditerranée et ils doivent être communs. Pour des musulmans, il y a le « dar-islam »(la maison de la paix) et la maison du mécréant. Qu’apprenons-nous dans nos manuels scolaires ? Il faut mettre l’accent sur l’enseignement parce que cela forme l’avenir et les citoyens de demain. Brahim Boutaleb :je suis optimiste dans le long terme et pessimiste dans le court terme. La Méditerranée est un carrefour et j’ai du mal à imaginer une frontière dans un carrefour. La Méditerranée a inventé les trois monothéismes pour faire le bien ; il faut lire ensemble le Coran et la Bible ; toute religion a pour but de faire le bien. Maurice Sartre :on trouve un art de vivre tout autour de la Méditerranée, qui dépasse le religieux. On trouve des comportements sociaux semblables à Alexandrie, Izmir, Barcelone…même s’il y a des différences. Il faut développer les voyages et les rencontres. Il faut prendre du recul avec les constats de l’immédiat et se remettre dans la longue histoire. Brahim Boutaleb : qu’en est-il de la frontière de la femme enfermée ? Est-ce seulement une question d’éducation ? En fait c’est une frontière mentale. Jamaa Baida :le Nord a aussi des frontières mentales. En portant le voile, on érige une frontière. Maurice Sartre :dans les années 1970, les femmes grecques se cachaient dans les maisons à l’arrivée d’un étranger. On constate aussi un recul dans certains pays ; c’est une crise de désespoir et un problème de modernité. La frontière a aussi un rôle de formation civique dans l’intégration des nouveaux citoyens. Y a-t-il encore des rites d’initiation dans nos sociétés ? L’Europe actuelle n’a pas de frontières de fait ; mais on a des frontières linguistiques, des frontières culturelles vivantes ; c’est bien parce que les groupes ont besoin de se retrouver dans une identité. Alain RENIE Lycée Saint Grégoire Lycée Sainte Ursule 37 TOURS RENDEZ-VOUS DE L’HISTOIRE BLOIS 10 au 12 octobre 2008 Un vecteur de la montée de l’individualisme européen Les confréries Marie-Hélène FROESCHLE-CHOPARD, professeur d’Université On peut penser que l’individualisme européen est ancien ; il remonte aux 17ème et 18 siècles avec la montée vers les droits de l’homme. La religion a été un élément important de l’inconscient ; au 18ème, la très grande majorité de la population est catholique ; comment le catholicisme a-t-il contribué à cette notion d’individualisme ? Faut-il prendre les textes de l’époque ? la religion du peuple (les « superstitions » selon les évêques) ? La réalité est probablement entre les deux. ème Dans ce cadre, les confréries sont un groupe intermédiaire entre les ecclésiastiques et le peuple. Elles connaissent des transformations de la fin du Moyen Age jusqu’à la fin du 18ème . Les confréries sont des groupes volontaires de fidèles, dans un cadre choisi, contrairement à la famille ou à la paroisse. Elles répondent aux besoins de l’âme et du corps ; c’est une société à part avec la fraternité (on s’appelle « frère » par référence aux Actes des Apôtres et au psaume 223), la piété (on fait des œuvres de piété pour tous et par tous pour aller vers le salut, donc des prières, des messes). Ces sociétés sont confrontées à des pouvoirs méfiants : l’Etat qui a peur des séditions et l’Eglise qui craint les hérésies. Les confréries médiévales pratiquent l’intercession, avec la protection d’un saint. Elles ont une assemblée annuelle avec des rites précis et obligatoires : à la fête annuelle, on assiste à une messe solennelle, suivie d’un repas et d’une messe de requiem le lendemain pour les défunts ; après le repas, on rend les comptes, on accepte les nouveaux membres, on désigne les nouveaux responsables, on exalte le saint protecteur. Il n’y a pas de différence entre la messe et le repas, c’est la même communion. La présence y est obligatoire sous peine d’amende. Par exemple, les confréries du Saint Esprit ont leur fête à la Pentecôte, le repas doit être un festin (signe de la fonction spirituelle du banquet) ; la confrérie organise le déroulement des funérailles de ses membres. La confrérie est le moyen du salut ; l’humanité est solidaire de toutes les fautes ; le Christ rachète les fautes ; on accumule les messes, les bonnes œuvres. La confrérie est un groupe solidaire et Dieu est pour tous. Aux 15ème et 16ème siècles, on trouve les confréries de Pénitents ; elles se réfèrent aux flagellants anciens. La dévotion est influencée par l’imitation du Christ dans sa passion. On a donc des obligations ; il faut se confesser et communier au moins 4 fois par an à des dates précises ; le pénitent a des obligations morales : pas de blasphème, pas de luxure, ne pas fréquenter les tavernes… La confrérie est le lieu privilégié du laïcat chrétien ; on conserve des aspects médiévaux : le repas (qui a lieu le jeudi Saint). Le recrutement se fait par cooptation et il n’y a pas d’intervention du clergé. La confrérie est un corps politique qui se gouverne lui-même. La chapelle de la confrérie est souvent en dehors des églises. Cela amène la réaction des évêques ; en 1549, Charles Borromée demande à contrôler tous les livres des confréries de Pénitents pour vérifier que leur action est conforme à leurs statuts. Les Pénitents se conforment aux demandes épiscopales tout en essayant de garder leur autonomie. On voit se développer les images de la Vierge, la dévotion de la Passion (voir les tableaux, les textes, les livres de piété…). Les statuts évoluent ; la communion est plus fréquente, le prieur de la confrérie continue à être élu, mais il y a une présence permanente du clergé, la flagellation est abandonnée, la présence du prêtre (nommé par l’évêque) est indispensable pour les sacrements. On aboutit aux confréries du Saint Sacrement avec une importante dévotion personnelle (communions fréquentes). Cela permet d’aller peu à peu vers les confréries dévotes des 17ème et 18ème siècles. Il y a une forte augmentation des actes religieux individuels, un examen de conscience quotidien, des confessions et communions de plus en plus fréquentes. La vie associative recule ; par exemple, le repas de la confrérie tend à disparaître. Dieu est pour tous, mais sur un mode personnel ; on arrive à la piété individuelle : Dieu est pour soi. Ces confréries dévotes réaffirment les dogmes du catholicisme ; elles se développent après le concile de Trente (Contre Réforme) avec une forte dévotion à la Vierge, à la présence réelle de Jésus Christ dans l’Eucharistie. Ces confréries sont cependant très diverses. Les confréries du Rosaire sont un bon exemple. La première est attestée vers 1470 à Douai, créée par un dominicain ;c’est une communauté de prières ; chacun s’engage à réciter chaque semaine le Rosaire (15 Pater et 150 Ave). C’est le passage du couvent au monde laïc ; la prière est universelle ; la promesse du salut est pour tous. La prière doit aussi être méditation avec les 15 mystères du Rosaire, qui devient une sorte d’Evangile en images. La confrérie se développe par la diffusion des images. La victoire de Lépante (1571) est attribuée aux mérites du Rosaire ; c’est donc un important travail contre toutes les hérésies, y compris les protestants. Les Frères Prêcheurs jouent les intermédiaires entre les confréries et Dieu. Au 17ème, il y a évolution ; le Rosaire protège des flammes du Purgatoire et œuvre au salut. C’est une protection. Peu à peu les confréries ne sont plus considérées comme nécessaires. Au 18ème apparaissent les confréries du Saint Sacrement où la participation se réduit à une inscription et à des pratiques individuelles ; ce ne sont plus des confréries ; vers 1750-1770, plus de 10% des créations sont des confréries du Saint Sacrement. En conclusion, la dévotion s’est transformée du Moyen Age à la Révolution. La vie associative recule ; on développe l’importance de la relation personnelle à Dieu. Tout cela facilite l’apparition d’un état d’esprit favorable à l’affirmation de l’individu. Alain RENIE Lycée Saint Grégoire Lycée Sainte Ursule 37 TOURS RENDEZ-VOUS DE L’HISTOIRE BLOIS 10 au 12 octobre 2008 Les strates historiques de la construction européenne Jacques LE GOFF, professeur émérite des Universités Dans les grands traits de l’histoire de l’Europe, il faut prendre en compte 3 considérations : - l’histoire est à la base de l’Europe ; les Etats considèrent l’histoire comme une matière essentielle ; - il n’y a pas de déterminisme historique : l’Europe unie doit être un choix libre ; - l’histoire est lente. On a donc une succession de strates qui laissent des héritages et constituent un socle consolidé et modifié. La strate préhistorique existe ; il faudrait la préciser. La strate gréco-romaine est importante ; l’histoire commence avec la Grèce ; au début, il y a le mythe de Zeus qui enlève la princesse phénicienne Europe et l’emmène en Occident. Par ce mythe, les Grecs soulèvent déjà la question des rapports avec l’Orient : échanges, réceptions, conflits…On a tendance à oublier dans l’héritage grec la notion de l’esprit critique (Socrate…) pour le relier à la démocratie. L’esprit critique est une des grandes particularités de l’esprit européen. Rome a donné en héritage la langue latine, qui reste enseignée très longtemps ; il y a bien le problème des langues pour des gens qui vivent ensemble. On peut se résigner à user de la langue anglaise « qui n’est pas une langue ». Il faut garder les langues nationales, parce que c’est l’Europe des nations. Il faudrait enseigner dans chaque pays une autre langue européenne. Rome a aussi légué les types d’architecture (classique, néo classique) qu’on trouve dans l’art contemporain. Rome a aussi apporté la nécessité primordiale du droit ; l’activité des hommes, des états doit être régie par le droit. Le christianisme est important ; il est né au Proche-Orient et se diffuse en Europe sur un terreau favorable. La diffusion est lente et se fait par les guerres et les missions. Puis le christianisme s’est séparé en deux (grec et romain), ce qui a donné une division importante de l’Europe. Le christianisme latin semble avoir été le plus important avec une capitale, un dirigeant (le pape). La perte de Byzance (1453), puis des colonies a resserré l’Europe et facilité l’unité. La christianisation a permis d’éviter la théocratie (« rendez à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César »), ce qui n’est pas le cas dans le judaïsme et l’Islam. On a aussi un héritage barbare qui enrichit l’Europe (par exemple dans les lois). Le Moyen Age donne à l’Europe l’université et l’éducation supérieure avec les créations au 12ème siècle des universités de Bologne, Paris, Cambridge, Salamanque, Cracovie, Uppsala…Les bourses Erasmus sont un héritage lointain de ces universités. Le Moyen Age a aussi apporté l’Europe des saints ; ce sont des héros qu’on glorifie : voir la toponymie de saint Martin dans toute l’Europe. Le 4ème concile de Latran en 1215 rend la confession obligatoire au moins une fois par an ; cela développe la pratique de l’examen de conscience et on arrive à la psychanalyse… La perte de l’empire byzantin permet à l’Europe de mieux s’unir ; cela enlève un obstacle à l’union européenne. Ensuite, avec Fernand Braudel, on parle de « l’Europe-monde » ; les Européens s’étendent par le commerce, la colonisation ; elle s’éparpille et sort de son territoire initial. La Réforme, au 16ème siècle, ne change pas la marque chrétienne sur l’Europe ; mais en 1570, par l’Union d’Utrecht, les Provinces-Unies constituent un important espace de liberté. L’Europe développe la connaissance du monde (Copernic, Galilée…). Le 17ème siècle est un siècle de guerres européennes ; les traités de Westphalie (1648) et d’Utrecht (1713) simplifient la carte de l’Europe et sont une « pré-démocratie ». L’Angleterre avec ses révolutions de 1628, 1649, 1680 et surtout l’Habeas Corpus de 1679 donne un premier instrument de liberté. Les Turcs sont définitivement arrêtés devant Vienne en 1683 ; mais ils restent dans les Balkans jusqu’en 1914. Le 18ème est le « beau siècle européen » avec les Lumières : Newton, l’Encyclopédie, Voltaire…C’est la recherche d’un savoir universel et précis et ce sera le début de la révolution industrielle avec la machine à vapeur de Watt en 1762. Mais en 1787, la constitution des Etats-Unis ne se fait pas en Europe. La Révolution Française est un moment essentiel pour l’Europe et le monde ; elle apporte les modèles de la démocratie et de la terreur ; le texte essentiel est la Déclaration des Droits de l’Homme de 1793. Avec Napoléon Bonaparte, l’Europe est unie, mais est dominée par un seul homme ce qui n’est pas bon (comme avec Hitler). L’Europe du 19ème tâtonne sur son unité (voir le Congrès de Vienne).Il faut construire une Europe progressiste face à une Europe réactionnaire. L’Europe romantique facilite l’Europe culturelle. On a en 1848 le printemps des peuples. En 1863, la création de la Croix-Rouge, première organisation humanitaire, montre le dévouement de l’Europe pour les autres nations (Henri Dunant a en 1901 le premier prix Nobel de la Paix). Le Traité de San Stefano, à la fin du 19ème, passe les Balkans (Roumanie, Bulgarie, Serbie, Bosnie) sous domination russe ou autrichienne, donc de l’Europe. Mais on aura l’émancipation de la Russie après 1917. En 1878, le congrès de Berlin précise que seuls les pays d’Europe peuvent avoir des colonies et l’Europe se disperse. La décolonisation des années 1960 favorise l’unité de l’Europe. Les deux guerres mondiales sont marquées par l’horreur des souvenirs d’une véritable guerre civile ; il faut donc mettre en place une Europe unie pour bannir la guerre, ce qui se fait actuellement. Le Traité de Rome en 1957 puis la chute du Mur de Berlin en 1989 facilitent l’Europe. Il ne faut pas faire l’Europe trop vite, parce que cela risque de la déstabiliser ; l’Europe doit renoncer à la loi de l’unanimité ; le referendum n’est pas la meilleure forme de la démocratie (cf l’Allemagne de Hitler…). Pour Jacques Delors, l’Europe qui se construit est l’Europe des nations ; ce doit être une Europe de la diversité des Etats ; il faudra abandonner certains points ; mais il faut aussi garder la diversité (par exemple alimentaire). Il faut avoir une Europe plus sociale, plus démocratique, plus consciente de son histoire. Alain RENIE Lycée Saint Grégoire Lycée Sainte Ursule 37 TOURS RENDEZ-VOUS DE L’HISTOIRE BLOIS 10 au 12 octobre 2008 L’identité européenne François BAYROU, homme politique, président du MODEM Etre européen, c’est à la fois une appartenance et une conviction. Il faut réinventer l’idée européenne. Dire sa vision est forcément subjectif. Le nom d’Europe est lié à la mythologie : une princesse phénicienne enlevée par Zeus, puis transformée en taureau et emmenée à l’Ouest ; c’est déjà l’est qui va vers l’ouest. Pour Denis de Rougemont, « l’Europe c’est le cap de l’Asie plus une culture intensive ». La princesse avait 5 frères qui sont allés la chercher vers tous les horizons (Carthage, Espagne, le Caucase, Rhodes et la Pythie de Delphes). On peut avoir 2 analyses : chercher l’Europe, c’est découvrir le monde et renoncer à la chercher c’est fonder un monde. La légende judéochrétienne, par les Pères de l’Eglise, part des 3 fils de Noé qui se sont dispersés et partagés le monde : Cham a l’Afrique (avec l’esclavage), Sem a l’Orient et Japhet a l’Europe avec l’esprit de conquête. Donc l’Europe se projette à l’extérieur. En 441 avant Jésus-Christ, on a un évènement fondateur : la pièce de Sophocle, Antigone. C’est une histoire inouïe à l’époque où la cité est tout ; Antigone se dresse devant le roi avec sa conscience ; il n’y a pas de loi de la cité qui soit supérieure à la conscience ; la conscience est donc supérieure à la cité, c’est une question européenne. Le judaïsme est aussi une source de l’identité européenne avec en particulier le rapport entre la loi et la foi, mais aussi le rapport au temps. La Bible apporte un rapport à un dieu personnel et au temps (le début et la fin, l’alpha et l’oméga). Le temps est cyclique. Il faut avoir un temps ouvert pour construire le destin. Rome est aussi une source importante de l’Europe avec la notion d’Etat (les préfets…), le droit romain, le découpage administratif (les diocèses). Le tribun de la plèbe est quelqu’un qui n’a pas d’autre fonction et qui représente les faibles auprès des forts. Rome est aussi la matrice des langues et un système de pensée. Le christianisme apporte à nouveau de l’orient en occident. L’homme est créé à l’image de Dieu ; le fils de Dieu s’est fait homme et donc tout homme est d’égale dignité. Avec la communion des saints, aucun homme n’est étranger au salut de l’autre ; l’autre peut faire mon salut et nous sommes tous frères. C’est une différence de fond avec l’Inde des castes. La Réforme, au 16ème siècle, est aussi un évènement constitutif de l’identité européenne. L’Eglise est une création humaine et est différente du christianisme. L’Eglise obéit à un principe hiérarchique ; la vérité, la légitimité vient d’en haut. Or la Réforme dit que la vérité vient de chacun d’entre nous, que chacun a légitimité à construire sa vérité. Laïcité est aussi une pierre d’angle en France et très probablement eu Europe. Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Pour Blaise Pascal, il y a une distinction des ordres du religieux, des sciences, du pouvoir. C’est un fondement de la laïcité. Cette laïcité se développe avec les Lumières ; c’est l’émancipation et la notion de séparation des pouvoirs. Le pouvoir ne doit pas faire de loi sur l’histoire ou sur la science ; c’est le prélude à un pouvoir totalitaire. L’Edit de Nantes est une démarche de laïcité où les sujets sont égaux devant la loi même s’ils n’ont pas la même religion. On passe d’une Europe héritière de courants venus d’ailleurs à une Europe fille de ses œuvres et qui va éclabousser l’humanité. L’Europe est alors conquérante (découvertes, innovations…). Einstein bouleverse la physique universelle en 4 articles en 1905 et Freud fait aussi des changements radicaux. Nous sommes les héritiers de notre histoire et nous devons assumer. L’Europe, c’est l’ouverture aux autres, le pluralisme (à tous les niveaux : mairie, église, école…) ; chacun est indépendant des autres ; le pouvoir politique n’a pas tous les pouvoirs : information, le marché dans le village (c’est la démocratie). Pour Denis de Rougemont, « l’identité européenne, c’est une aventure décisive au service de l’humanité toute entière ». Alain RENIE Lycée Saint Grégoire Lycée Sainte Ursule 37 TOURS RENDEZ-VOUS DE L’HISTOIRE BLOIS 10 au 12 octobre 2008 Les émeutes de la faim François ERNENWEIN, journaliste à La Croix Sylvie BRUNEL, professeur à Paris-Sorbonne Catherine COQUERY-VIDROVITCH, professeur émérite des Universités Boureima Alpha GADO, maître de conférences à l’université de Niamey Stevzen KAPLAN, professeur à Cornell University François Ernenwein: de mars à mai 2008, des émeutes ont eu lieu en Afrique avec une explosion des prix alimentaires. La question des échanges Nord-Sud n’est pas suffisante ; il faut réfléchir aux causes profondes, aux remèdes éventuels ; il n’y a pas d’unanimité sur ce sujet. On invoque la question des aides occidentales, de la mauvaise gouvernance ; quelles seront les conséquences de la crise financière sur l’aide au développement ? La faim fait environ 10 millions de morts chaque année ; cela reste une question très politique et dérangeante. Sylvie Brunel :en 2008, une trentaine de pays ont été touchés par des émeutes de la faim ; des urbains sont descendus dans les rues pour crier contre la cherté de la vie (cf les révoltes frumentaires de l’Ancien Régime). On a la persistance d’une malnutrition chronique : 850 à 925 millions de personnes concernées selon la F.A.O., soit 17 à 18% de la population du Sud. Les habitants des villes consacrent au moins 50 à 60% de leurs revenus à leur alimentation ; or, on a eu de mauvaises récoltes de céréales en Australie, Argentine, plus la flambée des prix du pétrole (donc coût du transport), plus le transfert vers les agrocarburants et les changements d’habitudes alimentaires (3 repas par jour avec lait, viande …) et les spéculations sur le blé et le riz. Tout cela a posé des problèmes dans les pays qui avaient l’habitude de s’approvisionner pas cher sur le marché international. Les pays du Sud ont sacrifié leurs agricultures. Les émeutes se sont ralenties parce que la récolte 2008 est bonne, que le prix du pétrole baisse et qu’il y a un certain retour à l’agriculture. Boureima Alpha Gado :les manifestations ont eu lieu contre la vie chère sur des produits de première nécessité (riz, mil, maïs, huile, sucre…) dont les prix ont pu être multipliés par 2 à 4.Ces émeutes ont eu un caractère violent en particulier au Sahel. On peut avoir trois séries de pays ;la hausse des prix s’est effectuée sur une situation antérieure de conflits (Côte d’Ivoire, Nigéria) ; les émeutes ont pu être très spontanées (Cameroun, Guinée, Mauritanie) ; les émeutes ont eu lieu dans des pays avec une insécurité alimentaire chronique où les revenus paysans sont déjà insuffisants en période normale (Niger, Burkina-Faso). Au Niger, un foyer de 10 personnes (1 homme, 2 femmes, 7 enfants) a besoin d’un sac de mil plus un sac de maïs plus un sac de riz par mois ; or le sac est monté à 30 Euros, soit le SMIC mensuel… Sylvie Brunel : on assiste à la résurgence de discours néo-malthusiens ; on a la possibilité de mobiliser les ressources pour diminuer la crise. Ces émeutes sont la revanche des paysans. Catherine Coquery-Vidrovitch : les émeutes ne sont pas finies (voir le Sénégal en septembre) ; elles ont surtout lieu dans les pays non pétroliers ; dans le cadre de la mondialisation, il y a une filiation à faire entre la crise pétrolière, les émeutes de la faim, la crise financière…Dans une étude faite sur la crise de 1929 en Afrique, il y a des éléments qui apparaissent : dès 1926-28, la crise agraire apparait fortement (donc avant la crise de 1929) ; la crise devient très grave après 1932, moment où elle se stabilise ailleurs ; c’est aussi le problème aujourd’hui. Il y a eu la hausse du pétrole. Dès 2003, des spécialistes annoncent la hausse du pétrole, qui peut amener une crise mondiale ; on se lance dans des produits de remplacement : 30% de la production de maïs se fait pour des ressources énergétiques. Aujourd’hui, les émeutes de la faim sont urbaines, ce qui est nouveau ; elles ont démarré au moment de la soudure ; cela devrait aller mieux avec les récoltes en octobre, décembre. L’Afrique va moins souffrir de la crise financière et bancaire ; mais le risque de misère sociale augmente avec la récession ; cette misère va augmenter pendant 5 à 6 ans. Steven Kaplan : la faim n’est pas seulement africaine. Toute l’histoire de l’Europe est scandée par des problèmes alimentaires. En France en 1947, on compte plus de 1.000 émeutes de la faim, parfois très violentes. Dans les émeutes, on a souvent la présence des femmes (c’est le signe pour un pouvoir que c’est important), la connivence entre des autorités locales et les manifestants (on envoie un message au pouvoir) ; l’émeute exprime aussi la question de la qualité des produits. Les émeutes ont une dimension politique avec une prise de conscience (« on a droit à l’existence, à l’expression ») ; l’économie morale c’est le droit de manger, qui ne passe pas forcément par l’économie de marché. On doit être très attentif à la distribution de la récolte ou à l’arrivée des produits venus de l’étranger. Il y a besoin de remettre en question tous les modèles de développement parce qu’on est toujours dans une notion de dépendance. Catherine Coquery-Vidrovitch :il y a une exigence politique de ces émeutes ; les urbains sont aujourd’hui aussi nombreux que les ruraux en Afrique ; on a l’expression d’un profond malaise politique ; il faudra des restructurations fondamentales dans les 10 ans à venir ; il faut que l’Afrique constitue une entité auto-responsable. François Ernenwein : l’Afrique doit-elle être dépendante ou non ? Faut-il lui envoyer de l’aide ou pas ? Boureima Alpha Gado : au Niger en 2005 on a eu la sécheresse et les criquets ; mais aussi le gouvernement a fait une loi créant une TVA de 20% sur les produits de première nécessité ; cela a provoqué des émeutes et le gouvernement a retiré la loi. Sylvie Brunel : qu’est-ce qui permet la sécurité alimentaire ? L’autosuffisance n’est plus possible dans la mondialisation ; l’Afrique demande du blé, du maïs… La sécurité alimentaire c’est les échanges à tous les niveaux ; ils doivent être équitables ; les réserves de production existent ; on souffre de la faim à côté d’entrepôts pleins (il y a aussi la question des spéculations). En Ethiopie, une année de bonne récolte est suivie de pénuries alimentaires parce que les paysans se sont repliés sur l’autosubsistance et redeviennent vulnérables. Actuellement, beaucoup de personnes rurales ne vivent pas de l’agriculture ; elles sont endettées et partent vers la ville. C’est le problème de la rémunération, quelque soit le produit ; est-ce que votre travail est reconnu ? il faut une bonne distribution et une sécurisation foncière. Il faut que l’Etat intervienne : il stocke en période de bonne récolte et redistribue en cas de besoin ; il faut aussi des organisations paysannes (syndicats, coopératives…) comme les producteurs de coton du Mali qui se sont fait entendre à l’O.M.C.. On doit avoir aussi une mobilisation des investissements, des moyens agronomiques ; il faut protéger les frontières (l’Afrique n’y arrive pas). Dans la lutte contre la faim, tous les acteurs sont nécessaires, y compris les O.N.G. ou le Programme Alimentaire Mondial. Steven Kaplan : il faut réussir à articuler la technologie, la production et la gouvernance globale. Dans l’esprit des hommes, il n’y a guère de différences entre famine, disette et cherté. Il faut prendre en compte les structures sociales. Lors de la révolution verte des années 1970, les agronomes étaient très bons, mais n’ont pas pris en compte les conséquences sociales. Quelle régulation faut-il trouver ? avec quels moyens ? avec quelle gouvernance ? Après 1945, la France a donné à l’O.N.I.C. (Office National Interprofessionnel des Céréales) un pouvoir énorme qui ne réussissait pas ; on peut aussi s’interroger sur les despotismes locaux, régionaux, nationaux. Boureima Alpha Gado : comment se fait-il que l’Afrique n’aie pas constitué depuis 20 ans une sorte de P.A.C. et qu’il n’y ait pas de politique régionale africaine ? Il y a des initiatives régionales ; le comité de lutte contre la sécheresse au Sahel existe ; la C.D.A.O. a une politique agricole…Mais il n’y a pas d’applications concrètes au moment des crises. Sylvie Brunel : les Africains se posent la question depuis longtemps ; l’Afrique sort d’une « décennie du chaos » avec de nombreux conflits ; les paysans ont subi de nombreuses prédations. Les famines en Afrique de l’Ouest ne sont plus dans les pays traditionnels de la faim. On trouve des tensions éleveurs-cultivateurs sur les zones de front pionnier. La consommation de viande augmente dans le monde ; les animaux consomment du grain, il y a concurrence avec les hommes. 25% des céréales mondiales sont pour l’alimentation du bétail ; pendant longtemps, on a eu surproduction avec même les pays du Nord qui réduisaient leur production. Sommes-nous prêts tous à nous contenter d’un bol de mil par repas ?? Dans les pays en difficulté, on a une monotonie alimentaire et donc des carences et des maladies. Steven Kaplan : aujourd’hui, 4 à 5 sociétés contrôlent 80% du marché des grains ; elles échappent à tout contrôle et peuvent stocker et spéculer. Mais aussi on peut dire que les prix relèvent autant du politique que de l’économie. Aux Etats-Unis, on a des coûts très élevés à terme ; il faudra une régulation internationale. Sylvie Brunel :15% de la production mondiale est échangée sur le marché mondial ; donc 85% restent sur le marché local ; les grandes entreprises sont relativement loin. Le clivage dans l’agriculture se fait entre une agriculture moderne (machines, engrais, lobbiyng..) et une agriculture familiale ; on trouve les deux sortes au Nord et au Sud. Il faut les deux systèmes. Catherine Coquery-Vidrovitch : c’est le problème de la quadrature du cercle ; les citoyens du Nord doivent repenser les échanges Nord-Sud ; il ne faut pas désespérer. Vers 1960, le point de départ des pays d’Afrique était très bas (production, compétences…). Un gros travail a déjà été fait, qu’il faut continuer. Les difficultés vont accroître les problèmes sociaux, imposer des restructurations politiques ; il y a aussi la question des échelons intermédiaires avec la corruption, le manque de formation ; actuellement, le taux de scolarisation diminue en Afrique, ce qui est un problème. Alain RENIÉ Lycée Saint Grégoire Lycée Sainte Ursule 37 TOURS RENDEZ-VOUS DE L’HISTOIRE BLOIS 10 au 12 octobre 2008 Chrétiens, les Européens ? Dominique BORNE, président de l’Institut Européen en Sciences des Religions Hubert BOST, Ecole Pratique des Hautes Etudes Daniel KONIG, chercheur à l’Institut Historique Allemand Jean-Paul WILLAIME, sociologue à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes Dominique Borne : en 2007, le pape Benoît 16 s’est demandé comment l’on peut exclure le christianisme, comme un élément essentiel de l’identité européenne ; en 2004, l’archevêque de Varsovie dénonçait le laïcisme idéologique. Dans son livre, « l’Europe frigide », Elie Barnavi dit que l’Europe a été chrétienne et qu’on ne comprendrait rien à l’Europe si on gomme cet aspect essentiel de son identité. En 2007, Paul Veyne dit que l’Europe n’a pas de racines chrétiennes ou d’autres racines, elle s’est faite par étapes imprévisibles. Qu’est-ce qu’être chrétien en Europe ? Depuis quand et comment y a-t-il une histoire des chrétiens ? Et les autres religions ? Et le rationalisme ?... Daniel König : au Moyen Age, être baptisé, c’est pratiquer le culte et ne pas être juif. Etre chrétien est aussi une question de pouvoir. Hubert Bost : à l’époque moderne, on oscille entre la conviction personnelle et le regard extérieur ; on est chrétien de plus en plus individuellement. Jean-Paul Willaime : aujourd’hui, on a des références avec des enquêtes sur des identifications. 70 à 75% de la population s’identifie au christianisme avec des niveaux très différents d’adhésion, de pratiques… Chez les 20-29 ans, cela devient parfois minoritaire. Dominique Borne :comment les Européens sont devenus chrétiens ? Daniel König : on trouve des activités missionnaires autour de la Méditerranée dès le 1er siècle ; la structure de l’empire romain a favorisé la diffusion ; à partir de 313, la diffusion est encouragée par l’Etat qui donne des avantages fiscaux, de la fonction publique…Au 4ème siècle, les autres cultes sont défavorisés. Au 5ème , les évêques administrateur de leur diocèse deviennent l’interlocuteur avec les peuples germaniques ; ces derniers adoptent la foi arienne, puis se rallient au Concile de Nicée ; on a aussi une expansion à l’extérieur de l’empire romain. Au 11ème siècle, l’Europe est devenue chrétienne. On a aussi un processus de construction institutionnelle : évêques, monastères…On a une standardisation topographique avec la construction des églises. On a peu à peu l’exclusion des groupes non chrétiens. Tout cela se fait aussi en interaction avec le monde juif et la philosophie grecque. Il y a plusieurs christianismes qui s’adaptent ; l’environnement devient progressivement chrétien ; la pensée grecque reste importante pour la théologie chrétienne ; on a la transmission de ce qu’il y avait avant. Hubert Bost : il n’y a pas de christianisme en soi ; on a une alchimie entre la culture qui reçoit et le message qui s’adapte ; on va avoir des christianismes avec des territoires divers. Au 15ème et 16ème siècles, avec les changements techniques (imprimerie, papier), les idées se diffusent plus vite. La vision du monde change ; on n’est plus au centre de l’univers ; cela modifie la vision qu’ils ont d’eux-mêmes. Cela a des conséquences sur le domaine religieux. Aux 14ème et 15ème, la poussée critique du peuple de l’Eglise entraîne la Réforme. Luther conserve l’idée que la société est chrétienne ; être chrétien ce n’est pas forcément être européen, on a des « micro-dissidences ». Etre chrétien relève d’une décision personnelle ; c’est la montée de l’individualisme. Dominique Borne : et que faut-il dire et penser des chrétiens grecs orientaux ? C’est le problème de la définition de l’Europe. Daniel König : au Moyen Age, on parle de l’Occident ; le monde grec est dans Byzance. Hubert Bost : le monde oriental n’a pas le même rapport à l’histoire, surtout après 1453 ; il est plus immobile dans ses rites. La ligne de fracture Orient-Occident pose des problèmes spécifiques. Jean-Paul Willaime : l’Europe est très marquée par la territorialisation des appartenances religieuses ; on a des influences culturelles (paysage, calendrier…). Au 21ème siècle, le développement du christianisme est ailleurs en Amérique, Océanie. On assiste à une multiculturalisation dans les terres d’Europe ; on trouve des christianismes africains et asiatiques. On passe du religieux par héritage au religieux par choix et les frontières entre les groupes sont floues. Dominique Borne : les nations marquent le christianisme, par exemple les anglicans. En Grèce, on vient tout juste d’enlever la mention de la religion sur la carte d’identité, ce qui permet d’arriver à une standardisation européenne; la constitution fait toujours référence à la Sainte Trinité. Hubert Bost : c’est le résultat d’une pression politique. Daniel König :c’est le problème des discours ; on est chrétien parce qu’on est contre l’Islam au Moyen Age. Est-ce que les autres religions marquent l’Europe ? Le judaïsme est important pour le christianisme. Au Moyen Age, les juifs ont un statut spécial mais il y a les persécutions des 11ème et 13ème siècles. L’Islam a un rôle important avec le transfert du savoir grec par l’Espagne ; il apparaît comme une alternative au christianisme. Dominique Borne :les juifs restent présents en Europe même s’ils sont expulsés (cf le Comtat Venaissin). En 1492 avec l’expulsion des juifs d’Espagne, l’Europe s’affirme-t-elle chrétienne ? On commence à parler de « pureté de la race ». Hubert Bost :en 1492, les juifs sont expulsés d’Espagne ; en 1685, Louis 14 révoque l’édit de Nantes contre les protestants ; ce sont des décisions politiques, mais les faits résistent. Spinoza fait dans ses œuvres une critique de la religion et pose de nombreuses questions ; il est exclu de la synagogue. Le paganisme reste une question complexe. En 1978 Jean Delumeau publie « le christianisme va-t-il mourir ? » Cela pose la question des critères pour définir les chrétiens. A la fin du 17ème siècle, Pierre Bayle écrit un « dictionnaire historique et critique » ; il y écrit des articles sur des « mal pensants » comme Averroès, Maimonide… au moment où a lieu le siège de Vienne par les Turcs (1683). Ce qui l’intéresse, c’est la manière de chacun de raisonner. Jean-Paul Willaime : l’Europe est très marquée par des héritages conflictuels comme les guerres de religion, l’antisémitisme, ou l’interaction avec l’Islam. Le mouvement des Lumières se fait avec des différences entre la France, l’Allemagne, l’Angleterre ou l’Ecosse. On voit aussi la question du traitement des sans religion ; en Belgique, ils sont considérés comme un véritable groupe institutionnel. Les institutions européennes sont une fédération humaniste européenne. Actuellement, de nombreux Européens sont sans appartenance religieuse claire. Dominique Borne :pour Elie Barnavi, la laïcité est le produit du christianisme. Daniel König : il est difficile de juxtaposer rationalisme et religiosité. L’Europe chrétienne invente le pape et l’empereur, mais pas la théocratie. En fait, il y a lien et rupture ; « tout pouvoir vient de Dieu ». Jean-Paul Willaime : les conflits pour délimiter le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel font partie de l’Europe. C’est le problème du rapport du politique au religieux. On a vu des accaparements politiques du spirituel, par exemple l’athéisme d’Etat en Europe orientale. Les religions peuvent aussi dire des éléments aux politiques. On a bien des influences culturelles des religions. Alain RENIE Lycée Saint Grégoire Lycée Sainte Ursule 37 TOURS RENDEZ-VOUS DE L’HISTOIRE BLOIS 10 au 12 octobre 2008 La Bible dans la conscience des Européens Du 17ème au 19ème siècle Benoit DE SAGAZAN, journaliste au Monde de la Bible Dominique BOURREL, directeur de recherches au C.N.R.S. Thomas ROMER, professeur de la Bible hébraïque à Lausanne Dominique Bourrel : la Bible s’est retrouvée au centre d’un conflit d’interprétation entre la France (catholique) et l’Allemagne (protestante) au 17ème siècle. Jusque là, on parle de « parole divine, parole révélée ». Avec Spinoza apparaissent des difficultés d’interprétation. On peut dire qu’au 17ème, la Bible « nous tombe dessus ». Les catholiques, les protestants, les juifs rencontrent des problèmes avec les traductions. La Réforme a permis le retour de l’apprentissage de l’hébreu, de l’arabe. Les savants juifs allemands du 19ème ont une très forte érudition et une culture énorme. Dans le monde juif, il n’y a pas d’analphabètes, parce qu’il faut lire la Torah. Ils sont entrés dans les universités allemandes. Dans le monde protestant, on facilite l’accès direct aux livres (voir les bibliothèques des universités). Dans le monde catholique, on a des fiches dans les bibliothèques et on n’a pas d’accès direct aux livres. De plus la théologie catholique arrive d’en haut ; l’école de Jerusalem se forme progressivement avec le Père Lagrange. Du 17ème au 19ème siècle, la Bible rentre dans le monde de la culture ; on bénéficie d’une science biblique. Le consul de Prusse à Jerusalem en 1838 est un orientaliste, celui de la France se contente de porter le drapeau…Or Jerusalem est le fondement de l’humanité. Thomas Römer : au 19ème, la Bible est une affaire européenne et d’interprétation. Avec le romantisme, on veut trouver les origines, aller en Terre Sainte ; les voyages savants ne sont pas seulement des pélérinages ; ils donnent lieu à 400 publications aux 18ème et 19ème . L’archéologie est plus récente ; elle commence au 19ème mais se développe sérieusement après 1950. Pendant longtemps, l’archéologie biblique avait un aspect apologétique. Les voyages sont nombreux ; la reine Victoria voulait vérifier que l’histoire biblique est l’histoire réelle afin de parer à l’incroyance. Des découvertes sont faites par hasard : la stèle de Mesha est le premier récit biblique en dehors de la Bible. Beaucoup de découvertes en Mésopotamie, en Egypte mettent le texte de la Bible en question. On a des documents du 5ème siècle avant Jésus Christ qui précisent que des Judéens ont plusieurs dieux. Les textes de Assurbanipal, de Gilgamesh donnent une description du déluge identique à la Bible. Peu à peu, on a l’idée que la Bible n’est pas l’élément premier, qu’elle reprend des textes de Mésopotamie et d’Egypte, qu’elle serait un « plagiat ».Tout cela provoque de grandes polémiques vers 1900 en Allemagne avec des départs de professeurs, le refus de l’empereur Guillaume II. Ces textes remettent en question l’autorité de la Bible et son importance, cela bouleverse l’Europe. L’archéologie est une affaire européenne au 19ème ; on trouve des trésors et on a perdu des travaux sérieux. A partie de 1890 commence une archéologie sérieuse avec des couches, une méthode historique. L’archéologie interpelle le lecteur de la Bible aujourd’hui. Benoit de Sagazan :comment la communauté juive du 19ème siècle accueille-t-elle ces découvertes ? Dominique Bourrel : les juifs sont dans la même position que les catholiques parce que le Livre dit autre chose ; ils sont étonnés. Les jeunes juifs se réapproprient leur patrimoine : en 1925, 2 juifs traduisent la Bible en allemand en partant du travail de Luther. Les discussions sont difficiles des uns vers les autres. On peut voir le problème actuel avec Israël où on a des laïcs (Elie Barnavi) qui disent n’avoir rien à voir avec David et l’histoire de la Bible. Thomas Römer : les juifs traditionnels s’intéressent au Talmud et n’ont donc pas de problèmes. Il y a plus de soucis pour les juifs assimilés et ouverts. Le protestantisme est aussi très divers ; on y trouve aussi un fondamentalisme très rétrograde. Dominique Bourrel : tous travaillent la Bible, c’est ce qui fait encore son actualité. La volonté de rationaliser le texte biblique montre la difficulté et le fait de prendre le texte sans plus. Il fallait expliquer les miracles, la traversée de la Mer Rouge, or on ne peut pas prouver. Benoit de Sagazan :quelle est la façon de recevoir la Bible aujourd’hui ? Thoma Römer : il y a encore des décalages entre la science et le texte. Dans communautés religieuses il faut voir les chefs spirituels pour la prise en compte. Pour scientifiques, il est normal que les questions existent. Les chercheurs doivent expliquer contextes des textes, les recherches. Les fondamentalistes refusent de faire un effort réflexion. Pour la communauté croyante, la Bible est un livre vivant. les les les de Benoit de Sagazan : qu’est-ce que l’archéologie pose comme problème en Israël ? Thomas Römer : les récits bibliques ont été utilisés pour forger l’identité de l’état d’Israël en 1948 ; la Bible est toujours lue comme un livre d’histoire et elle forge l’identité. Des universitaires israéliens posent des questions, ce qui provoque des polémiques, des amalgames. Il est difficile de remettre en question des récits fondateurs. En 1948, on revendique l’archéologie et la Bible comme outil politique. Ytzach Rabin demandait de faire attention à ceux qui prennent la Bible comme un document foncier. La lecture critique historique de la Bible a commencé en Allemagne au 18ème avec les hellénistes ; c’est devenu un genre littéraire jusqu’au début du 20ème siècle. On peut admettre de définir des strates différentes dans la Bible avec une évolution des textes, de la tradition orale. La Bible est un livre mythologique et intéressant ; on peut préciser que l’hébreu biblique est une langue qui n’a jamais été parlée. Dominique Bourrel : la Bible est un ensemble de documents très divers ; il y a eu des débats, des discussions dans la Bible, le Talmud, les interprétations…Les textes que nous avons sont des copies de copies de copies… Alain RENIE Lycée Saint Grégoire Lycée Sainte Ursule 37 TOURS RENDEZ-VOUS DE L’HISTOIRE BLOIS 10 au 12 octobre 2008 1492-1945 : pourquoi l’Europe s’est-elle imposée au monde ? Laurent TESTOT, journaliste à Sciences Humaines David COSANDEY, essayiste, analyste de risques financiers, suisse Christian GRATALOUP, géographe Laurent Testot: l’Europe s’est imposée au monde et a développé son hégémonie; on a une notion d’histoire globale. Comment l’Occident a-t-il fait la mondialisation ? Il faut regarder les relations société-environnement. Christian Grataloup : l’Europe s’est étendue dur des espaces maritimes. Pour Diamond, il y a des dotations en éléments naturels différents selon les lieux ; par exemple, les animaux domesticables sont peu nombreux ; au 16ème siècle, les Indiens domestiquent rapidement le cheval. Il faut prendre en compte la taille des espaces, la disposition des grands axes de circulation : l’Amérique est orientée Nord-Sud, ce qui donne une grande diversité des milieux (climats) ; l’Eurasie, orientée Est-Ouest donne une continuité des milieux. Les courants marins sont importants pour comprendre les grandes découvertes. David Cosandey :avec l’hypothèse thalassographique, on a une interpénétration entre le milieu marin et continental. L’Eurasie apparaît mieux équipée et donc a plus de succès. L’Europe a le progrès et le succès ; le littoral y est plus découpé qu’au Proche-Orient et en Inde ; cela a favorisé dans le long terme l’essor de petits états stables et concurrents, ce qui est une condition pour que la science progresse. Laurent Testot : il y a plusieurs étapes dans l’histoire occidentale : la Grèce avec la naissance de la démocratie et de la raison, la défense de la cité et la guerre rigoureuse (la phalange est efficace et on s’impose par la violence) ; Rome apporte le droit et l’essor de la propriété privée ; le christianisme apporte la morale et le souci de l’autre ; la sécularisation permet la séparation des pouvoirs (cf saint Augustin). Vers l’an 1.000, l’Europe connait un dynamisme démographique, urbain, économique… qui permet en 1492 le Nouveau Monde. Christian Grataloup :les civilisations ne sont pas des éléments éternels. L’Europe a du sens avec la chrétienté médiévale, avec l’héritage romain sur toute la Méditerranée. Pour l’Europe, 1914 est une date charnière de fin. L’Europe est pionnière en 1492 ; elle est en avantage ;elles est tempérée et recherche des produits tropicaux, donc avoir la mainmise sur d’autres (cf l’histoire du sucre). Au 15ème ,les Européens ont inventé les routes maritimes ; il y a plusieurs états en concurrence (Portugal, Espagne, France…) ; on a un polycentrisme de l’Europe. A la même époque, les Chinois font de grands voyages au début du 15ème, mais en 1434 l’empereur décide la fin de ces voyages (donc phénomène de repli). Ainsi les Européens sont les mieux placés ; ils sont les premiers à s’emparer de l’Amérique. Là bas, ils gagnent la guerre bactériologique : en 70 ans les Incas perdent 90% de leur population. Les Européens ont eu des terres qui se sont vidées ; il faut donc importer de la main d’œuvre : colons, esclaves. La force des Européens est d’avoir réussi à dominer l’Amérique. Au 16ème siècle, l’Europe a des liquidités financières par l’Amérique ce qui lui donne une position nouvelle dans les échanges. D’ailleurs ils ne s’imposent pas en Afrique et Asie jusqu’au 18ème siècle. Au 19ème, la politique de la canonnière fait la colonisation. David Cosandey :les Portugais ont colonisé le Brésil quand ils ont vu les Français se rapprocher des côtes d’Amérique du Sud. Laurent Testot : il est intéressant de faire une histoire comparée de l’Europe et de la Chine : par exemple, la révolution démographique a eu lieu en Chine avant l’Europe. Il faut croiser les regards disciplinaires. La Révolution industrielle est le pivot de la domination de l’Occident : la main d’œuvre et les matières premières (charbon, fer) et les innovations. La Chine apparaît plus avancée que l’Europe au temps de Jésus-Christ. En 1100, la Chine produit autant d’acier que l’Europe de 1750. Elle a parfois eu un développement supérieur à l’Europe. David Cosandey : la Chine a réalisé ses plus grands progrès quand elle était divisée ; les savants vont alors d’un royaume à un autre, cela développe l’émulation, la concurrence. Quand il y a unification, les savants et les marchands deviennent les ennemis du pouvoir. Christian Grataloup :on a tendance à expliquer les éléments après coup. Plusieurs facteurs interviennent dans les évènements. La position relative des sociétés explique tout. L’Europe est fractionnée depuis plus de 1.000 ans tout en ayant une unité. Depuis le11ème siècle, il y a en Europe des lieux où les marchands et savants sont les maîtres (cités flamandes, Italie…) ; ils ont une autonomie que ne peuvent pas briser les monarchies terriennes. Le fractionnement est à la fois un atout et un handicap. On peut souvent prendre les explications en positif et en négatif. David Cosandey : ces explications ressemblent à une influence de l’idéologie néo-libérale. En fait, il faut penser monde. L’Europe unifiée serait en concurrence avec les Etats-Unis, la Chine ; on peut voir la concurrence actuelle sur les très grands télescopes, les accélérateurs de particules…La concurrence entre les Etats doit conduire l’Etat à soutenir l’économie, à y intervenir, à soutenir les entreprises : voir le projet TGV ; il n’est donc pas néo-libéral ; il faut une limite à la concurrence. Alain RENIÉ Lycée Saint Grégoire Lycée Sainte Ursule 37 TOURS RENDEZ-VOUS DE L’HISTOIRE BLOIS 10 au 12 octobre 2008 Les frontières sont-elles le malheur de l’Europe ? Michel FOUCHER, professeur à l’E.N.S. et diplomate Henri LAURENS, professeur au Collège de France Pierre MILZA, professeur émérite à Paris-I Maurice SARTRE, professeur émérite à l’université de Tours Laurent THEIS, société d’histoire du protestantisme Laurent Theis : quelle idée et réalité a-t-on de l’Europe ? Quand les frontières se mettentelles en place ? quelles sont les perspectives des frontières internes et externes ? Michel Foucher : au Moyen Age, on parle de chrétienté et pas d’Europe. L’adjectif « européen » est utilisé par le pape Jules II contre l’empire Ottoman : « vous êtes tous européens ». Le pape joue aussi un rôle dans le traité de Tordesillas en 1494 avec le Portugal et l’Espagne. L’Oural est une représentation géopolitique ; Pierre le Grand veut moderniser la Moscovie, dont il estime qu’elle n’est plus en Asie. L’Oural est le point de départ pour la conquête de la Sibérie. Henri Laurens : la limite de l’Europe se fait par les confrontations avec les Turcs, on a des allers retours avec l’Orient. Au 17ème siècle, on a un relatif équilibre en Méditerranée. Les Balkans sont dans l’empire Ottoman, donc l’Europe s’arrête à Trieste. La frontière se fait aussi avec l’orthodoxie ; les Croates (catholiques) sont en Autriche et les Serbes (orthodoxes) dans l’empire Ottoman ; on peut y voir les tragédies du 21ème siècle. La frontière avec l’Islam est visible et étanche ; on a un cordon sanitaire pour enrayer les épidémies ; on ne communique plus avec l’Islam, sauf par des sas maritimes (Livourne, Marseille, Barcelone) et des espaces terrestres (avec des forces de cavalerie). Ces sas disparaissent vers 1840. Pierre Milza : au 19ème on a un espace multipolaire et le mouvement des nationalités avec le congrès de Vienne (1815) et le traité de Versailles (1919). Au 18ème siècle, être européen, c’est parler le français et connaitre la civilisation française : Frédéric II, Catherine de Russie…Cela ne concerne que la classe dirigeante. Voltaire est en contact et reçoit, à Ferney toute l’Europe. Le partage au congrès de Vienne se fait sur des idées d’avant la Révolution à la convenance des souverains qui s’échangent des territoires ; il y a un équilibre entre les puissances et il n’y a pas trop de guerres entre 1815 et 1914. Laurent Theis :pendant longtemps les frontières sont synonymes de limite ; le limes de Rome est-il défensif ? Maurice Sartre : l’empire romain est plein de frontières intérieures ; le limes concerne les limites extérieures ; par nature l’empire romain est sans limites, sauf l’affrontement à l’Est avec les Parthes, puis les Perses. Les murs romains sont un système de défense en profondeur avec un espace administré ; la frontière se construit peu à peu, c’est aussi une zone d’échanges. Michel Foucher : en 1648, la souveraineté d’Etat passe par la frontière ; le mot frontière apparaît au 14ème siècle ; c’est le lieu par lequel l’ennemi va survenir, elle a un sens militaire ; c’est la limite d’état au 19ème . La frontière est liée à la notion d’Etat et de souveraineté exclusive. En 1648, on reconnait la souveraineté de l’autre. Les premiers traités avec des limites cartographiques sont entre la Russie et l’empire Ottoman sur la Bessarabie et le Caucase. La frontière est une limite (articulée avec l’extérieur) et une borne (on ferme) ; on met en place le système des places fortes de Vauban. Pierre Milza : comment se font les frontières ? avec les traités de Paris en 1856 et Versailles en 1919. En 1919, on a des experts qui préparent le terrain et vont en mission sur place avec les questions des frontières naturelles, des droits historiques…Chacun donne des arguments et la décision est prise ensuite par le conseil des quatre ; mais on peut avoir des soucis : le Haut Adige (revendiqué par l’Italie) et le Sud Tyrol (Autriche) sont le même espace… En 1871, Thiers et Bismarck ont eu des discussions sur Metz et Belfort ; chacun en a gardé une qui est devenue une place forte. Henri Laurens : les Européens ont projeté leur conception des frontières dans la colonisation ; au 19ème on a un équilibre européen dans le monde ; on se divise le monde, avec des frontières coloniales dont certaines sont toujours en place (voir l’Afrique). L’Islam ne colonise pas les chrétiens dans les Balkans ; mais on va multiplier les frontières avec des états nombreux et cela donne la purification ethnique au 21ème siècle. La colonisation du Maghreb se fait parce qu’il y a des musulmans et des juifs. Les chrétiens existent dans l’empire Ottoman qu’on se propose de réformer au 19ème ; l’empire Ottoman se définit donc comme européen : le khédive Ismaël en Egypte. Laurent Theis : de quelle Europe parlons-nous depuis 1945 ? Michel Foucher :il y a confusion entre l’Europe et l’Union Européenne. L’U.E. est une forme organisée d’une partie du continent. Le Conseil de l’Europe, créé en 1949, a défini en 1994 son périmètre d’intervention : la Turquie est un pays fondateur, la Russie est dans l’Europe, l’Afrique du Nord n’en fait pas partie ; il y a eu débat à propos du Caucase et ce fut positif parce qu’il y avait la volonté de se rapprocher ; mais le Kazakhstan n’est pas tourné vers l’Europe. La question des limites de l’U.E existe ; c’est une association volontaire de regrouper certaines compétences. Vue de Chine ou d’Inde, l’U.E. apparaît comme incarnant le continent. Maurice Sartre : il y a de multiples critères de limites ; on assiste à des confusions ; il faut faire coïncider les critères. Henri Laurens : l’empire Ottoman était balkanique, donc européen ; les Turcs ont le même héritage que la Grèce, la Bulgarie, la Roumanie ; ils peuvent donc être européens. En 1995 le processus de Barcelone rapproche les rives Nord ( dans l’U.E.) et Sud, ce qui amène en 2008 l’Union Pour la Méditerranée… Mais il y a le monde arabe qu’on ne veut pas nommer. Pierre Milza : la multiplication des frontières au 20ème siècle ne fait pas beaucoup avancer la question. Qu’en pensent les Européens ? La frontière crée une culture importante. Au 19ème les unités de l’Italie et de l’Allemagne ne se sont pas faites d’un seul coup. La langue italienne se codifie au 19ème. Michel Foucher : la notion d’une Europe sans frontières n’est pas bonne. Il faut transformer les lignes de front en ressources. Dans l’U.E., les vieilles limites (par exemple la frontière franco-allemande) sont des ressources. La diversité des peuples fait la force. Il y a un besoin de limites qui permet de se projeter vers l’extérieur : voir Jean-Pierre Vernant. L’U.E. joue-telle l’émiettement de l’Europe de l’Est avec le Kosovo, le Monténégro, la Yougoslavie ?? On a la tendance à ce que les groupes qui se perçoivent comme des nations veulent devenir des Etats souverains. Les frontières sont liées à des rapports de force ; « la bonne frontière, c’est la mienne ». Les Etats-Unis ont une vision claire de l’Europe : il faut finir le travail commencé le 6 juin 1944 ; on v a avoir l’Europe du Conseil de l’Europe sans la Russie. Il faudra voir vers 2020-2025. Alain RENIÉ Lycée Saint Grégoire Lycée Sainte Ursule 37 TOURS RENDEZ-VOUS DE L’HISTOIRE BLOIS 10 au 12 octobre 2008 Les Québécois se sentent-ils plus Européens qu’Américains ? Raymonde LITALIEN, conservateur honoraire des archives du Canada Yves DELOYE, professeur à Paris-I et à Rennes Guy LACHAPELLE, professeur à l’université Concordia de Montréal Christian RIOUX, journaliste canadien à Paris Raymonde Litalien : on ne porte que peu d’attention aux acquis historiques. Jusque très récemment, l’immigration au Québec est surtout européenne. Dans le droit, c’est la coutume de Paris qui s’est imposée (voir la pratique notariale). L’implantation géographique s’est faite le long du Saint Laurent ; les voies d’eau ont longtemps été les seules voies de communication ; on y adjugeait les terres perpendiculairement à la voie d’eau (voir la configuration de l’habitat). La toponymie rappelle la France ; les villes sont européennes avec leurs fortifications, l’omniprésence des églises et édifices religieux surtout au 19ème siècle. Le système d’éducation (et la langue) est resté français jusque vers 1970. Le Code Civil du Québec tient beaucoup à la coutume de Paris. Le Québec a adopté le système métrique avant les autres provinces. Mais aussi les institutions gouvernementales sont dérivées du système britannique. Guy Lachapelle : c’est le problème du concept de l’américanité du Québec. Vers 1840, on a une grande réflexion sur la place du Québec en Amérique du Nord. Les idées de la révolution américaine ont attiré des citoyens, mais pas les élites. Est-ce que l’ALENA va modifier nos cultures ? On a encore cette réflexion sur l’identité. Dans 80% des sondages, les Québécois disent qu’ils sont d’abord des Nord-Américains, et aussi des Européens. Le Québec se retrouve plus près des valeurs européennes qu’américaines (voir l’image de George Bush) ; il y a un refroidissement sur l’espace de l’ALENA. 17% des Québécois disent avoir de la famille et/ou des proches aux Etats-Unis. Les différences entre les Québécois et les Américains sont sur la langue, l’alimentation, l’importance des vacances ; mais ils ne sont pas différents sur les valeurs familiales, les types d’habitation. On peut être contre les politiques américaine et pas anti-américain. Le Québec est le moins anti-américain ; il ne se sent pas menacé par la culture des Etats-Unis. En 1997, 85% des exportations vont vers les Etats-Unis, en 2007, ce n’est plus que 78%. Les Québécois souhaitent un « gouvernement nordaméricain ». Ils sont favorables à une monnaie commune, à des liens plus étroits avec les Etats-Unis ; 90% souhaitent aussi un traité de libre-échange avec l’Europe ; ils veulent intensifier les liens dans l’éducation, la santé. Le Québec veut avoir un rôle plus actif dans le domaine régional et international. L’influence du Québec augmente sur la scène internationale. Christian Rioux : les Québécois sont-ils Européens ? La question est surprenante ; ils sont américains, ils se sont approprié le continent ; ils ont créé et enrichi les mythes fondateurs de l’Amérique (Champlain). Ils ont l’héritage européen plus ou moins important selon les époques, les groupes sociaux… Les Québécois n’ont pas rompu eux-mêmes le lien colonial avec la France et la Grande Bretagne ; ils se sont coulés dans le Canada. Depuis 1997-1998, on trouve une rupture avec la France dans l’imaginaire. Dans les livres scolaires, aucun accent n’est mis sur les origines européennes, les auteurs français sont mis sur le même plan que les autres dans le cadre du multiculturalisme ; on ne trouve pas de traces de la francophonie ; on parle de « l’idée européenne large ». Dans les journaux, les critiques de romans français sont placés dans la rubrique « littérature étrangère ». Le cinéma français est en forte baisse au Québec. Yves Deloye : le problème est que si on est « plus », c’est qu’un autre est « moins », il y a donc souci. On peut avoir des identifications cumulatives ; on peut se projeter au-delà de son Etat-nation. Dans les jeunes générations, on a dépassé le « mourir pour sa patrie ». On se construit son identité, on ne la reçoit pas seulement en héritage. Les Québécois ont une image claire de ce qu’est l’Européen ; mais il est difficile de définir l’identité européenne ; en Europe, on a des réalités et on ne se projette pas forcément comme européen. Selon les enquêtes, en Europe, l’Europe n’est pas le seul élément d’identification ; on se sent européen à travers son identité nationale. Il y a actuellement deux facteurs constitutifs de l’identité européenne : l’économie avec le libre échange, l’Euro (pour 66% des gens, il est le symbole qui incarne le mieux l’Europe) et la culture (donc l’intérêt pour la diversité). Ainsi, le politique n’est plus l’élément central de nos identités ; notre identité se construit par nousmêmes. Guy Lachapelle : la notion de patrie évolue-t-elle ? On a un déclin des identités nationales ; le sens patriotique a aussi diminué (voir le rôle du Parlement, des partis politiques…) ; c’est l’effet de la mondialisation. Au Québec, comme en Europe, on voit la montée des identités locales et régionales. Quels sont les flux migratoires récents au Québec ? Au Québec, 66% des immigrants sont là depuis moins de 25 ans. Seuls 25% des immigrants sont d’origine européenne ; les autres viennent d’Afrique du Nord, d’Asie, des Antilles…Beaucoup ne parlent ni le français ni l’anglais. Entre les 50 états des Etats-Unis et les 10 provinces du Canada, c’est l’Ontario qui reçoit le plus d’immigrants (plus d’un million de personnes) ; le Québec se situe au 8ème rang…C’est encore une terre d’accueil. Alain RENIÉ Lycée Saint Grégoire Lycée Sainte Ursule 37 TOURS RENDEZ-VOUS DE L’HISTOIRE BLOIS 10 au 12 octobre 2008 Le Québec, terre d’accueil ! terre d’écueil ! Jacques LACOURSIERE, historien canadien En 4 siècles on passe d’une immigration sans restrictions à une immigration avec des critères. Nous sommes tous des immigrants en Amérique. Le premier contingent important d’immigrants européens arrive en 1541 avec Jacques Cartier sur 5 navires, soit 1.000 à 1.500 personnes qui cherchent plus de liberté ; c’est un échec et ne 1543 les survivants sont rapatriés. A partir de 1627, on a une vague d’immigrants avec la Compagnie de la Nouvelle France : ce ne sont que des catholiques. La Compagnie doit envoyer 4.000 colons en 15 ans, ce qu’elle n’arrivera pas à faire à cause de la guerre franco-anglaise. Des protestants viennent uniquement sur l’été, mais ne restent pas en hiver ; ils se spécialisent dans le commerce des fourrures. On trouve des soucis entre catholiques et huguenots sur les bateaux. Pour s’installer, les protestants doivent abjurer. En 1660, on compte 70.000 habitants en Nouvelle France et 1,2 million en Nouvelle Angleterre. La révocation de l’édit de Nantes en 1685 ne facilite pas l’arrivée des protestants. En 1755, les protestants présents respectent les lois et font 75% du commerce ; on a une certaine tolérance. Les juifs, eux, sont interdits par le roi. De 1620 à 1760, 70.000 Français traversent l’océan, seuls 10.000 s’établissent définitivement. L’immigrant idéal est l’homme ni trop riche, ni trop pauvre qui travaille. Il n’y a pas beaucoup de possibilités pour les riches. Vers 1660, on a surtout des hommes jeunes ; en 1676 on trouve sur le Saint Laurent 1.600 hommes de 16 à 40 ans et 45 femmes ; ils rencontrent trois risques : les Iroquois, l’hiver et les maringouins (anglais). Le roi décide l’envoi de filles pour les marier. Au début du 17ème on envoie de la population pénale qui deviennent de bons colons avec quelques fils de famille qui repartent. En 1628, on compte un Grec, puis peu à peu d’autres nations, des Siciliens, un chevalier de Malte. Certains prisonniers de Nouvelle Angleterre demandent la naturalisation ; dans la première moitié du 18ème, des Irlandais, des Allemands, des Belges s’installent, mais ne peuvent pas exercer certains métiers (marchands, courtiers,…). On a aussi environ 4.000 esclaves dont une majorité d’Indiens et 1.100 Noirs. Le traité de Paris en 1763 met fin à la Nouvelle France. En fait, elle coûte beaucoup et rapporte peu, alors c’est l’inverse pour les Antilles. La France préfère garder les Antilles. Les sources d’immigration évoluent ; des militaires, administrateurs anglais et écossais viennent pour s’enrichir ; on a aussi l’arrivée de juifs. Vers 1780, on a l’arrivée au Québec de 7 à 8.000 Britanniques qui quittent les futurs Etats-Unis et qui ont l’auréole des martyrs ; environ 5.000 soldats allemands viennent et certains s’installent. En 1815, l’immigration contribue fortement au développement démographique. On a alors peu d’immigrants français, sauf quelques religieux vers 1792-1793. Le 14 juillet 1855, un navire français accoste à Québec, c’est le premier depuis 1760… Le consulat général de France ouvre à Québec en 1859 et rouvre la porte à une immigration française. On a aussi une forte immigration irlandaise : 436.000 entre 1831 et 1860 avec 90.000 pour la seule année 1847. Certains vont ensuite en Ontario ou aux Etats-Unis. En 1832, les Irlandais ont apporté le choléra, l’épidémie fait 10.000 morts ; on trouve alors le premier texte contre les immigrants : « opposer une digue au torrent de l’immigration ». Au recensement de 1871, on compte 8.000 citoyens d’origine allemande, ils étaient 350 en 1850 ; on trouve 1.700 Hollandais, 500 Italiens… Depuis 1867, l’immigration devient plus simple avec la constitution du Canada ; le gouvernement fédéral, avec le Québec, établit une agence de l’immigration en Europe ; elle recherche de futurs agriculteurs avec un capital si possible ; on a de nombreux documents pour aider à choisir les immigrants. A la fin du 19ème plus de 6.000 juifs russes s’installent à Montréal, à la suite de pogroms. En 1907, à la chambre d’Ottawa, on proteste contre l’arrivée « massive » de Japonais. En 1909, Clemenceau, ministre de l’Intérieur, dans une circulaire aux préfets, dit de se méfier des besoins déclarés du Canada. De 1901 à 1910, le Canada reçoit 1,7 million d’immigrants dont seulement 16.000 de France. DE 1920 à 1930 ils ne sont que 5.000 Français sur un total d e 1,2 million. Vers 1930, le Québec est encore une terre d’écueil. On voit même un important courant antisémite contre les juifs. En 1940, le Canada est plutôt favorable à Pétain. Les Canadiens sont prêts à libérer la France, mais pas l’Angleterre. Vers 1960 le Québec ouvre une délégation générale en France et on développe les échanges d’enseignants et culturels. Les Irlandais semblent avoir eu une forte influence au Québec (folklore, expressions populaires…) ; des enfants dont les parents sont morts dans les épidémies ont été adoptés par des Canadiens français. On peut se poser la question de savoir pourquoi à la fin du 19ème les Français ont du mal à immigrer au Québec. En fait, il s’agit de ne pas dépeupler la France pour peupler la Nouvelle France (voir déjà Sully ou Colbert) ; de plus le Français ne migre plus et il y a de la place en France. La France est alors une terre d’immigration, donc il n’y a pas d’enthousiasme pour des départs. On a aussi au Québec des mouvements contre les immigrants ; les violences se font sur les questions d’emploi. 900.000 Français passent de Nouvelle Angleterre au Canada et s’assimilent, surtout grâce au clergé. Aujourd’hui, le Québec favorise l’immigration francophone en insistant sur la connaissance de la langue ; 3.500 Français s’établissent chaque année, 7.000 étudiants français sont dans les universités et une partie s’installe ; il y a entre les deux pays un projet de cohérence des qualifications professionnelles. Aujourd’hui, sont québécois ceux qui vivent au Québec ; il faut se méfier de l’expression « québécois de souche ». Alain RENIÉ Lycée Saint Grégoire Lycée Sainte Ursule 37 TOURS RENDEZ-VOUS DE L’HISTOIRE BLOIS 10 au 12 octobre 2008 La Grande guerre, entre pacifisme et patriotisme Jean Maurice DE MONTREMY, journaliste Nicolas BEAUPRE, université de Clermont-Ferrand Philippe FORO, université de Toulouse et de Turin Jean-Yves LE NAOUR, professeur en classes préparatoires André LOEZ, professeur en classes préparatoires et à Sciences Po. Jean-Maurice de Montrémy : on a deux éléments importants dans ce conflit : les foules enthousiastes de 1914 et les mutineries ; qu’en est-il de l’engagement national ? Jean-Yves Le Naour : en 1913 on n’oppose pas les deux notions de pacifisme et de patriotisme. On a alors la faillite du pacifisme et on voit la montée des nationalismes ; le vote de la loi des trois ans suscite un énorme débat ; le nationalisme profite du climat de peur de l’Allemagne. Parmi les forces pacifistes, on trouve la S.F.I.O. qui se définit comme internationaliste et la C.G.T. pour qui la guerre est le « produit des bourgeoisies nationales ». La plupart des Français sont pacifistes ; la loi des trois ans est pour tenir l’Allemagne, pas pour la provoquer. Les nationalistes français n’ont pas de volonté de conquête. Pour les internationalistes, la question est de savoir jusqu’où. Veut-on la défaite de son pays ? En Allemagne, s’il y a la grève générale, on imagine l’arrivée des Cosaques…En France, on craint que la grève générale ne soit pas suivie aussi en Allemagne. Jaurès est patriote ; il souhaite une armée populaire ; les Français ont le sentiment que l’Allemagne est l’agresseur ; chacun pense que l’autre est le provocateur. Jaurès est mal vu dans la presse de droite : « il faudra le tuer à la mobilisation », Jaurès c’est l’Allemand » dit Charles Maurras. L’assassinat de Jaurès est l’œuvre d’un déséquilibré ( Raoul Villain) qui voulait aussi assassiner le même jour Joseph Caillaux. Nicolas Beaupré : En Allemagne, les deux notions de pacifisme et patriotisme se mélangent ; en fait il faut justifier une guerre qui se passe en territoire étranger. Au début, on ne fait que défendre sa patrie avec l’inquiétude de la Russie ; ensuite cela devient plus complexe. Emerge en Allemagne, un courant pacifiste radical avec Karl Liebknecht et des milieux culturels ; le 1er mai 1916 on a une manifestation pacifiste en Allemagne qui montre que l’Allemagne mène une guerre expansive. On assimile pacifisme et refus de la guerre : grèves, la « grève cachée de 1918 » où l’on a à la fois des soldats qui pensent que la guerre est perdue et traînent pour aller au front et des soldats qui se battent jusqu’au bout. André Loez : le cas de l’Angleterre pose la question de la durée. En 1914, on pense que la guerre sera courte et on a un pacifisme court qui fait qu’on peut passer outre. L’armée britannique est une armée de métier qui fait appel au volontariat ; en 1916, le nombre de volontaires diminue et on met en place la conscription. En 1914, les volontaires font référence à la neutralité de la Belgique, garantie par la Grande Bretagne. Philippe Foro : l’Italie entre en guerre le 24 mai 1915 ; le débat sur l’intervention a été rude dans une partie de la population. Pour les neutralistes (Giolitti et les dirigeants), l’Italie ne doit pas choisir ; elle doit négocier sa neutralité car elle n’a rien à gagner à entrer dans la guerre ; on trouve aussi dans ce groupe les socialise au nom de l’internationalisme socialiste et l’Eglise avec le pape Benoît 15 qui publie le 1er novembre 1914 une encyclique qui dénonce la guerre. Dans les interventionnistes, on trouve les autres dirigeants pour qui la guerre est un moyen de faire reconnaître l’Italie comme grande puissance ; il faut négocier au plus haut, ce sera le traité de Londres ; on y trouve aussi les nationalistes traditionnels qui veulent terminer l’unité italienne (le Trentin) et être une puissance en Méditerranée ; on a aussi des artistes futuristes (soutenus par Apollinaire) qui veulent créer une autre Italie et pour qui « la guerre est l’épreuve suprême » ; les républicains, héritiers de Mazzini et Garibaldi voient la guerre comme l’aboutissement du Risorgimento et veulent défendre la république par alliance avec la France ; pour certains socialistes, dont Mussolini, de la guerre va sortir un autre monde. André Loez : la question est de savoir ce que pense le peuple pendant la guerre ; ces débats leur apparaissent lointains et très construits ; très peu sont des pacifistes militants. Les combattants aspirent à la fin de la guerre, mais c’est compliqué à obtenir par les armes à partir de 1915. il y a la volonté de rentrer chez soi. On compte sur les Alliés pour finir la guerre. Les mutins souhaitent accélérer la fin de la guerre mais ne sont pas des pacifistes. Les embusqués sont à la fois haïs par les combattants et enviés parce qu’on aimerait bien être à leur place. Les mutins sont d’accord pour se battre mais pas n’importe comment. Les études sur les mutineries se renouvellent ; il faut les replacer dans le contexte de la révolution de février en Russie et des grèves à Paris. La mutinerie reste un acte illégal et transgressif (ce n’est pas comme la grève) ; on a environ 30 soldats fusillés, 50.000 mutins actifs ; certains veulent aller à Paris « faire un sale coup à la Chambre » ; il y a l’idée que le pouvoir politique n’est pas à la hauteur des souffrances du peuple. En 1918 et après la guerre, il y a l’idée que pacifisme et patriotisme ne sont plus la même chose ; les pacifistes sont ceux qui ont fait la guerre, ils ont l’impression d’avoir été escroqués (traité de Versailles, totalitarismes, haine très violente en 1919). ; ils veulent « tout plutôt que la guerre » : Roger Martin du Gard, Giono, Céline… Le communisme est un fait nouveau et est anti-militariste et anti-patriote jusqu’en 1934 ; l’anti-communisme propose « Hitler plutôt que le Front Populaire », l’ennemi est idéologique. Philippe Foro : vers 1919-1920, il y a la peur de la bolchevisation de l’Italie ; on a même une république bolchevique proclamée à Florence (3 jours…). En 1920, Mussolini précise qu’il est le « rempart contre le bolchevisme et pour laver l’affront de la victoire mutilée » ; il obtient le soutien de la frange nationaliste (d’Annunzio). Mais les élections d e1919 donne la victoire aux neutralistes de 1914 : en fait l’Italie est déboussolée et tombera dans le fascisme. Nicolas Beaupré : en 1918-1919, la révolution menace l’Allemagne, qui a une situation proche de l’Italie ; il y a l’humiliation et les traumatismes : défaite, traité de Versailles, chute de l’empereur, révolution, les Spartakistes… On va séparer fortement patriotisme et pacifisme. Un pacifisme radical se définit anti-patriote et anti-militariste, avec des procès dans les années 1920 et 1930. On a aussi un pacifisme culturel dans les arts. Mais ce pacifisme se heurte à la grosse humiliation qu’est le traité de Versailles. Alain RENIÉ Lycée Saint Grégoire Lycée Sainte Ursule 37 TOURS RENDEZ-VOUS DE L’HISTOIRE BLOIS 10 au 12 octobre 2008 Les Turcs sont-ils européens ? Pierre CHUVIN, directeur de l’Institut d’Etudes anatoliennes Cengiz AKTAR, professeur à l’université d’Istanbul François GEORGEON, directeur de recherches au C.N.R.S. Sylvie GOULARD, présidente du Mouvement Européen France Ahmet INSEL, professeur à l’université de Paris-I et Galatasaray d’Istanbul François Georgeon : en quoi les Turcs sont-ils ou ne sont-ils pas européens ? Ils ne sont pas des indo-européens ; leur langue est d’origine asiatique ; ils ne sont pas chrétiens, mais musulmans sunnites. Avant l’Islam, ils ont un passé asiatique ; ils sont alors animistes, bouddhistes ; leur conversion à l’Islam se fait vers les 9ème-10ème siècles. Mais on a aussi des Turcs de confession orthodoxe. Il y a des rapports étroits avec l’Europe depuis 7 siècles ; ils ont envahi les Balkans au 14ème et ont un long passé européen de 1350 à 1913 ; ils ont laissé des monuments, des populations islamisées…, voir la Yougoslavie des années 1990. Les Turcs ont montré leur vocation européenne depuis deux siècles : les élites sont attirées, il y a des réformes au 19ème, le mouvement Jeunes Turcs, Mustapha Kémal… Pour les Turcs, les Balkans sont la Roumélie, le « pays des Romains ». Sylvie Goulard : nos sociétés en Europe sont métissées ; l’adhésion à l’Union Européenne se fait sur des principes ; l’U.E. a surmonté des différences. Dans le traité d’adhésion, il est dit que « tout Etat peut demander à devenir membre de l’Union » ; c’est une éventualité et pas une obligation. Des pays ne sont pas membres d el’U.E. et sont européens (Suisse, Norvège). Il y a aussi la possibilité de sortir de l’U.E. En 1963, la perspective d’adhésion de la Turquie est envisagée, de même en 2004. Le problème actuel est la perte de sens de ce qu’est l’Union Européenne pour les divers pays. En 1993, à Copenhague, l’U.E. a établi des critères pour les futurs candidats : être une démocratie avec un état de droit, avoir une économie de marché résistant à la concurrence, accepter la reprise des acquis communautaires (donc s’adapter au droit européen). Le problème est que la Turquie serait le plus grand Etat d el’U.E. et qu’il y a de très grands contrastes entre les régions ; c’est difficile de le dire dans le projet européen actuel ; est-ce que les Européens sont Européens ? Le processus de l’U.E. est très original au niveau du monde e ta besoin de clarification. Cengiz Aktar : les Turcs sont-ils Européens ? La réponse est presque prête dans la question et c’est non. Il y a une européanité qui est une donnée immuable et acquise avec de nombreux éléments qui font que c’est l’Europe. Ahmet Insel : le fait de se connaître est important ; que les Européens définissent ce qui est Européen. On ne se pose pas la question pour de nombreux pays, mais on la pose pour la Turquie. La question européenne évoluera avec le temps. On voit par exemple le modèle de la famille évoluer en Europe entre la famille « traditionnelle » et la famille « recomposée ». La Turquie est européenne dans une dynamique de famille recomposée. Il y a la volonté de vivre ensemble. La question et le débat ont lieu surtout en France et assez peu ailleurs ; c’est une spécificité française. Le cas turc par son poids potentiel pose le cas limite de l’élargissement européen ; la France se pose également la question de son identité européenne. Elle se considère comme le père fondateur de l’Europe, la fille aînée de l’Eglise ; elle a peur que la Turquie lui fasse de l’ombre et elle craint un couple Allemagne-Turquie. On ne posera pas le problème de la même façon pour l’adhésion éventuelle de l’Ukraine, parce qu’ils sont chrétiens, donc Européens. En 1949, la Turquie est entrée au Conseil de l’Europe après un débat réel et sérieux qui a précisé que « la Turquie est un pays asiatique en Europe devenu un pays européen en Asie ». Dans le débat actuel, il y a trois grands problèmes : le voile des femmes, le port de la moustache, la présence de plus d’hommes que de femmes dans les lieux publics. En fait, c’est la question du statut de la femme et des différences de niveau de vie. « Je ne me sens pas étranger devant vous ». On ne peut cependant pas occulter les questions de l’Arménie, des Kurdes et de l’armée. Les turcs sont-ils des gens du Proche Orient ?