Géographie Geography en in mouvement motion Vaincre la division en Europe de l’Ouest Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne. — Victor Hugo, extrait d’un discours prononcé lors du Congrès international de la paix en 1849 L ’on se moqua de Victor Hugo lorsqu’il fit cette déclaration, tout comme l’on avait ri de plusieurs de ceux qui, avant lui, avaient défendu l’idée d’une intégration européenne. Il fallut deux guerres mondiales dévastatrices pour que les gens prennent cette idée au sérieux et que les responsables politiques soient prêts à un changement de direction radical. L’ampleur des ravages et de la misère fut la clé de la compréhension de l’élan d’intégration : outre un bilan effroyable en pertes humaines, la guerre causa des dommages économiques gigantesques. Elle coûta au moins quatre décennies de croissance à l’Allemagne et à l’Italie et fit retomber les produits intérieurs bruts (PIB) de l’Autriche et de la France à leurs niveaux du 19e siècle. 1 Vaincre la division et ses conséquences dramatiques fut l’objectif des dirigeants européens après la Seconde guerre mondiale. Le nationalisme destructeur et sa composante économique — le protectionnisme — furent en effet tenus pour partie responsables du désastre. L’intégration économique fut donc perçue comme le meilleur moyen de prévenir une nouvelle guerre. Le fait que cette entreprise devait ne recourir qu’à des moyens pacifiques et avait pour objectif principal de préserver la paix était — et reste — un effort unique. À cet égard, l’intégration européenne est un réel succès. Toutefois, il n’était pas certain, dans les années 40 et 50, que cette vision de la « paix par l’intégration » serait couronnée de succès, car elle arrivait en même temps qu’une nouvelle division, celle de la guerre Froide entre l’Est et l’Ouest. Sous la pression des États-Unis, 13 pays européens créèrent l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) en 1948, en vue de lancer le plan Marshall. Sa mission était de réduire les obstacles au commerce, notamment les restrictions sur les quotas. Dans les premières années de l’après-guerre, l’Europe fut une économie débarrassée des quotas et des tarifs douaniers. La suppression des barrières commerciales favorisa la croissance rapide des échanges commerciaux. Entre 1950 et 1958, les exportations manufacturières augmentèrent de près de 20 % par an en Allemagne de l’Ouest, 9,2 % en Italie et 3,8 % en France. En outre, la croissance rapide du PIB était de 7,8 % en Allemagne de Ouest, 5 % en Italie et 4,4 % en France. La corrélation n’est pas la causalité, et la reconstruction fut un moteur puissant de croissance. La croissance rapide qui accompagna la libéralisation du commerce européen fit évoluer la vision des responsables politiques européens. L’intégration européenne n’était pas qu’un projet politique : Carte G2.1 En Europe, les divisions se sont progressivement estompées Étapes de l’intégration économique 1952 Source : Équipe du Rapport sur le développement dans le monde 2009. 1990 2007 Géographie en mouvement Figure G2.1 L’ascension vers le succès L’indice institutionnel d’intégration pour la Communauté économique européenne des six Indice institutionnel pour l’intégration de la CEE 6 100 Union monétaire (1999) 90 Marché commun (1993) 80 70 60 SME (1979) Union douanière (1968) 50 40 30 PAC (1962) 20 10 0 1957 1962 1967 1972 1977 1982 1987 1992 1997 2002 Année Source : Équipe du Rapport sur le développement dans le monde 2009. sa composante économique prenait tout son sens. La Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) fut lancée par la France et l’Allemagne, qui invitèrent d’autres pays à placer ces deux secteurs sous son autorité supranationale. Ce projet était tant politique et économique car il exerçait une supranationalité sur deux secteurs considérés comme stratégiques pour des raisons économiques et militaires. La Belgique, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas intégrèrent le projet en 1951 et ce groupe de six pays devint alors le moteur de l’intégration européenne (voir carte G2.1). La CECA démontra que la faisabilité de la coopération économique était plus grande que celle de l’intégration politique ou militaire. La Communauté économique européenne (CEE), comptant ces six nations, fut créée par le Traité de Rome en 1957. Cette mesure engagea ces pays dans une intégration économique sans précédent. Non seulement une union douanière supprimerait tous les tarifs douaniers sur les échanges commerciaux intra-CEE et établirait un tarif extérieur commun, mais Figure G2.2 Les effets de frontière entre l’Union européenne et les Etats-Unis restent deux fois supérieurs à ceux des frontières intra-UE Rapport du commerce à l’intérieur des frontières au commerce à travers les frontières 80 70 Frontière UE-9 → États-Unis 60 50 40 30 20 10 Frontière Etats-Unis → UE-9 – Intra-UE-9 Within EU9 1980 1985 1990 Année 1995 Source : Fontagné, Mayer & Zignago, 2005. Note : L’effet de frontière est l’inverse du volume d’échanges à l’intérieur de frontières naturelles par rapport au volume à travers les frontières. 2000 123 une zone économique unifiée favoriserait également la libre circulation de la maind’œuvre, les marchés financiers intégrés, le libre-échange dans les services et un ensemble de politiques communes. Ce degré d’intégration économique n’était pas réalisable sans une profonde intégration politique. Rétrospectivement, donc, « l’utilisation de l’économie comme cheval de Troie de l’intégration politique fonctionna à merveille ». 2 En tant que « gardiennes du Traité », la Cour et la Commission européennes devaient contrôler les pays (notamment la France, lorsque de Gaulle revint au pouvoir) qui en arrivaient à rejeter le niveau de supranationalité impliqué par le Traité. Néanmoins, entre 1966 et 1986, l’intégration profonde promise par le Traité de Rome stagna (voir figure G2.1). Les Européens se mirent à dresser des barrières sous forme de règlementations et normes techniques, divisant les marchés — une réaction classique de la part des industries faisant pression pour défendre leurs loyers. L’Acte unique européen (1986) relança le processus d’approfondissement de l’intégration économique, qui fut d’autant plus surprenant du fait de la lente désintégration des années 70. Mettant l’accent sur la mobilité du capital, l’Acte unique fut aussi, en partie, à l’origine de la création de l’Union monétaire européenne (UME). En effet, les taux de change fixes du Système monétaire européen impliquaient, outre la libre circulation des capitaux, la perte de la souveraineté monétaire. Cela rendit l’UME plus séduisant sur le plan politique pour les pays concernés par les taux de change fixes. Effacer les divisions signifie réduire l’impact des frontières sur les flux d’échanges commerciaux. En a-t-il été ainsi au sein de l’Union européenne (UE) ? Une manière de répondre à cette question est de comparer le volume des échanges commerciaux à l’intérieur des frontières par rapport au volume des échanges bilatéraux entre les pays. Le rapport entre les deux est l’« effet frontière ». Fontagné, Mayer et Zignago (2005) proposent cette analyse pour l’Europe des 9, soit les six pays fondateurs plus le Danemark, l’Irlande et le Royaume-Uni. L’effet frontière concernant les échanges intra-européens relevés passa de 24 à la fin des années 70 à 13 à la fin des années 90, reflétant une augmentation considérable de l’intégration (voir figure G2.2), sans 124 R apport sur le développement dans le monde 2 0 0 9 Geography in motion pareille dans le monde. L’effet frontière entre l’Europe des 9 et les États-Unis, alors qu’il avait chuté rapidement durant cette période, se maintient plus de deux fois plus élevé que le rapport intra-UE. Les frontières à l’intérieur de l’UE se sont amincies mais n’ont pas disparu. Le processus d’intégration régionale européenne s’est étendu. À mesure que l’UE s’approfondissait et s’élargissait, le coût du traitement discriminatoire (la conséquence naturelle de tout processus d’intégration régionale) à l’égard des pays tiers augmenta, créant une « dynamique de régionalisme à effet de domino ». 3 Même les pays européens qui tenaient le plus à leur souveraineté ont fait leur demande d’adhésion. Le fait que l’UE et sa supranationalité exceptionnelle suscitent tant d’intérêt de la part de pays tiers est l’évidence d’un succès durable. Source : Contribution de Philippe Martin.