LECTURE D’UNE ŒUVRE INTÉGRALE Jean GENET
Les Bonnes
Édition de référence des pages signalées : Folio théâtre,
Gallimard, 2001
Le rituel du théâtre
1. Cette question peut être traitée à partir du début de la pièce jusqu’à la sonnerie du réveil qui révèle,
en même temps que le théâtre dans le théâtre, le jeu des soeurs. Comme des enfants, le temps du jeu
fini, elles se dépêchent de revenir au réel : « dépêchons-nous. Madame va rentrer » (p. 32). Claire se
rhabille promptement. Jeu également décelable dans cette scène lorsque Claire sort du rôle de madame
pour apostropher sa compagne de jeu : « mais dépêche-toi, nous n’aurons pas le temps. Si la robe est
trop longue, fais un ourlet avec des épingles à nourrice » (p. 25). Un peu plus loin elle dira à sa soeur :
« Tu sens approcher l’instant tu quittes ton rôle » (p. 26). Plus tard encore, Solange quittera le
personnage de Claire : « car Solange vous emmerde » et Claire la rappellera à l’ordre : « Claire,
Solange, Claire ! » (p. 29), et peu avant la sonnerie, Solange affirme : « je connais la tirade » (p. 31).
Le mot tirade peut être pris à double sens. Au sens figuré, il souligne le caractère répétitif et prévisible
des reproches que Claire adresse à Solange. Pris au sens propre, il désigne la théâtralité de la situation,
le fait que les bonnes sont en représentation. Ainsi le lecteur attentif peut deviner avant même la
sonnerie du réveil que cette scène est un jeu entre les soeurs. Néanmoins, ce théâtre dans le théâtre
apparaît tout autant un cérémonial qu’un jeu par la gravité et l’intensité de l’échange entre les
personnages. Il y a également l’habillage ritualisé, la présence des fleurs, de trop de fleurs, la langue
poétique et le réveil même qui masque clairement la fin d’une cérémonie rituelle puisque limitée dans
un temps précis.
2. Toute la scène de la mort de Claire renoue avec le jeu des Bonnes à partir de la page 96, lorsque
Solange s’adresse à Claire en la vouvoyant et en lui faisant endosser le rôle de Madame. Claire entre
immédiatement dans son jeu, mais cette fois le réveil ne sonnera pas et le meurtre de Claire jouant
Madame sera consommé. Le jeu s’est déréglé, la cérémonie sacrificatoire a pris le dessus.
3. C’est par le langage que le jeu s’installe et que la fiction (la vie « réelle » des bonnes) glisse dans un
deuxième degré de la fiction (les bonnes jouant à Madame et à la bonne). Il est important d’étudier de
près l’énonciation : les passages de la 2e personne du singulier à la 2e personne de pluriel sont
significatifs du passage de l’identité chapitre 4 : personnages, acteurs et rôles 89 de la bonne à celle
de Madame et significatifs aussi du brouillage d’identités entre Claire et Solange qui sont pour
Madame interchangeables. La 3e personne sert à la fois à évoquer la personne physiquement absente
mais omniprésente de Madame mais est aussi employée comme formule de politesse. Cet emploi
contribue encore à brouiller les pistes.
On remarque aussi que le langage poétique vient, en décalage d’une situation banale, mettre en doute
ce qui est joué et nous alerter sur la prétendue « réalité » de la scène. Ainsi, au moment du nettoyage
des chaussures dans la première scène, le lecteur spectateur est guidé vers un ailleurs, il sent que ce qui
se joue est d’un autre ordre : « Pensez-vous qu’il me soit agréable de me savoir le pied enveloppé par
les voiles de votre salive ? Par la brume de vos marécages ? ». Il faut alors déboucher sur le jeu de
l’acteur et se demander quel type de jeu les actrices vont mettre en oeuvre. C’est à partir
d’interrogations de ce genre, portées par le texte même, qu’on pourra mieux comprendre le sens du
texte de Genet, Comment jouer Les Bonnes ?, et qu’on pourra utilement se référer aux documents
iconographiques de mises en scène proposés.
Le jeu des doubles
4. Le jeu de doubles se complexifie déjà dans Les Bonnes du fait qu’elles sont deux à la place du valet,
contrairement à la comédie classique ou à des pièces plus modernes qui renouvellent le couple
maître/valet, comme Mademoiselle Julie de Strindberg ou Maître Puntila et son valet Matti de
Brecht.
Les deux bonnes sont interchangeables au regard de Madame qui voit en elles des fonctions plus que
des êtres. Lorsqu’elles jouent leur jeu de rôle, Solange ne garde pas son identité de Solange mais
devient Claire. Quant à la relation qu’elles entretiennent avec leur maîtresse, elle est proprement
d’identification et de dédoublement, comme si Genet poussait à l’extrême les commentaires souvent
entendus selon lesquels Sganarelle ou Matti seraient traités en doubles de leur maître.
La relation psychotique d’identification et le dédoublement schizophrénique ne peuvent que conduire
à la mort.
Ce dédoublement qui menace l’identité est symbolisé par le vêtement. Lorsque Claire enfile par-
dessus sa robe noire de bonne la robe de Madame, il n’est plus possible de revenir en arrière et de
cesser le jeu.
Même si Genet ne fait pas de sa pièce l’étude d’un cas clinique, rappelons toutefois qu’il s’inspire
d’un fait divers, le meurtre des soeurs Papin à propos duquel Lacan parle de « délire à deux ».
L’inversion des signes
5. Durant toute la tirade, Solange affirme son crime comme l’accession à une reconnaissance, à une
dignité.
Désormais on ne l’appellera plus Solange mais mademoiselle Solange Lemercier, et à la fin de la
tirade, mieux que Solange Lemercier, le nom socialement digne, elle sera : « la femme Lemercier, La
Lemercier La fameuse criminelle ». Dans la gradation de la phrase, l’abjection devient valeur suprême.
La robe rouge du crime lui donne le même habit que Madame, la hausse socialement, ellepeut
annoncer : « Je suis l’égale de Madame et je marche la tête haute. »
À partir du moment elle est sur le balcon, elle nous livre une somptueuse description de son
châtiment, la condamnation à mort, inextricablement mêlée à une vision de l’enterrement de Claire
dans une pompe digne d’un enterrement royal. Il s’agit par les termes employés, les couleurs
évoquées, le rythme ascendant de la phrase de nous emmener dans l’ascension vers la gloire de
Solange et de Claire. Cette ascension qui n’est que descente vers le crime et la mort est empreinte
d’une forte atmosphère religieuse qui contribue à la sacraliser.
Comment jouer Les Bonnes ?
6. Dès la première phrase, Genet revendique la théâtralité en utilisant les termes d’« actrices figurant
les deux bonnes ». Il ne s’agit pas d’illusionner le spectateur et d’incarner deux bonnes, mais de les
figurer. Le terme choisi implique la distance de l’acteur à son personnage. Il leur propose une attitude
résolument non réaliste : marcher sur la pointe des pieds, avec un ou deux souliers à la main.
Elles ne doivent pas « imiter les dames de cinéma ». À la page 13, il invite clairement les actrices à se
défaire du mode réaliste, car sa pièce est « un conte », et pas une imitation de la réalité. Il dira combien
son intention est loin de tout désir de montrer une réalité sociale : « Une chose est sûre, il ne s’agit pas
d’un plaidoyer sur le sort des domestiques ». Plus loin, page 12, il brouillera les pistes. Se servant de
la critique liée à l’absence de réalisme dans le langage des Bonnes, il affirme à la fois que les bonnes
ne parlent pas effectivement comme ça, que c’est lui qui parle à travers elles, que c’est peut-être à un
plan supérieur de réalité qu’elles parlent de cette façon là.
7. L’effet recherché est précisément celui d’une déréalisation. Le décalage introduit par un jeu non
naturaliste empêche le spectateur d’adhérer à cette fiction comme à une histoire donnée pour vraie. Ce
que cherche à communiquer Genet est d’un autre ordre.
8. Les textes de Genet cités dans cette question rejettent le théâtre qui imite la vie et le jeu du
comédien qui cherche à s’identifier à l’image qu’il se fait du personnage. Il veut « abolir le
personnage », c’est-à-dire la convention du théâtre occidental, surtout du théâtre dit bourgeois, du
xviiie au xxe siècle les personnages sont à l’image des individus ordinaires et se comportent
comme dans la vie. Il veut que la scène soit en « décalage » avec notre réel de référence.
Quand Artaud (p. 43 du manuel, l. 22-23) évoque « la qualité musicale d’un mouvement physique »,
on peut penser aux « gestes suspendus et cassés » recommandés par Genet. Dans l’un et l’autre cas, on
a affaire à une gestuelle plus proche de la danse que des gestes de la banalité quotidienne.
Artaud voit dans le théâtre balinais une ritualisation des gestes et des mimiques, un excès
d’expressivité qui obéit à un code totalement différent du code du théâtre mimétique. L’art des acteurs
du théâtre balinais est commandé par l’élaboration de signes qui renvoient le spectateur à un autre
monde que le monde dans lequel il vit, qui le renvoient dans le monde de la spiritualité. Genet déplore
que « l’acteur occidental ne cherche pas à devenir un signe chargé de signes. » On constate que le
même terme « signe » est employé par les deux auteurs et que leur vision du théâtre est proche alors
même que Genet a affirmé ne pas avoir eu connaissance des textes d’Artaud, ce qui est très
vraisemblable.
Des mises en scène
9. Mise en scène de Jouvet. L’image permet de voir la reconstitution soignée d’un coin de chambre ou
de boudoir. Meubles, tentures, flacons, décorations sur les murs, placard ouvert avec robes et cartons à
chapeaux, le décor est réaliste. L’attitude des actrices l’est également, la bonne tient le plateau chargé
à la hauteur du fauteuil de la maîtresse. Le décor et le style de jeu appartiennent au même registre
réaliste.
10. Mise en scène de Philippe Adrien. La position des actrices sur la photo est étrange. Assises par
terre, comme enlacées ou soudées l’une à l’autre, elles rapprochent leurs corps mais ne se regardent
pas, elles regardent le public. Cette étrangeté sert le propos de Genet qui ne veut pas que sa pièce soit
la transposition d’une histoire qui est arrivée ou qui aurait pu arriver. Le regard très tendu, un peu
halluciné des actrices met le spectateur mal à l’aise, il se sent vraisemblablement entraîné dans un
monde qui ne le ramène pas à son quotidien, à sa réalité.
11. Les historiens d’art emploient le mot « stylisation » pour désigner une démarche réductrice ou
simplificatrice de la forme d’un objet artistique, démarche qui privilégie l’essentiel au détriment de
l’anecdotique. La forme stylisée évoque l’objet plus qu’elle ne le représente, elle fait le lien entre le
domaine du sensible et celui de l’esprit, entre le réel et l’imaginaire. On peut voir sur le document que
la chambre est signifiée par un lit mais que, contrairement à la scénographie précédente, la pièce est
plutôt vide et le décor épuré. L’attitude des actrices met l’accent sur la relation fusionnelle des
personnages et leur manière d’affronter, voire de défier, le monde dans une forme de délire à deux. Là
encore, l’anecdotique (l’histoire particulière de deux bonnes saisies dans leur quotidien) est gommé au
profit de quelque chose de plus essentiel.
Un parcours d’écrivain atypique
12. La recherche sur la vie de Genet mettra en évidence son passé d’enfant abandonné, ses séjours en
prison, son homosexualité, ses prises de position en faveur des exclus, autant d’éléments qui font de
Genet un auteur atypique, à la marge de la société. Le déterminisme social a pesé sur sa vie, Genet a
puisé son oeuvre dans sa vie et a revendiqué l’esthétisation et la sacralisation de ce que la société
rejette comme abjection.
Lecture analytique 1=
Celui-ci montre cette scène comme une scène de jeu théâtral avec les indications de jeu, les
rapports de domination, le mélange des registres de langue... Enfin, ce commentaire met en
évidence les relations entre les personnages en s'appuyant sur les faits, les lieux, le tutoiement,
le vouvoiement, les antithèses...
Axes de lecture
Une scène d'exposition qui ouvre traditionnellement une pièce de théâtre, mais qui est ici
détournée : l'auteur n'a pas préparé le spectateur à cette mise en abyme initiale ;
Les relations entre les soeurs sont représentatives d'une relation maître / domestique.
I. Une scène d'exposition
A. Les éléments d'exposition
1. Un cadre spatial. (Voir le décor)
un univers social, bourgeois ;
un univers féminin : une scène d'intimité qui suggère sensualité voire érotisme.
2. Les indications temporelles
3. Une situation
un clivage entre l'univers de la chambre et celui de la cuisine ;
le statut des personnages apparaît dans le discours, la manière de s'adresser à son
interlocuteur ;
les attitudes respectives de Claire / Madame (gestes, ton) et celles de Solange / Claire (parle
peu, attitudes, gestes de soumission) soulignent les rapports de dominant à dominé.
B. Une exposition détournée
Certains éléments plongent le spectateur dans la perplexité.
Le jeu souligné de Claire /Madame : le geste tragique, la violence de son discours ;
Quelle est l'intrigue ? le rôle d'une scène d'exposition "classique" est de faire le point sur une
situation . Ici, la scène semble se perdre dans les détails : les gants, les préparatifs de la
toilette, l'anecdote des amours de Solange / Claire avec le laitier ;
Un rythme décalé. Des variations de rythme déconcertantes, de brusques changements de
tempo : la 1ère partie de la tirade de Claire, faite de phrases courtes, exclamatives,
interrogatives, obéit à un tempo très rapide. Pendant ce temps, Solange joue avec ses gants
selon un tempo beaucoup plus lent. Autre exemple : Claire devant sa coiffeuse (tempo lent)
puis accélération brutale lorsqu'elle s'adresse à Solange.
II. Les relations entre Claire et Solange
A. La relation entre Madame et sa domestique : une opposition tranchée
2 espaces qui ne doivent pas se recouper : la cuisine et la chambre. "Cette chambre ne doit pas
être souillée" suggère un espace sacré qui ne doit pas être profané ;
le jeu de Solange avec les gants (elle joue à la dame) entraîne la réplique ironique de Claire ;
la volonté de rabaisser la domestique et son univers (récurrence du mot "crachat") ;
le langage de Madame ;
2 existences dépendantes du regard de l'autre : la beauté de Madame, pour exister a besoin du
désir de l'autre : "Je désire que Madame soit belle" ;
la haine se dissimule sous le code de la politesse : Solange désire que Madame soit belle, ce
que Claire traduit : "Vous me détestez..." ; la perfection du service dissimule une volonté
d'assassiner le maître.
B. Des oppositions symboliques
Les robes noires (marques de la domesticité) / "la robe blanche pailletée" (symbole de pureté)
;
les mains gantées de caoutchouc en forme de bouquet ou d'éventail (trivialité) / les fleurs qui
décorent la chambre de Madame, son éventail ;
la vulgarité du mariage, de la grossesse /la beauté, la pureté (sens du prénom Claire) /
Conclusion
Une scène qui désoriente le spectateur ;
La relation maître /valet.
Lecture analytique 2= Le jeu des miroirs.
1. Situation du texte
Jean Genet assignait trois modèles à son œuvre théâtrale si singulière : le cérémonial du théâtre
d’Extrême-Orient, le rituel liturgique, et le jeu que les enfants prennent très au sérieux. On pourrait y
ajouter l’influence du « théâtre de la cruauté » prôné par Artaud. Ces différentes formes se conjuguent
effectivement dans Les Bonnes, pièce rédigée en 1946 et créée par Louis Jouvet au théâtre de
l’Athénée en 1947 (dans une mise en scène décriée par l’auteur). En poussant jusqu’au paroxysme le
procédé du théâtre dans le théâtre, les jeux de rôle et les simulacres,
Genet tourne délibérément le dos au réalisme, bien que l’intrigue des deux bonnes tentant
d’assassiner leur maîtresse semble inspirée, on le sait, par le fait divers des soeurs Papin. Comme le
dit l’auteur dans sa préface intitulée « Comment jouer Les Bonnes » : « c’est un conte, c’est-à-dire une
forme de récit allégorique qui avait peut-être pour premier but, quand je l’écrivais, de me dégoûter de
moi-même en indiquant et en refusant d’indiquer qui j’étais, le but second d’établir une espèce de
malaise dans la salle… Un conte… Il faut à la fois y croire et refuser d’y croire, mais afi n qu’on y
puisse croire, il faut que les actrices ne jouent pas selon un mode réaliste. »
L’extrait proposé clôt le premier mouvement de la pièce : Claire, jouant le rôle de Madame, accable de
son mépris et de ses insultes la bonne, appelée « Claire » mais interprétée par Solange, jusqu’à ce
que celle-ci se révolte et outrage à son tour la prétendue maîtresse qu’elle manque d’étrangler… au
moment où sonne un réveil.
2. Un jeu de rôles rituel (question 1)
Au fil de la scène, plusieurs indices révèlent au lecteur comme au spectateur que les bonnes répètent
un jeu codé et convenu entre elles, avant même que la sonnerie du réveil et les deux dernières
répliques démontent ce simulacre.
Pour mieux jouer le rôle de Madame, Claire a revêtu une robe de sa maîtresse, dont la couleur
rouge signe la théâtralité, voire le sacré, que Solange profane par son crachat (didascalie de la ligne
3).
Les pronoms personnels distincts le « tu » adressé à la bonne contrastant avec le « vous »
employé par celle-ci sont aussi un signe du jeu de rôles entre les deux soeurs.
Ce jeu connaît un raté quand Solange, qui s’identifie trop à son « personnage », prononce son
propre prénom à la place de celui de « Claire » qu’elle est censée interpréter : « Car Solange vous
emmerde » (l. 10). Confusion immédiatement rectifiée par Claire, « affolée » (l. 11 et 13), qui suspend
un instant son jeu d’actrice pour endosser la fonction de metteur en scène ou de souffleur. Cette
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