La relation psychotique d’identification et le dédoublement schizophrénique ne peuvent que conduire
à la mort.
Ce dédoublement qui menace l’identité est symbolisé par le vêtement. Lorsque Claire enfile par-
dessus sa robe noire de bonne la robe de Madame, il n’est plus possible de revenir en arrière et de
cesser le jeu.
Même si Genet ne fait pas de sa pièce l’étude d’un cas clinique, rappelons toutefois qu’il s’inspire
d’un fait divers, le meurtre des soeurs Papin à propos duquel Lacan parle de « délire à deux ».
L’inversion des signes
5. Durant toute la tirade, Solange affirme son crime comme l’accession à une reconnaissance, à une
dignité.
Désormais on ne l’appellera plus Solange mais mademoiselle Solange Lemercier, et à la fin de la
tirade, mieux que Solange Lemercier, le nom socialement digne, elle sera : « la femme Lemercier, La
Lemercier La fameuse criminelle ». Dans la gradation de la phrase, l’abjection devient valeur suprême.
La robe rouge du crime lui donne le même habit que Madame, la hausse socialement, ellepeut
annoncer : « Je suis l’égale de Madame et je marche la tête haute. »
À partir du moment où elle est sur le balcon, elle nous livre une somptueuse description de son
châtiment, la condamnation à mort, inextricablement mêlée à une vision de l’enterrement de Claire
dans une pompe digne d’un enterrement royal. Il s’agit par les termes employés, les couleurs
évoquées, le rythme ascendant de la phrase de nous emmener dans l’ascension vers la gloire de
Solange et de Claire. Cette ascension qui n’est que descente vers le crime et la mort est empreinte
d’une forte atmosphère religieuse qui contribue à la sacraliser.
Comment jouer Les Bonnes ?
6. Dès la première phrase, Genet revendique la théâtralité en utilisant les termes d’« actrices figurant
les deux bonnes ». Il ne s’agit pas d’illusionner le spectateur et d’incarner deux bonnes, mais de les
figurer. Le terme choisi implique la distance de l’acteur à son personnage. Il leur propose une attitude
résolument non réaliste : marcher sur la pointe des pieds, avec un ou deux souliers à la main.
Elles ne doivent pas « imiter les dames de cinéma ». À la page 13, il invite clairement les actrices à se
défaire du mode réaliste, car sa pièce est « un conte », et pas une imitation de la réalité. Il dira combien
son intention est loin de tout désir de montrer une réalité sociale : « Une chose est sûre, il ne s’agit pas
d’un plaidoyer sur le sort des domestiques ». Plus loin, page 12, il brouillera les pistes. Se servant de
la critique liée à l’absence de réalisme dans le langage des Bonnes, il affirme à la fois que les bonnes
ne parlent pas effectivement comme ça, que c’est lui qui parle à travers elles, que c’est peut-être à un
plan supérieur de réalité qu’elles parlent de cette façon là.
7. L’effet recherché est précisément celui d’une déréalisation. Le décalage introduit par un jeu non
naturaliste empêche le spectateur d’adhérer à cette fiction comme à une histoire donnée pour vraie. Ce
que cherche à communiquer Genet est d’un autre ordre.
8. Les textes de Genet cités dans cette question rejettent le théâtre qui imite la vie et le jeu du
comédien qui cherche à s’identifier à l’image qu’il se fait du personnage. Il veut « abolir le
personnage », c’est-à-dire la convention du théâtre occidental, surtout du théâtre dit bourgeois, du
xviiie au xxe siècle où les personnages sont à l’image des individus ordinaires et se comportent
comme dans la vie. Il veut que la scène soit en « décalage » avec notre réel de référence.
Quand Artaud (p. 43 du manuel, l. 22-23) évoque « la qualité musicale d’un mouvement physique »,
on peut penser aux « gestes suspendus et cassés » recommandés par Genet. Dans l’un et l’autre cas, on
a affaire à une gestuelle plus proche de la danse que des gestes de la banalité quotidienne.
Artaud voit dans le théâtre balinais une ritualisation des gestes et des mimiques, un excès
d’expressivité qui obéit à un code totalement différent du code du théâtre mimétique. L’art des acteurs
du théâtre balinais est commandé par l’élaboration de signes qui renvoient le spectateur à un autre
monde que le monde dans lequel il vit, qui le renvoient dans le monde de la spiritualité. Genet déplore
que « l’acteur occidental ne cherche pas à devenir un signe chargé de signes. » On constate que le
même terme « signe » est employé par les deux auteurs et que leur vision du théâtre est proche alors
même que Genet a affirmé ne pas avoir eu connaissance des textes d’Artaud, ce qui est très
vraisemblable.