2.2.2 La légitimité comme outil de mesure de la puissance[16]

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Colloque organisé par le GREITD, l’IRD
et les Universités de Paris I (IEDES), Paris 8 et Paris 13
«Mondialisation économique et gouvernement des sociétés :
l’Amérique latine, un laboratoire ? »
Paris, 7-8 juin 2000
Session I : MONDIALISATION MARCHANDE ET FINANCIERE. (7 juin, 10-13 h.)
Stéphanie Gaudron
Mondialisation : la dimension politique
La mondialisation exprime alors un changement dans la distribution du pouvoir entre
différents acteurs au niveau mondial. Cela nous amène à nous interroger sur quatre
points : Quelle est la place de l’ Etat- nation dans l’ économie mondiale ? Quels sont
les acteurs les plus puissants dans l’économie mondiale ? Dans quel cadre juridique
et politique évoluent les différents acteurs du SEM, et qui en fait les règles ?
Comment expliquer les différences de puissance entre les acteurs ?
Ainsi, notre réflexion s’organisera autour de deux axes principaux : la distribution
observée du pouvoir parmi les acteurs du SEM (1), puis l’explication de ces
inégalités de puissance (2).
Pour répondre à ces questions, nous allons dans un premier temps, observer la
nouvelle distribution de pouvoir entre les FMN et les Etats au sein de l’ économie
mondiale pour réaliser que les Etats ont perdu de leur pouvoir alors que les FMN
l’ont accru. Dans un deuxième temps, nous tenterons de montrer qu’il est nécessaire
de porter une vision « politique » sur la nouvelle distribution de pouvoir, c’est à dire
voir comment d’après la nature du pouvoir des deux acteurs étudiés, il est possible
de déterminer les causes qui ont provoqué un changement dans la distribution
mondiale du pouvoir. Nous nous appuierons sur les théories de l’ Economie Politique
Internationale pour montrer que l’ Etat n’est plus au centre des décisions
internationales et que sa marge de manœuvre a diminué au profit de celle des FMN.
Nous dégagerons enfin un outil de mesure de la puissance de ces deux acteurs : la
légitimité qui explique intrinsèquement comment les FMN, n’étant pas légitimes,
peuvent développer leur pouvoir qui est par conséquent presque illimité
contrairement à l’ Etat.
1. La nouvelle structure économique mondiale : Etat versus
multinationales
1.1 La place de l’ Etat- nation dans le Système Economique Mondialisé
L'internationalisation des échanges, des savoirs, des techniques, de la finance, de la
main d'œuvre ... ne se fait pas sans cadre politique défini par des puissances
inégales toujours en évolution. La mondialisation exige aujourd'hui de s'intéresser à
l'évolution du cadre dans lequel elle se déroule : les acteurs changent, l'État n'est
plus au centre de la structure politico-économique. Mais cela ne veut pas pour autant
dire que le marché gagne du terrain. L'opposition Etat- Marché n'est plus
systématique, les Organisations non gouvernementales et gouvernementales, les
Firmes MultiNationales (FMN), les banques sont les nouveaux acteurs qui agissent
directement sur le marché mondial au même titre que les États. Ils constituent avec
leurs stratégies de croissance et de développement la structure économique et
dessinent grâce à leur puissance (inégale et évolutive) la structure politique du SEM.
Les relations entre État et marché ne sont pas à somme nulle comme le sous-entend
l'opposition Etat- Marché. En effet, les stratégies des FMN par exemple malgré leur
marge de manœuvre de plus en plus grande profitent indirectement aux Etatsnations d’origine. En effet, les FMN, malgré leur mobilité, gardent la nationalité du
pays d’origine.
Ainsi, le pouvoir de l’ Etat, même s’il est loin de disparaître, tend à diminuer. Cela
pose un problème conceptuel. Le pouvoir économique mondial est redistribué entre
divers acteurs outre les Etats. L’Etat n’est plus le seul acteur du SEM impliqué dans
la politique. Bertrand De Jouvenel, philosophe politique français définit la politique
comme une action menée par un ensemble de personnes qui veulent atteindre un
objectif commun … Autrement dit toute personne -ou groupe de personnesinfluençant d’autres individus et ayant une responsabilité dans une activité du
secteur de la production, de la sécurité, de la finance ou du savoir, fait de la politique.
Ainsi, un club de tennis, la Mafia italienne, les syndicats ou les barons de la drogue
colombiens font de la politique. Les limites de la politique sont repoussées ; elle ne
concerne plus seulement l’ Etat et les fonctionnaires du gouvernement.
La mondialisation exprime alors un changement dans la distribution du pouvoir entre
différents acteurs au niveau mondial. Dans un premier temps, afin de souligner la
nécessité de prendre en compte la dimension politique dans l’analyse économique
du SEM, nous utiliserons les théories de l’ Economie Politique Internationale, qui
étudient les relations de pouvoir au sein de l’économie mondiale depuis les années
70. Dans un deuxième temps, nous tenterons de voir comment et pourquoi la
puissance de l’ Etat a tendance à diminuer. Enfin, dans un dernier temps, nous
verrons au profit de quels acteurs l’ Etat voit son pouvoir diminuer.
Selon M. Shaw (1997, Review of International Political Economy), l’ Etat national ne
disparaît pas, il s’agrandit pour devenir un « Etat global » ou western state. L’Etat
global représente un regroupement de puissances nationales occidentales, plus
précisément celles des Etats-Unis, de l’Europe de l’Ouest, du Japon et de l’Australie.
L’Etat global de M. Shaw et le Régime international de Krasner sont proches. Ces
deux notions définissent une mondialisation de l’ Etat et de sa force militaire. L’Etat
global forme un échappatoire à l’hégémonie américaine (en effet, s’il y a hégémonie
pour Shaw, il s’agit d’une hégémonie « occidentale » ou de l’ouest, et pour Krasner
le régime international est un échappatoire à l’hégémonie tout court.
Comment expliquer alors que pendant la guerre irakienne, les interventions de 1991
furent menées par les Etats-Unis ? Martin Shaw (1997, p.505) justifie ceci par le fait
que les Etats-Unis représentent le centre de l’ Etat global ou du western state. Et les
relations politico-économiques « rayonnent » du centre par l’intermédiaire de l’OCDE,
de OIT, des Nations Unies en autres. Qu’est-ce qu’un Etat global où les Etats
nationaux qui le composent sont sensés se substituer à l’ Etat global ? Selon Shaw,
les Etats-Unis agissaient en fonction de l’intérêt global.
Pour Shaw, le SEM serait polycentrique et se composerait de trois pôles ou trois
Etats globaux : le pôle des Etats post-modernes (les pays de l’Ouest), les Etats
modernes (les pays semi-industrialisés) et les Etats qui n’ont pas atteint la maturité d’
Etat -nation (Afrique).
Ainsi, l’ Etat reste toujours au centre de leurs théories, il est seulement transformé et
« agrandi » au-delà des frontières d’une nation sous l’effet de la mondialisation. La
présence d’autres acteurs économiques tels que les FMN (firmes multinationales),
les banques internationales sont peu évoquées.
En réalité, le pouvoir économique mondial compris au sens global du terme, est
diffus (Strange, 1988) et se partage entre ces acteurs et les Etats.
Le domaine de la sécurité (où s’exerce la force militaire) s’accompagne des
domaines financier, bancaire, productif (et technologique) et des savoirs. Autrement
dit plus qu’un pouvoir relationnel (entre Etats), il règne sur le SEM un pouvoir
structurel (Strange, 1988 et 1996) que Strange définit comme le pouvoir de saisir et
de déterminer les structures de l’économie politique internationale à l’intérieur
desquelles des Etats, leurs institutions politiques, leurs entreprises économiques,
leurs scientifiques et leurs professionnels ont à opérer.
L’étude des relations politico-économiques au sein du SEM et par delà voir quels
acteurs gagnent ou perdent le plus, ne peut se résoudre à l’étude des guerres inter
étatiques étant donné que les violences et dommages sur un individu, groupe
d’individus ou autre acteur du SEM peuvent être causés par d’autres moyens que les
guerres entre les Etats. Le nombre de moins en moins grand de guerres interétatiques nous renforcent dans l’idée de refuser le stato- centrisme de l’EPI
orthodoxe. Les guerres civiles, les conflits ethniques, les crimes causent autant de
dommages que les guerres entre les Etats.
Toutefois les acteurs ne sont pas en concurrence pure et parfaite dans le SEM, et S.
Strange le présente plutôt comme reflétant une concurrence oligopolistique.
Autrement dit certains acteurs sont plus forts que d'autres. On peut citer par exemple
l'influence des organisations internationales sur les Etats du sud et leurs entreprises.
Ces influences ne doivent pas être perçues comme "un triomphe de la raison" (M.C.
Smoots, 1998, p.268) mais plutôt comme le résultat de pressions financières.
A l’affaiblissement du rôle de l’ Etat, Susan Strange avance l’argument selon lequel,
les citoyens d’un pays en général font plus confiance à la loyauté de leur famille, de
leur parti politique ou de leur club de football qu’ à celle de l’ Etat de leur pays. Et elle
précise : « A part des soldats professionnels, les citoyens d’ une société politique
stable, n’espèrent pas avoir à sacrifier leur vie pour quiconque peut-être exceptées
leurs familles » (S. Strange, 1996, p.72).
Cependant, même si le poids des Etats diminue dans les relations politicoéconomiques du SEM, cela ne veut pas dire que les actions et décisions des FMN
des Organisations et Banques Internationales sont séparés des intérêts des Etats.
Les FMN ont une nationalité : la multinationale IBM est américaine, Nestlé est suisse,
Fiat Spa est italienne…Ces acteurs dont le rôle est croissant dans l’économie
mondiale, ne sont pas libres de tout lien territorial et de toute régulation politique. De
plus, encore beaucoup d’activités des FMN restent situées sur le territoire d’origine,
près de la maison mère. C’est le cas notamment des activités de recherche qui
soumises au secret professionnel n’ont pas intérêt à s’éloigner du centre de décision.
Les firmes multinationales japonaises gardent les emplois de cadres pour des
japonais et certaines activités liées directement aux stratégies des entreprises et à
leurs recherches et développements sont préservées sur le territoire japonais. C’est
pourquoi la part des ouvriers non qualifiés embauchés dans les entreprises
japonaises industrielles en France est très importante.
Les Etats et les FMN ont de nombreux points en commun. C’est pourquoi les
premiers et les seconds n’ont plus intérêt à agir l’un contre l’autre.
Les Etats -nations ne voyaient pas sous cet œil l’arrivée des FMN il y a encore
quelques années (fin des années 70, début des années 80). Les politiques des
Etats-Unis visant à agir contre les FMN étrangères installées aux Etats-Unis étaient
nombreuses. Au milieu des années 70, les Etats-Unis, plus précisément le Président
Nixon, ont promu l’expansion japonaise sur le sol américain et ont toléré l’exclusion
des investissements américains sur le sol japonais (R. Gilpin, 1975, p.145). Mais
actuellement, les Etats entendent se servir des FMN comme des instruments
économiques.
Les Etats sont par exemple prêts à accorder certains avantages fiscaux à leurs FMN
pour que celles-ci améliorent leur compétitivité, et par delà la compétitivité du
territoire national.
Les FMN savent influencer également les Organisations internationales telles que
l’OMC sur la propriété intellectuelle. Les FMN américaines ont imposé un accord
international obligeant les Etats du Sud à empêcher l’imitation des produits importés
(processus utilisé par les pays du sud- est asiatique pour se développer).
Par conséquent, plus que l’ Etat, c’est son autonomie et dons sa puissance absolue
qui disparaît peu à peu avec l’influence des divers autres acteurs économiques déjà
cités. Ainsi, le développement des Investissements Directs à l’ Etranger (IDE) est une
décision qui n’appartient plus seulement à la nation qui souhaite répondre à ses
avantages comparatifs selon la notion du classique de David Ricardo, mais les IDE
sont des politiques d’entreprises autonomes, souvent favorisées par les politiques
publiques du pays d’origine. Elles sont par ailleurs de mieux en mieux acceptées par
le gouvernement et le peuple d’accueil. En effet, les travailleurs du Brésil,
d’Indonésie dans les FMN implantées dans leurs pays par exemple estiment leur
avenir professionnel plus prometteur que celui de leur grand-père. Ainsi, les pays
hôtes mettent en place des mesures pour attirer les FMN, même si certains pays
continuent de les réglementer.1 D’ailleurs ce sont les pays en développement dans
lesquels la politique de substitution aux importations était la plus importante qui ont
adopté une politique de promotion aux IDE des plus actives (Daniel Van Den Bulcke,
Revue Tiers-Monde n°113, vol.XXIX). Parmi ces pays : l’Argentine, le Brésil, le Chili,
l’Indonésie, la Corée du Sud, le Mexique et le Venezuela.
Les avantages à l’ accueil des FMN par les PVD peuvent être nombreux. Celles-ci
contribuent à l’augmentation de l’offre de certains biens et services et par
conséquent d’en baisser le prix. Les consommateurs voient alors leur surplus
augmenter. En effet, les FMN peuvent permettre une production plus efficace que la
L’utilisation simultanée de restrictions et de stimulants envers les IDE et l’installation des FMN dans certains
PVD rend les évaluations ambigües.
1
production nationale avant leur implantation. Leur action est également positive si
elles substituent leur production aux importations initiales ; dans ce cas l’effet sur la
balance commerciale est positif2. Mais ces avantages ne sont pas sans
inconvénients. La production des FMN se substitue le plus souvent à la production
nationale dans les pays en développement. De plus, l’augmentation des recettes d’
exportations profite directement aux firmes étrangères, non au pays d’accueil. En
outre, augmenter le taux d’exportation traduit une véritable stratégie pour les FMN ;
en effet, ceci implique une volonté de ces firmes à exporter leurs productions vers les
pays voisins au pays d’accueil3. Un des seuls avantages à l’installation des FMN
dans un pays étranger, que celui-ci soit industrialisé ou non, serait la création
d’emplois. C’est une des raisons qui motive effectivement le gouvernement mexicain
à attirer les capitaux étrangers sur son territoire, mais aussi les gouvernements
français et ses voisins européens. Cependant, d’après une étude de l’ INSEE, les
FMN japonaises emploient peu de main d’œuvre locale : 50 % d’entre elles
emploient moins de 50 salariés, et ¾ d’entre elles en emploient moins de 200.
En contrôlant la production, souvent avec l’accord des gouvernements d’accueil 4,
leurs coûts, le capital qu’elles utilisent, ce sont les FMN qui décident de la répartition
des revenus du pays d’accueil. Ce sont elles qui décident dans quels secteurs elles
vont investir et si elles vont le faire…
Il ne s’agit pas non plus d’occulter le rôle de l’ Etat au niveau national dans le
développement des PVD et notamment lors du « Miracle asiatique », mais il faut
reconnaître que les politiques économiques publiques et notamment industrielles
dans le cadre des cinq plans quinquennaux entre 1962 et 1986 ont été prises en
accord avec les entreprises coréennes les plus puissantes du secteur textile.
Ainsi, vient-on de le voir, les Etats n’ont plus une place centrale dans l’étude du SEM
du fait du développement du rôle des FMN, des organisations et des banques
internationales. La diminution du poids de l’ Etat est aussi dû au développement du
secteur financier qui défie l’Etat. Les avancées dans les systèmes financier et de
communication ont contribué à augmenter la vitesse de circulation de la monnaie.
Les taux de change sont flottants actuellement, ainsi la valeur de la monnaie est plus
déterminée par les marchés que par les Etats.
L’idéologie anglo-américaine s’est servi de la diminution du poids de l’ Etat dans le
SEM pour prôner la doctrine selon laquelle moins l’ Etat intervient, mieux l’économie
s’en portera. Les Etats-Unis les premiers tentent de répandre cette idée au travers
des organisations internationales telles que l’OMC, le GATT et en particulier leurs
politiques concernant l’ AMI notamment qui diffuse, grâce à des codes
d’investissement internationaux la libéralisation des échanges, et ce à la demande
des FMN. Egalement au travers des institutions internationales comme le FMI (Fonds
Monétaire International) ou la BM (Banque Mondiale) qui exercent une tutelle
importante dans les pays en développement. Enfin, au travers de leurs FMN ellesmêmes dont la marge de manœuvre et le poids s’agrandissent au sein du SEM.
C’est ce que nous allons voir dans la partie suivante.
Le Mexique se réjouit d’une balance commerciale de plus en plus bénéficiaire qui est due aux exportations des
maquillas (installées au Mexique) vers les Etats-Unis.
3
En Europe, par exemple, le taux d’exportation des FMN japonaises est supérieur à 50 %, pour conquérir le
marché européen.
4
La Chine a été un des premiers pays à autoriser l’établissement de joint ventures dans le début des années 80 et
à cette époque beaucoup de pays en développement ont abandonné leur politique de substitution aux
importations (souvent liée à des mesures restrictives envers les entreprises étrangères).
2
1.2 Le poids des FMN dans le SEM : vérification empirique.
Les FMN prennent de plus en plus d’importance dans le système économique
mondial. Les flux d’IDE5 accomplis par les 60 000 FMN plus importantes dans le
monde représentent 640 milliards de dollars ; ce qui correspond à une hausse de 40
% par rapport à 1997. Les IDE se multiplient, c’est une première chose à noter, mais
ce qui augmente le poids des FMN dans le SEM c’est plus la tendance à la formation
d’un oligopole mondial par ces FMN. Une critère pour mesurer ce phénomène est la
valeur des fusions acquisitions. Celles-ci représentent 411 milliards de dollars en
1998, soit une hausse de 74 % en 1998, alors que la hausse en 1997 était de 45 %
(Libération du 28 septembre 1999).
Le pouvoir des FMN a pour source la multiplication des IDE et il s’amplifie avec la
concentration au sein de quelques FMN, celles qui pèsent le plus au niveau mondial.
Cette partie s’oriente autour de deux axes : dans un premier temps, montrer grâce à
la valeur (capitalisation boursière, le chiffre d’affaires et les bénéfices) que les FMN
américaines dominent, ensuite tenter de dégager de ces observations les
implications politiques, c’est à dire en terme de pouvoir sur les économies d’accueil
et d’origine.
1.2.1 Domination des FMN américaines
Il se trouve que les FMN américaines ont le poids le plus grand dans le SEM. Nous
allons le vérifier suivant plusieurs critères : par l’importance de l’actif, par l’importance
de la capitalisation boursière, et par le montant du chiffre d’affaire.
Les multinationales par importance de l’actif :
Entreprises
General
Electric
Ford
General
Motors
Exxon
IBM
Shell/Royal
Dutch
Daimler-Benz
AG
Fiat Spa
Volswagen
Nestlé
Pays d’origine
secteur
Etats-Unis
Ventes
(milliards de
$)
90,8
Nombre
d’employés
Electronique
Actifs totaux
(milliards de
$)
304,0
Etats-Unis
Etats-Unis
Automobile
Automobile
275,4
228,9
153,6
178,2
364 000
608 000
Etats-Unis
Etats-Unis
Royaume Uni/
Pays Bas
Allemagne
Pétrole
Ordinateurs
Pétrole
96,1
81,5
115,0
120,3
78,5
128,0
80 000
269 000
105 000
Automobile
76,2
69,0
300 000
276 000
Italie
Allemagne
Suisse
Automobile
69,1
50,6
242 000
Automobile
57,0
65,0
279 000
Agro37,7
48,3
225 800
alimentaire
Source : Alternatives Economiques, Hors -série n°43, p.29 (d’après le « World Investment Report
1999 »).
Investissement Direct à l’ Etranger : prise de participation de plus de 10 % dans le capital d’une entreprise
située sur le territoire d’accueil, en vue d’un contrôle ou du moins de l’exercice d’une influence sur la gestion de
l’entreprise. L’IDE peut prendre la forme d’un investissement ex-nihilo, d’une fusion-acquisition ou d’une jointventure (société à capital mixte).
5
Ce tableau a pour but de montrer le rôle que les FMN jouent en matière d’emploi à la
fois dans le pays d’origine et dans le pays d’accueil. Nous l’avons déjà dit, la
principale raison, commune aux économies industrialisées ou semi-industrialisées,
d’attirer les filiales des FMN sur un territoire étranger est la création des emplois. En
effet, même si les PME (Petites et Moyennes Entreprises) nationales embauchent
beaucoup, les FMN, quand elles décident d’employer, le font à une plus grande
échelle. Dans le domaine de l’emploi, ce sont les firmes américaines (General
Electric, Ford, General Motors, Exxon et IBM avec une valeur des actifs totaux à
hauteur de 985,9 milliards de dollars) qui ont la plus grande influence par rapport à
leurs concurrents étrangers ( l’Allemagne avec Volswagen et Daimler-Benz AG pour
133,2 milliards de $ ; le Royaume-Uni avec Shell/Royal Dutch pour 115 milliards de
$ ; l’ Italie avec 69,1 milliards de $ et la Suisse avec 37,7 milliards de $).
En terme de valeur boursière, les FMN américaines représentent 71,8 % des
capitalisations boursières des 50 premières FMN mondiales. La capitalisation
boursière (ou valeur boursière) d’une FMN s’obtient en multipliant le cours de l’action
de cette FMN avec le nombre d’actions qui composent son capital social. Evaluons
grâce au tableau suivant ce que pèsent les FMN américaines dans les 50 premières
FMN mondiales, en valeur et en pourcentage du total :
Nombre de
FMN parmi les
50 premières
Pays
classées selon
la valeur de la
capitalisation
boursière
Etats-Unis
33
Royaume-Uni
5
Suisse
3
Japon
3
Allemagne
2
France
1
Autres
3
Total
50
Pourcentage
Capitalisation
boursière en
milliards de $
Capitalisation
boursière en
%
66*
10
6
6
4
2
6
100
4901,2
591,6
249
478
199,2
73,6
329,9
6822,5
71,8*
8,7
3,6
7
2,9
1,2
4,8
100
Source : Le Monde Diplomatique de décembre 1999.
*Lecture : 66 % des 50 premières firmes mondiales proviennent des Etats-Unis. Et 71,8 % de la
capitalisation boursière totale (c’est à dire des 50 premières firmes mondiales) a pour origine des
Etats-Unis.
Cela nous donne une idée de la puissance des FMN américaines dans le paysage
économique et financier mondial. En outre, Il serait intéressant, étant donné qu’il
s’agit de FMN et non de firmes locales nationales, de rapprocher leur influence en
terme d’actifs et de capitalisation boursière avec leur degré d’internationalisation, que
l’on mesurera par l’indexe de transnationalité. L’influence au niveau mondial sera
d’autant plus importante que l’indexe sera fort. L’indexe de transnationalité est une
moyenne entre trois ratios : la part des capitaux étrangers dans l’ensemble des
capitaux d’une FMN, la part des ventes à l’étranger dans le total des ventes à
l’étranger et la part de l’emploi dans l’emploi total de la firme.
Firmes
Indice de
transnationalité
(en %)
Part des
capitaux
étrangers sur
le total des
capitaux de la
firme (en %)
Part des
ventes à
l’étranger sur
le total des
ventes de la
firme (en %)
Part de
l’emploi à
l’étranger sur
le total de
l’emploi par la
firme (en %)
General
33,1
32
26,9
Electric
Ford
35,2
26,3
31,25
General
29,3
0
29,3
Motors
Exxon
65,9
56,8
87,1
IBM
53,7
48,9
62,2
Shell/Royal
58,9
60,8
53,9
Dutch
Daimler-Benz
44,1
40,5
66,8
AG
Fiat Spa
40,8
43,4
39,9
Volswagen
56,8
NC
65,6
Nestlé
93,2
83,8
98,5
Source : World Investment Report, 1999, United Nations.
*dans ce cas, l’indice de transnationalité est calculé sans la part de
l’étranger sur le total de l’emploi.
40,2
47,8
NC*
NC
50
61,9
24,9
39,1
47,8
97,2
l’emploi à
Notons que les indices de transnationalité des firmes américaines sont assez bas
(trois des 5 plus grandes firmes américaines sont inférieurs à 40 %). Cependant,
l’influence des firmes multinationales américaines en ce qui concerne l’emploi au
niveau mondial est vérifiée par les parts importantes de l’emploi à l’étranger dans
l’emploi total effectué par les firmes américaines. De plus ce fait est compensé par le
nombre des FMN américaines dans le classement.
Un dernier élément peut nous aider à démontrer le poids des firmes américaines
dans le SEM, il s’agit des bénéfices sur les ventes et du chiffre d’affaires.
En ce qui concerne ces critères, les FMN représentent 36,5 % du chiffre d’affaire
total des 200 premières FMN, laissant le Japon, l’Allemagne, la France, le RoyaumeUni, la Suisse, l’Italie et les Pays-Bas se partager environ le reste :
Pays
nombre
Etats-Unis
Japon
Allemagne
France
Royaume-Uni
Suisse
Italie
Pays-Bas
74
41
23
19
13
6
5
4
Chiffre
d’affaire en
milliards de $
2776
1830
958
610
399
217
179
158
Chiffre
d’affaire en %
du total
36,5
24,1
12,6
8
5,3
2,8
2,4
2,1
Bénéfices en
milliards de $
Bénéfices en
% du total
183
39
29
20
28
13
8,9
12
52,7
11,2
8,4
5,8
8,2
3,9
2,6
3,5
Royaume2
138
Uni/Pays-Bas
Corée du Sud
3
82
Chine
3
76
Suède
2
49
Belgique/
1
31
Pays Bas
Venezuela
1
25
Brésil
1
25
Mexique
1
20
Espagne
1
19
Total
200
7592
Dont les 6
176
premières des
6790
(88%)
pays cités
PIB mondial
28654
Les « 200 » en
% du PIB
mondial
Source : Le Monde Diplomatique de décembre 1999
1,8
3
1
1,1
1
0,7
0,068
1,7
2,7
0
0,4
0,8
0,4
1,5
0,4
0,3
0,3
0,3
0,3
100
0,6
0,7
1,1
1,4
345,7
0,2
0,2
0,3
0,4
100
89,3
312
90,2
26,3%
Notons que les économies semi-industrialisées représentées par 9 FMN sur les 200
plus grandes FMN mondiales dans le tableau, décrivent à elles cinq (Corée du Sud,
Chine, Venezuela, Brésil et Mexique) 1,1 % des bénéfices des 200 premières FMN
mondiales, c’est à dire l’équivalent des Pays-Bas / Royaume-Uni. Aussi, pour
montrer son importance, notons qu’ IBM (International Business Machines) possède
un chiffre d’affaire de 78,5 milliards de dollars soit l’équivalent du PIB de l’ Egypte
(75,95 milliards de dollars).
En terme de nombres de fusions et acquisitions, les Etats-Unis dominent aussi.
Depuis le 1er janvier 99, les Etats-Unis ont créé 11 opérations de fusion ou
d’acquisition6 pour une valeur de 204,5 milliards de dollars. La Grande-Bretagne
ayant réalisé 5 opérations pour une valeur totale de 120,1 milliards de dollars. La
France, 8 opérations pour 190,9 milliards de dollars.
1.2.2 Le poids des FMN : implications politiques
- FMN versus Etat d’origine : un jeu à somme nulle ?
Robert Gilpin écrivait en 1975 que l’investissement à l’étranger provoquait un
déplacement du pouvoir industriel du centre vers la périphérie : les FMN transfèrent
la technologie américaine à leurs filiales et sapent ainsi les bases de la croissance
économique des Etats-Unis puis elles privent le Trésor américain de revenus.
Comment expliquer alors la situation de croissance économique que connaissent les
Etats-Unis depuis plus de vingt ans ? Aujourd’hui, le nombre de FMN américaines
augmente chaque année, celles-ci voient leur taille augmenter, et participent ainsi à
la croissance américaine. Il semble que la répartition des coûts et des bénéfices de
l’investissement à l’étranger fait par les Etats-Unis ne leur est pas défavorable.
L’étude de cette répartition présente des avis divergents : certains pensent que les
entreprises multinationales américaines augmentent l’emploi aux Etats-Unis alors
que d’autres sont d’avis qu’elles le font diminuer ; certains croient que ces
6
Exxon a absorbé Mobil, Travelers group : Citicorp, SBC Communication : Americatech, Bell Atlantic : GTE,
AT&T : Media One.
entreprises augmentent le budget américain alors que d’autres croient qu’elles le font
plutôt diminuer.
Concernant la croissance de l’emploi aux Etats-Unis, depuis le début des années 90,
les Etats-Unis ont créé 19,4 millions d’emplois7, soit environ 200 000 par mois
essentiellement dans les services. Le taux de chômage est finalement situé à 4,2 %
en mars 1999, c’est le taux le plus bas qu’aient connu les Etats-Unis depuis trente
ans. Ces emplois ont été créés dans des branches où le salaire médian est supérieur
au salaire médian total, et les postes créés sont principalement des postes à plein
temps. Concernant le développement technologique, il ne semble être pas sapé par
le transfert technologique des FMN américaines à leurs filiales localisées dans les
PVD. En effet, la position des Etats-Unis en matière de recherche et développement
(R&D) est solide : les Etats-Unis représentent près de la moitié de la R&D mondiale
(207 milliards de dollars). Cette situation confortable se retrouve dans l’excédent des
échanges de technologie dans la balance courante : environ 24 milliards de dollars
en 1998.
La production industrielle des Etats-Unis, quant à elle, a connu un taux de croissance
de 2,4 % de septembre 1998 à septembre 1999. Elle a progressé de 38 points en 9
ans (base 100 en 1990). L’ Allemagne, la France, le Japon, l’Italie et la GrandeBretagne ayant progressé respectivement de : 5 ; 8 ; -2 ; 11 ; 10.
En ce qui concerne le budget américain, celui-ci est pour la deuxième année
consécutive positif : 140 milliards de dollars en 1999 (il était au niveau de 100
milliards de dollars en 1998, et aux environs de – 300 milliards de dollars en 1992).
La seule ombre au tableau est celle du déficit commercial qui croît chaque mois.
Dans les analyses économiques, il est souvent attribué aux emplois précaires créés
depuis les quinze dernières années aux Etats-Unis et qui auraient amoindri la qualité
de la production américaine. Rien est moins sûr. Le déficit commercial peut être
attribué aux importations des nombreuses filiales américaines qui produisent
avantageusement à l’étranger et rapatrient leur production aux Etats-Unis.
Ainsi, il semble que les Etats-Unis aient pu concilier le développement de leur FMN
avec une économie forte et stable qui fait le caractère dominant des Etats-Unis.
Voyant ces résultats, il est difficile d’établir un corrélation négative entre le
développement des IDE et le développement des exportations, de l’emploi et de la
production industrielle du pays créant ces IDE. Mais y a -t- il pour autant une
corrélation positive ? Autrement dit il faudrait arriver à savoir si la multiplication des
activités des FMN à l’étranger sont autant d’emplois, d’exportations et de technologie
en moins dans le pays d’origine. Ou plus précisément savoir combien d’emplois
auraient été créés s’il n’y avait pas eu ces IDE… Dans tous les cas, il faut préciser
que les IDE ne sont pas des activités qui se substituent aux activités sur le terrain
national. Elles peuvent être au contraire tout à fait complémentaires. Les FMN
américaines qui investissent à l’étranger, ne font pas que produire des biens qu’elles
auraient pu produire aux Etats-Unis, mais elles se livrent aussi à une variété
d’activités non manufacturières dans le but de « conditionner » le pays d’accueil à
recevoir les exportations américaines, par la publicité, par l’adaptation des produits
américains à la consommation du pays d’accueil, par la négociation de lois
permettant de baisser la protection commerciale du pays d’accueil… Il ne faut pas
sous-estimer les activités non productives des FMN en général et des FMN
7
Problèmes Economiques n°2.642, 1er décembre 1999, p.7
américaines en particulier, qui servent les intérêts américains au lieu de les
desservir.
Le développement des IDE américains, le poids des FMN américaines et la bonne
santé de l’économie des Etats-Unis démontrent que les gains du « privé » (FMN) ne
sont pas toujours les pertes du « public » (Etat du pays d’origine).
Selon Ohmae8, dans un système économique actuel, où l’information tient une place
déterminante dans le SEM, l’ Etat en général ne peut avoir l’importance qu’il avait
étant donné le caractère volatile de l’informationnel qui échappe aux privilèges de l’
Etat. D’où la marginalisation de l’ Etat selon Ohmae. Cependant, nous ne pouvons
contester le fait que l’ Etat développe des stratégies qui favorisent l’expansion ses
FMN, et ce dans le but, on l’a vu, d’ en récupérer les avantages. Autrement dit,
l’expansion des FMN ne se fait pas au détriment des Etats d’origine ni des pays
d’accueil.
L’économie de l’information, il est vrai, et comme le dit Ohmae, a tendance à
autonomiser l’économique par rapport au politique, et par conséquent diminue la
marge de manœuvre de l’ Etat dans l’élaboration de politiques économiques. Les
échanges sont plus nombreux parce que plus rapides, et concernent différents
domaines et plus de pays. Cependant, les Etats l’ont compris et commencent à
utiliser l’information. Les Etats -nations et notamment les Etats-Unis dans ce cas
précis, ont compris que les FMN pouvaient devenir des alliées plutôt que des acteurs
concurrentiels. Ainsi, pour récupérer les surplus financiers des FMN et leur notoriété,
les Etats nations leur cèdent une place de plus en plus important.
C’est ce que font les Etats-Unis en accordant aux grandes firmes d’audit un pouvoir
énorme dans le SEM. Susan Strange (The Retreat of the State, 1998), s’interpelle
sur le rôle des six plus grandes firmes d’audit mondiales, à savoir : Arthur Andersen,
la leader mondiale (Etats-Unis), Coopers and Lybrand (réseau mondial formé par
trois cabinets leaders aux Etats-Unis, Royaume-Uni et Canada respectivement),
Price Waterhouse (Grande-Bretagne, mais dont les sièges principaux se situent à
Londres et New-York), Ernst and Young, Peat Marwick (anglosaxonne) et Deloitte
Touche Tohmatsu. Les revenus combinés de ces six firmes représentent environ 30
milliards de dollars (soit l’équivalent du PIB de l’Irlande). En outre, elles auditent les
plus importantes firmes multinationales (494 des 500 citées par la revue Fortune).
Les « Big Six », comme on a coutume de les nommer, ont formé et continuent de le
faire des réseaux dans beaucoup de pays étrangers notamment les pays en
développement. Ainsi, par le biais de ces filiales, les maisons –mères citées
précédemment développent leur réseau de clientèle. Le métier d’audit consiste à
vérifier les comptes de firmes et de banques et d’émettre un avis sur les résultats
puis de conseiller les dirigeants dans l’avenir des activités de ces firmes ou de ses
banques.
Il est intéressant de noter quelques différences concernant le travail d’audit en
France et aux Etats-Unis. Celles-ci ne sont pas sans importance sur la méthodologie
de ce travail. En France, le métier d’audit est organisé par l’Ordre des Experts
Comptables (organisme sous le contrôle du ministère des finances) et la Compagnie
Nationale des Commissaires aux Comptes (sous l’autorité du Ministère de la
Justice). Ces deux organismes sont donc publics et empêchent les auditeurs de
contrôler et de conseiller à la fois : les deux activités doivent être indépendantes
l’une de l’autre. Aux Etats-Unis, les sociétés d’audit sont autonomes, et leurs
auditeurs sont aussi conseillers. Il arrive également que l’auditeur ou le consultant
soit aussi actionnaire de la firme qu’il audite. La démarche de l’audit perd alors toute
8
Ohmae, The bordeless World, New-York, Harper Business, 1990.
son objectivité. Le fait que les six grandes sociétés internationales d’audit soient
anglo-saxonnes et la plus grande américaine (Arthur Andersen ; qui s’est scindée en
deux entreprises : Arthur Andersen et Andersen Consulting) n’est pas anodin. Il se
trouve que les plus grandes firmes mondiales sont conseillées et contrôlées par des
firmes anglo-saxonnes et souvent américaines.
A l’origine le besoin de vérifier les comptes d’une entreprise émanait des actionnaires
des firmes qui voulaient être tenus au courant de l’évolution financière de l’entreprise
dont ils possédaient une participation. C’est encore le cas actuellement.
Nous nous trouvons alors face à un double phénomène : d’un côté les FMN
américaines sont dominantes dans le SEM, de l’autre les plus grandes sociétés
d’audit sont anglo-saxonnes et américaines pour à peu près la moitié d’entre elles. Il
se crée alors des relations spécifiques entre les FMN et les auditeurs américains, ce
que Strange appelle une certaine « familiarité ». Ceci nous amène à un cercle vicieux
ou vertueux selon le côté duquel on se situe. Six sociétés d’audit dominent le secteur
de l’information comptable et financière, et contrôlent les 500 plus importantes
Firmes, banques et organisations internationales. Ceci étant connu, les gros
actionnaires, on peut l’imaginer, vont plutôt se diriger vers les FMN qui auront été
« auditées » par Andersen Consulting ou Price Waterhouse. Tout simplement parce
qu’ils refusent le risque. La domination de la place financière de New York avec le
dollar renforce la position des sociétés d’audit. Quelle est la conséquence de ceci ?
La responsabilité des sociétés d’audit est très grande. Le choix de révéler ou non et
à temps ou en retard la détresse financière de telle banque ou FMN agit dans une
grande mesure sur la situation financière des actionnaires et sur le système financier
international.
La question intéressante que l’on peut se poser à ce niveau est celle-ci : pourquoi le
développement de ces FMN (y compris les sociétés d’audit) est permis à la fois par
les Etats d’accueil ? Autrement dit quel est l’avantage pour les Etats -nations
d’accueil de contribuer au développement des FMN sur leur territoire ?
Les pays industrialisés peuvent profiter, on l’a dit, des surplus financiers des FMN
dans la balance des paiements (en plus des avantages que procure le dollar) et de la
notoriété de celles-ci. En aidant à répandre la tradition de libre entreprise et le
transfert de la technologie des FMN américaines à leurs filiales à l’étranger, les
Etats-Unis tentent de créer un monde à leur image : pluraliste (coexistence
d’individus libres et différents) et libéral (qui prône l’individualisme).
Il y a aussi des avantages au développement des FMN pour les pays d’accueil, et
plus particulièrement en développement. En effet, ils laissent une place de plus en
plus importante aux FMN, et ce pour au moins trois raisons que l’on peut tenter de
regrouper ici :
- en premier lieu parce qu’ étant donné que la plupart des pays d’accueil se
trouvent être des pays en développement, ceux-ci sont conscients du gap
technologique qu’ils connaissent par rapport aux pays dits développés. Les
avancées technologiques étant de plus en plus rapides surtout avec l’économie
de l’information, le recours à l’investissement direct étranger apparaît comme le
recours le plus rapide et le plus efficace.
- En deuxième lieu, parce qu’il y a une prise de conscience du poids de la dette
extérieure. Le service de la dette assèche les bases de l’accumulation nationale
et limitent l’importation de biens d’équipement. L’accumulation des FMN sur leur
sol peut être un substitut (au pire) ou un complément (au mieux) non négligeable.
En troisième lieu, parce que le FMI oblige dans le cadre des politiques
d’ajustement les pays en développement ou les économies semi-industrialisées
qui ont signé avec l’organisme international pour pallier à leurs crises financières
(le Mexique au début des années 90 mais plus récemment l’Indonésie en 1998) :
-à trouver des ressources financières. Une des façons d’augmenter les
ressources budgétaires est d’augmenter les exportations, pour favoriser cette
politique les FMN ont été sollicitées.
-à privatiser l’économie. Cette privatisation s’est traduite par l’entrée de
capitaux étrangers.
-
Le Mexique est un exemple des économies semi-industrialisées qui est ouvert aux
filiales étrangères. D’après les chiffres de la revue de la CEPAL de 1998, le pays
accueillait dans les années 80, 60 % des IDE provenant des Etats-Unis, la situation à
la fin des années 90 est restée exactement la même. En outre, la valeur investie par
les Etats-Unis a été multipliée par 3. En effet, on a investi dans les années 80
(investissement cumulé) au Mexique 2608 millions de dollars (donc 1564,8 millions
de dollars par les Etats-Unis9) et 7980 millions de dollars en 1997 (soit 4788 millions
de dollars par les Etats-Unis (60 % de 7980). Au Mexique, General Motors, Ford,
IBM General Electric et nous pouvons ajouter Chrysler, ont créé leurs filiales dont
elles possèdent sans exception 100 % du capital. Le choix de créer la forme juridique
filiale n’est pas innocente, cela permet de garder la maison-mère dans le pays
d’origine, la filiale échappe ainsi aux politiques fiscales du pays d’accueil.
Il en est de même au Venezuela où Ford Motor Exxon General Electrics et General
Motors possèdent 100 où du capital de leurs filiales. Dans ce pays, la valeur des IDE
en provenance des Etats-Unis est passée de 160,65 millions de dollars valeur
cumulée de 1992 à 1996) à 239,94 millions de dollars en 1997, elle a donc été
multipliée par 1,5. En outre, au Venezuela, quatre entreprises locales sur onze ont
été acquises pour investissement étranger en 1997 par les Etats-Unis, les autres
étant été partagées par le Mexique, la Suisse, le Canada et l’ Espagne.
- Le développement des multinationales en terme de pouvoir : conséquences.
Les FMN ont une influence considérable sur la politique économique du pays
d’origine et du pays d’accueil.
En effet, les FMN et autres grandes entreprises américaines ont les moyens de
payer des individus chargés de suivre les travaux du congrès des Etats-Unis et/ou
des autorités locales. La tâche de ces individus est de rechercher les arguments
nécessaires favorables ou défavorables au projet selon que ceux-ci servent ou
desservent les intérêts de la FMN. Afin de réussir à convaincre les autorités
américaines de faire en fonction des intérêts des FMN, plusieurs moyens sont
utilisés. Souvent, elles aident le gouvernement à se faire élire ou à rester en place.
La contribution financière offerte par Sheraton Corp, filiale d’ITT à la Convention
nationale républicaine de 1972 est un des nombreux exemples ( Jocelyne Barreau,
1980 ).
Mais les FMN pèsent également sur les décisions gouvernementales des pays
d’accueil.
La souveraineté des FMN s’exprime par le fait qu’elles diminuent la marge de
manœuvre des Etats d’accueil dans leurs politiques de répartition des revenus. En
effet, les FMN financent très souvent leur entrée dans le pays d’accueil en voie de
9
60 % de 2608 représentent environ 1564 millions de dollars.
développement au moyen de capital de dette emprunté dans ce pays10 ; et la société
-mère garde la majorité (ou la totalité) du capital – actions. En ce sens, elles
détournent l’épargne accumulée dans le pays d’accueil de l’investissement productif
qui pourrait être accompli par les industriels nationaux.
L’exemple d’ITT avec l’ Equateur est à noter (Business Week, 31 mars 1973, p.29) :
« En 1970, l’ Equateur décide de nationaliser All American Cables & Radio, une filiale
d’ITT établie à Quitto. ITT demande un dédommagement de 1,3 million de dollars mais
descend à 600 000 dollars au cours des négociations à condition de se voir octroyer des
terrains de valeur. L’Equateur cependant se refuse à verser plus de 575 000 dollars. ITT
demande alors au Département d’ Etat de recourir à des sanctions (utilisées une fois
seulement auparavant par les Etats-Unis et en dernier recours) : la suppression de tout
prêt et aide aux pays qui nationalisent des entreprises américaines et n’offrent pas un
dédommagement suffisant et immédiat. Jack Neal, collaborateur d’ITT à Washington et
vétéran du Département d’ Etat , commence alors sa tournée de visites auprès du
Département d’ Etat, auprès de « l’Agence pour le Développement International »,
auprès du ministère des Finances, qui guide la politique de la Banque pour le
Développement Interaméricain. Il invoque les noms des personnalités de l’administration
Nixon. Devant les protestations de certains fonctionnaires, Neal profère des menaces :
les dirigeants d’ITT rapporteront ce manque d’enthousiasme au secrétaire d’ Etat, William
Rogers, et au Ministre des Finances, John Connaly. Le résultat des pressions d’ITT fut la
suspension, pendant deux ans, d’une aide de 15,8 millions de dollars accordée à l’
Equateur en juin 1970 par l’Agence Internationale de Développement et la menace
d’annuler un prêt de 14,3 millions accordé par la Banque de Développement
Interaméricain, si l’ Equateur n’accordait pas les 600 000 dollars réclamés par ITT. En
janvier 1972, l’ Equateur versa les 600 000 dollars à ITT mais refusa de lui céder les
terrains. De plus, l’ Equateur s’adressa à une entreprise japonaise pour la construction
d’une station -relais de satellite alors que l’armée américaine espérait que ce contrat
serait passé avec une entreprise américaine. En février 1973, le Président Ibarra fut
remplacé par le Général Rodriguez Lara. Des négociations « cordiales » s’engagèrent
aussitôt entre le nouveau dictateur et ITT à propos des terrains. Par la suite, les
restrictions quant aux prêts et aides à l’ Equateur furent levées. ».
Nous avons vu que l’ Etat nation avait une place de plus en plus restreinte dans le
système économique mondialisé, actuellement. Les FMN connaissent la situation
inverse. Afin d’en expliquer les raisons, qui est l’objet de la seconde partie, il est
nécessaire de montrer dans un premier temps que l’analyse de la structure du SEM
ne peut se faire qu’à partir d’une double dimension : économique et politique, d’où
l’importance des théories de l’ Economie Politique Internationale (EPI), en étant
conscients des différences entre les différents courants qui composent ces théories.
Dans un second temps, il nous faut voir en quoi la nature du pouvoir de l’ Etat est
spécifique par rapport à celui des FMN et en quoi il peut expliquer la nouvelle
structure de pouvoir entre ces deux acteurs. Enfin, d’étudier les relations entre la
légitimité et le pouvoir qui découlent de l’étude du pouvoir spécifique de l’ Etat.
La part de l’endettement dans le financement de l’accumulation du capital devient de plus en plus importante :
la dette cumulée mondiale est passée de 97 à 99 : de 33 100 à 37 100 milliards de dollars, soit une croissance
exponentielle de 6,2 % par an (le triple de celle du PIB mondial). Ces sommes dopent la bourse mondiale.
10
2. L’analyse de l’économie mondialisée : une dimension politique
2.1 la nécessité de prendre en compte la dimension politique dans l’analyse du
Système Economique Mondialisé
L’Economie Politique Internationale (EPI) fait le lien entre les relations marchandes et
les relations de pouvoir pour ne plus voir les relations économiques comme un
"emboîtement de marché" (Kebabdjian, 1999).
Le besoin de créer un lien entre le politique et l'économique diffère selon les théories
de l'EPI. L’Economie Politique Internationale s’est toujours efforcé de lier le domaine
politique et ses relations de pouvoir avec le domaine économique depuis le début de
sa création dans les années 70. Ces théories ont vu le jour aux Etats-Unis et peu de
temps après en Angleterre. Elles ont pour ligne de conduite de refuser la domination
des relations marchandes sur les relations de pouvoir et vice versa. Cependant, au
sein de l’ EPI, il faut distinguer différentes théories qui s’opposent. Deux grands
courants se dessinent : l’EPI orthodoxe et l’ EPI hétérodoxe. La première se divise en
trois théories : la théorie réaliste de l’économie politique internationale avec en chefs
de file Waltz et Gilpin, la théorie des régimes internationaux de Krasner et l’école de
l’interdépendance complexe de Nye et Keohane. La seconde a été impulsée en
Angleterre par Susan Strange, Gramsci et suivie par Stopford et Cox.
L'EPI étudie depuis bientôt trente ans les liens entre les relations de pouvoirs et les
relations économiques. La question remonte à bien plus longtemps. Les marxistes, et
Marx le premier, les structuralistes, les tenants du libéralisme économique et le néoclacissisme s'y sont intéressés avant l'EPI. Toutes ces théories nous ont permis et
nous permettent encore de réfléchir sur le débat État/Marché, les ouvrages dont le
titre contient l'un des termes ou les deux : states or markets, states and markets etc.
foisonnent. En effet, les théories de l’ impérialisme (Boukharine, Lénine, Hilferding,
Luxembourg) avaient pour objectif de transposer au niveau international leurs études
sur les relations de pouvoir au niveau national.
Ainsi, le débat interne entre les courants orthodoxe (Waltz, Krasner, Ruggie, Nye et
Keohane) et hétérodoxe de l'EPI (Strange, Cox, Gramsci) nous ont permis d'avancer
dans notre réflexion théorique.
La question qui vient immédiatement est dans quels termes pouvons-nous concevoir
un rapprochement des sphères politique et économiques si souvent éloignées ?
L’intérêt du courant réaliste de l'EPI illustré par les théories de Waltz et de Krasner,
pour ne citer qu'eux est qu’il lie les variables économiques aux variables politiques
mais leurs études du SEM sont caractérisées par une autonomisation du politique vis
à vis de l'économique. En effet, l’EPI Orthodoxe fonde ses études sur les questions
de sécurité et du pouvoir coercitif des Etats, qui sont les acteurs principaux du SEM.
Etant donné que nous avons montré l’importance des FMN, et la diminution du poids
de l’ Etat dans le SEM, il nous paraît alors impossible d’expliquer la structure du SEM
par des théories qui supposent la supériorité de l’ Etat sur les autres acteurs du SEM,
ou pis encore, qui excluent de leurs analyses l’existence des autres acteurs que l’
Etat. C’est pourquoi, nous allons tenter de montrer que les théories orthodoxes de l’
EPI ne permettent pas d’expliquer le changement dans la structure du SEM,
contrairement à la théorie que nous nommerons « strangiste ».
2.1.1 L’analyse erronée de l’EPI orthodoxe
L'intérêt de l'EPI est d'offrir une vision neuve à l'économie internationale. En effet,
même s'il ne faut pas confondre leurs théories Krasner, Strange, Kehoane, Nye,
Ruggie, Young, Gilpin, Cox... se sont efforcés de rapprocher les domaines
économique et politique.
L'EPI orthodoxe offre un caractère confus, vue la multiplicité des théories qui la
forment. L'EPI orthodoxe est américaine. Elle est née dans les années 70. Les
nombreux auteurs américains, tenants du courant orthodoxe, offrent tout un tas
d'analyses plus floues les unes que les autres. Certains chercheurs français les
opposent entre elles. Kebabdjian (1998 et 1999) a même extrait la Théorie des
Régimes Internationaux de l’EPI orthodoxe pour la comparer et la rapprocher de la
Théorie de la Régulation (Boyer, 1996 et Aglietta, 1991) française et hétérodoxe. Et
ce, au nom d’une seule et unique notion commune aux deux courants : le régime.11
Les théories qui composent le courant de l'EPI orthodoxe ne s'opposent pas
véritablement. Elles sont fondées sur des hypothèses identiques et se complètent.
Distinguons trois théories de l'EPI orthodoxe :
-
le réalisme "pur" de K.N. Waltz et de R. Gilpin
l’institutionnalisme libéral américain qui se compose de deux théories : la
Théorie des Régimes Internationaux de S.D. Krasner (l’Ecole des Régimes
Internationaux), suivie par O.R. Young et J.G. Ruggie et l' École de
l'Interdépendance Complexe de J.S. Nye Jr et R.O. Keohane (le
Structuralisme modifié).
L’apport de ces théories est grand. Elles montrent que la mondialisation est un
phénomène plus construit que subi et pose alors le problème de la maîtrise de la
mondialisation.
La théorie de K.N. Waltz est née dans les années 70 en réaction aux théories
des relations internationales précédentes. Elle est construite selon un ensemble de
lois politico-économiques observées qui reflètent les actions des différents États et
qui servent à les prédire. Selon lui sa théorie (et une théorie en général) doit servir
plus qu'elle ne doit expliquer la réalité (K.N. Waltz, 1986). Ainsi, mettre au centre de
son analyse l'État comme acteur unique au sein du SEM doit servir à comprendre les
stratégies internationales étatiques. Celles-ci sont donc extraites du SEM et sont
considérées comme exogènes et uniques. Les relations entre les États vont
déterminer entièrement le système économique. La conquête de nouveaux territoires
par la force militaire permet l’accroissement de la production nationale. Ses études
ont pour principal objectif de chercher un équilibre général optimal entre les États par
la maximisation de leurs intérêts individuels. Ce principe de rationalité est la base de
ses travaux et des études de l'EPI orthodoxe en général. Cette hypothèse qui sera
reprise dans les autres courants de l’orthodoxie peut être remise en cause. Avec la
11
Le régime pour les régulationistes internationalistes représente les normes et les institutions qui orientent les
décisions des agents privés, qui fixent des règles aux interventions étatiques et qui se prêtent à la régulation
internationale. Les principes représentant les croyances aux faits, les normes sont le comportement standard
(droits et obligations), les règles sont les prescriptions ou proscriptions et les procédures représentent les
pratiques pour faire un choix collectif.
Pour l’EPI institutionnaliste (Krasner, Keohane et Nye), le régime « est un ensemble de principes, de normes, de
règles et de procédures de prise de décision qui assurent la stabilité et la cohérence des comportements des
différents acteurs de la vie internationale, et qui se mettent en place pour éviter les conflits coûteux ».
mondialisation, les décisions des Etats sont conditionnées par les volontés d’autres
acteurs économiques. La multiplicité des acteurs interdépendants (les FMN sont
impliquées dans les marchés financiers, qui ne sont pas sans rapport avec les Etats
qui eux-mêmes subissent les pressions des lobbies…) intervenant dans le SEM rend
quasiment impossible la prévision de leurs actions. La rationalité est une hypothèse
qui a permis uniquement aux auteurs de l’EPI orthodoxe de modéliser les
comportements des Etats et d’utiliser la théorie des jeux à cet effet.
L'autre hypothèse principale qu'il postule est l'état de nature anarchique du système
étant données les relations conflictuelles entre les États. Seule une guerre
hégémonique partagera le pouvoir entre les plus puissants. Le passage de l'état de
nature (anarchie) à l'hégémonie (ordre taxinomique) est appelé "balance des
pouvoirs". Il se fait par la force qui est le seul moyen de réguler le système
international. En effet, pour Waltz le droit de guerre comme moyen de survie est une
cause de l'état de nature donc de l'anarchie mais c'est aussi une conséquence
puisque, en raison de l'anarchie aucun autre État ne peut obliger l'État hégémon à
respecter sa parole quelle qu'elle soit. C’est pourquoi pour Waltz, c’est l’anarchie qui
prévaut à long terme. La force militaire explique le changement de l’ordre
économique en temps de guerre (Gilpin, 1981 et 1987), mais comment la théorie
réaliste expliquerait-elle que des pays semi-industrialisés tels que le Mexique ou le
Chili ou la Corée du Sud renforcent leur pouvoir économique et s’intègrent dans
l’ordre économique international actuel dans un climat de paix ? Dans l’économie
mondiale actuelle, le gain attendu en accédant aux capitaux étrangers et à une
certaine main d’œuvre (peu chère, très qualifiée ou peu revendicatrice) est plus
recherché que le gain attendu d’une expansion territoriale.
Pour Susan Strange, il existe d’autres moyens de régulation de l’ordre économique
international qui sollicitent l’intervention des divers acteurs autres que les Etats tels
que les FMN, les banques internationales et les organisations internationales…
Strange parle de bargaining ou de marchandage entre ces acteurs. Le rôle des Etats
étant amoindri et celui des autres acteurs augmenté, il s’en suit le développement
d’un soft power au détriment du hard power (force militaire).
Krasner et Ruggie, dans le début des années 80 reprendront l’hypothèse de
Waltz que Strange qualifie de stato -centrisme (Ruggie, 1983, p.196). Mais Krasner
ne part pas du même état de nature que Waltz. Pour celui-ci c'est l'anarchie, pour
Krasner l'état de nature du système est caractérisé par l'existence de régimes
internationaux (RI). Le fait que les régimes internationaux soient une hypothèse évite
à Krasner d'expliquer la naissance d'un régime, sa mort, son évolution et sa nature.
L’existence de RI a pour conséquence de produire un ordre de long terme
(contrairement aux accords qui doivent être considérés comme des accords de court
terme et ad hoc), stable sans hégémonie. C'est pourquoi il insiste sur le fait qu'il se
produit un déclin de l'hégémonie américaine depuis plus de vingt ans. L'équilibre
général de long terme obtenu sera donc un optimum de second rang. Toutefois, la
multitude de régimes internationaux formant le SEM n'exclut pas l'existence d'une
hiérarchie des puissances étatiques comme dans la théorie du réalisme pur, mais
celle-ci est contenue à l'intérieur d'un régime.
Les États vont obéir aux règles et procédures formant le régime limitant ainsi leur
rationalité (bounded rationality). Il existe pour Krasner une multitude de régimes
internationaux. Par exemple il existerait un régime international dans le domaine de
la pêche maritime mais pas de régime international monétaire ni de régime de
sécurité internationale (étant donné les assassinats des hommes politiques).
Autrement dit, Krasner et plus généralement les tenants de l’Ecole des Régimes
Internationaux évacuent de leur théorie tous les domaines économiques qui ne
peuvent fonctionner sous l’existence d’un RI (drogue, crimes, corruption…)
(Strange,1982). Pourtant comment expliquer la création de règles qui prévalent sur
les marchés financiers et monétaires et dans l’ordre politique international (droit
d’ingérence…) et les contraintes qu’elles exercent sur les décisions des FMN, des
Etats et des individus ?
Young et Ruggie ont tenté de compléter sa définition en créant deux critères de
mesure d'un régime : l'efficacité et la robustesse. En citant deux autres exemples de
régimes internationaux : le libéralisme orthodoxe (avant la deuxième guerre
mondiale) et le libéralisme enchâssé (après 1945), Ruggie nous donne un peu plus
d'explications sur la nature de ces régimes et leur transformation. En effet, le second
(embedded liberalism) est caractérisé par la poursuite d' un objectif social ( la
stabilité domestique) qui unit tous les États qui y participent. Dans la période de
l'Entre-deux guerres régnait le désordre parce qu'il manquait selon lui cet objectif
social. Par exemple, il explique que la tentative de création d'un régime monétaire a
échoué à cette période parce qu'il était incompatible avec l'objectif de stabilité
domestique.
La nature du régime international dans la théorie institutionaliste libérale américaine
reste floue, le régime peut à la fois concerner la pêche maritime et le libéralisme
enchâssé. Par conséquent, le régime international dans ce courant de l’EPI peut
rassembler des Etats autour d’une idéologie (le libéralisme) et autour d’une activité
économique (la pêche maritime), mais il n’existe pas de monnaie qui rassemble des
Etats actuellement selon Krasner.
L’institutionnalisme libéral américain est à rapprocher avec la théorie économique de
l’échange pur ou le modèle de Ricardo (la théorie des avantages comparatifs) où il
existe un gain mutuel pour les Etats qui participent à un échange : le jeu n’est pas à
somme nulle. Alors que dans la théorie réaliste de Waltz, si un Etat renforce son
pouvoir par la force il le fera au détriment des autres Etats.
Seule l'École de l'Interdépendance Complexe a donné l'impression de s' éloigner du
réalisme, mais elle reste proche de la théorie de Waltz. Les auteurs expliquent
eux-mêmes que leur théorie complète celle de Waltz. Nye et Keohane (1972) ont
entamé trois pistes de recherche jusque là inédites en EPI : s'il existait d'autres
moyens que la force de régler les conflits entre les États, s'il y avait d'autres acteurs
que les États sur la scène économique internationale et si les relations
internationales bénéficiaient à des États en particulier. Malgré cela Nye et Keohane
ne s'opposent pas au réalisme pur et encore moins à l'EPI orthodoxe en général.
Nous pouvons justifier les ressemblances entre l’école de l’interdépendance
complexe et la théorie réaliste en avançant trois raisons :
- les évocations d'acteurs nouveaux (FMN...) sont présentes mais l'État reste
l'acteur privilégié du SEM et plus précisément les États-Unis. Le terme utilisé pour
nommer les relations économiques est d'ailleurs transnational relations,
autrement dit la nation est toujours au centre de l'analyse.
- Au pluralisme des acteurs évoqués par les auteurs s'ajoute le pluralisme des
domaines internationaux du SEM. Ceux-ci n'avaient jamais été spécifiés avant
Nye et Keohane ; quatre types de flux intéressent les auteurs : les flux
d'information, d'échange, de monnaie et de personnes. Pourtant, les moyens de
régulation du SEM ne sont pas plus diversifiés que dans les théories
-
précédentes. La force c’est à dire le pouvoir coercitif de l’ Etat (le "warfare")
domine quelque soit le domaine étudié (Nye et Keohane, 1972, p. xii). Ainsi,
comme pour Krasner et Waltz, la sécurité des Etats- nations reste au centre de
leurs analyses.
A la question qu’ils posent de savoir qui bénéficierait des relations internationales,
ils n'y répondent pas.
La notion de régime est très présente dans la théorie de Nye et Keohane. Trois
régimes internationaux sont cités : le régime monétaire, le régime commercial et
le régime pétrolier. Autrement dit selon les deux auteurs, les États ont intérêt à
créer des régimes, mais contrairement à Krasner , les régimes internationaux ne
sont pas le point de départ de leur théorie. C'est l'hégémon qui va favoriser la
création du régime à sa demande. Toutefois, la définition du régime international
n'est pas plus explicite.
Ainsi, des notions intéressantes chez Nye et Keohane sont suggérées mais non
traitées. Et celles-ci ne s’éloignent pas beaucoup des autres théories orthodoxes qui
mettent en avant l’ Etat comme acteur unique du SEM.
Seule, la théorie de Strange qui, au contraire de l’ EPI orthodoxe, insiste sur le
caractère diffus du pouvoir au sein du SEM.
2.1.2 Adoption de la théorie « strangiste » pour expliquer nature du SEM
L'internationalisation des échanges, des savoirs, des techniques, de la finance, de la
main d’œuvre etc. ne se fait pas sans cadre politique défini par des puissances
inégales toujours en évolution. La mondialisation exige aujourd'hui de s'intéresser à
l'évolution du cadre dans lequel elle se déroule : les acteurs changent, l'État n'est
plus au centre de la structure politico-économique.
La théorie de Susan Strange se construit autour de plusieurs points :
- le pouvoir coercitif de l’ Etat tend à disparaître pour laisser place à un pouvoir
qu’elle nomme structurel et l’oppose au pouvoir relationnel qu’ont les Etats entre eux.
Le pouvoir structurel se partage entre les Etats et différents acteurs : les FMN, les
organisations internationales (OI) telles que le FMI ou la BM, les zones d’intégration
régionales (l’ Union Européenne par exemple) et les organisations non
gouvernementales (ONG). Il est caractérisé par la volonté qu’ont ces acteurs
d’acquérir des parts de marché dans les différents domaines : financier, commercial,
informationnel, culturel, productif, et de sécurité, alors que le pouvoir relationnel qui
prédominait encore dans la première partie du 20 ème siècle concerne la volonté
qu’ont les Etats d’acquérir des territoires.
Cependant, pour Strange, dire que l’ Etat n’est plus au centre des décisions qui se
font au sein du SEM, ne veut pas dire que le marché gagne du terrain. L'opposition
Etat- marché n'est plus systématique.
- l’hégémonie américaine, à travers les Organisations non gouvernementales et
internationales, les Firmes MultiNationales (FMN) et les banques et le dollar, est
responsable du désordre qui règne dans le SEM. Elle s’oppose alors à l’EPI
orthodoxe qui croît en une disparition progressive de l’hégémonie américaine 12.
On peut citer plusieurs raisons à la croyance au déclin de l’ hégémonie américaine par l’ école de l’
interdépendance complexe :
- les échanges internationaux s’intensifient et deviennent plus rapides, il est alors plus difficile de croire en
une domination d’une puissance même américaine
12
-
-
-
Celle-ci représente en même temps pour Strange une solution au désordre
mondial, autrement dit, l’hégémonie peut être aussi bien malveillante (c’est le cas
actuellement) que bienveillante (si elle offre une stabilité de l’ordre économique
mondial).
Susan Strange refuse l’existence de régimes internationaux (RI) pour plusieurs
raisons : la première concerne le fait qu’ils s’organisent autour d’un acteur unique,
l’ Etat, la seconde est qu’il existe différents domaines mondiaux où ces RI ne font
pas autorité : la sécurité (beaucoup d’hommes politiques se font encore tués), la
drogue, la mafia etc., la troisième raison tient au fait que les régimes
internationaux sont un substitut au déclin de l’ hégémonie américaine que les
théories orthodoxes de l’ EPI pensent effectif depuis l’affaire du WaterGate qui a
affaibli le pouvoir des Etats-Unis, la quatrième raison concerne la nature même
du RI qui est définie de manière imprécise, c’est à dire qu’on ne sait pas comment
un RI est créé, s’il évolue, s’il peut être détruit, la cinquième et dernière raison de
refuser l’existence du RI découle de la précédente, autrement dit Strange refuse
la vision statique de l’ordre économique mondial qu’offrent les RI
Au lieu de parler de RI, elle préfère parler de bargaining international ou
d’arrangements multilatéraux ou bilatéraux entre les divers acteurs du SEM
qu’elle nomme institutions. La multiplicité des acteurs et leur nature si différente
augmente le degré de diversité des marchandages, augmente leur rapidité et les
rend souvent impalpables. Ainsi, elle insiste sur l’importance du « dynamique »
dans l’étude du SEM.
Il existe un pouvoir de s’intégrer au sein de quatre structures déterminées
(financière, de production, culturelle, et de sécurité) c’est le pouvoir structurel et
celui-ci prévaut sur le pouvoir relationnel, détaché de la structure économique et
politique du SEM et trop centré sur les relations de pouvoir en elles-mêmes.
Nous avons compris que la théorie de Susan Strange était celle qui reflétait le mieux
les observations faites à l’égard de la diminution du pouvoir de l’ Etat et de
l’émergence d’acteurs nouveaux au sein du SEM. La question qui vient maintenant
est de savoir comment utiliser cette théorie pour expliquer ces changements dans la
structure du SEM depuis ces dernières années. Afin de répondre à cette question, il
est nécessaire de réfléchir sur la notion de pouvoir : pourquoi les Etats-Unis
conservent un pouvoir important ? Pourquoi les Etats- nations voient leur puissance
diminuer alors que celle des FMN augmente ? La réponse réside dans l’étude de la
nature différente de ces pouvoirs.
Quand un acteur a du pouvoir, cela veut dire qu’on lui obéit. Selon Ian Hurd
(International Organization, 1999), on obéit selon trois raisons : soit parce qu’on est
menacé par le pouvoir coercitif, soit parce qu’on trouve un intérêt à obéir, soit parce
qu’on estime que le pouvoir du dominant est légitime. Transposée au plan
international, l’étude du pouvoir devient plus délicat, surtout si l’on part du principe
qu’il existe différents acteurs autres que les Etats. En effet, une FMN ne possède pas
de pouvoir coercitif par exemple. Comment mesurer le pouvoir d’une FMN pour le
comparer à celui d’un Etat ? Répondre à cette question est l’objectif que nous nous
fixons dans la deuxième sous-partie.
-
le caractère de la puissance a changé, celle-ci est moins diplomatique actuellement qu’économique et
financière, et comme un type de puissance ne peut être transférable en un autre type, les Etats-Unis qui
possédaient la puissance mondiale de la diplomatie jusqu’à la fin des années 70, ne peuvent posséder la
puissance mondiale économique et financière dans les années 80 et 90.
Les divergences entre les principales théories de l’EPI dans les analyses du SEM :
EPI orthodoxe
Auteurs
Waltz (réalisme
pur)
Krasner (théorie
des régimes
internationaux
Caractéristiques du
pouvoir
relationnel
relationnel
Hégémonie
Oui, à court terme.
C’est une condition
suffisante pour peser
dans la balance des
pouvoirs
Non, car il y a
présence des
régimes
internationaux
Non, anarchie de
long terme
Oui, une multitude.
Et c’est une
hypothèse. Mais
c’est un optimum de
second rang
Existence de
régimes
internationaux
Rationalité des
acteurs du SEM
Instabilité du SEM
Régulation du SEM
EPI hétérodoxe
Nye et Keohane
(Ecole de
l’Interdépendance
Complexe)
Coexistence du hard
power et du soft
power*
Strange (Ecole du
Pouvoir Structurel
diffus)
Pouvoir structurel
diffus
Oui, ce sont les
Oui, c’est
Etats-Unis. C’est une
l’hégémonie qui crée condition nécessaire
les régimes
mais non suffisante
internationaux
pour la stabilité du
SEM
Oui, les principaux
étant les régimes
commercial,
monétaire et pétrolier
Non. Existence du
bargaining entre les
acteurs
Rationalité absolue
des Etats : ils
maximisent leur
Rationalité limitée
Rationalité limitée
utilité individuelle.
des Etats. Les Etats des Etats. Les Etats
Les Etats agissent
agissent de telle
agissent de telle
de telle façon si c’est façon si c’est dans
façon si c’est dans
dans leur intérêt
leur intérêt particulier leur intérêt particulier
particulier ou s’ils se
croient menacés
Non rationalité des
Etats et des autres
acteurs : les Etats
agissent de telle
façon s’ils croient la
cause légitime**
Oui, car l’état de
nature du SEM est
l’énarchie par
définition. La
« balance des
pouvoirs » est donc
instable
Oui en raison du
déclin de
l’hégémonie
américaine
Oui en raison du
déclin de
l’hégémonie
américaine
Oui en raison de la
mauvaise gestion
des capacités de
l’hégémon, en
l’occurrence les
Etats-Unis qui n’ont
pas perdu leur
hégémonie sur le
SEM
Par la force. Le
domaine de sécurité
domine les autres
S’il y a création de
régimes
internationaux c’est à
dire créations de
principes, normes,
on n’a pas besoin de
la force. Mais, on ne
précise pas
comment naissent
les régimes
internationaux.
L’arbitrage entre
l’utilisation du hard
power et du soft
power dépend de
l’intérêt qu’a un Etat
à utiliser l’un ou
l’autre.
Par le bargaining
entre les divers
acteurs du SEM, y
compris les
institutions (ONG,
marchés, banques,
FMN, OI et zones
d’intégration
régionales)
Multiples. Les
acteurs
économiques tels les
Multiples mais l’ Etat
FMN, les OI, les
Acteurs
Unique : l’ Etat
Unique : l’ Etat
reste le plus
ONG ont un poids de
important
plus en plus
important dans le
SEM
*Nye a été le premier à distinguer le hard power du soft power et à énoncer le fait que l’utilisation pour un Etat de sa
puissance économique et financière (soft power) au lieu de sa puissance coercitive (hard power) puisse être plus avantageuse,
c’est à dire moins coûteuse. Ainsi, l’ Etat décidera d’utiliser telle ou telle sorte de pouvoir selon l’intérêt qu’il a d’utiliser la
première sorte ou la deuxième.
**C’est pourquoi le leader hégémonique sera suivi s’il est jugé bienveillant. S’il est jugé malveillant, il sera la cause du
désordre de l’ordre économique mondial. (Cette analyse est approfondie par Cox et les fondements sont ceux de Gramsci).
2.2 Sur la notion de pouvoir
Ian Hurd a conclu dans son article de 1999 dans la revue International Organization
( n°2, vol.53) qu’il existait une légitimité internationale pour essentiellement trois
raisons :
- parce qu’elle passe par des règles internationales (présence d’un ordre sans
gouvernement),
- parce qu’il existe une analogie du système international avec le système
domestique,
- parce que la souveraineté au niveau international (à comprendre ici comme la
puissance d’une institution internationale) peut être légitime comme une norme
qu’on internalise.
Pour en arriver à ces conclusions, l’auteur s’est posé la question de connaître les
raisons pour lesquelles on obéissait. Son objectif dans l’article était de démontrer
qu’il existe une légitimité internationale sans montrer comment une institution le
devient ; ce qui ne l’oblige pas à définir la légitimité.
Notre objectif est de donner une définition de la légitimité, fondée essentiellement sur
la définition de Habermas, afin de vérifier la corrélation négative entre la puissance et
la légitimité. Nous verrons d’abord en quoi les FMN et les Etats ont un pouvoir de
nature différente, il est nécessaire pour ce faire d’expliquer ce que représente l’ Etat,
et ensuite nous verrons que la légitimité qui fait la caractéristique d’un Etat existe au
niveau international, alors que les FMN ne le sont pas, et que c’est là la raison du
pouvoir limité pour l’ Etat et de l’augmentation de la puissance pour les FMN.
Ainsi, traiterons-nous deux points rattachés à la notion de pouvoir : les natures du
pouvoir de l’ Etat et des FMN et la légitimité comme outil de mesure de la puissance
de l’ Etat et des FMN.
2.2.1 FMN et Etat : deux natures de pouvoir différents.
Contrairement aux auteurs réalistes et néo-réalistes de l’EPI, nous mettons en
évidence que l’hégémonie américaine est loin d’avoir disparu et plus que cela encore
nous soulignons le fait que celle-ci s’est accentuée, renforcée et semble être
devenue invincible. Simplement, elle s’appuie sur le pouvoir grandissant des acteurs
privés. Pourquoi le pouvoir de l’ Etat n’est pas l’arme la plus redoutable pour former
un pouvoir hégémonique ? Pourquoi la puissance des FMN semble-t-elle invincible ?
Afin de répondre à ces questions, il est nécessaire d’étudier la manière dont se forme
l’ Etat ; sa nature de classe.
L’ Etat est garant des rapports de production de l’économie d’une nation. L‘ Etat est
donc l’organisation de la nation dont les individus sont soumis à des lois communes.
De ce fait, l’ Etat a une nature de classe qui est déterminée par le mode de
production dominant dans l’économie nationale. Il est alors le reflet du mode de
production qui caractérise l’économie nationale. La nature de l’ Etat actuelle dans les
pays industrialisés est capitaliste. Ainsi l’ Etat est impliqué dans l’économie et il ne
doit pas être considéré comme une entité extérieure (Salama et Mathias, 1983). Il est
impliqué de deux manières par rapport au capital : parce que d’une part, l’ Etat
instaure un cadre politique qui détermine l’évolution du capital, donc de l’économie,
et d’autre part parce qu’ il est amené à intervenir dans les différents secteurs
économiques de façon directe (l’ Etat produit lui-même) ou de façon indirecte (par les
politiques économiques interventionnistes) et de manière plus ou moins intensive
selon les pays. Ainsi, la classe dominante parmi les classes sociales qui composent
la société détermine la nature de classe de l’ Etat.
Chez Gramsci, l’ Etat existe de par sa puissance qu’il acquiert en se formant luimême. Il décrit la puissance étatique comme ayant deux caractéristiques : elle est
coercitive (autrement dit l’ Etat peut se servir de sa force et de l’appareil judiciaire
qu’il construit pour imposer sa volonté ) et est idéologique. La puissance idéologique
se définit sur le plan national par le fait qu’une classe sociale associée à un certain
processus de production se soit émancipée par rapport à une autre et la domine. Au
plan international, la puissance idéologique se définit par le fait que des institutions
dominantes soient reconnues comme légitimes par les « faibles », ce qui garantit leur
obéissance. Ainsi, deux notions sont très liées : puissance et légitimité. La relation
n’est pas évidente à faire entre les deux.
Dans les pays industrialisés, l’ Etat est formé au sein de la société. En effet, il prend
naissance parmi la population composée des différentes couches sociales. La
classe sociale13 dominante détermine la nature de l’ Etat et les politiques qui en
découlent. Pour Gramsci, une classe sociale devient dominante si elle est organisée
pour prendre le dessus sur les autres et si elle a su et pu élaborer une stratégie pour
y parvenir.
« Chaque groupe voudrait sortir de la déchirante lutte de la concurrence en imposant son
monopole. L’ Etat amène à composition, sur le plan juridique, les dissensions intérieures des
classes, les désaccords entre intérêts opposés, il unifie les couches et modèle l’aspect de la
classe tout entière. Avoir le gouvernement, le pouvoir, c’est sur ce point que s’affirme la
concurrence entre couches diverses. Le gouvernement est le prix qui revient au parti, à la
couche de la bourgeoisie qui se montre la plus forte, qui, avec cette force, conquiert le droit
de régenter le pouvoir de l’ Etat, de l’orienter vers des objectifs déterminés, de le modeler
essentiellement selon ses programmes économiques et politiques. » (Gramsci, p.151, Ecrits
politiques, 1974).
L’ Etat est devenu capitaliste dans l’histoire par la domination de ceux qui détenaient
le capital sur la classe des ouvriers. La classe bourgeoise représente le capitalisme
parce qu’elle est formée de groupes capitalistes toujours plus nombreux qui
participent au développement économique. Ainsi la nature de classe de l’ Etat est la
classe bourgeoise, les deux entités étant imbriquées l’une dans l’autre. L’ Etat est et
restera bourgeois. En effet, la bourgeoisie est la classe intermédiaire ; elle se situe
entre la classe prolétaire et la classe des aristocrates, c’est cette position sociale qui
fera que la classe bourgeoise est la seule qui dans l’avenir a à la fois quelque chose
à perdre et quelque chose à gagner. En outre elle représente la majeure partie de la
population actuelle. Ainsi, elle aura toujours intérêt à en vouloir plus, et elle sera
toujours la plus dynamique et la mieux organisée. On peut noter à ce propos que
dans les pays non industrialisés, si la classe bourgeoise est inexistante, l’économie
est instable, c’est le cas actuellement de la Russie.
Une classe sociale réussira à devenir dominante uniquement si elle parvient à établir
un large consensus au sein des couches anciennement dominées. Ainsi, l’ Etat est la
classe la plus puissante. L’illustration qu’il fait de la définition de cette puissance14
concerne l’ex-Russie et l’Italie (entre autres), où seule la puissance idéologique,
13
Une classe sociale regroupe des individus ayant les mêmes intérêts.
A la fois dans les cahiers de prison (1971, Gallimard, traduit de l’italien), et dans Ecrits politiques 1914-1920
et 1921-1926 (Gallimard).
14
grâce aux intellectuels, parviendrait à rassembler les couches prolétaires italiennes
et russes contre la classe dominante bourgeoise. Ainsi, avant la phase terminale qui
consiste à prendre le pouvoir par la force --si celle-ci a lieu d’exister15-- la classe
bourgeoise dominante est neutralisée. Ainsi, le pouvoir de domination ne doit pas
nécessairement être lié à la force. Les classes dominées acceptent
l’assujettissement parce qu’elles ne peuvent agir contre cette domination,
institutionnalisée légalement, faute d’organisation de leur part. La domination
apparaît ainsi comme légitime donc acceptée ; comme l’exploitation du travailleur par
le capitaliste l’est dans la théorie de Marx. Cette question de légitimité signifie que
certains individus de la classe dominante ont le droit de gouverner les autres.
Si l’ Etat n’utilise pas la force pour se faire entendre, elle utilise forcément un autre
moyen que Gramsci nomme : l’idéologie. Il s’agit là de légitimer la domination d’une
classe sociale que représente l’ Etat par l’idéologie. La classe bourgeoise aura pris le
pouvoir grâce au consensus des intellectuels des couches bourgeoises, et deviendra
dominante. La prise de pouvoir est légitime et la classe dominée est consentante et
dite faible parce qu’elle n’a pas « su » s’organiser et ne peut pas se « révolter ».
L’hégémonie publique est stable. La classe sociale dominante instituera une culture,
la sienne, par différentes institutions : l’ Eglise, l’éducation, l’information, le
syndicalisme, etc. et formera alors le « bloc historique » (Gramsci, 1974). C’est ainsi
que la puissance de l’ Etat devient hégémonique, parce qu’ il s’instaure une espèce
de suprématie de l’idéologie de la classe dominante s’exerçant à travers les fonctions
de l’ Etat directement (par l’éducation nationale pour la fonction éducative, par les
tribunaux pour la fonction répressive) et à travers « une multitude d’autres initiatives
et activités dites privées qui forment l ‘appareil d’hégémonie politique et culturelle des
classes dominantes » et qui « tendent vers le même but » (Gramsci, Cahiers de
prison, p.360, 1975). Ceci fait dire à Gramsci que chaque Etat est éthique.
L’analyse gramscienne du pouvoir hégémonique de l’ Etat a trois caractéristiques :
- elle est nationale (il s’agit de l’hégémonie de l’ Etat sur la société civile
nationale),
- elle est décrite en termes de lutte entre les différentes classes sociales
formant la société civile, elle s’inscrit alors dans un processus de
matérialisme historique et
- est idéologique avant d’être coercitive (il met au premier plan l’importance
de l’ action des intellectuels pour constituer la classe dominante pour
diffuser l’hégémonie).
Ceci permet d’expliquer comment la société politique (c’est à dire d’ Etat) se forme
à partir de la société civile (formée par les institutions et les individus) et comment
elle influencera celle-ci en retour. Et de montrer que les transformations de la Société
civile et politique sont avant tout des transformations sociales. Ainsi, l’ Etat coercitif
n’est pas au centre de son analyse. Pour Gramsci, la puissance de l’ Etat passe
aussi par l’influence idéologique de divers acteurs (qu’il nomme institutions) tels que
les individus, les syndicats, les journalistes, l’éducation, l’ Eglise, les tribunaux etc.
Pour Gramsci, Salama et Mathias, la société civile est mise en avant pour expliquer :
- la détermination de la nature de classe de l’ Etat chez Salama et Mathias et
- la détermination de la puissance de l’ Etat chez Gramsci.
Ces deux analyses se basent sur la théorie de Marx pour définir l’ Etat et ce qu’il
représente. Notre objectif est de conceptualiser l’ Etat, sa nature et les conditions de
sa formation afin de montrer que l’ Etat est le seul acteur de la scène économique et
15
Chez Gramsci, la force est latente mais non obligatoire.
politique internationale qui se doit d’être légitime. Et ceci constitue les limites du
pouvoir de l’ Etat.
Gramsci reprend le terme « société civile » pour nommer le peuple formé de
différentes classes sociales et « société politique » pour l’ Etat. Pour Marx et Engels
la société civile représente la forme d’échange et les forces productives d’une nation
(Idéologie allemande, p. 59, 1946). Pour Salama et Mathias, il en est de même : l’
Etat des pays industrialisés et précisément sa nature naissent des entrailles de la
société, du fait des contradictions internes de celle-ci.
En ce qui concerne les FMN, reprenons les trois sources de pouvoir existantes, à
savoir la le pouvoir coercitif, favoriser les intérêts privés et la légitimité. Les FMN ne
possèdent pas de pouvoir coercitif, et l’on a vu précédemment que les Etats (surtout
d’accueil) pouvaient se soumettre aux volontés des FMN alors que les intérêts des
Etats à être soumis aux FMN étaient particulièrement minces. Par conséquent, seule
la légitimité constitue un juste critère pour mesurer leur pouvoir.
2.2.2 La légitimité comme outil de mesure de la puissance16 de l’ Etat et des
FMN.
Pourquoi voit-on une institution comme légitime ?
Pour Habermas, seul un ordre politique peut être légitime. De cette façon il relie le
concept de légitimité avec la légalité :
Il est moins évident de circonscrire l’extension du concept de légitimité, car seuls
des ordres politiques possèdent ou perdent leur légitimité, eux seuls ont
véritablement besoin de légitimation. Des entreprises multinationales ou le
marché mondial ne sont pas susceptibles d’être légitimés. (Habermas p.251,
Après Marx, 1985).
Après avoir vu comment se forme l’ Etat, la détermination de la nature de son pouvoir
et celle du pouvoir des FMN, examinons maintenant en quoi il existe une corrélation
négative entre pouvoir et légitimité. La puissance de l’ Etat et celle des FMN doivent
pouvoir se mesurer.
En ce qui concerne l’ Etat au niveau national, il est habituel d’étudier des différentes
caractéristiques de son pouvoir selon le régime politique dans lequel il s’inscrit. On
note qu’en régime démocratique, les représentants de l’ Etat ; le président de la
république et le chef du gouvernement ; n’ont pas les pleins pouvoirs, à savoir le
pouvoir législatif et judiciaire en plus de l’ exécutif. Ceci est dû au fait qu’il existe au
sein de l’ Etat une séparation entre le Pouvoir (l’exécutif) et la Justice17 même si
l’interdépendance subsiste entre les trois pouvoirs (le législatif, l’exécutif et le
judiciaire).
La puissance de l’ Etat est contenue dans ses fonctions et ses actions politiques : la puissance de l’ Etat
représente la marge de manœuvre qu’a l’ Etat à exercer ses fonctions, ses politiques.
17
Il faut comprendre ici la justice comme représentant le droit au sens de Georges Burdeau.. Autrement dit,
servir la justice ou le droit c’est servir l’intérêt général. Avec l’ Etat, « ils (les gouvernants) n’ont qualité pour
agir que dans la mesure où ils servent l’institution… Avant l’institutionnalisation, ils pouvaient encore, dans leur
activité, mêler ce qui était l’accomplissement de l’idée de droit et ce qui était service de leurs intérêts
personnels… leur titre de chef recouvrait tout. Avec l’existence de l’ Etat, il cesse d’en être ainsi… Les
gouvernements ne peuvent plus que servir l’idée de droit qui s’est incarnée dans l’institution, car ils n’ont
compétence- donc autorité- qu’à cet effet. Détachés de cette idée, leurs ordres et leurs actes perdent non
seulement toute légitimité, mais encore toute qualité juridique. Il n’y a plus que prétention vaine ou
manifestation de force. » (Burdeau, L’Etat, 1970, p.73-74).
16
Si l’on accepte encore une fois de déterminer le pouvoir de l’ Etat selon le type de
régime politique qui le représente, on est enclin à dire qu’ en régime non
démocratique, l’ Etat aurait tous les pouvoirs, parce que le ou les gouvernants les
incarnent tous les trois, et il n’y a pas de séparation entre le judiciaire, le législatif et
l’exécutif ; alors qu’ en régime démocratique, l’ Etat a un pouvoir limité étant donnée
la séparation entre les trois pouvoirs cités précédemment.
Cependant, la séparation entre les pouvoirs ne peut seule mesurer le pouvoir de l’
Etat. A l’intérieur du système démocratique, les différents Etats démocratiques n’ont
pas la même fonction gouvernementale18 pour reprendre le terme de G. Burdeau. Ce
terme regroupe le pouvoir de faire des lois, d’édicter des règlements autonomes et la
conduite des relations extérieures. Prendre la fonction gouvernementale comme
critère permettant l’étude pouvoir de l’ Etat est plus précise. Ainsi, au sein des
démocraties, même s’il y a séparation des pouvoirs, on note que la maîtrise de la
fonction gouvernementale se fait différemment et donc que le pouvoir de l’ Etat peut
être plus ou moins fort.
La démocratie est purement idéologique ou normative et ne peut être qu’idéologique
puisqu’elle exprime la volonté de rendre les hommes libres et non assujettis à une
autorité supérieure. Les démocraties au sens de la définition précédente ne peuvent
exister. La démocratie est alors irréaliste. C’est pourquoi, comme le pense
Habermas, on ne peut mélanger les notions de démocratie et de légitimité.
Rappelons que pour les marxistes, afin d’engendrer une démocratie authentique, il
est nécessaire de dissiper le capitalisme. Ainsi, les pays socialistes entrent dans la
définition idéologique de la démocratie, alors qu’en système socialiste le pouvoir de l’
Etat est plus important qu’en système libéral parce que le premier jouit d’une certaine
indépendance vis à vis du peuple même si le peuple l’a voulu 19. Ainsi, nous n’avons
pas automatiquement démocratie et affaiblissement du pouvoir de l’ Etat. Dans le cas
des économies socialistes, la puissance de l’ Etat est telle que Marx dit que l’ Etat
représente la « dictature révolutionnaire du prolétariat ». Mais idéologiquement, ce
pouvoir n’étant pas jugé néfaste pour le peuple, il n’était pas nécessaire de le casser
pour le partager.
Le régime politique ou l’opposition démocratie -autoritarisme est trop restrictif d’une
part et trop idéologique d’autre part pour être un juste élément de mesure du pouvoir
de l’ Etat. Le véritable critère qui puisse nous éclairer sur les limites du pouvoir de l’
Etat quelque soit le cadre du système politique dans lequel il s’inscrit est le concept
de légitimité.
Le pouvoir de l’ Etat est partagé entre lui-même et le peuple de la nation
correspondante dès lors que deux éléments sont réunis :
- quand les individus formant la société civile ont la possibilité de participer à
l’élection du chef de l’ Etat : il peut alors y avoir sanction par le vote, et qu’en
parallèle il y a généralisation des rapports de production20, c’est à dire que la
classe dominante de la société civile déterminera la nature de classe de l’ Etat et
apparaîtra comme légitime,
- et quand les politiques exercées par l’ Etat répondent aux exigences qui forment
l’intérêt général de la société civile. Par ce principe, l’ Etat maintient la cohésion
sociale de la société civile.
Qu’il faut comprendre comme étant la forme du gouvernement.
Dans un régime socialiste, on considère que l’ Etat représente le peuple ouvrier en masse et répond à ses
volontés par les moyens de la planification.
20
Pierre Salama et Gilberto Mathias, L’ Etat sous-développé, La Découverte, 1983.
18
19
Ces deux éléments composent le concept de légitimité. Le premier représente ce
que nous appellerons la légitimité d’origine et le deuxième la légitimité d’exercice.
(Ainsi, le socialisme peut réunir la seconde condition uniquement, pourtant on l’a vu il
peut être considéré comme démocratique). La légitimité apparaissant plus précise
pour mesurer le pouvoir de l’ Etat que les régimes politiques nous montre qu’il existe
une corrélation négative entre le degré de puissance de l’ Etat ou sa souveraineté et
le degré de sa légitimité.
Etudier la légitimité de l’ Etat c’est voir les rapports entre les sociétés civile et
politique car dans le principe de légitimité, c’est la société civile ou au moins une
partie de celle-ci qui consent l’exercice durable de l’ Etat. Il y a, selon nous, trois
façons de concevoir les rapports entre société civile et société politique. La première
assure les deux types de légitimité, la deuxième n’assure que la légitimité
idéologique, la troisième n’assure aucune légitimité. (Voir les schémas
correspondants).
La première façon de concevoir les rapports entre la société civile et la société politique :
(1)’
Société civile
Lutte
desdes
classes
Lutte
classe
Société politique
(1)
Nature de classe
De l’ Etat
Etat
Politiques économiques et sociales (2)
(1) et (1)’ La définition de la nature de classe de l’ Etat passe par la généralisation
des rapports de production. Si en outre le représentant de l’ Etat formé est élu par
la participation du peuple directement (France) ou indirectement (Etats-Unis), on
dit qu’il y a légitimité d’origine.
(2) Quand il y a réponse de l’ Etat par des politiques qui correspondent à l’intérêt
général de la société civile, on dit qu’il y a légitimité d’exercice.
La plupart des pays industrialisés correspondent à ce cas.
La deuxième façon de concevoir les rapports entre la société civile et la société politique :
Société civile
Lutte
desdes
classes
Lutte
classe
Société politique
(1)
Nature de classe
De l’ Etat
Politiques économiques et sociales (2)
Etat
(1) On note ici que la légitimité d’origine n’est pas entièrement réalisée (1)’, il peut en
effet avoir généralisation des rapports de production c’est à dire que la classe
dominante de la société civile déterminera intrinsèquement à la société la nature de
classe de l’ Etat mais le peuple ne participera pas à l’élection du représentant de l’
Etat.
(3) Cependant même sans la légitimité d’origine, l’ Etat peut assurer la légitimité
d’exercice dans le sens où la volonté du peuple est satisfaite.
L’exemple du Maroc correspond à ce cas.
La troisième façon de concevoir les rapports entre la société civile et la société politique :
Société civile
?
Société politique
Nature de classe
De l’ Etat
Etat
(1) et (1)’ Dans ce cas il n’y a pas de légitimité d’origine étant donné que la nature
de classe de l’ Etat n’est pas déterminée de manière intrinsèque à la société, elle
est alors imposée par les pays étrangers et industrialisés. La généralisation des
rapports de production est ici défaillante. Etant donné que la classe dominante
est et sera toujours la classe bourgeoise, comme nous l’avons dit précédemment,
et étant donné que celle-ci manque dans ce cas où l’économie n’est que précapitaliste, l’ Etat se substitue à cette classe. Ainsi, l’ Etat ne peut paraître
légitime face à la société civile étant donné que le peuple n’a participé d’aucune
façon à la formation de l’ Etat et à la détermination de sa nature de classe.
(2) En outre, la légitimité d’exercice n’est pas assurée non plus. Il s’en suit une
instabilité du système.
On peut citer beaucoup de pays en développement dans ce cas tels que l’ Indonésie.
Le système d’organisation indonésien repose sur un système de parenté qu’on
appelle le népotisme, par conséquent, il ne nécessite pas de légitimité pour exercer
son pouvoir.
Prendre en considération les distinctions parmi les trois sortes de liens entre la
société civile et la société moderne permet de voir que même des Etats qu’on ne
considère pas démocratiques au sens classique du terme (c’est à dire démocratie
opposée à autoritarisme), peuvent apparaître en partie légitimes aux yeux du peuple.
En effet, dans les économies les moins avancées ou pré- capitalistes les chefs du
gouvernement peuvent être désignés par la religion. Au Maroc par exemple, le roi
Mohammed VI est avant tout vu comme le descendant du prophète, il représente
alors une certaine autorité divine de fait. De même dans plusieurs pays d’Afrique
noire, le système politique repose sur un système de parenté où le chef de l’ Etat fera
partie de la famille la plus riche et la plus instruite du pays, il est alors tout à fait
légitime qu’il dirige le peuple et qu’il place des membres de sa famille au pouvoir. Il
peut aussi paraître légitime qu’il demande en échange de bienfaisances des avances
ou des cadeaux, pour la simple raison que cela fait partie de la culture du pays : que
l’on accepte jamais un cadeau sans en offrir un et réciproquement. En effet,
Habermas considère que les légitimations peuvent être « convaincantes » ou
« crues » (Habermas, Après Marx, 1985, p.257). C’est pourquoi un système politique
comme celui du Maroc peut apparaître comme légitime au Maroc et non légitime
dans une autre pays. Il en est de même pour le système politique de nature
népotique.
Mais actuellement, le concept de légitimité, ou ce que l’on peut appeler la légitimité
moderne, est rattaché au principe de la légalité, il alors construit à partir de l’idée que
le droit est formé par le peuple et que celui-ci ne se contente pas de croire en des
récits. Ainsi, la première façon de voir les liens entre la société civile et la société
politique, correspondant au premier schéma précédent, illustre la légitimité que nous
désignons comme étant moderne, et qu’Habermas définirait comme celle concernant
l’ Etat moderne.
Habermas indique les causes d’une baisse de légitimité de l’ Etat, susceptibles
d’engendrer une sanction par le vote de la société civile.
Pour Habermas, il existe quatre types de crise :
Lieu de naissance de la crise
Système économique
Système politique
Système socio - culturel
Crise du système
Crise économique
Crise de rationalité
Crise d’identité
Crise de légitimation
Crise de motivation
Tableau pris dans Habermas, Raison et légitimité, 1978, p.69.
Les quatre types de crises sont extrêmement liés entre elles, puisque les systèmes
économique, politique et socio- culturel le sont également entre eux. Ainsi, une crise
économique est essentiellement due à l’inefficacité des politiques économiques de l’
Etat qui ne dépense pas de façon rationnelle les ressources fiscales prélevées (crise
de rationalité), il y a donc remise en question des compétences de l’ Etat (crise de
légitimation) : ce qui affaiblit la motivation des citoyens à croire en l’ Etat tel qu’il est
(crise de motivation).
Le concept de légitimité nationale prend racine dans l’histoire. Au temps de la
monarchie en Allemagne et en France, ce sont les bourgeois qui avaient créé un
pouvoir parallèle et contre la monarchie. Le pouvoir des bourgeois consistait à juger
celui de la monarchie, ce qui rendait légitime le pouvoir monarchique. Si l’on
transpose cette notion de légitimité nationale sur le plan international, on s’aperçoit
qu’il existe un « espace public international » (Badie, 2000) composé de différents
acteurs du SEM (les ONG, les OI, et même les Etats-Unis etc.) qui juge les actions
des Etats. Par exemple, l’opinion publique internationale considère la déforestation
brésilienne comme la destruction d’un bien commun. Ainsi, les Etats se verraient
attribuer une légitimité internationale. Ainsi, avec la mondialisation des échanges et
la modification, parfois la disparition des frontières, l’interdépendance des actions
des acteurs au sein du SEM, les Etats voient leur pouvoir diminuer parce qu’il se doit
être légitimé au niveau international. Au temps où la mondialisation n’en était qu’à
ses balbutiements, les Etats avaient un pouvoir beaucoup plus important
qu’actuellement. La raison tient au fait que leur légitimité n’avait qu’une dimension
nationale.
En ce qui concerne les FMN, celles-ci ne peuvent pas être légitimes d’après la
définition que nous lui avons donnée. C’est la raison pour laquelle, ne craignant pas
d’être sanctionnées directement21 par la société civile, leur pouvoir est quasi-total
dans le SEM actuel. Les FMN, étant des acteurs privés du SEM, ils ne se doivent
pas d’être légitimés, ils ont alors actuellement le pouvoir le plus fort au sein du SEM.
Conclusion
Nous avons essayé de montrer l’importance de la dimension politique dans le débat
sur les effets de la mondialisation sur les rôles que jouaient les multinationales et les
Etats. Pour cela nous avons fait appel aux théories de l’ Economie Politique
Internationale. La nouvelle distribution du pouvoir au sein de l’économie mondiale
entre les différents acteurs rend l’ Etat moins puissant, alors que les FMN y gagnent.
L’explication du passage d’un système économique mondial à un système
économique complexe et interdépendant, tient en deux points :
- dans une économie mondialisée, la légitimité nationale de l’ Etat prend une
dimension internationale : l’ Etat- nation se voit « jugé » par les autres acteurs
étant donnée l’interdépendance entre eux. Cette légitimité que nous avons définie
dans un premier temps au niveau national constitue la propre limitation de la
puissance de l’ Etat- nation dans le SEM.
- Les acteurs autres que les Etats voient alors leur puissance augmenter, et
essentiellement les FMN parce que, étant des acteurs totalement privés, ne
nécessitent pas d’être légitimes.
Le danger de l’autonomisation des acteurs non légitimes et privés (les FMN) tient au
fait que le pouvoir qu’ils développent ne se contente pas de créer une sorte d’opinion
internationale qui juge les institutions publiques légitimes (les Etats), mais peut luimême s’autonomiser pour devenir un pouvoir parallèle et peut ainsi s’octroyer un
pouvoir de régulation propre à lui-même.
L’exemple du procès contre Microsoft provoqué par la société civile aux Etats-Unis est rare. Il doit être
impulsé par un nombre assez grand de consommateurs pour que le gouvernement se sente menacé de sanctions si
toutefois il ne répondait pas aux accusations portées par les consommateurs à Microsoft. Par conséquent dans
cette affaire, le gouvernement n’aurait pas répondu favorablement à la société civile, si le pouvoir de celui-ci
n’était pas légitime. Le gouvernement américain n’a fait qu’assurer, dans cette affaire, sa légitimité d’exercice.
Ainsi, l’ Etat (que représente le gouvernement) est l’intermédiaire entre la société civile et les FMN.
21
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