L'Occident barbare au milieu du VIe siècle Lorsque Clovis, roi catholique, meurt à Paris, sa nouvelle capitale, le 27 novembre 511, il a fondé un véritable État, nouveau type de royaume dans lequel les relations entre Romains et Germains sont plus solides qu'ailleurs. Cet État s'établit sur le Pactus Legis Salicae mis par écrit et actualisé tout au long du haut Moyen Âge, par lequel les Francs veulent établir la supériorité de la Loi pour régler leurs querelles internes. Enfin la réunion du concile d'Orléans en 511 a élaboré un véritable concordat entre l'Église et l'État dont les principes ne furent jamais remis en cause. Ces fondements juridiques et institutionnels résistèrent en dépit des partages du royaume entre les quatre fils de Clovis et malgré l'importance du royaume burgonde, porté à son apogée par Gondebaud (485-516), et disloqué par les Francs lors des deux campagnes de 523 et 536. La rareté des trésors monétaires pour le VIe siècle tendrait à montrer une situation calme. Du reste, les haines, les intrigues et les crimes ne constituent nullement une particularité de l'époque mérovingienne ; l'élimination physique de l'adversaire politique est une pratique qui a été institutionnalisée par les Romains. Les partages successoraux n'ont pas empêché l'expansion d'un Regnum Francorum toujours considéré comme « un et indivisible », selon l'expression de K.-F. Werner. L'abandon de la Provence par les Ostrogoths et la confirmation de Justinien en 536-537 permettent aux Francs d'avoir une ouverture sur la Méditerranée que les Wisigoths interdisaient en Septimanie. Un tribut sur les Alamans, la conquête du royaume de Thuringe et le protectorat sur les Bavarois donnent le contrôle de la Germanie à partir de 537. Ainsi, vers le milieu du VIe siècle, l'hégémonie occidentale est bien entre les mains des Francs. Les Byzantins marquent un respect étonnant pour les Francs. Les reges Francorum sont intégrés dans le monde hiérarchique de l'Empire romain puisqu'ils reçoivent le rang d'excellentissimi et gloriosissimi. Agathias (536-582), dans son livre sur les guerres de Justinien en Italie, constate que les Francs « usent de l'administration et des lois romaines » et « ne se distinguent vraiment des Romains que par leur langue et leurs vêtements ». Ce qu'il admire le plus en eux, « c'est leur droiture et leur union ». « Déjà dans le passé, et encore récemment, leur 35 Les sociétés en Europe du milieu du VIe siècle à la fin du IXe siècle royaume a été divisé entre trois rois et même plus. Mais ce n'est point pour eux une occasion suffisante de guerre civile ». En fait, le royaume des Francs est fondé sur un dualisme originel. Ainsi, lorsque Dagobert Ier désigne ses successeurs, il place, à l'est, Sigebert avec les Francs Rhénans (Austrasie) et, à l'ouest, Clovis II avec les Francs Saliens (Neustrie). Mais, derrière ce dualisme, l'unité du regnum Francorum se manifeste dans la sacralité dynastique des Mérovingiens. Lors du partage de 511, on respecte l'intégralité de la Francie rhénane, on affirme le monopole du pouvoir exercé dans le monde franc par les fils de Clovis et on exprime une volonté de coopération par le voisinage des capitales qui se concentrent dans le Bassin parisien (Reims, Paris, Orléans et Soissons), véritable centre de gravité des royaumes francs. À la mort de Clodomir, en 524, Thierry enlève le Berry, l'Auxerrois et le Senonais, ce qui lui permet d'avoir un couloir entre l'Auvergne et le cœur de son royaume rhénan. Son successeur, Théodebert Ier (533548), profite de l'annexion du royaume burgonde pour obtenir tout le nord de ce royaume, ce qui renforce la cohésion de ses États. Les « Austrasiens » contrôlent alors une grande partie de la Gaule et les autres rois n'ont qu'un rôle secondaire. Cette position de force s'écroule sous le règne de son fils, Théodebaud (548-555), roi faible qui meurt sans héritier. En s'emparant de cet héritage puis de la part de Childebert en 558, Clotaire de Soissons devient le maître unique de la Gaule franque. L'unité territoriale réalisée par les Francs devait favoriser leur expansion sur toute une série de peuples à l'est du Rhin : en 531, sur les Thuringiens implantés sur les rives de la Saale ; en 536, sur les Alamans, peuplades d'origines diverses, comme l'indique leur nom (Allemann, tous les hommes), qui avaient occupé le Palatinat, l'Alsace avant de s'étendre en Franche-Comté et en Suisse alémanique ; enfin, en 555, sur les Bavarois, installés sur toute la rive droite du Danube jusqu'aux Alpes. Ainsi la majeure partie de la Gaule et toute la Germanie méridionale étaient dans un cadre politique commun, le plus important de l'Occident, lorsque Clotaire Ier, seul roi des Francs après la mort de ses frères, régna de 558 à 561. Cette hégémonie franque devait jouer un rôle important face aux trois royaumes germaniques ariens méditerranéens. En Afrique du Nord, le gouvernement des Vandales, venus de Silésie, s'exerça avec brutalité dans une province riche, peuplée, profondément romanisée et christianisée, sous le règne de Genséric jusqu'à celui de Thrasamund. Les cadres administratifs et économiques de la romanité puis les 470 évêques catholiques furent persécutés et déportés en masse dans les 36 Les sociétés occidentales de 550 à 687 déserts, tandis que le monde berbère et les nomades leur échappaient complètement. En 533, sans appui intérieur, les Vandales ne purent résister au débarquement rapide du général byzantin, Bélisaire, qui fit disparaître toutes les traces de leur présence. Les Wisigoths du royaume de Toulouse, défaits à Vouillé (507), se replièrent en Espagne après la mort d'Alaric, dans le plus grand désordre et dans un contexte de crise de succession grave. Amalaric fut assassiné par ses soldats après avoir été battu par les Francs en 531 : c'est le dernier représentant de la famille sacrée des Amales. Son successeur, Theudis, un Ostrogoth, se heurta immédiatement à des révoltes basques et en Andalousie. Il dut également combattre les Francs, qu'il réussit à repousser à plusieurs reprises. La tutelle ostrogothique permit cependant de sauver les Wisigoths en confiant à des comtes goths l'encadrement militaire et aux sénateurs romains, l'administration civile. Les crises ont donc été nombreuses dans la première moitié du VIe siècle car la royauté était élective et ce furent les Grands qui firent les rois. En fait, il y eut, au départ, une sorte de contradiction culturelle entre une monarchie à caractère germanique et un pays toujours soumis à une forte empreinte romaine. L'autre faiblesse résidait dans la contradiction religieuse entre des rois ariens et une population catholique. En 526, à la mort de Théodoric, une nouvelle pression des Francs sur la Septimanie entraîna un déplacement du centre de gravité du royaume, de Barcelone vers Tolède, et une résistance accrue de la Bétique, catholique et romaine, à l'arianisme intransigeant des Goths alors même que les troupes de Justinien débarquaient en Lusitanie (551). Affectée par des luttes intestines ponctuées d'assassinats successifs, la monarchie wisigothique, incapable de se choisir un roi unique, était au bord de l'écroulement lorsqu'une faction militaire porta au pouvoir Athanagilde, en 554, dont les deux filles Brunehaut et Galswinthe épousèrent respectivement les rois francs, Sigebert d'Austrasie et Chilpéric de Neustrie. En 589, la conversion officielle de Recarède au catholicisme devait achever le processus de stabilisation du royaume de Tolède, composé d'une structure politique solidement encadrée par les Goths et d'un puissant épiscopat qui s'était substitué au pouvoir affaibli des fonctionnaires romains. L'assimilation des Wisigoths avait été facilitée par leur petit nombre (entre 70 000 et 200 000 ?) et leur contact permanent avec le monde romain depuis 271. L'étude des nécropoles indique qu'ils se concentrèrent sur le plateau de Vieille-Castille et dans la vallée de l'Èbre. Ils reçurent des parts de domaines appelés sortes (deux tiers pour l'occu- 37 Les sociétés en Europe du milieu du VIe siècle à la fin du IXe siècle pant goth et un tiers pour le propriétaire hispano-romain). Mais ces partages, inspirés du système romain de l'hospitalitas, concernèrent seulement les chefs de guerre. Divisée en provinces à l'époque romaine, la péninsule Ibérique n'avait pas de particularisme réel dans la Romania mais cet espace n'est pas romanisé en profondeur : la culture romaine touchait avant tout les villes. Même si, à l'époque wisigothique, la civilisation urbaine conserve une véritable prospérité, on note des changements dans les modes de fonctionnement. En particulier, le rôle des magistrats municipaux s'effaça au profit des comtes, désignés par la monarchie, et des évêques. Par ailleurs, une partie de l'aristocratie hispano-romaine, fuyant les charges fiscales, s'installa dans ses villae. Les Goths, aussi, préférèrent les campagnes. Les Basques n'ont jamais vraiment été soumis par les Romains ; les Wisigoths ne réussirent pas plus à les réduire. Leur domaine s'étendait à la Navarre et vers les Pyrénées centrales et même orientales. Leur originalité linguistique, montrée par les toponymes, se complète avec d'autres traits particuliers comme un paganisme tenace et une organisation sociale à famille large. En fait, aux Ve-VIIe siècles, les Basques sont conquérants : au nord, ils soumettent la région entre Pyrénées et Garonne (la Gascogne) et, au sud, ils menacent constamment les frontières du royaume wisigothique. À côté d'autres Orientaux, comme les Syriens et les Grecs, les Juifs sont nombreux dans toutes les cités et exercent des activités commerciales et artisanales. Ils sont tolérés alors par les souverains wisigoths avant leur conversion. La domination ostrogothique sur l'Italie, la Sicile, le Norique, la Pannonie et l'Illyrie était assurée par le brillant et habile Théodoric, garant de la continuité romaine, lieutenant de l'empereur de Constantinople en Occident et disposant d'un peuple nombreux et homogène mais elle se termina fort mal. Roi des Goths et patrice des Romains, Théodoric maintint la dualité des droits et des administrations, de façon parallèle, pour en tirer profit. Cette ségrégation rigoureuse entre les deux peuples, Goths ariens et Romains catholiques, se retourna contre lui à partir de 518 par l'exaspération des deux partis. En 535, le meurtre de la reine Amalasunthe, romanisée, par son cousin et époux, Theodahad, tenant d'une réaction « gothique », déclencha une guerre civile qui désorganisa toute vie en société avec des dévastations, déportations et famines. Les illusions sur une possible cohabitation qui pouvait encore exister se trouvèrent ruinées en dépit d'une Pragmatique Sanction édictée par Byzance, en 554. La faillite fut patente lorsque l'Italie, réintégrée comme simple province dans l'empire de Justinien, 38 Les sociétés occidentales de 550 à 687 vit ses notables, cadres civils, s'installer à Constantinople ou se retirer dans leurs monastères, abandonnant l'administration des cités au clergé. 39