
2°) Γράφω τοίνυν περὶ ὧν μήτε εἶδον μήτε ἔπαθον μήτε παρ᾽ ἄλλων ἐπυθόμην, ἔτι δὲ μήτε ὅλως
ὄντων μήτε τὴν ἀρχὴν γενέσθαι δυναμένων. Διὸ δεῖ τοὺς ἐντυγχάνοντας μηδαμῶς πιστεύειν αὐτοῖς.
Je vais donc dire des choses que je n’ay jamais ni veuës ni oüies, & qui plus est, qui ne sont point,
& ne peuvent estre, c’est pourquoy qu’on se garde bien de les croire. Perrot d’Ablancourt, 1664.
J’écris donc ici des aventures qui ne sont point arrivées, dont je n’ai jamais été témoin et que
d’autres ne m’ont point apprises. Je parle de choses qui n’ont jamais eu d’existence et n’ont pu en
avoir, et j’exhorte ceux qui les liront à n’y ajouter aucune foi. Belin de Ballu, 1788.
Je vais donc raconter des faits que je n’ai pas vus, des aventures qui ne me sont pas arrivées et que
je ne tiens de personne ; j’y ajoute des choses qui n’existent nullement, et qui ne peuvent pas être :
il faut donc que les lecteurs n’en croient absolument rien. Talbot, 1866.
Je fais donc un récit ni oculaire, ni personnel, ni emprunté, d’événements totalement irréels et
impossibles : par conséquent, absolument pas fiable. Forcément. BM, 2014.
Commentaire du 2°)
La traduction de Perrot est très proche du texte grec, avec peut-être une légère atténuation du sens
du verbe ἔπαθον, et du verbe ἐπυθόμην, ramené à la seule connaissance orale. Le sens très
générique de τοὺς ἐντυγχάνοντας est bien rendu par « on », et le sens intensif des diverses négations
aussi : μήτε ὅλως traduit par « ne … point » est conforme au sens du XVIIème siècle, même si
μηδαμῶς est atténué par la litote « qu’on se garde bien » au lieu du sens littéral « qu’on ne … pas
du tout ».
Belin de Ballu a tendance à développer, en explicitant : il introduit la notion d’aventure, développe
le sens du verbe grec « voir », εἶδον, par la périphrase « être témoin ». Il coupe la première phrase
en deux périodes, et réunit sa seconde partie avec la deuxième phrase de Lucien, ce qui fait porter sa
conclusion sur la seule possibilité ou impossibilité d’exister de telles « aventures » ou « choses ».
De même, il ajoute le verbe « exhorter », supprimant ainsi l’aspect apparemment logique de Lucien,
qui écrit Διὸ δεῖ et suggère de la sorte une nécessité intellectuelle. Le développement porte aussi
sur τοὺς ἐντυγχάνοντας, traduit par une proposition relative : « ceux qui les liront ».
La traduction de Talbot est plutôt neutre, et proche de la forme de la phrase grecque. Notamment, le
groupe de mots ὧν […] μήτε ἔπαθον traduit par « qui ne me sont pas arrivées » laisse au verbe
πάσχω sa signification générale, « être affecté par ». En revanche Talbot « ajoute » explicitement ce
même verbe pour opérer la transition entre les deux premiers grands membres de phrase. Et il garde
très bien la force logique de la conclusion de Lucien, mais comme Belin de Ballu, il introduit la
notion de lecture.
La traduction BM est très lapidaire, elle remplace par des adjectifs au sens concret tous les verbes
de la proposition relative composée de Lucien. Elle gomme la transition ἔτι δὲ, que Perrot rendait
très bien par « qui plus est ». La parataxe de BM remplace ainsi la syntaxe complexe de Lucien, au
bénéfice de la brièveté ou de la sécheresse, en supprimant τοὺς ἐντυγχάνοντας, donc toute notion de
public ou de lecteur, implicites sans doute dans le mot « récit » du début pour traduire γράφω. La
signification d’obligation de δεῖ est rendue par le suffixe en « -able » de l’adjectif « fiable », et
ironiquement renforcée par le décalage de « Forcément ».