DOC - Europa.eu

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SPEECH/00/405
Pascal Lamy
Commissaire Européen au Commerce
Globalisation : menace ou chance pour
la démocratie?
Bruxelles, le 26 octobre 2000
A priori, la globalisation représente une chance sans précédent de renforcer et de
diffuser la démocratie en Europe et dans le monde. Mais elle peut aussi dégénérer
en menace en raison des inégalités excessives qu’elle provoque à l’intérieur de nos
sociétés et dans le monde, et en raison de la pression croissante sur
l’environnement. Ce qui fera la différence, c’est la volonté et la capacité de l’Europe
de démontrer chez elle et de porter au niveau de la gouvernance globale un modèle
de développement plus équitable et plus soutenable que celui que nous
imposeraient des marchés libérés de l’encadrement de règles et de politiques au
niveau global.
Commençons par rappeler brièvement ce qu’il en est de la globalisation aujourd’hui.
La globalisation, c’est, dans un monde unifié par l’économie de marché, par la
révolution des télécommunications, de l’informatique et des transports, un espace
de marchés intégrés – commerciaux et financiers – riches d’échanges en
croissance rapide et dominés par des firmes globales engagées dans des
stratégies de fusions et d’acquisitions qui leur assurent des positions avantageuses
voire dominantes sur les marchés mondiaux. Toutefois l’avènement de l’eéconomie ouvre aussi les portails du commerce international à une masse
d’opérateurs de plus petites dimensions qui grâce aux web se structurent en
réseaux transcontinentaux. .
La Globalisation marque deux ruptures qui débouchent sur une structure nouvelle
de l’économie mondiale :
rupture dans l’espace : entre les marchés en voie d’unification et les territoires
politiques en voie de fragmentation (30 nouveaux Etats et poussées régionalistes)
rupture dans les temps de réaction :
instantané pour les marchés financiers et très rapide pour les MTN’s soumises à
leur pression
très long pour le politique qui devient réactif avec retard, alors que sa mission est
de donner
du sens (un projet articulé sur des valeurs et une direction pour l’avenir
un cadre avec des règles
la structure construite par le marché épouse dans un premier temps, la pyramide
qui a émergé de la division Nord-Sud et de la consécration des Etats-Unis comme
superpuissance unique après l’effondrement de l’Union Soviétique. Mais la
globalisation autorise désormais à la marge une mobilité verticale des économies
nationales comme en attestent la montée en puissance de l’Asie et le recul ou la
stagnation de nombreux pays de l’ancien bloc soviétique. On voit se dessiner,
derrière le monde unipolaire d’aujourd’hui, la possibilité d’un univers davantage
multilatéral et multipolaire du fait de la croissance de certaines économies en
développement et de la constitution de certains groupements régionaux dont l’UE
est le paradigme de référence.
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La globalisation est en fait le dernier en date des avatars du capitalisme de marché,
car c’est bien là la force qui est à l’œuvre derrière les nouvelles vagues
d’innovations technologiques, derrière l’exploitation des marchés de biens et de
services ouverts à la concurrence et à l’investissement direct étranger, derrière la
mise en place des marchés financiers mondiaux qui opèrent en temps réel à
l’échelle de la planète, derrière le formidable enrichissement des détenteurs
d’épargne et de technologies de ces deux dernières décennies, et l’aggravation
concomitante de la pauvreté en Europe, derrière l’émergence de nouvelles
économies industrielles en Asie de l’Est et la marginalisation de l’Afrique ou le
progrès trop lent du monde arabe, derrière les avancées des technologies de
l’information et des biotechnologies et derrière la dégradation peut-être irréversible
de l’environnement.
Bref le capitalisme de marché confirme à travers la globalisation, ses trois traits
fondamentaux et indissociables : son efficience, son instabilité et sa nature
inégalitaire.
Nous avons besoin de son efficience ; nous pouvons prévenir son instabilité ; nous
devons corriger son caractère inéquitable. Cela passe par le retour du politique.
L’Europe a cru pendant les Trente Glorieuses qu’elle avait trouvé avec l’économie
sociale de marché, la potion miracle capable de soutenir une croissance élevée et
d’en répartir plus équitablement le produit à travers le plein-emploi, la sécurité
sociale et l’impôt progressif. Et les chiffres sont là qui attestent que nous n’avons
pas rêvé Les acquis de la croissance et du progrès social, accompagnés d’une
perception de plus en plus forte du besoin de protéger l’environnement dans un
continent à forte industrialisation et à densité de population élevée, doivent
beaucoup à la construction européenne : l’ouverture graduelle des économies
nationales, l’unification du marché poussée jusqu’à une monnaie unique,
l’intégration croissante de notre appareil de production, la mobilité de la main
d’œuvre, des cadres, des étudiants et des chercheurs ont conduit l’Europe dans la
voie d’une plus grande efficience et donc d’une plus forte croissance par le jeu
combiné des économies d’échelles et de la concurrence dans un marché ouvert.
L’Europe, pour réaliser ce résultat, n’a pas seulement procédé par abolition des
réglementations nationales ; elle a cherché à harmoniser ces règles et à les rendre
compatibles avec la libre circulation des marchandises, des personnes et des
capitaux. Elle a cherché, et dans une certaine mesure atteint, un équilibre entre le
marché et la politique.
Pourtant, nous devons aujourd’hui convenir que ce miracle européen reposait aussi
sur trois faits historiques désormais révolus : l’absorption massive de la technologie
de guerre américaine appliquée à la reconstruction et à l’avènement de la
consommation de masse en Europe ; la tutelle sur les économies du Sud,
fournisseurs de matières premières et d’énergie à bon marché, et marchés captifs
pour nos exportations ; la pression du modèle soviétique qui a fait longtemps
illusion, et qui a inspiré aux capitalistes européens la sagesse de céder aux
syndicats une fraction significative des gains de productivité.
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Ces conditions n’existent plus ! L’Europe doit produire elle-même sa technologie ;
elle subit la concurrence des produits manufacturés de la partie du Sud qui se
développe ; les mutations technologiques, la pression des importations, et surtout
le poids des investisseurs institutionnels et des marchés financiers sur les
entreprises et les Etats ont modifié les rapports de force entre partenaires sociaux,
et entre le marché et le politique.
Pourtant l’Europe part gagnante dans la nouvelle donne de la globalisation : ses
dotations élevées en capital, en technologies avancées et, en know how, l’Etat de
droit, l’efficience de ses institutions publiques au moins par comparaison avec les
autres, l’offre de services d’intérêt général, la forte concentration dans plusieurs
régions de tissus industriels et tertiaires de haute technologie, la qualité
exceptionnelle de nos paysages et de nos climats, tout cela place l’Europe en tête
des gagnants potentiels de la globalisation. Tout porte à croire qu’une Europe
compétitive et solidaire dispose des atouts pour s’assurer de gains élevés de bienêtre par l’accès aux marchés émergents et par l’investissement judicieux de son
épargne, et pour faire en sorte que la répartition de ces bénéfices, via des
politiques économiques et sociales appropriés, s’avére équitable. Par ailleurs
l’Europe n’est-elle pas, par excellence, le continent de la société civile et dés lors en
veille permanente sur les thèmes de l’environnement, des Droits de l’Homme et des
droits sociaux, de la qualité et de la sécurité de l’alimentation, de l’identité et de la
diversité culturelles ?
Et pourtant, beaucoup d’Européens voient dans la globalisation une menace pour
leur modèle social. Pourquoi ?
Il n’est pas faux que certains handicaps viennent gêner notre capacité de rivaliser
dans un monde globalisé plus ouvert et plus compétitif . L’abus d’un keynésianisme
de complaisance a détérioré nos finances publiques et endetté nos Etats et nous
commençons seulement à entrevoir le retour à des finances publiques saines. Nos
marchés du travail restent, faute de formation et de sécurité entre deux emplois,
marqués par un déficit de mobilité sectorielle et professionnelle tandis que la
flexibilité se traduit aujourd’hui pour beaucoup, par le stress au travail, la précarité,
et des revenus réduits. La libéralisation complète des mouvements de capitaux a
facilité la défiscalisation de l’épargne ; ceci a conduit d’une part à alourdir la
fiscalité du travail et partant à renchérir le coût relatif de la main d’œuvre, facteur de
chômage, et d’autre part à peser sur l’offre de biens et de services collectifs.
L’Europe a par ailleurs laissé se creuser l’avance prise par les grandes
multinationales US qui occupent aujourd’hui plus souvent que nos groupes
européens des positions dominantes dans les marchés en forte croissance.
L’Europe ne dispose pas davantage du puissant outil de politique industrielle que
constitue le budget américain de la défense pour les industries des semiconducteurs, du transport aérien et de l’espace et d’une manière générale pour les
technologies à double usage.
L’Europe a donc à redessiner sa stratégie de développement en tirant mieux parti
de la dimension de son marché intérieur, de l’unité monétaire de l’Euro-Groupe et
de sa puissance technologique potentielle, notamment dans les secteurs-clés de la
e-information et des biotechnologies où elle accuse des retards structurels.
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Premier marché du monde, l’UE doit encore renforcer sa capacité d’agir comme
puissance publique européenne pour appuyer le développement de ses propres
capacités technologiques et humaines dans une société de la connaissance où le
savoir devient la clé de la richesse. Un jeu complexe d’émulation et de coopération
des politiques d’innovation, combinant concentration plus généreuse des moyens
de la recherche au niveau communautaire, des réglementations environnementales,
et la mobilisation des commandes publiques, notamment dans les domaines du
transport et de la défense, l’intégration des services financiers et l’activation du
capital risque pour financer les start-ups, constituent autant de voies à explorer
avec plus de détermination et de vision stratégique à l’échelle du continent.
Mais les avancées micro-économiques ne sont possibles que si elles sont portées
pas un cadre macro-économique propice à la croissance : or l’Euro-Groupe doit
encore se doter des outils de coordination pour réaliser un policy-mix axé certes sur
la stabilité interne de l’Euro, mais apte aussi à soutenir la croissance si elle devait
marquer un ralentissement. L’UEM reste en chantier : derrière la monnaie
commune se profile avec une évidence croissante, le besoin d’une gouvernance
économique plus serrée et plus nettement orientée et perceptible. La cohérence
des politiques de soldes budgétaires, la qualité et la robustesse des finances
publiques, la renonciation à une concurrence fiscale sur les facteurs mobiles dans
un espace intégré qui ne peut-être que dommageable et compliquer, au lieu de
faciliter, l’allégement nécessaire de la pression fiscale permis par le
désendettement public relatif, et son re-équilibrage entre capital et travail,
constituent autant de progrès nécessaires.
Les réflexions que je vous livre ici laissent entendre que je ne suis pas partisan
d’une « Europe tout au marché », mais que je me situe dans le camp d’une
gouvernance européenne forte, qui n’implique toutefois pas, dans mon esprit, la
mise en place d’un super Etat européen.Je vois en effet dans une gouvernance
forte, fondée sur une légitimité démocratique qui reste très largement à construire,
la seule réponse possible de la démocratie européenne à la globalisation.
Deux défis en effet nous provoquent ; l’un interne et l’autre externe.
Le premier, c’est l’aggiornamento du modèle social européen qui doit contribuer à la
légitimité démocratique de l’Union Européenne en donnant une direction visible au
processus d’intégration. C’est une entreprise d’envergure dont on peut – on doit –
esquisser le cadre, mais qui relève de la mobilisation des opérateurs économiques
et des acteurs sociaux. Elle doit viser dans un continent en vieillissement
démographique rapide et ouvert dés lors à l’immigration – celle-ci gagnant à être
canalisée et à s’accompagner d’une intégration qui n’est cependant pas une
assimilation - à poursuivre parallèlement des objectifs de compétitivité et de
solidarité. La quête de la croissance ne doit pas – ne peut pas – justifier la montée
de la pauvreté en Europe. Ce serait une absurdité et permettez moi de vous le dire
avec force, une indignité !
Qu’une société comme les Etats Unis atteigne un PIB par tête de 27,3% plus élevé
que le niveau européen, mais n’arrive pas à assurer des soins de santé
convenables à 44 millions d’Américains, doit nous donner à réfléchir : les soixante
millions de pauvres que compte l’Europe doivent nous interpeller plus encore que
l’écart de croissance que nous connaissons aujourd’hui avec les Etat-Unis. La
croissance est indispensable, mais elle ne suffit pas.
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Ne nous leurrons pas : la menace que la globalisation ferait peser sur la
démocratie en Europe ne vient pas de l’extérieur, elle vient de l’intérieur. Elle ne
vient pas de la concurrence des économies émergentes et des pays en
développement, elle vient de notre défaut de réponse collective, de notre refus de
cibler la réduction des inégalités excessives – et elles le sont aujourd’hui ! – et la
lutte contre la pauvreté comme priorité, de notre action politique.
La menace ne vient pas d’abord de Jorg Haider, ni du Vlaams Blok, elle tient à
l’insuffisance de notre ambition d’intégration sociale, culturelle, et urbanistique, à
notre refus d’attaquer la violence, le désordre et l’insécurité à ses sources
profondes en améliorant le logement, l’éducation, l’éveil à la responsabilité
individuelle et au civisme, la culture et le sport pour tous. A quoi servirait la
croissance, si non seulement elle était insuffisamment partagée, mais était acquise
au prix de l’appauvrissement, de l’aliénation, disait-on autrefois, d’une importante
minorité ?
L’autre défi est externe : c’est le défi du développement durable pour la planète !
Comment ne pas voir dans les écarts qui se creusent entre régions du monde et
entre les sous-continents, non seulement un problème moral qui interpelle le
courant humaniste en Europe, mais une menace pour la sécurité et pour la paix et
aussi, reconnaissons-le franchement, de formidable opportunités économiques
dormantes.
L’Europe ne peut pas, face aux périls liés à la distribution inégale de la richesse et à
la menace pour l’environnement, opter pour une approche sécuritaire du type
« beaux quartiers assiégés contre banlieues mises en quarantaine » : la supériorité
de la technologie ne nous assurera jamais d’un bouclier étanche contre le
terrorisme et ne nous permettra pas de ne mener que des « zero casualties
wars » ! La vraie réponse au défi externe est dans la mise en oeuvre par les pays
en développement eux-mêmes, mais avec notre concours, de stratégies de
développement soutenable qui rompent avec les politiques de régimes trop souvent
inefficients, trop souvent corrompus, trop souvent autoritaires et – admettons–le trop souvent soutenus par les pays industrialisées au nom d’un réalisme géopolitique à courte vue ou d’intérêts commerciaux particuliers.
Si la globalisation rencontre dans les pays du Sud les bonnes politiques internes,
elle peut s’avérer un puissant facteur de développement, au plan politique en
diffusant par les medias et via internet des messages qui font leur chemin dans les
esprits sur les Droits de l’Homme, l’égalité hommes-femmes, la participation de la
société civile et, au plan économique, en stimulant les
exportations,
l’investissement direct, la diffusion des connaissances et des technologies
notamment dans les domaines de l’agriculture soutenable et de l’éradication des
grandes pandémies.
Mais aux efforts nécessaires et incontournables, des pays en développement euxmêmes doit répondre une coopération internationale fondée sur la libéralisation des
échanges et des investissements, sur la promotion de normes sociales et
environnementales et sur une assistance financière mieux ciblée sur les bonnes
politiques internes, mais aussi beaucoup plus généreuse.
C’est ce que l’Europe peut contribuer à promouvoir comme projet de gouvernance
globale, si dans le même mouvement chez elle à la maison, elle reconstruit un
modèle social moderne et crédible, et si elle parle d’une seule voix dans les
instances internationales comme l’OMC, les Nations-Unis et les IFI de Bretton
Woods où s’élabore la gouvernance globale.
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L’idée de la démocratie politique est née en Europe, mais sa première application a
été le fait de la Révolution américaine de 1776. C’est cependant l’Europe qui, par
la suite, a donné à la démocratie sa véritable éthique en lui assignant pour finalités
non seulement la liberté et la règle de droit, mais la justice sociale. Car la
démocratie ne peut pas seulement être la loi d’une majorité qui se désintéresserait
des droits et de la dignité d’une minorité.
La démocratie postule que la majorité exerce son devoir de sollicitude vis-à-vis de
la minorité et je range dans cette minorité beaucoup de ceux et de celles qui ne
votent pas : c’est cette attention qui est le signe de notre civilisation européenne.
C’est ce signe que nous devons assumer vis-à-vis du reste du monde et
promouvoir dans la gouvernance de la globalisation.
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