Herméneutique, éthique et politique

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Herméneutique, éthique et politique
BERNER Christian, UMR 8163 « Savoirs, textes, langage » (CNRS, Université de Lille 3,
Université de Lille 1)
[email protected]
RESUME : L’herméneutique, au départ méthode d’interprétation des textes en vue de les comprendre, est ici
resituée dans sa dimension philosophique. La non-compréhension qui est à son fondement est analysée, à travers
la dialectique de la volonté de comprendre et du vouloir-être-compris, dans son ouverture à la philosophie de la
communication. C’est alors dans le dialogue que se manifeste le devoir de comprendre qui témoigne de la
dimension éthique de l’herméneutique. Reprise au niveau du dialogue entre les cultures, par-delà l’universalisme
et le relativisme, l’herméneutique trouve finalement son prolongement politique dans la transposition
institutionnelle du désir de vivre ensemble qui présuppose la reconnaissance, et donc, malgré les différences
irréductibles, une forme de compréhension.
DESCRIPTEURS : herméneutique – compréhension – culture - tolérance
Dans le concert des théories philosophiques contemporaines, l’herméneutique désigne
des courants de pensée qui diffèrent tant par leur objet que par leur méthode, leurs pôles
oscillant entre des théories générales relatives au rapport interprétatif de l’homme au monde et
des méthodes de la compréhension qui donnent des règles de l’interprétation. On a ainsi
souvent affirmé que comprendre peut être pris tour à tour comme un mode d’être ou un mode
de connaître, en cherchant soit à opposer les deux soit à les articuler. Et en effet, les véritables
philosophies sont celles qui savent articuler théorie et pratique, le savoir et le faire : elles nous
disent quelque chose de l’homme, du monde et quelque chose sur la manière dont le premier
s’oriente dans le second au moyen de sa pensée. Ce qui semble en exclure l’herméneutique
qui n’est au sens le plus strict et originel qu’art de comprendre et d’interpréter des textes ou
des discours ou plutôt art d’interpréter ces derniers pour les comprendre. Elle est initialement
une méthode qui permet d’établir le sens d’un discours étranger, étranger parce qu’il n’est pas
le nôtre, qu’il soit altéré par le temps où qu’il vienne d’ailleurs, d’une autre source de sens.
Une fois le sens constitué par le travail technique d’interprétation, l’herméneutique laisserait
aux sciences, à la philosophie, à la métaphysique ou à la théologie les questions portant sur la
vérité ou la valeur de ce sens. L’herméneutique n’apparaît de ce fait que comme le premier
moment dans le processus de la connaissance ou de l’action et il n’est en rien surprenant
qu’elle ait été appréhendée comme un simple appendice de la logique et complément de la
rhétorique : si la logique est art de bien penser, la rhétorique art de bien communiquer la
pensée, l’herméneutique est l’art complémentaire de bien comprendre la pensée
communiquée. L’herméneutique est donc une démarche préalable à la recherche de la vérité
tributaire de la transmission des discours, ce qu’on appelle traditionnellement la connaissance
« historique » par opposition à la connaissance « rationnelle ». Dans ce qui suit, nous nous
proposons de partir de cette définition traditionnelle de l’herméneutique pour esquisser, en
articulant les deux pôles qui la définissent, quelques unes des perspectives qu’elle ouvre à
notre sens de manière féconde sur des dimensions éthiques et politiques.
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1. Herméneutique : la non compréhension
L’herméneutique au sens restreint est donc définie comme art de comprendre et
d’interpréter les discours, textes ou paroles, étrangers. Sont étrangers les discours que l’on ne
saurait assimiler directement : il gardent en eux une part irréductible qui ne fait pas sens pour
nous. Sont donc étrangers les discours que l’on ne comprend pas immédiatement, dont on se
demande ce qu’ils signifient ou veulent dire. Pour dégager le sens ou la signification, il faut
alors s’arrêter sur le discours ou le texte, repérer en lui ce qui se soustrait à notre
compréhension ou qui lui fait obstacle, c'est-à-dire ce qui pose problème. Ce qui pose
problème est ce à quoi on se heurte, ce qui nous empêche de continuer. Dans le cas de la
compréhension d’un discours, par exemple, c’est ce qui nous interdit de poursuivre la lecture
ou le dialogue avec autrui. L’herméneutique est alors la méthode qui élabore des règles
permettant de surmonter la non-compréhension en reconstruisant un sens attendu comme
étant celui de l’auteur du texte ou du discours. Pour cela, au cœur même de la noncompréhension, il faut supposer que le discours est sensé, qu’il est habité par une intention
signifiante et que le texte, dans son agencement et au moyen de ses ressources linguistiques,
cherche à dire quelque chose. C’est ainsi que des règles doivent permettre de reconstruire, à
même les déterminations du texte qu’elles soient prises dans un contexte immédiat ou dans un
contexte élargi, le sens en retrouvant la cohérence signifiante du discours. On compare ainsi la
partie et le tout, l’œuvre singulière et le genre, le style et notre connaissance de la langue. On
établit des dictionnaires qui collectent des occurrences, des passages parallèles etc. Tout cela
permet de construire le sens à partir d’éléments que l’on complète progressivement. Pour les
compléter, l’interprète est obligé d’élaborer des hypothèses interprétatives à partir des
connaissances partielles et situées qui sont les siennes, à partir des différents
conditionnements du lecteur ou auditeur, qui appelle « sens » ce qu’il comprend et qui,
rétabli, lui permet de poursuivre l’intelligence du discours.
On sait que de méthode réservée aux textes, l’herméneutique a été étendue à la
problématique générale du sens. Elle s’attache alors à la situation de l’homme dans le monde
à partir de son rapport compréhensif à ce dernier. Ici aussi le problème herméneutique se
manifeste dans l’expérience de la non-compréhension, qui doit être explicitée. Lorsque nous
éprouvons ne pas comprendre, nous prenons conscience de notre attente de sens. En fait, nous
ne comprenons plus : la totalité ou la cohérence que nous présentait la compréhension
ordinaire ou jusque là acceptée est brisée, le sens ne va plus de soi. Peu importe qu’il s’agisse,
comme on le croit le plus souvent, d’une absence de sens ou, ce qui désoriente tout autant,
d’une surabondance de sens offerts : dans la non-compréhension une attente de sens reste
insatisfaite. Cette expérience peut ainsi être très variée, notamment suivant les moments
historiques, et si une époque a pu ressentir l’absurde ou la carence du sens, la prolifération des
interprétations, c'est-à-dire la multiplication du sens dans nos sociétés à l’ère de la
mondialisation peut tout autant susciter l’appel herméneutique. Le sens est alors ce dont on
attend qu’il nous oriente, l’étrangeté étant sentiment de désorientation. Comprendre est en
effet toujours saisie d’une totalité, ou la possibilité d’intégrer, notamment par la traduction ou
la transposition, dans un ensemble. Comprendre se manifeste par un sentiment de cohérence.
L’expérience de la non-compréhension au contraire est l’expérience d’une totalité brisée : on
ne peut plus continuer, on est désorienté. On ne s’y retrouve plus dans le monde, on ne peut
poursuivre le dialogue avec autrui, la lecture d’un texte, on ne sait plus comment faire etc.
La notion de sens est donc intimement liée à l’acte de comprendre qui doit, lui aussi,
être analysé et éclairci. Car nous ne savons rien du sens en dehors du fait de le comprendre.
La conséquence d’une telle définition du sens est qu’il peut, ramené à l’acte de comprendre,
paraître simplement subjectif : il est ce qu’un sujet comprend et ne serait donc pas
intrinsèquement attaché à l’objet. Une telle approche peut sembler trop constructiviste en ce
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qu’elle laisse le sens à la force d’interpréter, qui « donne » sens, faisant l’impasse sur
l’expérience courante suivant laquelle le sens que nous saisissons est bien celui de l’objet qui
s’offre à nous, celui du texte ou du discours, pour reprendre les objets traditionnels. Il ne nous
appartient pas, à titre de sujets, de choisir librement du sens : nous le trouvons, nous le
recevons.
Pour préciser l’analyse, revenons sur le processus de la compréhension herméneutique
à partir de la non-compréhension. Ce dont nous faisons l’expérience dans la noncompréhension, ce n’est évidemment pas le sens mais l’appel du sens. Lorsque nous
interprétons un objet, c’est que nous voulons le comprendre parce que nous le supposons
sensé. Nous l’appréhendons comme s’adressant à nous : il est alors ob-jet comme adresse,
comme demande à être interprété. Il se présente dans le cadre d’une attente de sens, d’une
attente inquiétée parce que le sens ne se donne pas immédiatement. C’est ainsi qu’il nous
apparaît comme un signe, à la différence de la chose que l’on laisse comme telle. Bien
entendu, il y a des signes que nous comprenons, en ce qu’ils renvoient à autre chose. Il y a
aussi des choses que ni nous comprenons, ni nous ne comprenons pas, c'est-à-dire qui sont
indifférentes à la compréhension. Mais ce que nous comprenons est un signe (Simon 1989 :
43). C’est pourquoi nous tenons pour un signe ce que nous voulons comprendre, ce qui se
manifeste dans la non-compréhension. Même si, à la réflexion et après interprétation, ce que
nous prenions pour un signe peut finalement s’avérer ne pas en être un. Nous avons donc
affaire dans l’herméneutique à des objets dont il faut mesurer la particulière « objectité ». Car
en présence de ces objets, l’appel (objectif) de sens que nous éprouvons est simultanément
une attente (subjective) de sens. Le signe se fait remarquer dans la non-compréhension : « dire
qu’une chose est remarquable, c’est introduire un homme, - une personne qui y soit
particulièrement sensible, et c’est elle qui fournit tout le remarquable de l’affaire. […] Ôtez
donc l’homme et son attente, tout arrive indistinctement […]» (Valéry 1957 : 897). Certes,
mais à vrai dire il semble difficile de démêler les deux : est-ce l’objet qui attire sur lui
l’attention, ou alors est-ce notre seul esprit, en fonction de ses intérêts et perspectives, qui le
construit comme signifiant ? Comment comprendre cet appel vécu comme une adresse ? Il
faut que quelque chose se fasse remarquer. Mais se fasse remarquer à quelqu’un : le signe,
dont l’interprétation donne le sens, n’existe donc pas en lui-même, mais pour quelqu’un qui le
comprend ou veut le comprendre.
Cela s’éprouve facilement dans notre expérience de la lecture. C’est notre attente
inquiétée par l’écart qui enraye notre compréhension immédiate qui nous fait recourir à
l’herméneutique. C’est en ce sens que Gadamer par exemple écrit : « Il faut bien dire que ce
n’est, en général, que l’expérience du choc [Erfahrung des Anstosses] que nous inflige un
texte – soit qu’il ne dégage aucun sens, soit que son sens soit inconciliable avec notre attente
– qui nous arrête et nous rend attentifs à la possibilité d’un usage de la langue différent
[Anderssein des Sprachgebrauchs] de celui qui nous est familier » (Gadamer 1990 : 272).
C’est cette différence intrinsèque qui manifeste l’altérité du sens, son être-autre qui appelle à
être compris. D’une manière générale, comprendre vraiment suppose toujours que l’on prenne
conscience de cette altérité et que l’on pose donc au fondement la non-compréhension
(Schleiermacher 1989 : 72, 122-123). Dans l’expérience générale de la non-compréhension,
nous sommes donc face à quelque chose qui n’est plus pour nous quelque chose comme
quelque chose, mais quelque chose qui se manifeste dans son opacité ou son être propre. Cette
non-compréhension est la version herméneutique de ce que l’ontologie percevait comme
étonnement devant l’être, la philosophie de la conscience comme doute quant à ses
représentations. A chaque fois, c’est dans l’étrangeté que la philosophie se plait à mettre à son
origine : il y a arrêt, qui appelle l’interprétation, jusqu’à ce que l’on comprenne, c'est-à-dire
jusqu’à ce que l’on se contente de ce qu’on comprend à nouveau, d’un sens nouveau qui
convient à nos attentes et qui nous permet de continuer la discussion, la lecture, l’action…
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L’expérience de la non-compréhension nous apprend donc quelque chose à travers la
résistance à la saisie. Elle nous apprend l’altérité, l’hypothèse d’une autre source de sens : ce
qui appelle à être compris ne vient pas de nous. C’est pourquoi il faut interpréter,
l’interprétation consistant à parvenir à dire la même chose en d’autres mots, dans les mots qui
nous sont familiers. En cela, la traduction figure souvent en paradigme de la compréhension,
puisque traduire est une manière de ramener l’autre au même, de dire la même chose
autrement, étant entendu qu’étant autrement dite la chose n’est plus tout à fait la même. C’est
en cela que réside toute l’élégance de la formule par laquelle Ricœur caractérise la traduction
comme « équivalence sans identité » (Ricœur 2003 : 40). Tout autant que la différence, il dit
dans le mouvement de traduction le déplacement qui rapproche l’autre du même. Et l’on ne
comprend vraiment que ce qui peut ainsi être rapproché. C’est pourquoi la manière la plus
courante de nous attendre à du sens est de supposer de manière tout à fait anthropocentrique
qu’il est constitué comme nous le construisons, rapportant la constitution de l’objectivité à la
structure de la subjectivité. C’est ainsi par exemple qu’on comprend un texte en faisant
l’hypothèse d’une intention signifiante, d’un sujet que nous appelons « auteur ». On sait que
cette approche, toute orientée sur l’expérience du texte et du discours, a été élargie par Dilthey
aux objectivations de sens en général qui sont la matière des sciences de l’esprit : l’esprit s’y
reconnaît lui-même et se comprend dans ce qu’il a créé. Le fondement de la compréhension
est alors l’analogie entre les hommes, que Kant, Humboldt, Schleiermacher et Dilthey, qui
pensait en termes de communauté de structure de l’expérience vitale, mettaient au fondement
du processus de compréhension : il doit y avoir quelque analogie entre celui qui comprend et
ce qui est à comprendre pour pouvoir y rattacher le travail de l’interprétation. Plus même,
c’est ainsi que nous comprenons la nature. Lorsque je remarque quelque chose dans la nature,
qui excite ma curiosité et demande à être compris, qui se fait remarquer, comme la coquille
que je ramasse sur le sable et que je veux la comprendre, saisir la géométrie de ses formes qui
m’intriguent, je l’attribue à une quelconque intention. Même si cette intention n’est pas à
penser sur le mode personnel. C’est là le sens du jugement téléologique chez Kant, par
exemple. Et à l’analogie il faut, comme Kant, ajouter l’affinité. Kant place plusieurs fois au
cœur de son analyse le « principe d’affinité » qui permet à l’imagination, dans sa faculté
d’invention, de penser l’union de parties hétérogènes en construisant des totalités
systématiques. Une telle construction est ce qu’on appelle comprendre, le principe d’affinité
étant la puissance d’unir le dissemblable qui, dans la nature, permet de reconnaître l’esprit, ou
d’associer réceptivité et spontanéité, l’entendement retrouvant la sensibilité. Comprendre la
coquille que je ramasse sur le sable, être attentif aux formes géométriques qui s’y déploient,
c’est pouvoir la considérer comme l’œuvre d’un homme, c'est-à-dire percevoir l’affinité entre
nature et esprit, ou penser comme si un esprit, même extérieur ou supérieur au nôtre, avait
veillé à son établissement. N’y reconnaître en revanche aucune intention me la fait attribuer à
la simple nature. Même si les sciences cognitives et les études morphologiques ont beaucoup
à nous apprendre en matière de genèse du sens (voir par exemple Petitot 2004), nous pouvons,
au niveau herméneutique, réfléchir aux présupposés et conséquences d’une telle attente de
sens.
2. Ethique : le devoir de comprendre
« Ne pas comprendre », situation initiale de l’herméneutique, est donc une ouverture à
l’altérité. Cette altérité est particulière, avons-nous vu, en ce qu’elle fait appel, c'est-à-dire que
nous la recevons comme une adresse. C’est ainsi qu’interpréter pour comprendre est accepter
de se laisser instruire par cette altérité, malgré les difficultés intrinsèques que recèle tout
rapport du même et de l’autre. Cette situation est celle qui permet l’ouverture éthique. Mais il
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faut pour cela expliciter davantage encore l’expérience de la non-compréhension et la
dialectique de la volonté de comprendre qui la sous-tend.
Vouloir comprendre et vouloir être compris
La non-compréhension nous découvre simultanément notre volonté de comprendre et
l’altérité de la volonté d’être compris. La réflexion sur la conscience de la non-compréhension
nous découvre notre initiale volonté de comprendre. Lorsque je ne comprends pas, c’est que
je veux comprendre. Cette situation, bien que courante, est néanmoins spécifique. Car on ne
saurait négliger qu’il y a beaucoup de choses que l’on ne comprend pas et qui ne nous
conduisent pour autant à aucune expérience de non-compréhension. Qu’il s’agisse de choses
indifférentes, qui ne m’empêchent pas, par exemple, de s’orienter, de poursuivre l’action etc.,
ou alors de choses que nous comprenons immédiatement, c’est-à-dire dont le sens nous
contente. Car de telles choses immédiatement comprises doivent toujours être présupposées si
l’on veut que la compréhension soit possible, la régression à l’infini ajournant indéfiniment la
compréhension. En cela, toute compréhension présuppose une compréhension immédiate,
même s’il faut convenir que cette dernière peut elle aussi, à tout moment et suivant les
questions qu’on lui pose, devenir problématique. Autrement dit, cette expérience de la noncompréhension n’est pas universelle, pas plus que ne l’est l’herméneutique. Dans la noncompréhension la volonté de comprendre porte sur quelque chose qui est interprété comme
signe parce qu’il appelle à être compris. Je présuppose alors que le signe est lui-même signe
d’une volonté d’être compris : je ne comprends pas un sens autre qui, en ce que je le vois
comme adresse, semble vouloir être compris. La non-compréhension se manifeste ainsi
comme une initiale confiance dans la densité signifiante, dans ce que les Allemands appellent
la Bedeutsamkeit, la « signifiance » ou « significativité », qui est appel à l’interprétation. Il est
remarquable que l’allemand dise par Bedeutsamkeit simultanément l’importance, par quoi
précisément quelque chose se fait remarquer, se distingue, la signification (Bedeutung) et
l’interprétation (deuten). Aussi peut-on dire que la non-compréhension dans la double prise de
conscience de la volonté de comprendre et du vouloir-être-compris repose sur une certaine
forme de générosité herméneutique, une forme de sa « bienveillance ». Car c’est bien ce que
recèle le principe d’équité ancien, aujourd’hui présent sous la forme du principle of charity,
qui présuppose que le signe que je prends comme adressé tient sa compréhensibilité de la
volonté d’être compris qui anime l’autre donneur de sens.
Cette dialectique au fondement de la compréhension, ouvre, dans la rencontre entre
vouloir comprendre et vouloir être compris, sur la dimension du dialogue. Avec toutes les
difficultés qui lui sont attachées : car même dans le dialogue, les signes de l’autre ne sont que
des signes pour moi et nous ne comprenons l’autre qu’à partir de nous-mêmes, tout comme
l’autre ne nous comprend qu’à partir de lui-même. Or c’est dans la conscience de cette
finitude, de ce conditionnement de notre compréhension liée à notre perspective, notre
situation, que la non-compréhension se révèle comme effort et devoir de comprendre. Certes,
ce devoir ne peut pas être lui-même fondé, malgré l’argumentation avancée par l’éthique de
la discussion de Karl-Otto Apel qui veut reconstruire les conditions éthiques de possibilité et
de validité de l’argumentation humaine dans le cadre de la communication (Apel 1994). Le
dialogisme de Guido Calogero est sur ce point plus conséquent, qui reconnaît que
« l’impératif de comprendre n’a jamais d’autre fondement que lui-même. Il est cette bonne
volonté qui soutient sur ses épaules tout l’univers moral » (Calogero 2007 : 196). Avec tout ce
que peut avoir de préoccupant le fondement sur une bonne volonté, un peu comme Kant qui,
lorsqu’il doit fonder la « croyance morale » comme pure « croyance de la raison », ne peut
s’empêcher de s’inquiéter de devoir présupposer des dispositions morales. Nous devons donc
partir de la volonté de comprendre en la présupposant. Elle seule permet de dégager le devoir
de comprendre. La communication, à laquelle nous avons abouti, présuppose de son côté la
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volonté d’être compris et exige en retour, pour des raisons pragmatiques évidentes, que l’on
comprenne comment l’autre nous comprend.
Or ce devoir de comprendre a d’abord une dimension épistémologique que Kant peut
nous aider à exposer brièvement. Kant insiste, lorsqu’il s’agit de savoir comment penser ou
comment éviter l’erreur, sur la nécessité de la prise en compte d’une raison étrangère. Pour
éviter la raison monologique, l’ « égoïsterie logique » qui se prend pour la mesure ultime de la
raison et par suite de l’humanité, Kant, comme d’autres penseurs des Lumières, formule la
nécessaire médiation de la pensée par autrui, notamment en faisant de la « publicité » et donc
de la communication et de la communicabilité, la dimension essentielle et une condition de
possibilité de la recherche du vrai. C’est là ce qu’énoncent clairement les maximes du sens
commun, pour lesquelles penser soi-même, penser en se mettant à la place de chaque autre et
penser de manière conséquente sont indissociables. En ce sens il est tout à fait plausible de
lire la Critique de la raison pure, dans sa dimension épistémologique, moins comme une
théorie de la connaissance que comme une théorie de la communication de la connaissance,
seule garantie d’une « correction » de la pensée. Ce n’est qu’ainsi que l’on comprend que la
raison finie doive, chez Kant, comme il le montre dans sa méthodologie, aller au conflit avec
d’autres. Mais il faut remarquer que ce passage par autrui et le devoir de comprendre ne
relèvent en rien de la morale: pour Kant il faut être moral en soi, en conformant ses maximes
à la raison universelle et non pas en cherchant à comprendre autrui. Il n’en demeure pas moins
que la dimension épistémologique peut être élargie en dimension éthique sans recourir à
l’impératif catégorique, dont le « devoir » absolu ressemble décidément à s’y méprendre aux
commandements divins. Car pour Kant, à l’instar d’Aristote pour lequel tous les hommes
désirent naturellement comprendre, la raison qui fait l’humanité est principalement volonté de
comprendre. Les trois questions qui, selon Kant, définissent la philosophie (« que puis-je
savoir ? » « que dois-je faire ? » « que m’est-il permis d’espérer ? »), se résument dans la
question anthropologique (« qu’est-ce que l’homme ? »). Cette question est celle qui porte sur
la manière dont l’homme se comprend dans le monde (voir Tugendhat 2007 : 34-40), c’est-àdire s’y oriente. Car l’orientation est un besoin fondamental de la raison chez Kant (Stegmaier
2008 : 78-96) qui la détermine comme compréhension par l’interprétation. Ce qui montre que
la raison est volonté de comprendre, c’est certes d’une part comme chez Aristote le plaisir pris
aux sensations, et plus particulièrement le plaisir pris à la présence du sens dans l’art et dans
la nature, mais c’est également l’élan naturel de la raison vers les idées totales, thématisé par
la Critique de la raison pure qui voit dans la métaphysique la prise en charge de la question
du sens. Cet élan comme effort de comprendre est inscrit si fortement dans l’essence de
l’humanité qu’il pousse, au nom de besoin de comprendre, à dépasser les limites de ce qui est
compréhensible. La critique discipline cet élan en montrant que ces idées totales sont, dans le
mouvement qui conduit du conditionné à l’inconditionné, les conditions de possibilité de la
compréhension si l’on ne se méprend pas sur leur statut mais qu’on les saisit bien comme les
foyers imaginaires qui nous donnent les perspectives du comprendre.
A cette dimension de connaissance il faut ajouter la dimension éthique du devoir de
comprendre qui habite la communication. Comprendre autrui, c’est le poser comme source de
sens, le prendre dans sa différence et son altérité, c’est-à-dire le respecter dans sa liberté d’être
l’auteur de signes dont nous ne savons pas si nous les comprenons comme il les comprend.
C’est en cela que la compréhension demeure toujours habitée par la non-compréhension,
comme le dit dans un autre contexte la célèbre formule : « Il suffit de dire qu’on comprend
autrement, si tant est que l’on comprenne [dass man anders versteht, wenn man überhaupt
versteht] » (Gadamer 1990 : 302). Nietzsche savait à quel point la compréhension réussie peut
n’être pas morale, en ce qu’elle ne laisse pas l’autre être librement ce qu’il est en le réduisant
par identification : « […] il y a quelque chose d’humiliant à être compris. Etre compris ?
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Vous savez bien ce que cela veut dire ? - Comprendre, c'est égaler», (Nietzsche 1988 : KSA
12, 51).
Ethique herméneutique et dialogue entre les cultures
Cet éthos de la compréhension par l’interprétation se laisse facilement transposer à un
plan collectif. Si l’herméneutique repose sur la dimension essentielle de l’acte de comprendre,
à savoir la volonté de comprendre, c’est qu’elle ne laisse pas le texte, le monde etc. sans sens,
c'est-à-dire qu’elle ne laisse pas le chaos sans cosmos. En cela c’est au sens propre que
l’herméneutique est ouverture sur une philosophie de la culture. Même si l’on se doit de
remarquer ici que la dimension herméneutique de la compréhension des cultures autres, qui
en reconnaît l’altérité, n’a paradoxalement pas trouvé dans l’herméneutique philosophique
traditionnelle le cadre idéal de sa conceptualisation. Un exemple emprunté à Gadamer
suffira : lorsqu’on établit comme l’une des conditions de possibilité de la compréhension
l’appartenance à l’histoire de l’efficience (Wirkungsgeschichte), il nous est interdit de
prétendre comprendre des cultures auxquelles nous n’appartenons pas. Et on ne voit plus dès
lors comment construire en cela un dialogue ou même concevoir qu’une culture étrangère elle
aussi puisse nous « adresser la parole », c'est-à-dire appeler à être comprise (Rodi 2008). Mais
revenons au plus général : on appellera culture le processus complexe et continu
d’interprétation et de mise en sens, de réinterprétation et de remise en sens répondant au
besoin d’orientation auquel correspondait ce que Kant appelait l’élan métaphysique et que
nous avons appelé l’effort humain de comprendre. La raison s’y manifeste dans son désir
d’unité et de totalité, donnant naissance à divers mouvements globalisants, qui, déjà chez
Kant, ont une portée pratique et reposent en ultime instance sur des valeurs. D’une manière
générale, les cultures donnent une interprétation globale de l’existence, c'est-à-dire fournissent
des interprétations qui disent non seulement ce qu’il faut penser, mais encore ce qu’il faut
faire, c'est-à-dire qui organisent intégralement l’existence. Les cultures permettent, à l’aide
d’images du monde et de valeurs, de résoudre les problèmes de l’organisation de l’existence.
Et là, il n’est pas indifférent de choisir une valeur plutôt qu’une autre, et il n’est pas possible
de les harmoniser par le compromis sans les détruire. Ces difficultés des interprétations
totalisantes concurrentes ont été souvent pensées, par exemple par Max Weber suivant lequel,
dans le cadre des religions universelles qui sont de telles interprétations totalisantes, le
pluralisme affecte les valeurs ultimes où chacun est sommé de choisir : le conflit entre
diverses conceptions du monde concurrentes est alors conçu sur le modèle de la « guerre des
dieux », à savoir que chacun devant choisir des valeurs exclusives est en dernier ressort
responsable de sa compréhension valorisée du monde qui repose sur des points de vue ultimes
à partir desquels la vie est rationalisée. Dilthey ou Jaspers dans leurs théories sur les
conceptions du monde ont eux aussi essayé d’élaborer une manière de les penser ensemble,
notamment à travers une typologie (Marquard 1982 : 107-121). Sans entrer dans le détail, on
peut relever le problème principiel que pose la coexistence de plusieurs cultures
incompatibles, qui reproduit à son niveau la diversité des prétentions au sens et qui permet de
mettre en évidence l’éthique de la compréhension.
Certes, concernant les cultures, il convient de ne jamais oublier leur complexité qui
met à mal les simplifications des identités qui sont toujours en elles-mêmes habitées par les
différences. Il n’en demeure pas moins qu’à certains moments des cultures s’unissent dans des
mouvements de globalisation, alors qu’à d’autres elles affirment leur idiosyncrasie : « de la
culture est toujours en train à la fois de s’homogénéiser et de s’hétérogénéiser » (Jullien
2008 : 222). La question est cependant de savoir comment concevoir la coexistence d’une
pluralité d’interprétations du monde incompatibles entre elles. On peut les penser soit comme
devant se résorber les unes dans les autres, soit les unes extérieures aux autres, soit les unes en
communication avec les autres. La première perspective, traditionnelle, est l’universalisme.
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Ce dernier, qui postule l’identité de la raison en tous, pense pouvoir réduire les conflits et
différences au moyen d’une critique de la raison, sans échange authentique. Les cultures sont
alors appelées à supprimer leur différences. A l’inverse la deuxième, le relativisme, qui
affirme que chaque conception du monde développe un modèle incommensurable de
« rationalité », existentiellement tributaire de valeurs incomparables, affirme la diversité
insurmontable. Lui aussi n’invite pas au rapport entre les cultures, et plus encore que
l’universalisme conduit à une absence de reconnaissance qui est indifférentisme. Ni l’un ni
l’autre de ces modèles n’est acceptable. L’universalisme méconnaît la différence et débouche
sur un totalitarisme abstrait alors que le relativisme conduit à abandonner tout effort de
médiation. La troisième solution, le dialogue entre les cultures ou la communication, permet
d’éviter les défauts des deux autres à travers une authentique tolérance. La tolérance est en
effet inutile pour l’universalisme, puisqu’il s’agit simplement de traduire la culture autre pour
parvenir à l’identité, et elle se réduit à l’indifférence pour le relativisme qui ne voit pas, du
coup, la nécessité du dialogue. C’est là que l’herméneutique et son fondement dans
l’expérience de la non-compréhension peut s’appuyer sur les philosophies du dialogue et les
philosophies de la communication, en montrant que la rationalité est dans le sens de la
communication, que la raison est volonté de communication. C’est en cela que l’approche
kantienne nous était précieuse. L’exigence de la communication appelle à dégager les
conditions de possibilité de dépasser les conflits en dernier ressort fondés sur des valeurs.
Bien que les valeurs soient différentes, nous pouvons nous entendre sur le fait que nous avons
des valeurs, et nous affirmer tout en acceptant par là-même l’auto-affirmation de l’autre dont
l’interprétation totalisante a, malgré ses différences, une même prétention à la validité. Cela
conduit à une forme particulière de tolérance : reconnaître la culture autre, c’est reconnaître
ses prétentions à la vérité et à la validité comme identiques en valeur aux nôtres. Ce n’est pas
reconnaître d’autres valeurs, c’est reconnaître que d’autres ont des valeurs qui ne sont pas
pour autant les nôtres. C’est pourquoi, pour résoudre le conflit inévitable de la
reconnaissance, il faut reconnaître d’abord et avant tout l’insuffisance de toute résolution
possible et l’effectivité du conflit. Et donc de ce fait on est conduit à reconnaître que toute
reconnaissance de l’autre est paradoxale. Or une telle reconnaissance a un effet : elle favorise
la réflexion. Une telle réflexion à partir de la conscience de la diversité creuse en effet une
distance à l’égard de soi-même en exhibant la pluralité des interprétations qui prétendent à
une même validité, sans supprimer pour autant la diversité ni conduire à un consensus sur les
valeurs. La réflexivité ainsi engendrée rend toutefois possible un décentrement des
perspectives, qui favorise une prise d’autonomie de la part des individus. Si être libre, c’est
être chez soi-même dans son autre, le dialogue entre cultures est développement de cette
liberté, qui fait sa dimension éthique : malgré la diversité et un accord finalement impossible
parce que relatif à des choix de valeurs, la confrontation porte à la conscience un potentiel
rationnel des interprétations que sont les cultures.
Le modèle d’une telle potentialité rationnelle peut se lire dans l’activité de traduction
et dans l’éthique qui lui préside, ce qu’a magistralement mis en lumière Schleiermacher
(Schleiermacher, 1999 ; cf. Judet de La Combe/ Wismann, 2004). En traduisant, on suppose
que des systèmes linguistiques – et de pensée – incommensurables peuvent être rapprochés.
Sans céder à universalisme facile, la traduction ne se soumet pas non plus au relativisme
paresseux : comme reconnaissance de l’impossibilité de la reconnaissance, elle appelle une
tolérance spécifique, une tolérance qui serait, comme dit François Jullien, fondée sur
« l’intelligence partagée ». Habitée par la volonté de comprendre, elle viendrait «de ce que
chaque culture, chaque personne se rende intelligibles dans sa propre langue les valeurs de
l’autre et, par suite, se réfléchisse à partir d’elles – donc aussi travaille avec elles » (Jullien
2007, 220). L’herméneutique qu’elle met en œuvre est alors celle du changement de
perspectives. Ce qui est ainsi décentrement permet d’envisager la compréhension
9
interculturelle à travers les modifications qu’elle apporte dans un espace des raisons où peut
se déployer la critique (voir Ferry 2004 : 119).
3. Politique : le vivre ensemble
Cette extension de l’herméneutique dans sa dimension éthique a naturellement des
retombées politiques en raison du désir de vivre ensemble. Ce désir, dans lequel se trouvent
peut-être les racines du devoir de comprendre, est pour l’essentiel obligation dans le contexte
de la globalisation et de la mondialisation, qui rend impossible le simple repli sur soi et
l’indifférence à l’égard des autres cultures. Les échanges nécessaires font que les cultures ou
les interprétations du monde sont en contact les unes avec les autres, ce qui ne saurait être
sans répercussion sur leur mode d’organisation. C’est là que s’ouvre la dimension proprement
politique de l’organisation des communautés fondée simplement sur la volonté ou la nécessité
de vivre ensemble.
Si des interprétations divergentes sont compossibles et que leur portée est tant
théorique que pratique, c'est-à-dire non seulement nous disent ce qu’il en est du monde, de sa
constitution etc., mais encore ce qu’il faut y faire et comment, il faut réfléchir au vivre
ensemble qu’elles rendent possibles. L’herméneutique trouve là son rôle au niveau non
seulement interculturel, mais encore politique qui rend possible une telle coexistence de
communautés d’interprétation. La notion de tolérance que nous avons rencontrée plus haut
nous l’indique. En effet, historiquement la tolérance est née comme un principe politique
devant permettre la coexistence pacifique de conceptions religieuses divergentes. Et il n’y a
rien d’étonnant d’ailleurs à ce que l’herméneutique trouve un rôle central dans le cadre de
cette problématique de la tolérance, dont l’actualité religieuse est au premier plan : car
l’interprétation et son statut, dans son rapport à la vérité et au sens, a toujours été au cœur des
différends religieux et de leurs conséquences politiques. Les religions sont en effet le modèle
traditionnel de ces interprétations totalisantes à portée tant théorique que pratique qui
conduisent à des conflits. Dans ce cadre, la tolérance apparaît comme la forme traditionnelle
de l’apaisement dans la concurrence entre les interprétations du monde, neutralisant au plan
pratique des différends insurmontables et rendant possible la cohabitation. D’un point de vue
politique, la tolérance doit être instituée : il faut alors pouvoir se comprendre comme
participant à un système qui rend possible une telle tolérance pratique en garantissant la même
liberté de conscience ou liberté éthique pour chacun, malgré la diversité des modes de vie et le
pluralisme des interprétations du monde et des croyances religieuses. Une telle tolérance n’est
possible que dans le cadre politique d’une organisation fondée sur des valeurs de respect
démocratique soustraites aux conceptions valorisées du monde et donc laïque. Nous avons
rappelé que la tolérance est une réponse au pluralisme religieux. Elle part d’un moment que
l’on peut dire « descriptif » : s’appuyant sur ce qu’elle pense être le constat d’une diversité
d’opinions et de croyances, de conceptions philosophiques, spirituelles ou religieuses
conflictuelles, d’un conflit d’interprétations, elle se veut une solution politique d’évitement du
déchirement social. C’est ainsi que la notion de tolérance s’est développée dans le contexte
historique précis des affrontements religieux. C’est dans ce sens que l’on peut lire la réflexion
politique développée par quelqu’un comme John Rawls : il cherche d’abord et avant tout à
établir la possibilité d’une société à partir d’une pluralité de ce qu’il appelle des « doctrines
compréhensives ». Ces dernières sont des manières de saisir le sens et d’organiser la vie de
communautés d’interprétation. Tout son effort consiste alors à penser les conditions de
possibilité d’une vie en commun sous l’hypothèse de ces différends. Dit autrement,
l’herméneutique politique consiste en quelque sorte à repenser la tolérance. C’est sous cette
forme que la tolérance est devenue essentielle dans la philosophie politique contemporaine
10
(Forst 2003 : 630-649). Pour ne garder que cet exemple, dès la Théorie de la justice (Rawls
1987) Rawls montre que, suivant la méthode célèbre faisant l’hypothèse d’une position
originelle où les individus seraient sous un « voile d’ignorance » pour déterminer les principes
des institutions sociales justes, la reconnaissance de la liberté égale pour tous conduit à
adopter le principe de la « liberté de conscience » égale pour tous : on ne saurait admettre que
la liberté d’opinion ou de conscience puisse être remise en cause légalement par les doctrines
morales ou religieuses dominantes. Tout en notant bien que cette tolérance, immanente au
principe fondateur de la théorie de la justice, est limitée par l’intérêt commun. Cette question
sera au cœur du Libéralisme politique (Rawls 2001). John Rawls y comprend la tolérance
libérale à partir de la tolérance religieuse considérée comme faisant partie de notre patrimoine
politique commun, et c’est pourquoi il est normal d’avoir une « doctrine compréhensive »
bien que son caractère « religieux » ne soit qu’une possibilité parmi d’autres. Les religions, au
même titre que les interprétations morales et philosophiques du monde, sont de telles
« doctrines compréhensives ». Une « doctrine compréhensive » se définit à partir de trois
caractéristiques : 1) relevant de la raison théorique, « elle organise et caractérise des valeurs
reconnues afin de les rendre compatibles entre elles et pour qu’elles expriment une vision
intelligible du monde » ; 2) en déterminant quelles sont les valeurs qu’il faut reconnaître, la
doctrine compréhensive « est aussi un exercice de la raison pratique » ; 3) bien qu’elle soit
essentiellement stable, elle « tend à évoluer lentement en fonction de ce qu’elle considère, de
son point de vue, comme raisons valables et suffisantes » (Rawls 2001 : 88 s.). Les conflits
qui sous-tendent la diversité des doctrines ne portent donc pas simplement sur des images ou
des représentations du monde, mais sur leur signification existentielle, puisque les valeurs qui
les dirigent ont une portée sur l’orientation concrète de l’action. La tolérance exige alors par
elle-même et indépendamment de son contenu une structure politique et sociale où la
communauté qui partage une interprétation globale du monde peut s’extraire de son contexte
social et où l’individu peut être à la fois, par exemple, croyant et citoyen. Il faut donc, malgré
la diversité de nos modes de vie, du pluralisme des interprétations, pouvoir se comprendre
comme citoyen soumis à une constitution, inclus dans un système politique qui rend possible
une telle tolérance pratique en garantissant la même liberté de conscience ou liberté éthique
pour chaque citoyen (Habermas 2005). Or cette tolérance n’est possible que dans le cadre
politique d’une organisation libérale fondée sur des valeurs de respect démocratique
soustraites aux conceptions du monde et donc principalement laïque.
Il faut alors préciser en quelques mots ce qu’est la laïcité. Penser la laïcité c’est,
comme l’a très bien montré Catherine Kintzler à laquelle j’emprunte l’analyse (Kintzler
2007), s’autoriser d’un raisonnement transcendantal. Dans la pensée de la laïcité il ne s’agit
en effet pas de savoir ce qu’il faut faire de fait après coup pour rendre possible la coexistence
de religions divergentes ou, plus généralement, de doctrines compréhensives différentes, mais
ce qui peut rendre possible une existence commune, un vivre ensemble qui ne soit pas fondé
sur des croyances. Qui puisse donc intégrer non seulement une diversité de religions, mais
aussi celui qui croit que Dieu n’existe pas ou celui qui ne croit rien du tout. La pensée de la
laïcité ne part donc pas de la pluralité de fait des croyances, c'est-à-dire du pluralisme
religieux, mais pense une tolérance a priori, fondée sur l’individualité, sur un atomisme avant
toute réunion d’une communauté. Le laïc est l’individu singulier qui ne fait partie d’aucune
communauté spécifique, d’aucun corps intermédiaire au sein de la société. C’est là ce qu’a
cherché à penser la Révolution française en reconnaissant les droits de l’individu comme
singularité et donc aussi sa liberté de sa conscience. On en déduit qu’à bien la comprendre, la
laïcité ne correspond pas à une option spirituelle : au contraire, elle laisse libre le choix du
sens. Elle est un simple idéal de la sphère publique commune à tous et ne prend pas en
compte, à la différence de la tolérance, l’appartenance à des communautés d’interprétation.
Tout ce qui relève de la sphère publique, comme l’administration ou l’instruction, doit être du
11
coup soustrait à ces appartenances. On comprend par là plusieurs caractéristiques de la laïcité,
dont le modèle régit en France, par exemple, l’administration et l’instruction publiques. La
puissance publique doit s’abstenir en matière de croyance : dans le prolongement de la
tolérance, elle sépare rigoureusement le public et le privé, la croyance relevant de ce dernier
domaine. Comme la tolérance, la laïcité n’est pas une pensée qui professe une option
interprétative contre une autre. De ce fait elle ne s’oppose aucunement à la religion et être
laïque ne suppose pas que l’on ne soit pas religieux. On pourrait croire alors que la laïcité met
à l’écart les interprétations et leur prétention à la validité. Mais en le faisant, elle en rend
possible la réflexion distanciée et on comprend alors comment l’école publique peut être
conçue comme le lieu de l’instruction où les cultures et croyances sont abordées à travers un
esprit critique, comme cela est le cas dans l’enseignement traditionnel des humanités. L’école
publique devient le lieu où se creuse la distance à soi d’une culture particulière, ouvrant une
dimension réflexive et critique qui interdit l’adhésion immédiate. La laïcité ouvre là un espace
public où sont affirmées les dimensions universelles de la culture, espace fermé aux
particularismes, où peut se développer la compréhension critique de la diversité des
interprétations du monde ou des valeurs des communautés d’interprétation si tant est que soit
dépassé le risque, évoqué plus haut, de l’indifférentisme. Les interprétations y apparaissent
comme des interprétations et le dialogue peut y trouver son terrain. Il va de soi qu’une telle
institution implique en retour dans de nombreux domaines privés une révision des
représentations et des règles, et donc également une transformation du mode de vie dans la
mesure où une telle organisation doit pouvoir être compatible avec chacune des prétentions à
la validité des interprétations du monde. C’est en ce sens d’ailleurs que l’on peut comprendre
le troisième critère des doctrines compréhensives avancé par Rawls.
Certes, la pensée de la laïcité comme celle de la tolérance est rendue difficile parce
qu’il semblerait qu’elles fassent en partie abstraction de la légitimité du désir de
reconnaissance, et de reconnaissance publique, sans laquelle précisément il n’est pas
d’identité. C’est là que les problèmes politiques ressurgissent, comme dans les réflexions
contemporaines sur le multiculturalisme. Car la solution politique au problème des
interprétations compréhensives a grandement contribué à la « privatisation » des doctrines
philosophiques et religieuses. Or une telle privatisation a un prix : en effet, la conscience
croyante privatisée, la tolérance devient inutile, puisqu’au lieu d’être conflictuel, notre rapport
aux autres options du sens relève de l’indifférence qui reconduit facilement au relativisme :
peu m’importe ce que pensent ou ce que font les autres, puisqu’ils ne gênent en rien ma façon
de vivre (voir Hunyadi 2008). C’est là ce qui se passe s’il suffit de s’accorder à l’aide d’un
consensus par recoupement où, moyennant l’accord sur quelques valeurs politiques
fondamentales (comme la liberté égale pour tous), les hommes peuvent légitimement diverger
quant à la « doctrine compréhensive » : le désaccord est raisonnable parce qu’on peut les
considérer comme raisonnables dans leur singularité. Un tel indifférentisme a des
conséquences importantes, ne serait-ce qu’au plan culturel évoqué plus haut : il rend inutile
l’esprit critique qui naît de la confrontation ou de la possibilité de prendre des perspectives
qui ne sont pas les nôtres. L’indifférence joue donc un rôle d’inhibition qui rend difficile
l’évolution par l’intérieur des interprétations qui du coup auraient tendance à se cristalliser en
dogmatismes. Il faut donc souhaiter le maintien de cette diversité et l’invitation à la
comparaison, au dialogue : maintenir l’altérité dans son altérité, la reconnaître comme altérité
et y confronter ce qui nous est le plus propre.
Cette démarche, des textes à l’orientation de l’homme dans le monde, habite
l’herméneutique et lui donne sa double dimension éthique et politique. S’il faut donc
aujourd’hui s’interroger sur des perspectives herméneutiques, cela ne saurait aller en dehors
de la morale et de la politique. Il est curieux d’ailleurs que l’herméneutique ne se soit pas plus
tôt aperçu de ce rôle, elle qui sait mieux que d’autres sans doute toutes les victimes réelles des
12
guerres d’interprétation. En effet, l’étude de la diversité des interprétations et compréhensions
du monde implique une réflexion éthique : pas seulement sur ce que signifie pour l’homme de
devoir interpréter, mais encore sur la manière dont la diversité des interprétations peuvent
coexister dans leur prétention à la validité, c'est-à-dire dans leur besoin de reconnaissance.
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