Francis Guibal, Lévinas ( DOC

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Francis Guibal, Emmanuel Levinas. Le sens de la transcendance, autrement, Paris, PUF, 2009,
coll. « Philosophie d’aujourd’hui », 168 p., 21 €.
Par-delà les multiples orientations questionnantes et l’arborescence des descriptions
phénoménologiques, du jaillissement du Visage de l’autre homme jusqu’à l’hospitalité du sujet se
dévoilant otage de l’autre, en passant pas l’énigmatique « évasion » de la contingence de l’existence, il est
présentement proposé un décryptage d’une lancinante et bouleversante question du sens possible de la
transcendance qui ne cesse de transpercer en profondeur la pensée levinassienne de l’existence. Les six
axes directeurs – « L’étrange aventure de la paternité », « Dimensions de la responsabilité », « Dieu sans
le savoir », « Le dernier mot et le premier sens », « Une pratique philosophique de l’excès », « Le logos à
l’épreuve de l’altérité » — qui se déclinent en autant de chapitre, traquent l’autrement du sens de la
transcendance. Celui-ci dit ainsi autrement l’être en dépassant ses limites, échappant tant au non-être
qu’au sur-être ; pour prendre, dira Levinas, « le risque permanent pour le Sens de s’expulser de l’être et
d’y errer comme dépaysé, exilé et persécuté ». Selon le mouvement d’une dialectique ascendante,
l’enquête phénoménologique (s’)réveille incessamment, s’enracinant d’abord dans l’expérience
anthropologique de la vie, pour ensuite (s’)éveiller (à) une responsabilité éthique à l’épreuve, allant enfin
laisser venir à l’idée l’évocation an-archique, c‘est-à-dire l’énonciation du « Pro-nom » indicible qui porte
pourtant un nom. Contre une interprétation réductionniste de l’œuvre levinassienne adossée à une
théologie d’un Dieu sans Dit, F. Guibal travaille l’articulation de Dits à l’écriture patiente et douloureuse
de Levinas tentant de faire place à l’insinuation, en nous, entre nous, de l’un-pour-l’autre, d’une Illéité
d’un au-delà de l’Être dans une impossible ipséité. Il est alors question d’exhumer l’« intelligibilité
paradoxale » de la réflexibilité méthodique, qui est, loin s’en faut, un appui ; mais au contraire la lame de
fond de tout un tracée philosophique dont le cœur est une pratique de l’excès en prise avec l’altérité.
L’exégèse se clôt sur des « Résonnances intérieures » selon des lignes de réflexion aussi diverses
qu’éclairantes.
Reste à se demander si cette écoute attentive de la pensée du « juif philosophe » par un « chrétien
philosophe » n’est pas une tentative inavouée sinon de récupérer la signifiance théologique du témoignage
inscrit dans les écrits de Levinas — aucune injonction utilitaire ne se fait jour — du moins de promouvoir
un œcuménisme, voire de réactiver par un détour exégétique la foi aujourd’hui fortement ébranlée ? La
manière de dénoncer toute fermeture, tout aboutissement achevé de la philosophie levinassienne n’offre-telle pas l’occasion de consolider un dire résolument éthico-théologique plutôt que proprement
philosophique ? Ce dialogue plein de feu, d’une écriture bouillonnante et enflammée, prend acte du sens
éthique : le sens de l’Autre inconnu et ineffable passe par le souci des autres, de tous les autres, sans pour
autant surplomber les sombres soubassements de l’existence, l’obscure complexité de l’histoire ou le
dictum de la raison.
Robert TIRVAUDEY.
Bernhard Irrgang, Der Leib des Menschen : Grundriss einer phänomenologisch hermeneutischen
Anthropologie, Stuttgard, F. Steiner Verlag, 2009, 359 p., 38 €.
Il est un fait appartenant à l’histoire de la philosophie. La réflexion sur le corps a longtemps été
l’axe directeur des études phénoménologiques (Husserl, Heidegger). Désormais, elle ne peut se limiter à
ce seul mouvement de pensée. Il faut donc libérer le « corps physique » (Körper) de l’emprise
phénoménologique par la concentration des hommes sur eux mêmes, par une nouvelle approche de leur
corps « Leib ». Pourquoi ? Parce que l’être corporel embrasse aujourd’hui les conditions d’une nouvelle
situation dans laquelle nous nous trouvons (robotique, cyborgs, hommes concepteurs, cyberespace,
intelligence artificielle, etc.). En effet, il est temps de tenir compte des avancées les plus probantes de
l’éthologie, de la science du génome, et des neurosciences pour comprendre comment nous ressentons
notre corps. C’est pourquoi B. Irrgang, professeur à l’Université de Dresde, spécialiste en théorie de la
biologie, en appel à une refondation phénoménologique d’une anthropologie herméneutique. Si
l’anthropologie vingtiémiste est sinon obsolète du moins lacunaire et fragmentaire, elle exige à tout le
moins une sérieuse revisitation. Il est donc proposé une version empirique, pragmatiste de la transphénoménologie classique – déjà esquissée dans Technik als Macht. Versuche über politische
Technologie. Verlag Dr. Kovac, Hamburg, 2007 – nourrissant une analytique philosophique d’une
nouvelle « demeure de l’être » pour justifier une authentique anthropologie du 21e siècle. Le noyau nodal,
roulant sur une critique (de Lorenz, Riedl, Wuketits), ne réside pas dans une redéfinition du biologique
humain mais en la présence au monde des êtres humains que nous sommes. L’être corporel est depuis lors
appréhendé par la capacité d’interaction avec soi-même, avec autrui et la nature. Notons au passage que
nous voyons ici, pour avoir suivi de près notre auteur, une concession sur ses positions de 1992
(Christliche Umweltethik. Eine Einführung, München/Basel) eu égard à son l’hypothèse de la biologie
comme philosophie première, sur sa philosophie de la technique se déployant alors dans l’horizon
heideggérien (Hermeneutische Ethik. Pragmatisch-ethische Orientierung in technologischen
Gesellschaften. Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 2007), tout en maintenant sa vision
évolutionniste des compétences cognitives, et dénonçant l’insuffisance de la connaissance scientifique
pour mieux comprendre « la corporéité des hommes » selon les fondements d’une herméneutique
anthropologique phénoménologique.
Il est incontestable que l’ouvrage clarifie grandement le développement récent de l’anthropologie
et de la technologie évinçant les fausses peurs pour nous placer devant les vrais problèmes de l’homme
physique-dans-le-monde : quel ethos adopter devant les sociétés technologiques ? Quels critères faire
nôtres pour une nouvelle épistémologie ? Quelle posture adoptée devant le mouvement de la posthumanité ? Mais devant les hypothèses de B. Irrganf, permettons-nous d’autres questions : une
herméneutique des perspectives phénoménologiques sur la corporalité suffit-elle ? Faut-il une éthique
théologique, en l’occurrence chrétienne, face à la crise écologique ? Quoi qu’il en soit, dans l’actuelle
discussion entre herméneutique et phénoménologie, entre éthique et technologie, entre biologie et morale,
sur l’éthique médicale, B. Irrgang, devient une voie obligée pour quiconque veut réfléchir sur la position
corporelle de l’être au monde.
Robert TIRVAUDEY.
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