Service médias de Travail.Suisse Edition du 4 mars 2013
La recette du succès helvétique:
l’égalité plutôt que l’inégalité
Lorsqu’il est question de la recette du succès helvétique, les milieux économiques men-
tionnent toujours volontiers la flexibilité du marché du travail et une fiscalité attrayante.
Mais les enquêtes menées auprès de dirigeants d’entreprises internationales présentent
une toute autre image. Ils citent la stabilité politique et le climat social, le système de forma-
tion et la qualification des travailleurs, ainsi que l’infrastructure et la sécurité
d’approvisionnement. Ces avantages ont pour noyau commun le fait que l’égalité compte
davantage que l’inégalité.
Martin Flügel, Président de Travail.Suisse
L’économie de la Suisse se porte bien. Nous avons un taux demploi élevé, l’un des taux de chô-
mage les plus bas surtout chez les jeunes et un niveau de vie élevé. Du côté des employeurs
et de l’économie, un leitmotiv revient : la raison de ce bien-être économique réside dans la flexibili-
té du marché du travail, entendez: peu de protection contre le licenciement, et dans une fiscalité
attrayante, entendez une fiscalité très basse pour les entreprises. Le directeur de l’Union patronale
suisse va même jusqu’à dire dans la NZZ que le taux d’activité élevé, les bons salaires, voire
l’absence de banlieues en Suisse procèdent de la flexibilité du marché du travail.
Même si l’attrait de la fiscalité et la flexibilité du marché du travail ne sont pas sans importance, ils
ne suffisent absolument pas à expliquer la réussite économique de la Suisse, et ne traduisent nul-
lement les principaux avantages de la place économique suisse. Quiconque ne s’en réfère qu’à
ces données-là court le risque de tirer des conclusions erronées quant à la recette de la réussite
économique helvétique et de passer à côté de l’essentiel.
Les avantages de la place économique suisse
du point de vue des entreprises internationales
La société de conseils d’entreprises Ernst & Young mène régulièrement auprès de dirigeants
d’entreprises internationales des enquêtes sur les avantages de la place économique helvétique.
L’enquête de 2011 a révélé que la stabilité politique, la sécurité, le climat social, le système de la
formation et le niveau de qualification de la main-d’œuvre, ainsi que la sécurité
d’approvisionnement et la fiabilité d’une infrastructure bien développée, constituaient les principaux
atouts de la place économique suisse. Certes mentionnés, l’attrait du système fiscal et la flexibilité
du droit du travail n’occupent cependant pas le premier rang et sont plutôt à la traîne.
Les principaux avantages de la place économique suisse ne sont donc ni le marché du travail
flexible ni la fiscalité attrayante, mais bien plutôt la stabilité politique, la sécurité et le climat social.
Mais même cette constatation ne va pas assez loin, car stabilité politique, sécurité et climat social
ne tombent pas du ciel et ne sauraient non plus être décrétés par des lois.
L’égalité est plus importante que l’inégalité
La stabilité politique, la sécurité et le bon climat social sont au contraire issus d’un noyau commun.
Ce noyau commun consiste dans le fait que l’égalité est plus importante en Suisse que l’inégalité.
Ce sont précisément la sécurité d’approvisionnement et l’infrastructure, ainsi que le système de la
formation, donc les autres facteurs essentiels, qui font partie, conjointement avec la structure des
salaires et la couverture sociale, des domaines centraux dans lesquels s’exprime cette idée fon-
damentale.
En Suisse, nous avons de bonnes infrastructures dans l’ensemble du pays et pour tous ses
habitants. Cela vaut pour les routes et les transports publics, pour l’eau, l’électricité, les télé-
communications, etc. Cela vaut aussi pour les écoles et les hôpitaux. Jusqu’à ce jour, la Suisse
n’a pas connu de « gated communities », ou quartiers réservés (voire « ghettos dorés »), c’est-
à-dire des quartiers résidentiels fermés avec un service public réservé à une classe aisée, cô-
toyant des faubourgs dans lesquels l’infrastructure s’effrite, comme c’est le cas par exemple
d’une manière prononcée aux Etats-Unis.
En Suisse, nous avons une école (primaire) obligatoire de haute qualité, fréquentée par la
(quasi-)totalité des enfants, quel que soit le revenu de leurs parents ou leur niveau social. Il en
va de même pour la formation supérieure, et ce, aussi bien pour la formation professionnelle
que pour les hautes écoles spécialisées et les universités. Nos institutions de formation ne sont
peut-être pas les meilleures au monde, mais elles sont toutes de haut niveau. Il n’y a pas les
bonnes écoles privées et les minables écoles publiques ; il n’y a pas les universités d’élite et
les autres universités, dont les diplômes n’ont guère de valeur, comme c’est le cas en Grande-
Bretagne ou aux Etats-Unis.
En Suisse, nous avons un niveau salarial élevé pour de larges couches de la population. La
proportion des bas salaires est plus faible que dans l’UE-15 ou dans les pays de l’OCDE,
l’inégalité de la structure des revenus est modeste, en comparaison internationale, en dépit de
certaines valeurs aberrantes. En Suisse, la couverture sociale comprend la population tout en-
tière et pas seulement certaines catégories privilégiées, et dans de nombreuses assurances
sociales, l’écart entre les niveaux de prestations n’est pas très important. Nous sommes - en-
core - bien loin du clivage économique très marqué ou des écarts énormes qui caractérisent la
couverture sociale dans d’autres pays.
Il serait possible d’allonger la liste et de montrer, à la lumière de nombreux autres exemples, qu’en
Suisse la moyenne compte davantage que les valeurs de pointe, qu’une qualité de haut niveau
général est plus importante qu’une excellence isolée, que des conditions semblables pour tous
passent avant des privilèges réservés à quelques-uns.
L’égalité en tant que fondement de notre prospérité
La stabilité politique, la sécurité et le climat social sont le résultat de cette primauté accordée à
l’égalité. En effet, l’égalité primant l’inégalité, personne dans notre société n’est définitivement ex-
clu, tout le monde participe (plus ou moins) à la réussite économique, ce qui fait naître dans
l’ensemble un sentiment d’équité et d’appartenance au sein de la société. En Suisse, le fossé entre
« ceux d’en haut et nous d’en bas » a été et reste moins profond qu’ailleurs, la confiance dans
l’économie et la politique n’en est que plus grande.
Dans la mesure où l’égalité prime l’inégalité, elle constitue aussi la base de la concordance, de la
faible densité de la régulation et du partenariat social, qui sont eux aussi les atouts de l’économie
suisse et qui marquent notre climat social. De plus, la confiance a longtemps permis d’éviter des
exigences extrêmes ou des décisions extrêmes de la part du peuple lors des votations populaires,
ce qui permet justement cette stabilité politique qui est aujourd’hui notre principal atout et qui con-
tribue à notre prospérité.
De la dynamique positive de l’égalité à la dynamique négative de l’inégalité
Pendant longtemps, la Suisse a connu la dynamique positive de l’égalité. Pourtant, une grande
partie de la confiance a été ébranlée au cours des dernières années. Tout a commencé avec les
rémunérations perçues par certains dirigeants d’entreprises, rémunérations souvent condamnées,
et depuis lors même par des politiciens issus des rangs bourgeois. Le principe du rendement a été
poussé jusqu’à l’absurde, et des différences sont apparues, qui ont largement dépassé le seuil de
tolérance du peuple suisse.
Mais la politique n’est pas innocente non plus. Là aussi, on n’arrête pas de faire des entorses à
l’égalité dans divers domaines de l’existence ce qui favorise davantage d’inégalités. En politique
sociale, cela va du démantèlement de l’assurance-chômage, jusqu’à l’idée récurrente de relever
l’âge de l’AVS, en passant par la tentative de réduire massivement les rentes de la LPP, voire de
réduire les rentes actuelles de l’AI. Dans la politique de la formation, certaines leçons sont suppri-
es dans l’école obligatoire et des classes sont agrandies ; il est question d’augmenter considé-
rablement les taxes d’études dans la formation supérieure. Dans le service public, l’offre des trans-
ports publics ou celle de la santé sont réduites dans tous les programmes d’économies cantonaux.
La population est de plus en plus nombreuse à avoir l’impression que des inégalités surgissent ou
s’amplifient.
La politique et l’économie doivent comprendre que la dynamique positive de l’égalité n’est pas
garantie, mais qu’elle peut aussi dégénérer en une dynamique négative de l’inégalité. Les premiers
signes sont déjà là. Les exigences politiques deviennent plus extrêmes, les décisions aussi, et ce,
aussi bien dans l’économie, dans la politique que dans les urnes.
Prendre soin de la Suisse, c’est prendre soin de l’égalité
Nous sommes sur la voie d’une Suisse qui va vers davantage d’inégalité. Et l’attrait de la fiscalité
et la flexibilité du marché du travail que l’économie ne cesse de mentionner comme étant des fac-
teurs de réussite y contribuent aussi. Lorsque la flexibilité du marché du travail mène à des salaires
insuffisants pour vivre, cette flexibilité- sape le climat social et à long terme la stabilité politique.
Lorsque l’« attrait de la fiscalité » vide les caisses des pouvoirs publics et met en péril la sécurité
d’approvisionnement et l’infrastructure de haut niveau développée pour l’ensemble de la population
à l’échelon du territoire national, cet « attrait » met alors en danger la prospérité de la Suisse, sur la
base du même mécanisme.
Car dans les deux cas, il s’ensuit davantage d’inégalité au lieu de plus d’égalité. Dans les deux
cas, la population a le sentiment que l’équité souffre et que tous n’appartiennent plus à la même
société. Elle a aussi le sentiment que les privilégiés le sont toujours davantage et que les faibles
sont de plus en plus affaiblis. Ce n’est que si l’économie laisse derrière elle l’illusion d’inégalité
entretenue par le modèle anglo-saxon et que la politique veille de nouveau à davantage d’équilibre,
donc si la politique et l’économie reconnaissent que la recette de la réussite helvétique réside da-
vantage dans l’égalité plutôt que dans l’inégalité, que la Suisse maintiendra sa réussite écono-
mique.
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