Développement moral: Où vont les Forces canadiennes?
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Développement moral :
Où vont les Forces canadiennes ?
préparé par
M. Léandre Maillet, D.Ps.
Mai 2002
Développement moral: Où vont les Forces canadiennes?
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La formation morale est devenue, depuis les dernières années, un sujet important de
préoccupation dans l’ensemble de la société et, plus précisément, dans les Forces
canadiennes. Les comptes rendus des médias sur l’augmentation de la délinquance
juvénile, de la grossesse chez les adolescentes et du taux de suicide, sans compter les
multiples incidents survenus dans les Forces canadiennes ont mené certains à déclarer
que notre société canadienne et notre organisation militaire en particulier s’enlisent
dans une crise morale grave. Quoique ces préoccupations sociales ne soient pas
toutes de nature morale et qu’elles aient des origines complexes, on associe de plus en
plus leur résolutions et les problèmes sociaux qui s’y rattachent à l’enseignement des
valeurs morales et sociales dispensé dans nos institutions d’enseignement et de
formation. Les considérations en vigueur dans nos institutions de formation peuvent et
doivent jouer un rôle dans le développement moral du personnel militaire, mais elle
sont cependant elles-mêmes sujet à controverse. Trop souvent, le débat relatif à ce
sujet consiste à faire preuve de roublardise en avançant un point de vue trop souvent
personnel plutôt qu’une opinion bien informée. Heureusement, la recherche
méthodique et les connaissances acquises sur le développement moral ont continué
d’évoluer tout au long de la quasi-totalité de ce siècle et les formateurs préoccupés par
les questions de développement et d’éducation morale peuvent faire appel aux
découvertes effectuées grâce à ces travaux. Néanmoins, l’examen de la documentation
inhérente à l’éthique1 et au développement moral laisse encore le débat ouvert sur
certains sujets tels la façon d’entrevoir la formation morale. Tout récemment, le
capitaine Neill nous proposait un excellent travail sur l’importance de l’éthique au sein
des forces armées. La présente réflexion ajoute à cet excellent travail en portant une
attention particulière à l’apprentissage des connotations morales associées à l’éthique.
En d’autres termes, la synthèse qui suit (i) propose une introduction aux perspectives
principales qui ont guidé les travaux récents sur le développement moral et l’éducation
et (ii) offre des éléments de réflexion à ceux et celles qui doivent prendre des décisions
capitales en matière de formation du personnel militaire de demain.
Âge chronologique et développement moral
La psychologie génétique moderne a fait ressortir le phénomène de développement qui
se produit tout au long d’une vie. Il en ressort que l’impression courante voulant, à une
certaine époque, que le développement des intérêts et des compétences stagne et se
dégrade vers la fin de l’adolescence n’est pas justifiée. Cette fausse impression
découle, pour le moins, de notre incompréhension et du manque d’instruments
adéquats de mesure. En fait, l’apprentissage dans des domaines variés continue bien
après que les individus aient terminé leurs études.
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Il semblerait que le domaine de l’apprentissage moral ne fasse pas exception à la
règle. Alors qu’à une certaine époque, nous croyions que la moralité était innée ou
instillée dès le plus jeune âge, nous sommes maintenant convaincus de l’évidence que
cet apprentissage se poursuit dans l’adolescence et même jusqu’à l’âge adulte. Une
étude longitudinale dirigée par Kohlberg et Higgins2 sur une période de 20 ans, a
conclu qu’elle se développait bien après la fin des études collégiales et
professionnelles. Cette découverte est appuyée par une autre étude similaire menée
par des étudiants des universités d’Europe de l’Est et de l’Ouest et, par une étude
longitudinale conduite aux États-Unis auprès d’étudiants de nivaux collégial3.
Toutefois, le développement cognitif moral autonome n’a été démontré, jusqu’à
maintenant, que sur des sujets ayant terminé des études supérieures, ici appelé de
«haut niveau». Quant à ceux et celles qui ont dû abandonner leurs études
prématurément (ou qui ont quitté l’école très tôt dans leur jeune âge), ici appelés de
«faible niveau», ils ou elles atteignent habituellement non seulement un degré moindre
de compétence morale mais aussi font preuve de signes de détérioration de ces
mêmes compétences par la suite. Cette constatation ressort d’une enquête
transversale effectuée sur des adolescents et adolescentes qui ont quitté l’école
secondaire vers l’âge de 15 ans pour devenir des apprentis ou des élèves dans des
écoles de formation professionnelle (donc 4 jours de travail pour un jour de formation)
ou encore, qui ont rejoint la population active. À la fin de leur formation, ces
adolescents et adolescentes de «faible niveau» ont perdu graduellement leurs
compétences de jugement moral (CJM) alors que leurs semblables, ayant poursuivi
leurs études, affichent une hausse croissante des mêmes compétences bien après
l’obtention de leur diplôme.
Dans le même ordre d’idée, une enquête transversale, conduite par Niemczynski4 sur
des personnes de 20 à 80 ans, démontre qu’il n’y a qu’une légère perte de CJM chez
les sujets masculins possédant un diplôme universitaire par rapport à une perte
considérable de cette même compétence chez les sujets masculins ayant fait des
études de moindre niveau.
Le rôle du milieu d’enseignement
L’éducation semble être de première importance autant pour encourager le
développement cognitif moral que pour le rendre autonome. Cependant, nous
connaissons bien peu les caractéristiques du milieu d’enseignement qui justifient cet
effet. Par exemple : Est-ce que la mise en situation réelle est nécessaire à l’évolution
de la compétence à porter un jugement moral5 ou est-ce que la formation et
l’encadrement directs sont plus important comme le croient les défenseurs de
l’éducation du caractère6? Voici en résumé les résultats obtenus :
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Le développement moral ne devient stable et autonome que lorsque l’individu a acquis
un niveau critique de compétence à porter un jugement moral. Ce point critique de
développement est appelé, selon Piaget7. Dans le cas ou l’individu n’atteindrait pas ce
seuil critique de développement, il en viendrait à éviter les tâches moralement difficiles
et faillirait, par la suite, à développer cette habileté. Conséquemment, il perdrait
graduellement ses compétences morales. Par ailleurs, lorsque l’autonomie morale est
atteinte, l’individu recherche des situations moralement difficiles (au lieu de les éviter) et
continue son développement moral. Dans ce cas, il ou elle ne dépend plus d’une
stimulation externe pour apprendre. D’autres études encore ont montré que l’autonomie
morale est atteinte de manière efficace lorsque l’on fournit à un individu des
opportunités suffisantes de mise en situation réelle et qu’on lui donne un suivi dans ses
réflexions. À partir de ces observations, on peut poser l’hypothèse que le fait de donner
à un individu l’opportunité de prendre de véritables responsabilités est une condition
nécessaire mais n’est pas suffisante pour atteindre le seuil critique de l’autonomie
moral. Une autre condition nécessaire est la possibilité de recevoir un suivi et un feed-
back de la part de personnes compétentes et d’être conseiller lors de notre démarche
de réflexion. Les études montrent qu’il est particulièrement important d’obtenir ce suivi
lors de la période de réflexion lorsque surgissent des problèmes inévitables relatifs au
processus de prise de décision.
Qu’est-ce que la compétence à porter un jugement moral ou «autonomie
morale» ?
La théorie du développement cognitif accepte indifféremment les deux termes
suivants : «compétence à porter un jugement moral» et «autonomie morale». Kohlberg8
(1964) définit la compétence à porter un jugement moral comme étant la capacité de
prendre des décisions et de porter des jugements à caractère moral (c.-à-d., basée sur
des principes internes) et d’agir en accord avec de tels jugements» (p. 425). Les
individus sont dits compétents moralement selon qu’ils basent leur jugement sur des
valeurs morales plutôt que sur toutes autres considérations.
Selon les théoriciens du développement cognitif, l’autonomie morale est plus qu’une
simple orientation ou attitude, elle est une compétence cognitive qui peut se développer
et qui requiert un enseignement sophistiqué et un exercice de longue durée.
D’autre part, il est à noter que le développement est beaucoup plus qu’un simple
changement. Ainsi, on remarque que les attitudes peuvent évoluer ou régresser et cela
peut se produire sur une courte période. Or, dans l’ensemble, le développement moral
s’avère un processus beaucoup plus lent. En outre, nous croyons que la compétence
morale, comme toutes autres compétences, peut aussi se détériorer, et que ce
changement est très différent du simple changement d’attitude.
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En plus de se définir par rapport à la vitesse du changement, (développement lent) la
compétence, contrairement aux attitudes, n’est pas quelque chose que l’on peut
facilement falsifier. Les études indiquent que les personnes ne peuvent falsifier leur
score à un test évaluant leur niveau de compétence moral. Cette compétence doit être
apprise à l’aide d’une formation spécifique jumelée avec des exercices appropriés et
pertinents.
En dehors du développement, « l’autonomie morale » ou le « compétence à porter un
jugement moral » est probablement un des termes les plus méconnus de la
psychologie et de l’éducation morale. Certains diront que le terme «compétence
morale» est, en soi, une contradiction parce que, selon la très influente classification
des comportements humains en deux domaines différents proposée par Bloom9, ce
terme appartient à deux catégories qui s’excluent mutuellement. Le mot «moralité»
appartient prétendument au domaine affectif et le mot «compétence» au domaine
cognitif. Cependant, il se pourrait que cette classification des comportements humains
en deux domaines différents soit une erreur. À cet effet, Piaget et Inhelder10 expliquent :
«Lorsqu’on étudie le comportement selon son aspect cognitif, nous sommes
préoccupés par ses structures. Lorsque le comportement est considéré à partir de son
aspect affectif, nous nous préoccupons de son énergétique (ou économique... ).
Considérant l’impossibilité que ces deux aspects très différents puissent se rencontrer
en un seul, ils restent néanmoins inséparables et complémentaires» (p. 21).
Il existe un deuxième malentendu concernant la relation entre l’autonomie morale et les
règles, normes et conventions sociales. Dans les sociétés modernes, l’idée de la
moralité s’est dissociée des autres idées telles que la norme, la loi et la convention et,
nos perceptions de ces notions se sont dissociées. Cependant, cela ne signifie pas,
comme certains semblent croire, que chaque individu invente ses propres valeurs
morales à partir de rien. Cette croyance s’avère erronée. Dans le cas où nous devrions
inventer nos propres valeurs et compétences morales à partir de rien, nous ne
pourrions jamais supporter la complexité de la vie quotidienne, à plus forte raison les
situations militaires complexes.
Les gens qui s’opposent totalement aux normes de notre société ne sont pas
considérés comme autonomes, mais bien comme amoraux. Cela signifie qu’ils
manquent de sensibilité morale et qu’ils ne se soucient ni du bien, ni du mal. Comme le
souligne Piaget et Inhelder11, le développement de l’autonomie signifie qu’un individu
doit assimiler autant une que l’autre et accueillir la connaissance morale externe. En ce
sens, l’autonomie morale individuelle est essentielle au maintien et quelquefois à la
rectification de l’ordre social. Dans une organisation aussi complexe que l’est les
Forces canadiennes, l’ordre ne peut être maintenu que par des individus qui se sont
appropriés ce même ordre et qui ont appris à appliquer, avec compétence, les principes
moraux auxquels adhère l’organisation.
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