Étude du chapitre II de l’Essai sur les données immédiates de la conscience Durée et espace Il est question dans ce chapitre de ce qui constitue le cœur de la doctrine de Bergson : la distinction entre la durée et l’espace et l’intuition de la durée. C’est l’intuition fondamentale de toute son œuvre, ce dont tout part et à quoi tout reconduit. Ainsi précise-t-il dans une lettre à Hoffding : « À mon avis, tout résumé de mes vues les déformera dans leur ensemble, et les exposera par là à une foule d’objections, s’il ne se place de prime abord et s’il ne revient sans cesse à ce que je considère comme le centre même de la doctrine : l’intuition de la durée. » Aussi dans la première partie du chapitre II, lorsque Bergson aborde les notions de nombre, de multiplicité, il faut garder en tête ce à quoi il veut en venir : la multiplicité qualitative de nos états de conscience, qualitative et non quantitative, elle ne juxtapose pas des unités que l’on pourrait dénombrer mais se comprend, se sent dans une durée indivisible, un flux intérieur hétérogène (composé, entremêlé, hétéroclite). Ainsi dit-il, p. 31 : « à mesure que nous pénétrons plus avant dans les profondeurs de la conscience… nous nous trouvons en présence d’une multiplicité confuse de sensations et de sentiments que l’analyse seule distingue. ». Autrement dit, l’expérience de pensée à laquelle il nous invite consiste à démêler ce qui dans notre vécu immédiat, le donné immédiat est enchevêtré, ce que nous saisissons de manière synthétique : il procède à une analyse, à une décomposition de nos états de conscience, alors que par l’intuition nous les saisissons immédiatement. Éléments de biographie Cette intuition naît d’une réflexion très rigoureuse sur les mathématiques auxquelles Bergson est formé. Car la philosophie dans un premier temps ne l’attire pas vraiment : il lui reproche une certaine vacuité, un caractère oratoire et lui préfère les sciences dures, les mathématiques qu’il considère comme plus solide. Élève brillant, il remporte le concours général de mathématiques et de français sera néanmoins admis à l’École Normale supérieure et suivra un parcours similaire à celui de Jean Jaurès qui entre à « Normale-lettres » en même temps que lui. Enseigne en lycée dans les années 1880. 1889 : soutient sa thèse de doctorat Essai sur les données immédiates de la conscience. Œuvre qui signifie un renouveau dans cette fin de siècle philosophique. Nommé professeur au lycée Henri IV en 1890, en 1894, ses cours porteront sur la question des moments qui se prolongent les uns dans les autres, de la synthèse entre passé et présent. Parallèlement, contexte politique : condamnation du capitaine Alfred Dreyfus pour espionnage, dans l’affaire qui va éclore dans les années à venir, Bergson s’engagera en faveur de Dreyfus. À la même époque sont publiés de nombreux travaux de psychologie, les recherches sur la mémoire soulèvent l’intérêt des savants, philosophes comme scientifiques. En 1895 par ex. H. G. Wells publie La machine à explorer le temps. 1896 : publication de Matière et mémoire L’année suivante, Bergson est nommé chargé de cours au collège de France, c’est à partir de ce moment que sa réputation va dépasser de loin l’institution universitaire, un public nombreux se pressera à ses cours de philosophie ancienne, le « tout Paris », des femmes, etc. Il est à la fois consacré par l’institution (Légion d’honneur) et extrêmement populaire, ce qui est très rare. Enseigne à l’École normale supérieure, titularisé au Collège de France. Publie en 1899 un essai sur le Rire (essai sur la signification du comique), ouvrage accessible. 1903 publie une Introduction à la métaphysique, en 1907 L’évolution créatrice (grand succès public) Au fil des années, sa philosophie va se constituer en étant nourrie de ses cours et de ses conférences, elle va même faire l’objet de premières études, des essais sur le bergsonisme vont être publiés. Pendant la guerre, Bergson se servira de sa renommée pour entreprendre des missions diplomatiques et agir en vue de la paix, en Espagne, aux États-Unis. Il est reçu officiellement à 1 l’académie française en 1918. Dès lors, il se retire de l’enseignement afin de se consacrer à ses recherches, sa santé ne lui permettant pas de mener de front les deux activités. 1922 : nommé président d’une Commission internationale pour la coopération intellectuelle, organe de la SDN (Société des Nations), ancêtre de l’Unesco. On pensait alors que plus on favoriserait les échanges scientifiques, intellectuels et culturels entre les anciens ennemis, plus on éloignerait le danger de la guerre. Or en 1925, alors que Bergson démissionne de son poste à la CICI, Hitler publie Mein Kampf. Auparavant, le 6 avril 1922, Bergson reçoit à la Société française de philosophie Albert Einstein qui a formulé, quelques années auparavant, en 1915 la théorie de la relativité générale (prix Nobel de physique en 1921). Conférences diverses, honneurs (prix Nobel de littérature en 1927, grand croix de la Légion d’honneur en 1930) 1932 : dernier grand ouvrage, Les deux sources de la morale et de la religion. Retour sur le contexte politique et social des années 20-30 : suite à la crise de 1929, montée de la pauvreté, des revendications sociales et de l’antisémitisme, persécutions des juifs. Bergson dans son testament explique qu’il ne mettra jamais en pratique son choix de rejoindre l’Église catholique par solidarité avec le peuple juif. En 1941, il ira se faire recenser comme juif comme l’ordonnaient les lois antijuives du gouvernement de Vichy et mourra quelques jours plus tard d’un refroidissement pulmonaire. Quelques détails purement biographiques : Bergson était d’origine anglaise par sa mère et son père était un compositeur d’origine polonaise. Naît en 1859. A toujours été entouré par la musique. En 1893 il donne naissance à une fille qui s’avèrera sourde et muette. D’où une réflexion approfondie sur le langage et l’incommunicabilité de nos états intérieurs, au sens où les mots seraient foncièrement inadéquats pour exprimer les états de notre vie psychologique. Enjeu de la philosophie de Bergson Pour comprendre l’enjeu de la philosophie de Bergson il faut mesurer l’importance de l’intuition comme démarche de connaissance, perception immédiate, directe, sentiment intérieur, par opposition à l’intelligence. L’intuition est définie par Bergson dans La pensée et le mouvant : la « sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable. » L’intelligence quant à elle, dans les sciences par exemple construit des représentations et des discours qui demeurent donc extérieures à l’objet qu’elles tentent de connaître. Ce sont ces représentations, ces constructions intellectuelles qui nous séparent du temps réel, ce vécu du temps que Bergson va définir comme la durée, et qui n’est autre que la réalité même de notre conscience. Aussi, en intuitionnant, en connaissant cette durée nous sommes capables de nous saisir nous-mêmes, de saisir enfin la vie intime de notre conscience et d’adhérer au plus près à la succession de nos états de conscience. C’est à cette condition que nous pouvons comprendre ce qu’est la liberté, une activité libre étant une activité temporelle ancrée dans les profondeurs de notre personnalité. Ainsi lorsqu’il décrit les mécanismes de représentation qui sont en jeu dans la numération, il évoque des actes de l’esprit que nous faisons sans nous en apercevoir, il décompose des opérations, des procédures que nous faisons immédiatement, sans même y penser. But de l’Essai Dans l’avant-propos de l’Essai, Bergson explique la nature de sa recherche : il entend établir un partage entre différents domaines. Celui des sciences et celui de la métaphysique et de la psychologie. On a abusivement selon lui appliqué à notre vie psychologique et aux questions philosophiques qui s’y attachent des méthodes qui n’appartiennent qu’à l’étude des phénomènes physiques : on a projeté dans l’espace des phénomènes qui lui échappent. Or si l’espace, ce milieu dans lequel nous alignons mentalement les choses, les êtres, les idées est au fondement de la connaissance, de la vie en société, de l’action, du langage, il nous empêche d’accéder à la réalité, 2 qui est temporelle. Il constitue un filtre qui vient fausser notre expérience, qui s’interpose entre nous et nos états psychologiques, il nous sépare de nous mêmes. Cette traduction des phénomènes psychologiques dans l’espace est à l’origine du problème insoluble de la liberté, que Bergson traite dans le chapitre III de l’Essai, mais qui a alimenté nombre de faux-problèmes. À partir du moment où nous nous saisissons dans la durée, capable de générer de la nouveauté en tant que force créatrice, nous comprenons comment il est possible pour nous d’échapper au mécanisme, à l’enchaînement nécessaire, déterminé des causes et des effets. Ainsi le sujet devient cause de son action, une cause dynamique, qui fait effort. Le premier chapitre prépare le terrain à l’exposition de la durée : il s’agit d’une critique de la notion d’intensité des états psychologiques. En effet, celle-ci n’est pas quantitative, évaluable numériquement, mesurable. L’intensité psychologique n’est pas pour Bergson une grandeur mathématique ou physique. Nos états intérieurs doivent donc être compris non pas selon la quantité (combien ?) mais la qualité (comment ?) Aussi ce premier chapitre apparaît rétrospectivement comme une application anticipée du deuxième : il s’agit de montrer la confusion entre quantité et qualité au sein de la vie psychologique à travers le concept d’intensité. Il s’agit pour Bergson de prendre part au débat de son temps en psychologie. Il découvre ainsi deux types d’intensité : une intensité quantitative et une intensité qualitative, ce qui prépare le terrain à une autre distinction qui sera exposée au chapitre suivant : la multiplicité numérique et la multiplicité temporelle. 1ère partie : la théorie du nombre et « les deux multiplicités » Le nombre Le chapitre II s’ouvre sur des considérations sur le nombre, étonnant. Pas de définition claire de la durée pour commencer. Titre : multiplicité de nos états de conscience. Or le nombre est défini comme une multiplicité, ou comme l’unité ou la synthèse d’une multiplicité d’unités. Question : le temps vécu, en tant qu’il implique lui-même une multiplicité d’états de conscience, est-il définissable en termes numériques ? Si ce n’est pas le cas, de quelle multiplicité s’agit-il ? D’où analyse du nombre comme multiplicité. Nombre = collection d’unités, un tout constitué de parties. Le nombre 50 = 50 x 1 unité. Ce qui intéresse Bergson : comment arrivons-nous à former cette somme de 50 unités ? Quel est le mécanisme mental, représentationnel, quel est cet acte de l’esprit qui nous permet d’additionner ces unités ? Une réponse possible, qui est un peu celle de Kant : nous passons en revue, dans une série temporelle chaque unité et nous parvenons dans le temps à cette somme. Cf Kant, CRP : le nombre est la figure de la quantité, addition successive de l’unité dans le temps. Mais pb que Bergson souligne : cela suppose que je retienne mentalement chaque unité, que je la place quelque part en attendant et que je juxtapose peu à peu les unités qui s’additionnent ainsi par une sorte d’accumulation progressive. Autrement chaque unité disparaîtrait, s’évanouirait instantanément. Quand je dénombre, quand je compte, je me représente donc un espace où je place, je situe les unités. Ce n’est donc pas une succession temporelle qui me permet de compter, mais un espace idéal (qui existe dans l’esprit et non dans la réalité matérielle). Cf. p. 17 : « Car si une somme… » Compter des unités, ce n’est pas seulement les dérouler dans le temps, il faut en plus une intuition de l’espace pour conserver une trace du parcours accompli. Autrement dit, compter dans sa tête, compter mentalement cela revient à spatialiser, c’est-à-dire à conserver dans un espace mental les unités que l’on passe en revue. Cela ne s’effectue dons pas dans le temps malgré ce qu’en dit Kant. Le cas des fractions, des nombres rationnels renforce cette idée : le nombre est certes une collection d’unités, mais chaque unités est elle-même décomposable et divisible. Or ce qui se 3 décompose en une infinité de parties est pensé dans l’espace et a besoin de l’espace pour être représenté. La multiplicité qualitative C’est l’un des concepts clés de ce début de chapitre II qui est assez difficile à comprendre. Nous voyons tous ce que peut être une multiplicité quantitative. C’est d’ailleurs le sens le plus évident : le multiple s’oppose à l’un. Nous sommes face à une multiplicité lorsque plusieurs éléments existent, se côtoient, se juxtaposent. Nous pouvons compter ces unités, les classer, etc. Il s’agit de la multiplicité appliquée aux objets matériels « qui forment un nombre », nous dit Bergson. Nous avons donc un ensemble d’éléments divisibles et distincts, séparés donc par des intervalles et selon Bergson, cette multiplicité nécessite une médiation, une représentation intermédiaire, celle de l’espace (cf. l’acte de compter). Au contraire, une multiplicité qualitative n’est pas composée d’éléments divisibles et distincts mais elle est produite par un ensemble indivisible et indistinct d’éléments. Cette multiplicité forme ainsi une unité immédiate, et non pas une somme qui résulterait d’un comptage ou d’une addition. Il y a donc bien du multiple, mais ce multiple est confus, indistinct et n’est pas le produit d’un calcul. Cette multiplicité qualitative, Bergson l’attribue, par opposition aux objets matériels, à nos états de conscience (la vie de notre esprit). Lorsque nous les comptons, lorsque nous voulons les expliquer, les communiquer, nous commençons par les dissocier les uns des autres, pour les passer en revue, les juxtaposer en les insérant dans une succession, ex : nous sommes fatigué, puis triste, puis nous nous ennuyons, et nous nous réjouissons. Or pour les comptabiliser ainsi nous les transposons, nous les projetons mentalement dans un milieu, afin de les juxtaposer successivement. Nous les dissocions et nous les rendons extérieurs les uns aux autres et ainsi, au lieu de nous penser dans le temps, dans une succession temporelle selon Bergson, nous nous servons d’un espace idéal, d’une sorte d’espace intérieur dans lequel nous situons ces états de conscience les uns par rapport aux autres. Il s’agit bien ici d’une médiation qui s’interpose entre nous, ce que la conscience immédiate perçoit et nos états de conscience. L’esprit effectue un acte qui produit donc la quantité ou la multiplicité quantitative. Pour comprendre ce qu’est une multiplicité qualitative et donc la durée, nous le verrons, il faut revenir à une perception immédiate, intuitive, à un sentiment. Ainsi on peut compter des objets matériels dans la mesure où il est possible de les juxtaposer dans l’espace et pourquoi est-il possible de les juxtaposer dans l’espace ? Parce que deux corps ne peuvent occuper le même lieu, qu’il est logique donc que ces corps se juxtaposent et puissent être comptés. Au contraire, on le verra ensuite de la durée : en tant que multiplicité qualitative, elle ne juxtaposent pas des éléments impénétrables mais elle est un tout multiple, un ensemble d’éléments confondus et indistincts. Nos sensations, souvenirs, émotions, humeurs peuvent se prolonger les uns dans les autres, se fondent et se colorent les uns les autres. Il n’y a pas de séparation distincte, nette, pas de coupure entre les moments de la durée, à la différence des objets matériels qui se juxtaposent sans se fondre dans l’étendue, l’espace conçu « partes extra partes », où tous les corps sont extérieurs les uns aux autres. Conséquence de cette représentation numérique et spatiale de nos faits de conscience Concevoir nos états de conscience (souvenirs, humeurs, émotions, etc.) symboliquement comme des unités situées dans un milieu, projetées dans un espace n’est pas sans répercussions sur notre manière de percevoir ces états de conscience. Cette manière de compter, d’énumérer ce qui constitue le tout foisonnant de la vie intérieure est pour Bergson néfaste puisque, on verra l’idée davantage encore développée, cela nous conduit à en uniformiser, homogénéiser, appauvrir considérablement toutes les nuances. Elle modifie donc notre manière de nous percevoir, de 4 manière réfléchie et non plus de manière immédiate, dans ce qui est de l’espace et non pas du temps. Bergson termine cette première partie de sa réflexion en mettant au jour une distinction entre un temps dans lequel nous juxtaposerions nos états de conscience, ce temps décrit par le langage ordinaire un milieu homogène, comme un contenant dans lequel prendraient place une suite d’émotions, de sentiments, d’idées, de souvenirs, etc. ET le temps vécu, ou la durée, le temps tel qu’il s’éprouve lorsque nous ne réfléchissons pas, lorsque nous nous laissons aller au rythme de notre vie intérieure. 2e partie : Une étude directe des idées d’espace et de temps Qu’est-ce que l’espace ? Pour Bergson la question de la réalité absolue, ou relative de l’espace est un faux problème. En cela, il est d’accord avec Kant, qui définit l’espace comme la forme a priori de la sensibilité, comme un cadre, un contenant, qui contiendrait et organiserait le divers sensible, l’ensemble de nos sensations. Il se conçoit indépendamment des corps matériels qu’il reçoit, il a une existence en dehors de son contenu. Il a donc une réalité absolue (indépendante), puisque nous pouvons d’après Kant nous le représenter vide de tout objet. Il est a priori, autrement dit, antérieur à la perception de tout objet particulier et qui rend possible la perception des objets qui viennent s’y placer. Aussi la philosophie de Kant a-t-elle l’avantage de s’accorder avec le sens commun. Comme le résume Bergson, p. 43 : « Kant a détaché l’espace de son contenu. » L’espace résulte d’un acte de l’esprit qui sépare les objets et leurs qualités de ce milieu vide homogène. Comme l’explique Frédéric Worms dans son Vocabulaire de Bergson : L’espace est la représentation pure et homogène où nous disposons les objets simultanés (= présents au même moment), pour les distinguer et les diviser. C’est l’esprit qui forge cette représentation pour les besoins de l’action. Ainsi en un sens nous déformons le réel pour pouvoir l’utiliser, le manipuler, le connaître. Cet espace pur et vide, c’est celui de la géométrie, qui a une réelle efficacité comme le montrent ses applications en physique mathématique, mais qui repose sur une prise de distance, une épuration d’un espace vécu, intuitif. Dans la droite ligne de Kant on arrive ainsi à une définition de l’espace qui est quelque chose de conçu et non pas senti ou perçu. Conçu par l’intelligence et non perçu par l’intuition. Homogène ici signifie (cf. note) ce dont les parties sont identiques, sans différence d’ordre qualitatif. Comme avec Kant, idée que c’est grâce à l’espace que s’ordonnent nos sensations : c’est un « principe de différenciation », qui distingue les positions, les situations entre des sensations, nous permettant de « distinguer l’une de l’autre plusieurs sensations identiques et simultanées ». Or cet espace abstrait, vide et homogène résulte selon Bergson d’un effort de l’intelligence, d’une conception, qui se distinguera par la suite du vécu immédiat du temps réel, de la durée. Ainsi l’espace n’est pas une donnée originaire, immédiate, il résulte d’une activité. Cela prépare la suite : il est possible de connaître, de sentir sans l’espace, indépendamment de cette transposition. Ceci nous distingue de la perception de l’espace qu’ont les animaux, qui est un vécu au contraire concret, ce qui leur permet de s’orienter sans difficulté, comme s’ils étaient eux-mêmes des boussoles, ce que Bergson appelle la « perception de l’étendue », qui n’est pas cet espace homogène, géométrisable des hommes. Alors que les animaux sont capables de s’orienter de façon immédiate, avec une facilité déconcertante dans l’espace (en fait, l’étendue pensée qualitativement), voir par ex. des animaux qui retrouvent des mois plus tard la maison de leurs maîtres après s’être perdus, tandis que nous avons besoin de cartes et de GPS. Les animaux se rapportent à l’extériorité sur un mode purement intuitif, tandis que nous construisons, nous reconstruisons sur cette expérience immédiate, des concepts, des médiations, etc. C’est à un espace qualitatif, une étendue que nous sommes ainsi confrontés lorsque nous distinguons de 5 manière naturelle, immédiate notre droite de notre gauche qui représentent bien au sein d’un espace, des différences qualitatives. C’est à un espace vécu, qualitatif que nous avons alors à faire, foncièrement hétérogène. Le « fond même de notre expérience » est, même au sein de l’espace, pure hétérogénéité. C’est ce que nous éprouvons en tant qu’être incarné, possédant un corps propre, un corps dans lequel nous existons et qui nous donne un point de vue unique sur le monde. Mais au-delà de cette expérience d’un espace hétérogène, nous avons la capacité de concevoir un espace sans qualités (c’est-à-dire sans nuances, sans différences qualitatives) et c’est là ce qui intéresse Bergson. Bergson met ainsi en évidence, à partir d’une comparaison avec la perception animale de l’espace, la manière dont les hommes eux-mêmes s’arrachent à cette expérience primitive d’un monde de nuances, de différences qualitative, d’un monde hétérogène. Ainsi précise-t-il : « nous connaissons deux réalités d’ordre différent, l’une hétérogène, celle des qualités sensibles, l’autre, homogène, qui est l’espace. » Prémisses de la distinction entre temps homogène (« fantôme de l’espace obsédant la conscience réfléchie ») et durée Voilà ce qui nous prépare à ce qui va être dit sur la durée, ou expérience d’un temps vécu de manière qualitative. Car réciproquement, « tout milieu homogène et indéfini sera espace », sousentendu : le temps ne doit pas être conçu, comme on le voit chez Kant, comme un autre milieu homogène, autre forme a priori de la sensibilité. La réciproque est logique, il ne peut y avoir deux réalités pareillement dépourvue de qualités, il ne peut y avoir deux milieux vides et homogènes distincts l’un de l’autre, car comment les distinguer ? Mais, nous dit Bergson, l’opinion commune (« on »), qui rejoint ici encore Kant, mais en se trompant selon Bergson, envisage bien « le temps comme un milieu indéfini, différent de l’espace, mais homogène comme lui : l’homogène revêtirait ainsi une double forme, selon qu’une coexistence ou une succession les remplit ». Espace : milieu homogène où les objets coexistent. Temps : milieu homogène où les objets se succèdent. C’est ce que dit Kant, toujours dans l’ « Esthétique transcendantale ». Cf. extraits : « L’espace Au moyen de cette propriété de notre esprit qui est le sens extérieur, nous nous représentons certains objets comme étant hors de nous et placés tous dans l'espace. C'est là que leur figure, leur grandeur et leurs rapports réciproques sont déterminés ou peuvent l'être. … L'espace n'est pas un concept empirique, dérivé d'expériences extérieures. En effet, pour que je puisse rapporter certaines sensations à quelque chose d'extérieur à moi (c'est-à-dire à quelque chose placé dans un autre lieu de l'espace que celui où je me trouve), et, de même, pour que je puisse me représenter les choses comme en dehors et à côté les unes des autres, et par conséquent comme n'étant pas seulement différentes, mais placées en des lieux différents, il faut que la représentation de l'espace existe déjà en moi. Cette représentation ne peut donc être tirée par l'expérience des rapports des phénomènes extérieurs ; mais cette expérience extérieure n'est ellemême possible qu'au moyen de cette représentation. L'espace est une représentation nécessaire, a priori, qui sert de fondement à toutes les intuitions extérieures. Il est impossible de se représenter qu'il n'y ait point d'espace, quoiqu'on puisse bien concevoir qu'il ne s'y trouve pas d'objets. Il est donc considéré comme la condition de la possibilité des phénomènes, et non pas comme une détermination qui en dépende, et il n'est autre chose qu'une représentation a priori, servant nécessairement de fondement aux phénomènes extérieurs. … 6 L'espace n'est autre chose que la forme de tous les phénomènes des sens extérieurs, c'est-à-dire la seule condition subjective de la sensibilité sous laquelle soit possible pour nous une intuition extérieure. Or, comme la réceptivité en vertu de laquelle le sujet peut être affecté par des objets précède nécessairement toutes les intuitions de ces objets, on comprend aisément comment la forme de tous ces phénomènes peut être donnée dans l'esprit antérieurement à toutes les perceptions réelles, par conséquent a priori, et comment, étant une intuition pure où tous les objets doivent être déterminés, elle peut contenir antérieurement à toute expérience les principes de leurs rapports. Le temps Le temps n'est pas un concept empirique ou qui dérive de quelque expérience. En effet, la simultanéité ou la succession ne tomberaient pas elles-mêmes sous notre perception, si la représentation du temps ne lui servait a priori de fondement. Ce n'est qu'à cette condition que nous pouvons nous représenter une chose comme existant dans le même temps qu'une autre (comme simultanée avec elle) ou dans un autre temps (comme la précédant ou lui succédant). Le temps est une représentation nécessaire qui sert de fondement à toutes les intuitions. On ne saurait supprimer le temps lui-même par rapport aux phénomènes en général, quoique l'on puisse bien les retrancher du temps par la pensée. Le temps est donc donné a priori. Sans lui, toute réalité des phénomènes est impossible. On peut les supprimer tous, mais lui-même (comme condition générale de leur possibilité) ne peut être supprimé. … Si je puis dire à priori que tous les phénomènes extérieurs sont dans l'espace et qu'ils sont déterminés à priori suivant les relations de l'espace, je puis dire d'une manière tout à fait générale du principe du sens interne, que tous les phénomènes en général, c'est-à-dire tous les objets des sens, sont dans le temps et qu'ils sont nécessairement soumis aux relations du temps. » En concevant le temps comme un milieu homogène on effectue deux actes : 1) On juxtapose comme sur une ligne nos états de conscience et 2) On les conçoit alors tout d’un coup, les faits passés, présents et futurs tous représentés en un seul concept. Ce qui est absent ici, c’est précisément la durée, puisque tout est là. Ce temps homogène c’est donc un temps sans durée, un temps qui n’est pas vécu, puisque, on le pressent, vivre le temps c’est en éprouver la durée concrète. Ce n’est pas un temps vécu et, finalement, ce n’est pas du temps, c’est de l’espace qui fonctionne bien pour des objets matériels, qui peuvent, on l’a vu dans la première partie se juxtaposer et rester extérieurs les uns aux autres du fait de l’impénétrabilité de la matière. En revanche, « les faits de conscience, même successifs, se pénètrent, et dans le plus simple d’entre eux eut se réfléchir l’âme entière ». Ainsi « les faits de conscience ne sont point essentiellement extérieurs les uns aux autres, et ne le deviennent que par un déroulement dans le temps, considéré comme un milieu homogène » C’est ce qui vient contredire dans un premier temps la définition du temps comme le 2 e milieu homogène dans lequel prennent place les phénomènes sur le mode de la simultanéité ou de la succession. Dialoguant avec Kant, Bergson brise ici tout lien et toute symétrie entre l’espace et le temps. On ne peut dériver l’un de l’autre, ni les concevoir sur un même plan. Ils renvoient à deux ordres séparés : l’homogène (composé d’éléments ou de parties de même nature) et l’hétérogène (nature différentes, inassimilables). Ainsi soit le temps est pure homogénéité, et alors il se réduit à l’espace (puisque ce qui n’a aucune qualité ne peut être distingué), soit il est hétérogène. 7