Une année de philosophie

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Une année de philosophie
Morceaux choisis
Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse
Elle (la société) exige que, oublieux de nos intérêts, nous nous fassions ses
serviteurs et elle nous astreint à toute sorte de gênes, de privations et de sacrifices
sans lesquels la vie sociale serait impossible. C’est ainsi qu’à chaque instant nous
sommes obligés de nous soumettre à des règles de conduite et de pensée que nous
n’avons ni faites ni voulues, et qui même sont parfois contraires à nos penchants et
à nos instincts les plus profonds.
Alain, Propos
Conscience suppose arrêt, scrupule, division ou conflit entre soi et soi. Il arrive que,
dans les terreurs paniques, l’homme soit emporté comme une chose. Sans
hésitation, sans délibération, sans égard d’aucune sorte. Il ne sait plus alors ce qu’il
fait.
Marx, Le Capital
Le travail extérieur, le travail dans lequel l’homme s’aliène, est un travail de
sacrifice de soi, de mortification. Enfin, le caractère extérieur à l’ouvrier du travail
est dans le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui
appartient pas, que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas lui-même, mais
appartient à un autre.
Freud, Malaise dans la culture
Aucune autre technique pour conduire sa vie ne lie aussi solidement l'individu à la
réalité que l'accent mis sur le travail, qui l'insère sûrement tout au moins dans un
morceau de la réalité, la communauté humaine.
Cicéron, Traité des devoirs
Quant à ceux qui disent qu’il faut tenir compte des citoyens, mais non des
étrangers, ils abolissent la société que forme le genre humain tout entier, et ce
faisant, suppriment toute bienfaisance, toute générosité, toute bonté et toute justice.
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Freud, L’avenir d’une illusion
Les idées religieuses, qui professent d'être des dogmes, ne sont pas le résidu de
l'expérience ou le résultat final de la réflexion : elles sont des illusions, la
réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de
l'humanité ; le secret de leur force est la force de ces désirs. Nous le savons déjà :
l'impression terrifiante de la détresse infantile avait éveillé le besoin d'être protégé
— protégé en étant aimé — besoin auquel le père a satisfait ; la reconnaissance du
fait que cette détresse dure toute la vie a fait que l'homme s'est cramponné à un
père, à un père cette fois plus puissant.
Freud, Une difficulté de la psychanalyse
Tu es assuré d'apprendre tout ce qui se passe dans ton âme, pourvu que ce soit assez
important, parce que, alors, ta conscience te le signale. Et quand dans ton âme tu
n'as reçu aucune nouvelle de quelque chose, tu admets en toute confiance que cela
n'est pas contenu en elle. Davantage, tu vas jusqu'à tenir " psychique " pour
identique à " conscient ", c'est-à-dire connu de toi, malgré les preuves les plus
patentes que dans ta vie psychique, il doit en permanence se passer beaucoup plus
de choses qu'il n'en peut accéder à ta conscience. […]
Claude Lévi-Strauss, Race et histoire
L'attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements
psychologiques solides puisqu'elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand
nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et
simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui
sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions.
David Hume, Essai sur l’étude de l’histoire
J'ajoute que l'histoire non seulement est une partie très estimable de nos
connaissances, mais encore qu'elle ouvre l'entrée à plusieurs autres, et fournit des
matériaux à la plupart des sciences. (…)Un homme versé dans l'histoire peut être
regardé comme ayant vécu depuis le commencement du monde, et comme ayant
fait dans chaque siècle des additions continuelles à ses connaissances. […]
Hanna Arendt, Condition de l'homme moderne
Même si les histoires sont les résultats inévitables de l'action, ce n'est pas l'acteur,
c'est le narrateur qui voit et qui « fait » l'histoire.
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Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant
Quelle est la fonction primitive du langage? C’est d’établir une communication en
vue d’une coopération. Le langage transmet des ordres ou des avertissements. Il
prescrit ou il décrit. Dans le premier cas, c’est l’appel à l’action immédiate; dans le
second, c’est le signalement de la chose ou de quelqu’une de ses propriétés, en vue
de l’action future. Mais, dans un cas comme dans l’autre, la fonction est
industrielle, commerciale, militaire, toujours sociale.
Hegel, Esthétique
Ce qu’on ne doit pas perdre de vue, c’est que le génie, pour être fécond, doit
posséder une pensée disciplinée et cultivée, et un exercice plus au moins long. Et
cela, parce que l’œuvre d’art présente un côté purement technique dont on n’arrive
à se rendre maître que par l’exercice.
Tolstoï, Qu’est-ce que l’art ?
Quelle est donc cette étrange notion de la beauté qui paraît si simple à tous ceux qui
en parlent sans y penser, mais que personne n’arrive à définir depuis cent cinquante
ans, ce qui n’empêche pas tous les esthéticiens de fonder sur elle toutes leurs
doctrines de l’art ?
Nietzsche, Humain trop humain
Les artistes ont intérêt à ce qu’on croie aux intuitions soudaines, aux prétendues
inspirations; comme si l’idée de l’œuvre d’art, du poème, la pensée fondamentale
d’une philosophie, tombait du ciel comme un rayon de la grâce. En réalité, leur
jugement, extrêmement aiguisé, rejette, choisit, combine.
Hobbes, Le Léviathan
La seule façon d'ériger un tel pouvoir commun, apte à défendre les gens de l'attaque
des étrangers, et des torts qu'ils pourraient se faire les uns aux autres, et ainsi à les
protéger de telle sorte que par leur industrie et par les productions de la terre, ils
puissent se nourrir et vivre satisfaits, c'est de confier tout leur pouvoir et toute leur
force à un seul homme, ou à une seule assemblée, qui puisse réduire toutes leurs
volontés, par la règle de la majorité, en une seule volonté.
Spinoza, Traité théologico-politique
Les exigences de la vie en une société organisée n'interdisent à personne de penser,
de juger et, par suite, de s'exprimer spontanément. A condition que chacun se
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contente d'exprimer ou d'enseigner sa pensée en ne faisant appel qu'aux ressources
du raisonnement et s'abstienne de chercher appui sur la ruse, la colère, la haine ;
enfin, à condition qu'il ne se flatte pas d'introduire la moindre mesure nouvelle dans
l'État, sous l'unique garantie de son propre vouloir.
Spinoza, TTP
Les superstitieux forgent d’innombrables fictions, et interprètent toute la nature de
façon extravagante comme si elle délirait avec eux.
Marx, L’Idéologie allemande
Et même les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant
nécessairement du processus de leur vie matérielle que l’on peut constater
empiriquement et qui repose sur des bases matérielles. De ce fait, la morale, la
religion la métaphysique […], ainsi que les formes de conscience qui leur
correspondent, perdent aussitôt leur apparence d’autonomie […] Ce sont les
hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels,
transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée, et les produits de
leur pensée. Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui
détermine la conscience.
Pascal, Pensées
Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur ;
c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c’est en
vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaie de les combattre.
Bergson, L’énergie spirituelle
Mais avec la vie apparaît le mouvement imprévisible et libre. L'être vivant choisit
ou tend à choisir. Son rôle est de créer. Dans un monde où tout le reste est
déterminé, une zone d'indétermination l'environne.
Aristote, Ethique à Nicomaque
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Ce qui fait la difficulté, c’est que l’équitable, tout en étant juste, n’est pas le juste
selon la loi, mais un correctif de la justice légale. La raison en est que la loi est
toujours quelque chose de général et qu’il y a des cas d’espèce pour lesquels il n’est
pas possible de poser un énoncé général qui s’y applique avec rectitude. Dans les
matières, donc, où on doit nécessairement se borner à des généralités et où il est
impossible de le faire correctement, la loi ne prend en considération que les cas les
plus fréquents, sans ignorer d’ailleurs les erreurs que cela peut entraîner La loi n’en
est pas moins sans reproche, car la faute n’est pas à la loi, ni au législateur, mais
tient à la nature des choses, puisque par leur essence même la matière des choses de
l’ordre pratique revêt ce caractère d’irrégularité.
Kant, La paix perpétuelle
Nous considérons avec un profond mépris l’attachement des sauvages à leur liberté
sans lois, eux qui préfèrent se quereller sans cesse, plutôt que de se soumettre à une
contrainte légale qu’ils devraient instaurer eux-mêmes, et préfèrent donc la liberté
folle à la liberté raisonnable.
Rousseau, Du contrat social
Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa
force en droit, et l’obéissance en devoir. De là le droit du plus fort ; droit pris
ironiquement en apparence, et réellement établi en principe. Mais ne nous
expliquera-t-on jamais ce mot ? La force est une puissance physique ; je ne vois
point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de
nécessité, non de volonté ; c’est tout au plus un acte de prudence. En quel sens
pourra-ce être un devoir?
Kant, Théorie et Pratique
Un gouvernement qui serait fondé sur le principe de la bienveillance envers le
peuple, comme celui d'un père envers ses enfants, c'est-à-dire un gouvernement
paternaliste (imperium paternale), où les sujets sont forcés de se conduire d'une
manière simplement passive, à la manière d'enfants mineurs, incapables de
distinguer ce qui leur est vraiment utile ou nuisible et qui doivent attendre
simplement du jugement du chef d'État la manière dont ils doivent être heureux et
simplement de sa bonté qu'également il le veuille, est le plus grand despotisme
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qu'on
puisse
concevoir.
Bichat, Recherches physiologiques sur la vie et la mort
On cherche dans des considérations abstraites la définition de la vie ; on la trouvera,
je crois, dans cet aperçu général : La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à
la mort. Tel est en effet le mode d’existence des corps vivants, que tout ce qui les
entoure tend à les détruire. Les corps inorganiques agissent sans cesse sur eux ;
eux-mêmes exercent les uns sur les autres une action continuelle ; bientôt ils
succomberaient s’ils n’avaient en eux un principe permanent de réaction. Ce
principe est celui de la vie ; inconnu dans sa nature, il ne peut être apprécié que par
ses phénomènes ; or, le plus général de ces phénomènes est cette alternative
habituelle d’action de la part des corps extérieurs, et de réaction de la part du corps
vivant, alternative dont les proportions varient suivant l’âge.
Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la Richesse des Nations
L’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c’est
en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir,
s’il s’adresse à leur intérêt personnel et s’il leur persuade que leur propre avantage
leur commande de faire ce qu’il souhaite d’eux. C’est ce que fait celui qui propose
à un autre un marché quelconque : le sens de sa proposition est ceci : Donnez-moi
ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-mêmes ; et
la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont nécessaires s’obtiennent de
cette façon. Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du
boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à
leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme.
Kant, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique
L’homme a un penchant à s’associer, car dans un tel état, il se sent plus qu’homme+
par le développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une
grande propension à s’isoler, car il trouve en même temps en lui (…) l’insociabilité
qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens. Et, de ce fait, il s’attend à
rencontrer des résistances de tous côtés, de même qu’il se sait par lui-même enclin
à résister aux autres. C’est cette résistance qui éveille toutes les forces de l’homme,
le porte à surmonter son inclination à la paresse, et, sous l’impulsion de l’ambition,
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de l’instinct de domination ou de cupidité, à se frayer une place parmi ses
compagnons qu’il supporte de mauvais gré, mais dont il ne peut se passer.
Freud, Malaise dans la culture
L’activité professionnelle procure une satisfaction particulière quand elle est
librement choisie, donc qu’elle permet de rendre utilisables par sublimation des
penchants existants, des motions pulsionnelles poursuivies ou constitutionnellement
renforcées. Et cependant, le travail, en tant que voie vers le bonheur, est peu
apprécié par les hommes. On ne s’y presse pas comme vers d’autres possibilités de
satisfaction. La grande majorité des hommes ne travaille que poussée par la
nécessité, et de cette naturelle aversion pour le travail qu’ont les hommes découlent
les problèmes sociaux les plus ardus.
Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion
Le spectacle de ce que furent les religions, de ce que certaines sont encore, est bien
humiliant pour l'intelligence humaine. Quel tissu d'aberrations! L'expérience a beau
dire "c'est faux" et le raisonnement "c'est absurde", l'humanité ne s'en cramponne
que davantage à l'absurdité et à l'erreur. Encore si elle s'en tenait là! Mais on a vu la
religion prescrire l'immoralité, imposer les crimes. Plus elle est grossière, plus elle
tient matériellement de place dans la vie d'un peuple. Ce qu'elle devra partager plus
tard avec la science, l'art, la philosophie, elle l'obtient d'abord pour elle seule. Il y a
là de quoi surprendre quand on a commencé par définir l'homme comme un être
intelligent.
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