Dégagez l'intérêt philosophique du texte en procédant à son étude ordonnée: D’où viennent les idées qui s’échangent? Il ne faut pas croire que la vie sociale soit une habitude acquise et transmise. L’homme est organisé pour la cité comme la fourmi pour la fourmilière, avec cette différence pourtant que la fourmi possède les moyens tout faits pour atteindre le but, tandis que nous apportons ce qu’il faut pour les réinventer et par conséquent pour en varier la forme. Chaque mot de notre langue a donc beau être conventionnel, le langage n'est pas une convention, et il est aussi naturel à l'homme de parler que de marcher. Or quelle est la fonction primitive du langage? C'est d’établir une communication en vue d'une coopération. Le langage transmet des ordres ou des avertissements. Il prescrit ou il décrit. Dans le premier cas, c’est l’appel à l’action immédiate, dans le second, c’est le signalement de la chose ou de quelqu’une de ses propriétés, en vue de l'action future. Mais, dans un cas comme dans l’autre, la fonction est industrielle, commerciale militaire, toujours sociale. Les choses que le langage décrit ont été découpées dans le réel par la perception humaine en vue du travail humain. Les propriétés qu'il décrit sont les appels de la chose à une activité humaine. Le mot sera donc le même (...) quand la démarche suggérée sera la même, et notre esprit attribuera à des choses diverses la même propriété, se les représentera de la même manière, les groupera enfin sous la même idée, partout où la suggestion du même parti à tirer, de la même action à faire, suscitera le même mot. Telles sont les origines du mot et de l'idée. BERGSON POUR COMPRENDRE LE TEXTE La structure en est claire - lignes 1 à 6: le langage et la société - lignes 6 à 13: la “fonction primitive du langage” - lignes 13 à 17: les “origines du mot et de l’idée” Ce qui est moins clair, c’est ce qui fait l’unité du texte. Bergson encadre bien cet extrait par une question et par la réponse qu’il y apporte. Mais comment comprendre qu’à une question qui porte sur l’origine des mots, il apporte une réponse qui passe par la société? Il est clair que le langage est social par vocation, mais les mots? C’est-à-dire que on ne pouvait pas comprendre ce texte si on n’essayait pas de dégager ce qui fait l’unité de l’argumentation. ECLAIRCISSEMENTS Première partie Remarque: “les idées qui s’échangent” = les idées exprimées dans des phrases, les idées et les mots. A mettre en parallèle avec la dernière phrase. Un lieu commun qu’il fallait signaler en commençant: le sens des mots est convenu, fruit d’une convention. C’est ce lieu commun que Bergson relativise: les mots ont un sens conventionnel ( = on a décidé par convention arbitraire que tel mot désignerait telle chose), mais en même temps, le plus important, c’est que le fait de parler, lui est naturel à l’homme. . Démonstration en deux temps: - d’abord, le fait de vivre en société n’a rien de contingent. L’homme est fait pour vivre en société. Cela n’a rien d’une habitude qui nous viendrait d’on ne sait où. Cela fait partie de l’essence de l’homme, de sa définition (animal politique). On dit bien des fourmis qu’elles sont faites pour vivre en société! Alors pourquoi dire que dans le cas de la fourmi, il s’agit d’un acte naturel, et pas pour l’homme. La société est, paradoxalement, dans sa nature! - deuxième temps: le langage qui est l’acte social par excellence, est donc lui aussi naturel à l’homme. (ligne 6) Quelles sont les différences entre une fourmilière et une société humaine? Les activités sociales des fourmis sont pré-programmées, instinctives. Elles n’ont pas à se demander ce qu’elles doivent faire. Peu de variation donc, leur travail en commun ne souffre pas l’innovation. (lignes 4-5) Transition: comme le langage est un acte social, commandé par la nature sociale de l’homme, pour comprendre ce que “parler veut dire”, il faut voir quelle est sa fonction, ou plutôt son utilité sociale. Etudier le langage en oblitérant son origine sociale, c’est s’exposer à tous les contresens. Deuxième partie “quelle est la fonction primitive du langage” est donc la même question que celle de la première phrase. La seule différence, c’est que le débat a été transporté sur un terrain où la question prend son sens. “la fonction primitive” = la fonction sociale, ce pour quoi le langage est utile. On reconnaît souvent au langage une vertu théorique: il concrétise nos pensées et sert la science. Pour Bergson, c’est un des pièges de la tradition philosophique. Le vrai sens du langage est à comprendre en termes d’utilité: il ne vise en lui-même que l’utilité. Deux utilités du langage: décrire et prescrire. Prescrire = transmettre un ordre, c’est donc l’idée d’une action concertée, collective. La thèse d’un langage simplement utilitaire se vérifierait donc. Mais décrire? Il s’agit ici de la vertu épistémologique du langage: toute connaissance s’exprime grâce aux mots dans lesquels elle se coule. Peut-on encore parler d’un utilitarisme linguistique? La science semble détachée de toute idée d’efficacité, en elle-même elle est désintéressée. En fait, pour Bergson, la connaissance a comme finalité l’action, aucune science n’est désintéressée. Il n’y a pas de différence de nature entre savoir et agir: il y a juste une différence de délai. La théorie, c’est de l’action à retardement. Donc, parce que la réalité fondamentale du vivant, c’est d’œuvrer pour sa survie, tout ce que fait l’homme peut se comprendre en termes de travail. Même notre perception sensible du monde ambiant n’a rien de désintéressée, elle est structurée par l’action possible. On ne perçoit pas une chose telle qu’elle est, mais en tant qu’elle se prête à une action possible sur elle. Une chose n’a même pour nous de “propriétés” qu’en tant que ces propriétés nous sont utiles. Et c’est tout ce que le langage peut exprimer. Troisième partie Conséquences de la partie précédente. N.B.: la dernière partie est souvent la partie essentielle, c’est elle qui supporte tout l’intérêt philosophique du texte. Commenter un texte, c’est souvent montrer en quoi les conclusions auxquelles arrive l’auteur étaient nécessaires d’après ce qui a été établi auparavant. Commenter ne se réduit pas à découper un texte pour en expliquer les parties, c’est toujours l’unité d’un texte qu’on commente. A tel point qu’on pourrait prendre comme règle de toujours relire un texte de commentaire en commençant par la fin. A partir de là, il y a une conclusion qui s’impose : un mot n’a pas sa signification dans la chose qu’il désigne (son référent, dirait un linguiste), autrement dit, un mot n’est pas le substitut ou le raccourci verbal d’une chose. Le sens d’un mot est dans l’action possible. Prenons le cas d’une idée abstraite, elle ne désigne rien dans le monde réel qui nous entoure! Elle désigne toujours en fait une action possible. Intérêt philosophique du texte. 1) Il montre une ambiguïté fondamentale du langage. On prend souvent le langage comme ce qui nous rapproche du réel. Une chose pour laquelle on n’a pas de mot n’est pas loin de ne pas exister pour nous. Mais Bergson montre qu’il s’agit là d’une illusion dont la source est dans le langage lui-même. Le langage, les mots ne désignent pas les choses, mais notre action possible sur elles. C’est-à-dire qu’on a en même temps besoin des mots pour désigner les choses, et cette désignation ne fait que nous renvoyer à nous-mêmes, à notre action possible. C’est bien la chose, mais pas la chose en elle-même, mais ce qu’on peut en faire, la chose, mais par rapport à nous. Un mot, ça n’est donc finalement qu’une étiquette collée sur une chose, qui nous coupe de la chose. 2) le débat et ses obscurités sur le caractère naturel ou conventionnel du langage est donc une parfaite illustration de ce que Bergson appelle un faux problème en philosophie, c’est-à-dire un problème dont les termes sont mal posés. Les mots sont réputés conventionnels (voir le Cratyle), mais d’une part on fait mal le partage entre naturel est conventionnel (il est dans la nature de l’homme d’habiter une cité et donc de poser des conventions: la convention est commandée par sa nature d’animal politique), d’autre part, on fait comme si le mot qui a un sens conventionnel reflétait la chose même, en était le raccourci. C’est l’opposition entre nature et convention qui embrouille toute la question du langage: ses contradictions sont caractéristiques d’un faux problème.