Normalisation des soins : origine et conséquences

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PHAR-E : Selon vous, le médecin est-il aujourd'hui libre de
prescrire selon sa conscience ?
Dr D. Dupagne :
Dans l’immense majorité des cas, le
decin est libre de prescrire, même hors AMM, sil peut
justifier sa prescription en la documentant dans le dossier
patient. Cependant, cette liberté est altérée par la pres-
sion promotionnelle de l’industrie pharmaceutique, relayée
par des experts et une presse professionnelle sous influence.
Les contraintes administratives repsentent un nouveau
cadre contraignant qui incite les decins à suivre des
procédures, qui leurs seront opposables en cas
d’accident. Ainsi, le médecin qui souhaite se protéger
d’aléas juridiques hésitera à « sortir des clous ».
PHAR-E : Quels sont les buts recherchés par la normali-
sation du soin et ses mécanismes ?
Dr D. Dupagne :
Le principe général repose sur la fiance
et la qte de pouvoir. Par le passé, le recrutement d’un
decin à l’pital resposait sur le postulat de compé-
tence. Aujourd’hui, les soignants sont administrés par des
gestionnaires sans compétence dicale et la fiance
est érigée engle. Faute de compétence « métier », ces
gestionnaires recherchent des indicateurs de qualité des pra-
tiques permettant un contrôle de lactivi des médecins.
Les « bonnes pratiques », élaborées par les decins eux-
mêmes, avaient comme objectif initial de fournir des repè-
res aux soignants. sumées en « indicateurs qualité »,
elles ont été détournées par les administratifs, qui les ont
transformées en gle applicable à tous les patients, en
« normes du bon soin » . Ces recommandations et les indi-
cateurs qui les accompagnent sont devenus contraignants
pour les médecins, et donc pour les patients.
Cette nouvelle contrainte de soins conduit à la fiance
puisqu’elle sous-entend que les compétences acquises
par une longue formation ne suffisent plus et que seule la
mise en place d’indicateurs permet de s’assurer de la
qualité de la prise en charge des patients. Laboutissement
de cette démarche quali est la rémunération à la perfor-
mance (P4P). Les gestionnaires prennent définitivement le
pouvoir en imposant leurs procédures par le biais de la
rémunération. Or, ils n’ont toujours aucune comtence
métier, et comme lindique le rapport de l’IGAS en 2008, «
les études disponibles concluent en gle rale à un
impact positif mais modeste (du P4P) sur la qualité des
pratiques. ».
Le gestionnaire habité par la défiance refuse les outils
d’évaluation qui ne lui apportent pas de pouvoir :
- l’évaluation subjective, qui a mon sens est la seule
pertinente ; dans un service, la communauté soignante sait
qui travaille bien et qui travaille mal. Reste à choisir le bon
outil pour extraire cette information en limitant les biais.
- l’évaluation des pratiques professionnelles non sanction-
nante, telle qu’elle a été promue par la HAS au but des
années 2000. Le médecin, assis par un confre neu-
tre, comparait sa pratique à des référentiels dans le cadre
d’une produre confidentielle. Le but était fondamenta-
lement de porter un regard autocritique sur sa pratique
pour briser la routine, et non de l’évaluer à l’aune d’une
« norme du soin » sous l’oeil critique d’un « qualiticien ».
PHAR-E : Que préconisez-vous pour faire progresser les
pratiques ?
Dr D. Dupagne :
Il est cessaire de reinstaurer la confiance
et je prendrais pour exemple celui de « l’pital magné-
tique », terme nord-américain reposant sur un travail de
qualité fondé sur l’entraide, la confiance, l’amitié et la
solidari. La quali y est l’ément central. La qualité dont
il est question ici repose sur le plaisir de faire un bon travail,
reconnu par sa hiérarchie, ses pairs et ses patients. C’est
le plaisir de faire un travail qui a du sens, d’en maîtriser les
procédures et de les changer si cessaire. Bien loin de la
« Démarche Qualité » telle qu’elle est pratiquée actuel -
lement
Propos recueillis par C. Mura
http://www.snphare.com - Journal du Syndicat National des Praticiens Hospitaliers Anesthésistes-Réanimateurs Élargi - n° 61 - Juillet 2012
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DOSSIER
Normalisation des soins : origine
et conséquences
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Dominique Dupagne est médecin généraliste et gère depuis 1999 un site internet
« Atoute.org » qui constitue un observatoire des mutations qu’introduit le réseau inter-
net dans la relation médecin-patient, et plus généralement dans le domaine de la santé.
Il est l’auteur du livre « La revanche du rameur » publié chez Michel Lafon, qui est une
analyse critique de nos sociétés obsédées par la normalisation qui détruit l’humain.
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PHAR-E : Selon vous, le decin est-il aujourd'hui libre
de soigner selon sa conscience ?
Dr Julien Dumesnil :
Le médecin n’a jamais été « libre »
de façon absolue ; ni hier ni aujourd’hui. La liber
m’apparaît toujours comme un « jeu » dans un canevas
de contraintes. Et ces dernières, pour le médecin, ont
toujours été nombreuses : jugements moraux de
l’époque, moyens financiers consentis par la société,
type de patients, etc.
Mais la spécificité contemporaine c’est peut-être une
érosion de cette latitude, une érosion des espaces de
réflexion et de dialogue avec le politique, les patients ou
entre les professionnels concernant le
sens du soin. À cet égard, la mise en
avant tout azimut du talisman de l’éthique
correspond plus, selon moi, à la percep-
tion inquiète d’un vide moral et politique
qu’à la manifestation dun progrès.
PHAR-E : Quels sont les canismes de
la normalisation du soin ?
Dr Julien Dumesnil :
La volonté parta-
gée par les gestionnaires, les politiques
et une partie importante des médecins d’aboutir à une
standardisation des pratiques soignantes se manifeste par
la synergie de deux mouvements :
- Le contenu substantif des standards est ainsi constitué
de synthèses des données issues de l’Evidence Based
Medicine (EBM) à travers des Recommandations (ces
données prétendument « objectives » peuvent parfois
être assénées et rendues peu discutables).
- Les méthodologies de mise en application et l’organi-
sation de cette standardisation sont, quant à elles,
issues du monde de l’entreprise et de la production
industrielle, en particulier la doctrine de l’Assurance
Qualité.
Il faut ajouter à ces mécanismes explicites un climat de
peur et de menace qui plane sur les soignants. Ceux-ci
sont en effet quotidiennement soumis, dans leur travail,
au risque « médico-légal », à la gestion du « risque » et
autre « principe de précaution ». La mise en avant de
l’erreur ou de la faute pour organiser le travail des
soignants a de puissants effets normatifs : si l’autonomie
doit vous conduire au tribunal, vous finissez par faire ce
que l’on vous dit ! (Dans le strict respect du standard,
même si celui-ci est inadapté). En revanche, cette perte
d’autonomie engendrera un cercle vicieux : plus
personne ne prendra d’initiatives et il vous faudra
bientôt écrire des protocoles de travail pour que les gens
disent « Bonjour » ! Cela étant dit, et même si la peur est
mauvaise conseillère, l’analyse des problèmes et des
risques fait partie intégrante d’un travail responsable.
PHAR-E : Quels sont les buts recherchés, réduire les
coûts en santé ou optimiser la qualité des soins en
uniformisant les prises en charge ?
Dr Julien Dumesnil :
Dans l’esprit des « qualiticiens »,
ces différents aspects sont indissociables. Ils sont en
effet convaincus qu’il existe une seule bonne méthode
de « production de soin » à l’exclusion des autres. Et
quand on y songe, cette certitude est la seule justifica-
tion raisonnable de l’idée qu’une standardisation des
pratiques permettrait d’améliorer la qualité des soins.
Nous voyons ainsi comment sont reliées les notions de
standardisation et de qualité des soins.
Il faut ensuite se souvenir que les « qua-
liticiens » et les gestionnaires sont issus
du monde de l’entreprise : ils pensent
donc à ce qui s’écarte de la norme en
termes de « non qualité », de défaut de
production, de perte de marché, de
contentieux et de risque assurantiel.
La réduction des coûts passe, selon
eux, par la convergence vers la « qua-
lité », c'est-à-dire le standard.
Ce rapport à la norme est, selon moi,
complexe à critiquer car il est pour partie justifié, mais
pour partie seulement. Encore une fois, c’est la néces-
sité de ménager du « jeu » dans les contraintes et les
normes qu’il faut réaffirmer. Ce « jeu » est paradoxale-
ment la condition de la qualité véritable.
PHAR-E : À défaut de recommandations et de procé-
dures d’évaluation, comment faire progresser les
pratiques ?
Dr Julien Dumesnil :
Toutes les connaissances sont
normatives, il ne s’agit donc pas de contester toutes
les formes de standards ou de recommandations sauf
à vouloir contester le savoir lui-même. Mais dire que les
connaissances sont normatives, c’est aussi reconnaitre
qu’elles ne sont jamais parfaitement « objectives ». À
partir de ce constat, faire progresser les pratiques
implique un double rapport, à la fois critique et positif vis-
à-vis des normes ou des lois qui régissent le travail.
Selon Aristote, les dignes citoyens d’Athènes étaient
ceux qui étaient capables « de gouverner et d’être
gouvernés ». Si l’on s’inspire de cet esprit démocra-
tique, il faut donc cultiver une double relation de
responsabili et d’autorité des soignants face aux gles
du métier. C’est un projet bien plus exigeant, mais aussi
bien plus stimulant.
Propos recueills par C. Mura
http://www.snphare.com - Journal du Syndicat National des Praticiens Hospitaliers Anesthésistes-Réanimateurs Élargi - n° 61 -Juillet 2012
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DOSSIER
Julien Dumesnil est gycologue-obstétricien en milieu hospitalier. Il est l’auteur du livre
« Art médical et Normalisation du soin » aux Presses Universitaires de France (PUF).
Le monde de
l’entreprise contamine
le monde politique et le
service public, par les
politiques lirales
mises en œuvre.
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