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PHAR-E : Selon vous, le médecin est-il aujourd'hui libre
de soigner selon sa conscience ?
Dr Julien Dumesnil :
Le médecin n’a jamais été « libre »
de façon absolue ; ni hier ni aujourd’hui. La liberté
m’apparaît toujours comme un « jeu » dans un canevas
de contraintes. Et ces dernières, pour le médecin, ont
toujours été nombreuses : jugements moraux de
l’époque, moyens financiers consentis par la société,
type de patients, etc.
Mais la spécificité contemporaine c’est peut-être une
érosion de cette latitude, une érosion des espaces de
réflexion et de dialogue avec le politique, les patients ou
entre les professionnels concernant le
sens du soin. À cet égard, la mise en
avant tout azimut du talisman de l’éthique
correspond plus, selon moi, à la percep-
tion inquiète d’un vide moral et politique
qu’à la manifestation d’un progrès.
PHAR-E : Quels sont les mécanismes de
la normalisation du soin ?
Dr Julien Dumesnil :
La volonté parta-
gée par les gestionnaires, les politiques
et une partie importante des médecins d’aboutir à une
standardisation des pratiques soignantes se manifeste par
la synergie de deux mouvements :
- Le contenu substantif des standards est ainsi constitué
de synthèses des données issues de l’Evidence Based
Medicine (EBM) à travers des Recommandations (ces
données prétendument « objectives » peuvent parfois
être assénées et rendues peu discutables).
- Les méthodologies de mise en application et l’organi-
sation de cette standardisation sont, quant à elles,
issues du monde de l’entreprise et de la production
industrielle, en particulier la doctrine de l’Assurance
Qualité.
Il faut ajouter à ces mécanismes explicites un climat de
peur et de menace qui plane sur les soignants. Ceux-ci
sont en effet quotidiennement soumis, dans leur travail,
au risque « médico-légal », à la gestion du « risque » et
autre « principe de précaution ». La mise en avant de
l’erreur ou de la faute pour organiser le travail des
soignants a de puissants effets normatifs : si l’autonomie
doit vous conduire au tribunal, vous finissez par faire ce
que l’on vous dit ! (Dans le strict respect du standard,
même si celui-ci est inadapté). En revanche, cette perte
d’autonomie engendrera un cercle vicieux : plus
personne ne prendra d’initiatives et il vous faudra
bientôt écrire des protocoles de travail pour que les gens
disent « Bonjour » ! Cela étant dit, et même si la peur est
mauvaise conseillère, l’analyse des problèmes et des
risques fait partie intégrante d’un travail responsable.
PHAR-E : Quels sont les buts recherchés, réduire les
coûts en santé ou optimiser la qualité des soins en
uniformisant les prises en charge ?
Dr Julien Dumesnil :
Dans l’esprit des « qualiticiens »,
ces différents aspects sont indissociables. Ils sont en
effet convaincus qu’il existe une seule bonne méthode
de « production de soin » à l’exclusion des autres. Et
quand on y songe, cette certitude est la seule justifica-
tion raisonnable de l’idée qu’une standardisation des
pratiques permettrait d’améliorer la qualité des soins.
Nous voyons ainsi comment sont reliées les notions de
standardisation et de qualité des soins.
Il faut ensuite se souvenir que les « qua-
liticiens » et les gestionnaires sont issus
du monde de l’entreprise : ils pensent
donc à ce qui s’écarte de la norme en
termes de « non qualité », de défaut de
production, de perte de marché, de
contentieux et de risque assurantiel.
La réduction des coûts passe, selon
eux, par la convergence vers la « qua-
lité », c'est-à-dire le standard.
Ce rapport à la norme est, selon moi,
complexe à critiquer car il est pour partie justifié, mais
pour partie seulement. Encore une fois, c’est la néces-
sité de ménager du « jeu » dans les contraintes et les
normes qu’il faut réaffirmer. Ce « jeu » est paradoxale-
ment la condition de la qualité véritable.
PHAR-E : À défaut de recommandations et de procé-
dures d’évaluation, comment faire progresser les
pratiques ?
Dr Julien Dumesnil :
Toutes les connaissances sont
normatives, il ne s’agit donc pas de contester toutes
les formes de standards ou de recommandations sauf
à vouloir contester le savoir lui-même. Mais dire que les
connaissances sont normatives, c’est aussi reconnaitre
qu’elles ne sont jamais parfaitement « objectives ». À
partir de ce constat, faire progresser les pratiques
implique un double rapport, à la fois critique et positif vis-
à-vis des normes ou des lois qui régissent le travail.
Selon Aristote, les dignes citoyens d’Athènes étaient
ceux qui étaient capables « de gouverner et d’être
gouvernés ». Si l’on s’inspire de cet esprit démocra-
tique, il faut donc cultiver une double relation de
responsabilité et d’autorité des soignants face aux règles
du métier. C’est un projet bien plus exigeant, mais aussi
bien plus stimulant.
Propos recueills par C. Mura
http://www.snphare.com - Journal du Syndicat National des Praticiens Hospitaliers Anesthésistes-Réanimateurs Élargi - n° 61 -Juillet 2012
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DOSSIER
Julien Dumesnil est gynécologue-obstétricien en milieu hospitalier. Il est l’auteur du livre
« Art médical et Normalisation du soin » aux Presses Universitaires de France (PUF).
Le monde de
l’entreprise contamine
le monde politique et le
service public, par les
politiques libérales
mises en œuvre.
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