Normalisation des soins : origine et conséquences

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DOSSIER
Normalisation des soins : origine
et conséquences
es standards sont aujourd’hui au centre de l’évaluation de la qualité des soins. peut-on
rationaliser les soins sans standardiser la médecine ? Quelle est la place des
gestionnaires dans ce processus de normalisation ? le Dr Dominique Dupagne,
médecine généraliste et le Dr Julien Dumesnil, médecin hospitalier, répondent à nos questions.
L
Dominique Dupagne est médecin généraliste et gère depuis 1999 un site internet
« Atoute.org » qui constitue un observatoire des mutations qu’introduit le réseau internet dans la relation médecin-patient, et plus généralement dans le domaine de la santé.
Il est l’auteur du livre « La revanche du rameur » publié chez Michel Lafon, qui est une
analyse critique de nos sociétés obsédées par la normalisation qui détruit l’humain.
PHAR-E : Selon vous, le médecin est-il aujourd'hui libre de
prescrire selon sa conscience ?
Dr D. Dupagne : Dans l’immense majorité des cas, le
médecin est libre de prescrire, même hors AMM, s’il peut
justifier sa prescription en la documentant dans le dossier
patient. Cependant, cette liberté est altérée par la pression promotionnelle de l’industrie pharmaceutique, relayée
par des experts et une presse professionnelle sous influence.
Les contraintes administratives représentent un nouveau
cadre contraignant qui incite les médecins à suivre des
procédures, qui leurs seront opposables en cas
d’accident. Ainsi, le médecin qui souhaite se protéger
d’aléas juridiques hésitera à « sortir des clous ».
PHAR-E : Quels sont les buts recherchés par la normalisation du soin et ses mécanismes ?
Dr D. Dupagne : Le principe général repose sur la défiance
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et la quête de pouvoir. Par le passé, le recrutement d’un
médecin à l’hôpital resposait sur le postulat de compétence. Aujourd’hui, les soignants sont administrés par des
gestionnaires sans compétence médicale et la défiance
est érigée en règle. Faute de compétence « métier », ces
gestionnaires recherchent des indicateurs de qualité des pratiques permettant un contrôle de l’activité des médecins.
Les « bonnes pratiques », élaborées par les médecins euxmêmes, avaient comme objectif initial de fournir des repères aux soignants. Résumées en « indicateurs qualité »,
elles ont été détournées par les administratifs, qui les ont
transformées en règle applicable à tous les patients, en
« normes du bon soin » . Ces recommandations et les indicateurs qui les accompagnent sont devenus contraignants
pour les médecins, et donc pour les patients.
Cette nouvelle contrainte de soins conduit à la défiance
puisqu’elle sous-entend que les compétences acquises
par une longue formation ne suffisent plus et que seule la
mise en place d’indicateurs permet de s’assurer de la
qualité de la prise en charge des patients. L’aboutissement
de cette démarche qualité est la rémunération à la performance (P4P). Les gestionnaires prennent définitivement le
pouvoir en imposant leurs procédures par le biais de la
rémunération. Or, ils n’ont toujours aucune compétence
métier, et comme l’indique le rapport de l’IGAS en 2008, «…
les études disponibles concluent en règle générale à un
impact positif mais modeste (du P4P) sur la qualité des
pratiques. ».
Le gestionnaire habité par la défiance refuse les outils
d’évaluation qui ne lui apportent pas de pouvoir :
- l’évaluation subjective, qui a mon sens est la seule
pertinente ; dans un service, la communauté soignante sait
qui travaille bien et qui travaille mal. Reste à choisir le bon
outil pour extraire cette information en limitant les biais.
- l’évaluation des pratiques professionnelles non sanctionnante, telle qu’elle a été promue par la HAS au début des
années 2000. Le médecin, assisté par un confrère neutre, comparait sa pratique à des référentiels dans le cadre
d’une procédure confidentielle. Le but était fondamentalement de porter un regard autocritique sur sa pratique
pour briser la routine, et non de l’évaluer à l’aune d’une
« norme du soin » sous l’oeil critique d’un « qualiticien ».
PHAR-E : Que préconisez-vous pour faire progresser les
pratiques ?
Dr D. Dupagne : Il est nécessaire de reinstaurer la confiance
et je prendrais pour exemple celui de « l’hôpital magnétique », terme nord-américain reposant sur un travail de
qualité fondé sur l’entraide, la confiance, l’amitié et la
solidarité. La qualité y est l’élément central. La qualité dont
il est question ici repose sur le plaisir de faire un bon travail,
reconnu par sa hiérarchie, ses pairs et ses patients. C’est
le plaisir de faire un travail qui a du sens, d’en maîtriser les
procédures et de les changer si nécessaire. Bien loin de la
« Démarche Qualité » telle qu’elle est pratiquée actuellement…
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Propos recueillis par C. Mura
n° 61 - Juillet 2012
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DOSSIER
Julien Dumesnil est gynécologue-obstétricien en milieu hospitalier. Il est l’auteur du livre
« Art médical et Normalisation du soin » aux Presses Universitaires de France (PUF).
PHAR-E : Selon vous, le médecin est-il aujourd'hui libre
de soigner selon sa conscience ?
Dr Julien Dumesnil : Le médecin n’a jamais été « libre »
PHAR-E : Quels sont les buts recherchés, réduire les
coûts en santé ou optimiser la qualité des soins en
uniformisant les prises en charge ?
Dr Julien Dumesnil : Dans l’esprit des « qualiticiens »,
de façon absolue ; ni hier ni aujourd’hui. La liberté
m’apparaît toujours comme un « jeu » dans un canevas
ces différents aspects sont indissociables. Ils sont en
de contraintes. Et ces dernières, pour le médecin, ont
effet convaincus qu’il existe une seule bonne méthode
toujours été nombreuses : jugements moraux de
de « production de soin » à l’exclusion des autres. Et
l’époque, moyens financiers consentis par la société,
quand on y songe, cette certitude est la seule justificatype de patients, etc.
tion raisonnable de l’idée qu’une standardisation des
Mais la spécificité contemporaine c’est peut-être une
pratiques permettrait d’améliorer la qualité des soins.
érosion de cette latitude, une érosion des espaces de
Nous voyons ainsi comment sont reliées les notions de
réflexion et de dialogue avec le politique, les patients ou
standardisation et de qualité des soins.
entre les professionnels concernant le
Il faut ensuite se souvenir que les « quasens du soin. À cet égard, la mise en
liticiens » et les gestionnaires sont issus
Le
monde
de
avant tout azimut du talisman de l’éthique
du monde de l’entreprise : ils pensent
correspond plus, selon moi, à la percepl’entreprise contamine donc à ce qui s’écarte de la norme en
tion inquiète d’un vide moral et politique
de « non qualité », de défaut de
le monde politique et le termes
qu’à la manifestation d’un progrès.
production, de perte de marché, de
service public, par les contentieux et de risque assurantiel.
PHAR-E : Quels sont les mécanismes de
La réduction des coûts passe, selon
politiques libérales
eux, par la convergence vers la « quala normalisation du soin ?
mises en œuvre.
lité », c'est-à-dire le standard.
Dr Julien Dumesnil : La volonté partagée par les gestionnaires, les politiques
Ce rapport à la norme est, selon moi,
et une partie importante des médecins d’aboutir à une
complexe à critiquer car il est pour partie justifié, mais
standardisation des pratiques soignantes se manifeste par
pour partie seulement. Encore une fois, c’est la nécesla synergie de deux mouvements :
sité de ménager du « jeu » dans les contraintes et les
- Le contenu substantif des standards est ainsi constitué
normes qu’il faut réaffirmer. Ce « jeu » est paradoxalede synthèses des données issues de l’Evidence Based
ment la condition de la qualité véritable.
Medicine (EBM) à travers des Recommandations (ces
données prétendument « objectives » peuvent parfois
PHAR-E : À défaut de recommandations et de procéêtre assénées et rendues peu discutables).
dures d’évaluation, comment faire progresser les
- Les méthodologies de mise en application et l’organipratiques ?
sation de cette standardisation sont, quant à elles,
Dr Julien Dumesnil : Toutes les connaissances sont
issues du monde de l’entreprise et de la production
normatives, il ne s’agit donc pas de contester toutes
industrielle, en particulier la doctrine de l’Assurance
les formes de standards ou de recommandations sauf
Qualité.
à vouloir contester le savoir lui-même. Mais dire que les
Il faut ajouter à ces mécanismes explicites un climat de
connaissances sont normatives, c’est aussi reconnaitre
peur et de menace qui plane sur les soignants. Ceux-ci
qu’elles ne sont jamais parfaitement « objectives ». À
sont en effet quotidiennement soumis, dans leur travail,
partir de ce constat, faire progresser les pratiques
au risque « médico-légal », à la gestion du « risque » et
implique un double rapport, à la fois critique et positif visautre « principe de précaution ». La mise en avant de
à-vis des normes ou des lois qui régissent le travail.
l’erreur ou de la faute pour organiser le travail des
Selon Aristote, les dignes citoyens d’Athènes étaient
soignants a de puissants effets normatifs : si l’autonomie
ceux qui étaient capables « de gouverner et d’être
gouvernés ». Si l’on s’inspire de cet esprit démocradoit vous conduire au tribunal, vous finissez par faire ce
tique, il faut donc cultiver une double relation de
que l’on vous dit ! (Dans le strict respect du standard,
responsabilité et d’autorité des soignants face aux règles
même si celui-ci est inadapté). En revanche, cette perte
d’autonomie engendrera un cercle vicieux : plus
du métier. C’est un projet bien plus exigeant, mais aussi
personne ne prendra d’initiatives et il vous faudra
bien plus stimulant.
bientôt écrire des protocoles de travail pour que les gens
disent « Bonjour » ! Cela étant dit, et même si la peur est
mauvaise conseillère, l’analyse des problèmes et des
risques fait partie intégrante d’un travail responsable.
Propos recueills par C. Mura
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n° 61 -Juillet 2012
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