PHARE-61-V1-STL:Juin 03/07/12 09:56 Page18 DOSSIER Normalisation des soins : origine et conséquences es standards sont aujourd’hui au centre de l’évaluation de la qualité des soins. peut-on rationaliser les soins sans standardiser la médecine ? Quelle est la place des gestionnaires dans ce processus de normalisation ? le Dr Dominique Dupagne, médecine généraliste et le Dr Julien Dumesnil, médecin hospitalier, répondent à nos questions. L Dominique Dupagne est médecin généraliste et gère depuis 1999 un site internet « Atoute.org » qui constitue un observatoire des mutations qu’introduit le réseau internet dans la relation médecin-patient, et plus généralement dans le domaine de la santé. Il est l’auteur du livre « La revanche du rameur » publié chez Michel Lafon, qui est une analyse critique de nos sociétés obsédées par la normalisation qui détruit l’humain. PHAR-E : Selon vous, le médecin est-il aujourd'hui libre de prescrire selon sa conscience ? Dr D. Dupagne : Dans l’immense majorité des cas, le médecin est libre de prescrire, même hors AMM, s’il peut justifier sa prescription en la documentant dans le dossier patient. Cependant, cette liberté est altérée par la pression promotionnelle de l’industrie pharmaceutique, relayée par des experts et une presse professionnelle sous influence. Les contraintes administratives représentent un nouveau cadre contraignant qui incite les médecins à suivre des procédures, qui leurs seront opposables en cas d’accident. Ainsi, le médecin qui souhaite se protéger d’aléas juridiques hésitera à « sortir des clous ». PHAR-E : Quels sont les buts recherchés par la normalisation du soin et ses mécanismes ? Dr D. Dupagne : Le principe général repose sur la défiance 18 et la quête de pouvoir. Par le passé, le recrutement d’un médecin à l’hôpital resposait sur le postulat de compétence. Aujourd’hui, les soignants sont administrés par des gestionnaires sans compétence médicale et la défiance est érigée en règle. Faute de compétence « métier », ces gestionnaires recherchent des indicateurs de qualité des pratiques permettant un contrôle de l’activité des médecins. Les « bonnes pratiques », élaborées par les médecins euxmêmes, avaient comme objectif initial de fournir des repères aux soignants. Résumées en « indicateurs qualité », elles ont été détournées par les administratifs, qui les ont transformées en règle applicable à tous les patients, en « normes du bon soin » . Ces recommandations et les indicateurs qui les accompagnent sont devenus contraignants pour les médecins, et donc pour les patients. Cette nouvelle contrainte de soins conduit à la défiance puisqu’elle sous-entend que les compétences acquises par une longue formation ne suffisent plus et que seule la mise en place d’indicateurs permet de s’assurer de la qualité de la prise en charge des patients. L’aboutissement de cette démarche qualité est la rémunération à la performance (P4P). Les gestionnaires prennent définitivement le pouvoir en imposant leurs procédures par le biais de la rémunération. Or, ils n’ont toujours aucune compétence métier, et comme l’indique le rapport de l’IGAS en 2008, «… les études disponibles concluent en règle générale à un impact positif mais modeste (du P4P) sur la qualité des pratiques. ». Le gestionnaire habité par la défiance refuse les outils d’évaluation qui ne lui apportent pas de pouvoir : - l’évaluation subjective, qui a mon sens est la seule pertinente ; dans un service, la communauté soignante sait qui travaille bien et qui travaille mal. Reste à choisir le bon outil pour extraire cette information en limitant les biais. - l’évaluation des pratiques professionnelles non sanctionnante, telle qu’elle a été promue par la HAS au début des années 2000. Le médecin, assisté par un confrère neutre, comparait sa pratique à des référentiels dans le cadre d’une procédure confidentielle. Le but était fondamentalement de porter un regard autocritique sur sa pratique pour briser la routine, et non de l’évaluer à l’aune d’une « norme du soin » sous l’oeil critique d’un « qualiticien ». PHAR-E : Que préconisez-vous pour faire progresser les pratiques ? Dr D. Dupagne : Il est nécessaire de reinstaurer la confiance et je prendrais pour exemple celui de « l’hôpital magnétique », terme nord-américain reposant sur un travail de qualité fondé sur l’entraide, la confiance, l’amitié et la solidarité. La qualité y est l’élément central. La qualité dont il est question ici repose sur le plaisir de faire un bon travail, reconnu par sa hiérarchie, ses pairs et ses patients. C’est le plaisir de faire un travail qui a du sens, d’en maîtriser les procédures et de les changer si nécessaire. Bien loin de la « Démarche Qualité » telle qu’elle est pratiquée actuellement… http://www.snphare.com - Journal du Syndicat National des Praticiens Hospitaliers Anesthésistes-Réanimateurs Élargi - Propos recueillis par C. Mura n° 61 - Juillet 2012 TYPO : Aero / Regular TYPO : Bickham Script Pro / Regular pantone 280C PHARE-61-V1-STL:Juin 03/07/12 09:56 Page19 DOSSIER Julien Dumesnil est gynécologue-obstétricien en milieu hospitalier. Il est l’auteur du livre « Art médical et Normalisation du soin » aux Presses Universitaires de France (PUF). PHAR-E : Selon vous, le médecin est-il aujourd'hui libre de soigner selon sa conscience ? Dr Julien Dumesnil : Le médecin n’a jamais été « libre » PHAR-E : Quels sont les buts recherchés, réduire les coûts en santé ou optimiser la qualité des soins en uniformisant les prises en charge ? Dr Julien Dumesnil : Dans l’esprit des « qualiticiens », de façon absolue ; ni hier ni aujourd’hui. La liberté m’apparaît toujours comme un « jeu » dans un canevas ces différents aspects sont indissociables. Ils sont en de contraintes. Et ces dernières, pour le médecin, ont effet convaincus qu’il existe une seule bonne méthode toujours été nombreuses : jugements moraux de de « production de soin » à l’exclusion des autres. Et l’époque, moyens financiers consentis par la société, quand on y songe, cette certitude est la seule justificatype de patients, etc. tion raisonnable de l’idée qu’une standardisation des Mais la spécificité contemporaine c’est peut-être une pratiques permettrait d’améliorer la qualité des soins. érosion de cette latitude, une érosion des espaces de Nous voyons ainsi comment sont reliées les notions de réflexion et de dialogue avec le politique, les patients ou standardisation et de qualité des soins. entre les professionnels concernant le Il faut ensuite se souvenir que les « quasens du soin. À cet égard, la mise en liticiens » et les gestionnaires sont issus Le monde de avant tout azimut du talisman de l’éthique du monde de l’entreprise : ils pensent correspond plus, selon moi, à la percepl’entreprise contamine donc à ce qui s’écarte de la norme en tion inquiète d’un vide moral et politique de « non qualité », de défaut de le monde politique et le termes qu’à la manifestation d’un progrès. production, de perte de marché, de service public, par les contentieux et de risque assurantiel. PHAR-E : Quels sont les mécanismes de La réduction des coûts passe, selon politiques libérales eux, par la convergence vers la « quala normalisation du soin ? mises en œuvre. lité », c'est-à-dire le standard. Dr Julien Dumesnil : La volonté partagée par les gestionnaires, les politiques Ce rapport à la norme est, selon moi, et une partie importante des médecins d’aboutir à une complexe à critiquer car il est pour partie justifié, mais standardisation des pratiques soignantes se manifeste par pour partie seulement. Encore une fois, c’est la nécesla synergie de deux mouvements : sité de ménager du « jeu » dans les contraintes et les - Le contenu substantif des standards est ainsi constitué normes qu’il faut réaffirmer. Ce « jeu » est paradoxalede synthèses des données issues de l’Evidence Based ment la condition de la qualité véritable. Medicine (EBM) à travers des Recommandations (ces données prétendument « objectives » peuvent parfois PHAR-E : À défaut de recommandations et de procéêtre assénées et rendues peu discutables). dures d’évaluation, comment faire progresser les - Les méthodologies de mise en application et l’organipratiques ? sation de cette standardisation sont, quant à elles, Dr Julien Dumesnil : Toutes les connaissances sont issues du monde de l’entreprise et de la production normatives, il ne s’agit donc pas de contester toutes industrielle, en particulier la doctrine de l’Assurance les formes de standards ou de recommandations sauf Qualité. à vouloir contester le savoir lui-même. Mais dire que les Il faut ajouter à ces mécanismes explicites un climat de connaissances sont normatives, c’est aussi reconnaitre peur et de menace qui plane sur les soignants. Ceux-ci qu’elles ne sont jamais parfaitement « objectives ». À sont en effet quotidiennement soumis, dans leur travail, partir de ce constat, faire progresser les pratiques au risque « médico-légal », à la gestion du « risque » et implique un double rapport, à la fois critique et positif visautre « principe de précaution ». La mise en avant de à-vis des normes ou des lois qui régissent le travail. l’erreur ou de la faute pour organiser le travail des Selon Aristote, les dignes citoyens d’Athènes étaient soignants a de puissants effets normatifs : si l’autonomie ceux qui étaient capables « de gouverner et d’être gouvernés ». Si l’on s’inspire de cet esprit démocradoit vous conduire au tribunal, vous finissez par faire ce tique, il faut donc cultiver une double relation de que l’on vous dit ! (Dans le strict respect du standard, responsabilité et d’autorité des soignants face aux règles même si celui-ci est inadapté). En revanche, cette perte d’autonomie engendrera un cercle vicieux : plus du métier. C’est un projet bien plus exigeant, mais aussi personne ne prendra d’initiatives et il vous faudra bien plus stimulant. bientôt écrire des protocoles de travail pour que les gens disent « Bonjour » ! Cela étant dit, et même si la peur est mauvaise conseillère, l’analyse des problèmes et des risques fait partie intégrante d’un travail responsable. Propos recueills par C. Mura “ “ http://www.snphare.com - Journal du Syndicat National des Praticiens Hospitaliers Anesthésistes-Réanimateurs Élargi - n° 61 -Juillet 2012 TYPO : Aero / Regular TYPO : Bickham Script Pro / Regular pantone 280C 19