CNRS Éditions - Revue germanique num. 10 - - 17 x 24 - 23/11/2009 - 14 : 24 - page 126
et critique de son importance à notre époque 4qui a exercé sur notre philosophe,
selon ses propres dires, une influence au moins égale à celle de Schopenhauer 5.
À la suite de Kant, Lange postulait l’impossibilité de la métaphysique en tant que
connaissance de la chose en soi. Il radicalisait l’a-priori kantien en le biologisant,
en montrant les fondements physiologiques du transcendantal. Lange fournissait
surtout à Nietzsche une perspective essentielle sur le darwinisme 6. En 1868,
Nietzsche a en projet une thèse de doctorat sur « Le concept de l’organique depuis
Kant », « à demi philosophique, à demi ressortissant aux sciences naturelles »,
comme il le dit dans une lettre à Paul Deussen 7. Dans cette même lettre apparaît
déjà sa réserve à l’égard de la métaphysique : « Le royaume de la métaphysique,
et donc la province de la vérité “absolue”, doivent être indubitablement rangés
aux côtés de l’art et de la religion 8». Nietzsche avait même à l’époque décidé
avec son ami Rohde de se consacrer dorénavant aux sciences naturelles. L’attrait
de la chaire de philologie qu’on lui offrit bientôt à Bâle le détourna de ce projet.
Revenant dans Ecce homo sur son existence de philologue à Bâle, il écrit : « Les
réalités faisaient entièrement défaut dans ma provision de science, et les “idéalités”,
ne valaient pas le diable ! – Une soif véritablement brûlante me saisit : depuis ce
moment, je n’ai plus rien fait que de la physiologie, de la médecine et des sciences
naturelles –, je ne suis même revenu à des études proprement historiques que
lorsque ma tâche m’y obligeait impérativement 9».
En matière scientifique, Nietzsche resta un dilettante éclairé. Il n’empêche
qu’il s’est toujours efforcé de trouver dans les résultats et les thèses scientifiques
de son époque de quoi étayer ses hypothèses philosophiques, aussi hardies et
« héroïques », c’est-à-dire extrêmes et difficiles à penser fussent-elles10. Entre 1830
et 1860, la biologie dans son ensemble (embryologie, cytologie, physiologie, chimie
organique etc.) a fait des progrès considérables. Les thèses évolutionnistes d’Alfred
Russel Wallace et de Charles Darwin, qui sont formulées à la fin de cette période,
4. Friedrich-Albert Lange, Geschichte des Materialismus und Kritik seiner Bedeutung für die
Gegenwart, Iserlohn, 1882 (première édition : 1866). Traduction française : Histoire du matérialisme
et critique de son importance à notre époque, Paris, 2004 (Préf. de Michel Onfray). Pour les rapports
entre Lange et Nietzsche consulter J. Salaquarda, Nietzsche und Lange, in : Nietzsche-Studien, Bd. 7
(1878), p. 236-260.
5. Il écrit à Hermann Mushacke en novembre 1866 : « L’ouvrage philosophique le plus impor-
tant qui ait paru dans ces dernières dizaines d’années est sans conteste Lange, Histoire du matéria-
lisme, sur quoi je pourrais remplir d’éloges toute une feuille d’imprimerie. Kant, Schopenhauer et
le livre de Lange – qu’ai-je besoin de plus ? », Friedrich Nietzsche, Correspondance, Vol. 1, Paris,
1986, p. 480-481. Cf. Curt Paul Janz, Nietzsche. Biographie, Vol. 1, Paris, 1984, p. 167 sq.
6. Voir sa lettre à Gersdorff du 16 février 1868 (Nietzsche, Correspondance, Vol. 1, p. 545-
546). 7. KSB, I,2, p. 269 (Correspondance, Vol. 1, p. 556).
8. Ibid.
9. KSA VI, p. 325 (B II, p.1164). Lire sur ce point entre autres Wolfgang Müller-Lauter,
Nietzsche. Physiologie de la Volonté de puissance, Paris, 1998, p. 113 sq.
10. Cela sera aussi vrai pour l’Éternel retour du même. Voir sur ce point outre Müller-Lauter :
P. D’Iorio, Cosmologie de l’éternel retour, in : Nietzsche-Studien, Bd. 24 (1995) p. 62-123 ; G. Abel,
Nietzsche. Die Dynamik der Willen zur Macht und die ewige Wiederkehr, Berlin et New York, 1998
(deuxième édition).
126 L’anthropologie allemande entre philosophie et sciences