Revue germanique internationale
10 | 2009
LAnthropologie allemande entre philosophie et
sciences
Nietzsche, Darwin et le darwinisme
Gilbert Merlio
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/327
DOI : 10.4000/rgi.327
ISSN : 1775-3988
Éditeur
CNRS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 26 novembre 2009
Pagination : 125-145
ISBN : 978-2-271-06897-2
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Gilbert Merlio, « Nietzsche, Darwin et le darwinisme », Revue germanique internationale [En ligne],
10 | 2009, mis en ligne le 26 novembre 2012, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://
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Nietzsche, Darwin et le darwinisme
Gilbert Merlio
Nietzsche traitait de « bétail savant » (gelehrtes Hornvieh) ceux qui, se
fondant sur sa conception du Surhomme, le soupçonnaient de darwinisme 1. Mais
la vigueur qu’il met à se défendre de ce soupçon, notamment dans un certain
nombre d’aphorismes intitulés « Anti-Darwin », montre à quel point le naturaliste
anglais a été pour lui une référence, fût elle parfois négative.
Comme en témoignent notamment sa correspondance et ses notes posthumes,
Nietzsche s’est beaucoup intéressé aux débats scientifiques de son temps 2. A-t-il
lu Darwin dont L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle était paru
en 1859 ? Sans doute en partie seulement, mais on trouve dans sa bibliothèque
de nombreux livres se rapportant à Darwin et à l’évolutionnisme 3. Le premier
contact sérieux avec les théories darwiniennes remonte vraisemblablement à la
lecture à l’été 1866 du livre de Friedrich Albert Lange, Histoire du matérialisme
1. KSA VI, p. 300 (B.I, p. 1146). Nietzsche est cité d’après la Kritische Studienausgabe en
15 volumes parue au Taschenbuchverlag/ de Gruyter, Munich, 1980. Pour la désigner est employée,
dans les notes qui suivent, l’abréviation coutumière KSA. La correspondance de Nietzsche est citée
d’après la même édition en 8 volumes parue chez le même éditeur en 1986 et notée dans les références
KSB. Les traductions sont de moi ou proviennent – le plus souvent – de l’édition « Bouquins » des
œuvres de Nietzsche dirigée par Jean Lacoste et Jacques Le Rider et parue en deux tomes chez
Robert Laffont, 1993. Cette édition est alors notée « B ». Je renvoie également aux Œuvres philoso-
phiques complètes parues chez Gallimard.
2. On peut lire à ce sujet Charles Andler, Nietzsche, sa vie, sa pensée. Tome I : Les précurseurs
de Nietzsche. La jeunesse de Nietzsche, Paris, 1958, p. 455 sq.
3. Selon Ludwig Haas, Der Darwinismus bei Nietzsche, Gießen, Univ., Diss., 1932, p. 7, qui
s’appuie sur la bibliographie d’Elisabeth Förster-Nietzsche : E. Du Mont, Der Fortschritt im Lichte
der Lehren Schopenhauers und Darwins, Leipzig, 1876 ; Eugen Dreher, Der Darwinismus und seine
Consequenzen in wissenschaftlicher und sozialer Beziehung, Halle, 1882 ; C.v. Naegeli, Mechanisch-
physiologische Theorie der Abstammungslehre, Munich, 1884 ; Leopold Jacoby, Die Idee der Ent-
wicklung, Zurich, 1886 ; Georg Heinrich Schneider, Der menschliche Wille vom Standpunkt der
neueren Entwicklungslehre (Des “Darwinismus”), Berlin, 1882 ; Oscar Schmidt, Deszendenzlehre und
Darwinismus, Leipzig, 1873 ; Karl Semper, Die natürlichen Existenzbedingungen der Tiere, Leipzig,
1880. Ces titres sont en effet référencés dans : Nietzsches persönliche Bibliothek, éd. par G. Campioni,
Paolo D’Iorio, M.C. Fornari, F. Fronterotta, A. Orsucci, Berlin et New York, 2003. D’après cette
source sérieuse, Nietzsche n’a possédé aucun ouvrage de Darwin.
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et critique de son importance à notre époque 4qui a exercé sur notre philosophe,
selon ses propres dires, une influence au moins égale à celle de Schopenhauer 5.
À la suite de Kant, Lange postulait l’impossibilité de la métaphysique en tant que
connaissance de la chose en soi. Il radicalisait l’a-priori kantien en le biologisant,
en montrant les fondements physiologiques du transcendantal. Lange fournissait
surtout à Nietzsche une perspective essentielle sur le darwinisme 6. En 1868,
Nietzsche a en projet une thèse de doctorat sur « Le concept de l’organique depuis
Kant », « à demi philosophique, à demi ressortissant aux sciences naturelles »,
comme il le dit dans une lettre à Paul Deussen 7. Dans cette même lettre apparaît
déjà sa réserve à l’égard de la métaphysique : « Le royaume de la métaphysique,
et donc la province de la vérité “absolue”, doivent être indubitablement rangés
aux côtés de l’art et de la religion 8». Nietzsche avait même à l’époque décidé
avec son ami Rohde de se consacrer dorénavant aux sciences naturelles. L’attrait
de la chaire de philologie qu’on lui offrit bientôt à Bâle le détourna de ce projet.
Revenant dans Ecce homo sur son existence de philologue à Bâle, il écrit : « Les
réalités faisaient entièrement défaut dans ma provision de science, et les “idéalités”,
ne valaient pas le diable ! – Une soif véritablement brûlante me saisit : depuis ce
moment, je n’ai plus rien fait que de la physiologie, de la médecine et des sciences
naturelles –, je ne suis même revenu à des études proprement historiques que
lorsque ma tâche m’y obligeait impérativement 9».
En matière scientifique, Nietzsche resta un dilettante éclairé. Il n’empêche
qu’il s’est toujours efforcé de trouver dans les résultats et les thèses scientifiques
de son époque de quoi étayer ses hypothèses philosophiques, aussi hardies et
« héroïques », c’est-à-dire extrêmes et difficiles à penser fussent-elles10. Entre 1830
et 1860, la biologie dans son ensemble (embryologie, cytologie, physiologie, chimie
organique etc.) a fait des progrès considérables. Les thèses évolutionnistes d’Alfred
Russel Wallace et de Charles Darwin, qui sont formulées à la fin de cette période,
4. Friedrich-Albert Lange, Geschichte des Materialismus und Kritik seiner Bedeutung für die
Gegenwart, Iserlohn, 1882 (première édition : 1866). Traduction française : Histoire du matérialisme
et critique de son importance à notre époque, Paris, 2004 (Préf. de Michel Onfray). Pour les rapports
entre Lange et Nietzsche consulter J. Salaquarda, Nietzsche und Lange, in : Nietzsche-Studien, Bd. 7
(1878), p. 236-260.
5. Il écrit à Hermann Mushacke en novembre 1866 : « L’ouvrage philosophique le plus impor-
tant qui ait paru dans ces dernières dizaines d’années est sans conteste Lange, Histoire du matéria-
lisme, sur quoi je pourrais remplir d’éloges toute une feuille d’imprimerie. Kant, Schopenhauer et
le livre de Lange – qu’ai-je besoin de plus ? », Friedrich Nietzsche, Correspondance, Vol. 1, Paris,
1986, p. 480-481. Cf. Curt Paul Janz, Nietzsche. Biographie, Vol. 1, Paris, 1984, p. 167 sq.
6. Voir sa lettre à Gersdorff du 16 février 1868 (Nietzsche, Correspondance, Vol. 1, p. 545-
546). 7. KSB, I,2, p. 269 (Correspondance, Vol. 1, p. 556).
8. Ibid.
9. KSA VI, p. 325 (B II, p.1164). Lire sur ce point entre autres Wolfgang Müller-Lauter,
Nietzsche. Physiologie de la Volonté de puissance, Paris, 1998, p. 113 sq.
10. Cela sera aussi vrai pour l’Éternel retour du même. Voir sur ce point outre Müller-Lauter :
P. D’Iorio, Cosmologie de l’éternel retour, in : Nietzsche-Studien, Bd. 24 (1995) p. 62-123 ; G. Abel,
Nietzsche. Die Dynamik der Willen zur Macht und die ewige Wiederkehr, Berlin et New York, 1998
(deuxième édition).
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se fondent sur ces acquis. Nietzsche ne pouvait les ignorer. Mais en même temps,
même dans sa période dite parfois « positiviste », celui-ci a toujours dénié à la
science le rang de philosophie, c’est-à-dire de magistra vitae. De même que la
métaphysique, elle est incapable d’atteindre à la vérité et reste elle aussi une sorte
de « poésie conceptuelle », selon la formule appliquée par Lange à la métaphysi-
que. Toute l’œuvre de Nietzsche reste marquée par une tension entre son désir
de tenir compte des acquis de la science et sa conviction qu’elle est à elle seule
incapable de rendre compte de la réalité.
1. Nietzsche disciple de Darwin
À Bâle, Nietzsche participe activement aux débats sur la théorie évolution-
niste en s’engageant auprès de ses collègues L. Rütimeyer11, C.E. von Baer et C.v.
Naegeli dans la querelle qui les oppose à Ernst Haeckel : ils ne peuvent renoncer
à l’idée d’un « dessein intelligent » pour expliquer l’évolution, une idée que le
monisme haeckelien écartait radicalement. L’évolutionnisme darwinien détruit en
effet toute image idéaliste de l’homme, qu’il présente, au sommet de l’échelle des
êtres, comme le résultat d’une évolution organique. Doit-on admettre que la décou-
verte des théories de Darwin, impliquant l’origine animale de l’homme, a constitué
pour un Nietzsche qui n’est plus croyant mais encore humaniste, un « choc »,
comme le prétend Edith Düsing 12 ? En tout cas, Darwin place Nietzsche devant
une alternative claire. Si l’homme ne peut plus être défini par une « idée » ou une
« raison » transcendant le monde organique, le monde humain doit être expliqué
et reconstruit selon une hypothèse purement physique. Comme l’exprime Edith
Düsing : ou bien la théocratie ou bien la « physiocratie », ou bien la téléologie ou
bien le règne du hasard, ou bien la théodicée ou bien une cosmodicée postulant
soit une évolution suivant des relations naturelles, mécaniques ou causales, soit le
chaos. Le natura sive deus de Spinoza céderait alors la place à la formule chaos
sive natura 13.
Selon Edith Düsing, Nietzsche a éprouvé quelques difficultés à accepter
totalement le deuxième terme de l’alternative 14. Lange lui-même trouvait que « la
poésie conceptuelle de la spéculation » fournissait à l’homme un idéal nécessaire
pour surmonter les luttes de la vie matérielle. Il critiquait le matérialisme intégral
de L. Büchner 15 et, comme le sous-titre de son ouvrage l’indique, il fustigeait le
matérialisme et l’égoïsme de la société de son temps qu’il estimait devoir être
corrigés par un idéal humaniste inspiré de Kant, Schiller et Fichte. Cette Kultur-
kritik ne sera sans doute pas sans influence sur le regard porté par Nietzsche sur
11. Sur Ludwig Rütimeyer voir Curt Paul Janz, Nietsche, Vol. 1, p. 281-285. On peut aussi
consulter Charles Andler, Nietzsche. Sa vie et sa pensée. T. I, p. 467-475.
12. Edith Düsing, Nietzsches Denkweg. Theologie-Darwinismus-Nihilismus, Munich, 2007
(2eédition), p. 201.
13. Ibid. p. 202.
14. Ibid. p. 221.
15. L. Büchner, Kraft und Stoff, Leipzig, 1855.
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son temps. L’idéal réclamé par Lange tant sur le plan individuel que collectif,
Nietzsche croit encore le trouver à cette époque dans l’éthique schopenhauérienne
de la sympathie universelle. Il y renoncera bientôt, mais gardera toujours de Lange
l’idée que l’illusion de la vérité est nécessaire à la vie. D’autre part, comme le
montrait sa prise de position en faveur de L. Rütimeyer, il marquait encore quel-
ques hésitations à rejeter totalement l’hypothèse téléologique.
Les écrits du très jeune Nietzsche d’avant la période bâloise témoignent de
cette interrogation. En vue de la rédaction de sa thèse, il rédige des notes sur le
problème de « la téléologie de Kant à Darwin16 ». Ces notes ne sont pas des
pensées abouties. Mais elles posent la question des rapports entre matière et vie
organique. Est-ce le hasard qui seul détermine l’évolution organique ? Cette ques-
tion était d’ailleurs aussi au centre du chapitre consacré par Lange au darwinisme
et intitulé précisément « Darwinisme et téléologie ». Lange distinguait entre une
fausse et une vraie téléologie. La téléologie fausse, celle de Eduard v. Hartmann
par exemple, est celle qui fait appel à des causes finales d’ordre spirituel. Elle est
« lourde et anthropomorphique17 ». La téléologie vraie est celle de Darwin. Elle
est à l’œuvre au sein même de la nature dont l’évolution est conforme à des lois
que la science a pour mission de mettre au jour 18. Quant à Nietzsche, il s’appuie
sur Kant pour nier que le vivant puisse procéder d’un matérialisme mécanique. Il
ne peut encore se résoudre à réduire le phénomène humain à un produit naturel
de l’évolution.
Pendant sa période bâloise, Nietzsche ne se débarrassera qu’avec peine de
l’éthique schopenhauerienne et de tout finalisme. Il essaie encore de trouver les
voies par lesquelles l’homme peut échapper à un devenir naturel, aléatoire, absurde
et tragique. La « rédemption » par l’art qu’il propose, sous l’influence de Scho-
penhauer et Wagner, dans la Naissance de la tragédie – il dénoncera dans son
Essai d’autocritique de 1886 cette « métaphysique artiste » – est la première des
solutions envisagées. Le « supra-historique » que l’histoire, selon la seconde Intem-
pestive, doit recommander à l’imitation des hommes si elle veut être utile à la vie,
en est une autre. Les vecteurs en sont les génies dont la troisième Intempestive
(1974) veut donner une illustration en la personne de Schopenhauer : « Ce sont
ces hommes véridiques, ces hommes qui ne sont plus des animaux, les philosophes,
les artistes, les saints. À leur apparition, la nature, qui ne saute jamais, fait son
bond unique, et c’est un bond de joie, car elle se sent pour la première fois arrivée
16. Cf. Nietzsche, Werke, Vol. I,4, Nachgelassene Aufzeichnungen Herbst 1864-Frühjahr 1868,
Berlin et New York, 1999, p. 551 sq.
17. F. A. Lange, Histoire du matérialisme, p. 606.
18. Cf. F. A. Lange, Histoire du matérialisme, p. 607 : « Si nous avons la précaution d’écarter
toutes les raisons qui tendent à démontrer l’existence d’un “architecte des mondes” pensant à la
façon de l’homme, la question se réduira logiquement à ce point essentiel : ce monde-ci est-il un cas
spécial parmi d’innombrables mondes pareillement concevables qui seraient demeurés éternellement
dans le chaos ou dans l’inertie, ou bien est-il permis d’affirmer que, quelle qu’ait été la constitution
originelle des choses, il en devait résulter finalement, d’après le principe de Darwin, un ordre, une
beauté, une perfection tels que nous les observons ? »
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