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Inconnue il y a encore quinze ans, Sarah Kane suscite aujour-
d’hui l’engouement des metteurs en scène avec une œuvre bru-
tale et dérangeante. La cause principale du délit? La création au
Royal Court de Londres en 1995 de
Blasté
, une pièce écrite par
une jeune femme de 24 ans, qui parvient immédiatement à la
célébrité et fait les gros titres de la presse parce qu’elle y décrit
le viol, la torture et la brutalité dans la guerre civile.
À l’époque, elle remarque : «
La semaine où le spectacle a com-
mencé, il y a eu un tremblement de terre au Japon, où des mil-
liers de gens ont péri, et, dans ce pays, une jeune fille de 15 ans
a été violée et assassinée dans un bois. Mais
Blasté
a eu une
couverture plus importante dans certains journaux que l’un ou
l’autre de ces événements.
[…]
Il y a bien plus important que le
contenu de la pièce, c’est-à-dire la forme. Tout art de qualité est
subversif, dans sa forme et dans son contenu.
[…]
Je pense
que si
Blasté
avait été une œuvre de réalisme social, elle n’au-
rait pas été accueillie aussi durement.
» De fait, la pièce ne
reproduit rien, ne plaque pas du réel sur un plateau, mais pose
une question, que Sarah Kane formule ainsi : «
Quel est le rap-
port entre un viol ordinaire commis à Leeds et le viol en masse
utilisé comme arme de guerre en Bosnie? Et la réponse sem-
blait être que le rapport était très étroit.
»
Évidemment, il n’en fallait pas plus pour que la machine média-
tique s’empare de l’œuvre et de l’auteure, les passe au tamis de
ses grilles de lecture et décrète l’émergence d’un nouveau cou-
rant littéraire (le In-Yer-Face Theatre) où réalité et brutalité bras-
sent vigoureusement une semblable fange : l’humanité. Sarah
Kane n’était pas dupe de cette transformation du geste artis-
tique, forcément singulier, en produit culturel, conjugué au plu-
riel. Le peu de traces laissées par l’artiste (quelques interviews,
cinq pièces, un film) avant son suicide sont sans équivoque :
«
Ce mouvement du New Writing ne m’intéresse pas. Je ne
crois pas aux mouvements. Les mouvements n’existent qu’a
posteriori et sur la base de l’imitation. Si trois ou quatre écri-
vains font quelque chose d’intéressant, il va y en avoir dix autres
qui ne feront que les copier. Et à ce moment-là, vous aurez un
mouvement. Les médias les cherchent et même les inventent.
Mais les écrivains, eux, ne s’y intéressent pas.
[…] Blasté
a été
considéré comme l’amorce d’un mouvement qu’on a appelé
New Brutalism. Quelqu’un a dit à un auteur dramatique écossais
que sa pièce ne pouvait être classée comme New Writing car
elle n’était pas assez brutale. Et voilà bien le problème avec les
mouvements, ils sont exclusifs et non inclusifs.
[…]
Je ne me
considère pas comme une nouvelle brute.
»
Les choses sont beaucoup plus simples que cela. Kane a foncé
dans le théâtre, tête baissée et en accéléré. Successivement
actrice et metteure en scène, elle a décidé d’écrire ses propres
pièces. «
Je ne me rappelle plus pourquoi j’ai fait ça, mais j’ai
décidé de postuler pour faire une maîtrise en écriture drama-
tique à Birmingham. J’ai obtenu une bourse. Et c’est la seule
raison pour laquelle je suis allée à Birmingham, j’avais vraiment
besoin d’argent.
[…]
C’est là-bas que j’ai écrit la première par-
tie de
Blasté
et je suis partie à Londres. Vivre à Birmingham
pendant une année m’a davantage aidée en tant qu’artiste en me
rendant la vie triste. Je vivais dans une ville que je détestais
absolument. La seule chose que ça m’a apportée, c’est l’envie
d’écrire des pièces qui ont pour cadre une grande ville indus-
trielle extrêmement désagréable.
»
Pour chacune de ses pièces ultérieures, elle puisera ainsi dans
ce qui constitue les désagréments de sa vie : amour (
Cleansed
)
et désamour (
Crave
), lucidité aiguë (
Phaedra’s Love
) et sensibi-
lité à vif (
4.48 Psychosis
). Jusqu’à son acte ultime, le suicide. Le
théâtre comme catharsis n’aura pas fonctionné. Sarah Kane
croyait vraiment que, par l’art, nous pouvons nous livrer à un
travail d’élucidation et devenir ainsi capables de changer notre
avenir. Elle disait aussi préférer l’overdose de désespoir au
théâtre plutôt que dans la vie. Sa mort interroge brutalement la
fonction même du théâtre.
Oui, le théâtre de Sarah Kane est effrayant. Cette femme sans
peur et sans reproche, qui a laissé derrière elle une œuvre radi-
cale et extrême, d’une rare violence, désigne l’horreur qui nous
entoure, ose mettre des mots sur la misère et la déréliction
humaines, lacère nos dernières illusions, nos bons sentiments,
notre foi en l’homme et en la société. Ce théâtre qui cogne et qui
résonne, ce théâtre terrible et terrifiant, cru et cruel, est en effet
ANÉANTIE