Journée technique « Nuisances sonores et vibratoires engendrées par l’activité des surfaces commerciales » 14 NOVEMBRE 2014, PARIS Paris, le 14 novembre 2014 2 LE BRUIT DES LIVRAISONS A TRAVERS LA JURISPRUDENCE CIVILE : TROUBLES DE VOISINAGE ET ENGAGEMENT DE RESPONSABILITE Maître Christophe SANSON Avocat au Barreau des Hauts-de-Seine D’un point de vue juridique, les nuisances de livraison ne sont pas visées en tant que telles par le Code de la santé publique. Elles doivent être assimilées à des « bruits ayant pour origine une activité professionnelle organisée de manière habituelle ou soumise à autorisation au sens de l’article R. 133432 du Code de la santé publique. Les sanctions en cas de bruit d’origine professionnelle sont prévues par l’article R. 1334-6 du Code de la Santé publique, à savoir la contravention de 5ème classe. Au-delà de la réglementation, il est intéressant de s’attarder sur la position du juge civil quant à ces questions de bruits de livraison, en les confrontant notamment à la théorie du bruit anormal de voisinage. Les bruits de livraisons constituant des troubles anormaux de voisinage La théorie du bruit anormal de voisinage est, à l’origine, une application de l’article 1382 du Code civil mais se définit depuis les années 1970 comme une responsabilité objective, c’est-à-dire pour laquelle il n’est pas nécessaire de faire la démonstration de la faute, contrairement à ce qu’exige l’article 1382. Le fait générateur de responsabilités est le bruit caractérisé comme un inconvénient qui dépasse ce que toute personne est amenée à supporter. La jurisprudence sur le bruit anormal de voisinage laisse de côté deux obstacles majeurs : la notion de faute ; le respect de normes. Elle impose en revanche trois conditions cumulatives : la notion de voisinage ; la notion de préjudice ; la démonstration de l’anormalité du trouble. Quelques exemples de jurisprudence peuvent être fournis. Dans un arrêt du 11 février 1999 à propos d’un riverain qui se plaignait des nuisances sonores occasionnées par les véhicules de livraison d’un magasin Monoprix à Colombes, la Cour de cassation a confirmé un jugement rendu en premier ressort par le tribunal d’instance de Colombes qui avait estimé, dans l’exercice de son pouvoir souverain, que la réception de camions dont le moteur, le groupe de froid ou le poste de radio n’étaient pas coupés constituait un trouble anormal de voisinage. Le tribunal d’instance avait condamné Monoprix à rembourser les fenêtres à doubles vitrages installées par le voisin pour se prémunir du bruit. Dans un arrêt du 4 novembre 2004, à propos du bruit des livraisons d’un supermarché Lidl, la Cour de cassation a considéré que le déchargement de camions effectuant des livraisons constituait un trouble anormal de voisinage et a confirmé une condamnation sous astreinte par la Cour d’appel de Montpellier à construire un hall de déchargement insonorisé. Dans une affaire très complexe, la Cour d’appel de Versailles a condamné, par un arrêt du 22 mars 2006, les sociétés Monoprix et Immobanque à faire réaliser, conformément aux préconisations des experts, une chape flottante sur toute la surface du magasin. Face à cette accumulation de griefs vis-à-vis des auteurs de livraisons quels arguments peuvent faire valoir ces derniers pour tenter à échapper à leurs responsabilités ? Paris, le 14 novembre 2014 3 Une cause exonératoire de responsabilité possible pour les personnes à l’origine des bruits de livraisons : la règle de l’antériorité (art. L. 112-16 CCH) L’exception de l’antériorité est un argument très souvent avancé par les responsables du bruit des livraisons. En effet l’article L. 112-16 du Code de la construction et de l’habitation dispose que « les dommages causés aux occupants d’un bâtiment par des nuisances dues à des activités agricoles, industrielles, artisanales, commerciales ou aéronautiques n’entraînent pas droit à réparation lorsque le permis de construire afférent au bâtiment exposé à ces nuisances a été demandé (ou l’acte authentique constatant l’aliénation ou la prise de bail établi) postérieurement à l’existence des activités les occasionnant dès lors que ces activités s’exercent en conformité avec les dispositions législatives ou réglementaires en vigueur et qu’elles se sont poursuivies dans les mêmes conditions ». Trois conditions doivent être simultanément réunies pour que l’article L.112-16 puisse être utilement invoqué. L’activité litigieuse doit en effet : être antérieure à l’installation des plaignants ; respecter les dispositions législatives et réglementaires en vigueur ; s’être poursuivie dans les mêmes conditions par rapport à la date retenue pour apprécier son antériorité. Lorsque les trois conditions sont réunies, le juge est intraitable. Dans un arrêt de la Cour d’appel de Versailles du 12 septembre 1997, le juge a confirmé que la victime ne pouvait obtenir indemnisation du préjudice subi. Dans un arrêt du juillet 1987, à propos de la pollution atmosphérique résultant du stationnement de camions de livraison d’un hypermarché Carrefour à Evry, la Cour d’appel de Paris a confirmé le jugement du Tribunal de Grande Instance d’Evry en considérant qu’il fallait faire application du L.112-16 dès lors que l’acquisition du pavillon des plaignants avait eu lieu postérieurement à l’existence des activités occasionnant les nuisances. Le stationnement des camions se faisait en conformité avec les arrêtés municipaux. Les bruits de livraison constituant des troubles normaux de voisinage En conclusion, quels sont les bruits de livraison constituant des troubles normaux de voisinage ? Les décisions sont finalement assez peu nombreuses. Dans un jugement du 24 mars 1989 du tribunal de grande instance de Pontoise à propos d’une aire de livraison située à Sarcelles et fonctionnant dès 4 heures du matin, le juge a considéré que les installations de l’hypermarché étaient conformes aux diverses réglementations existantes, avaient fait l’objet d’autorisations auprès de diverses administrations compétentes et que les bruits avaient été réduits notablement. Pour débouter les requérants, le juge a déduit que les nuisances ne provenaient pas uniquement du magasin, mais d’un encombrement du boulevard. Il a jugé que la situation devrait trouver une solution par la prise de dispositions réglementaires en accord avec la municipalité. La jurisprudence du juge civil à l’égard des nuisances sonores occasionnées par les livraisons n’est absolument pas dérogatoire au droit commun. Les livraisons sont des activités professionnelles qui doivent pouvoir s’exercer en tout lieu et à toute heure du jour et même de la nuit, sachant néanmoins que toutes les précautions doivent être prises par les responsables pour que les nuisances occasionnées ne puissent être considérées comme des troubles anormaux du voisinage. Le respect de la jurisprudence peut coûter très cher aux activités commerciales et aux livraisons. Il peut se traduire par : des études acoustiques ; des équipements pour réduire les nuisances ; l’aménagement de locaux ; des frais de justice en cas de recours contentieux des riverains. La tranquillité a un prix, lequel doit être payé par les fauteurs de bruit. Paris, le 14 novembre 2014 4 Questions de la salle Yves COUASNET Je souhaite ajouter un complément à l’exposé de Thierry Mignot en ce qui concerne la hiérarchie d’occupation des locaux commerciaux. Il me semble en effet important de préciser que plusieurs intervenants se succèdent : le promoteur, l’acheteur du local, la société chargée de l’aménagement des locaux et l’exploitant. Cela n’est pas sans incidence dans la recherche en responsabilité. Ma seconde question s’adresse à Maître Sanson. Il me semble que, dans certains arrêts ; l’antériorité n’a pas été mise en cause. Le comportement de l’auteur des bruits avait été reconnu responsable malgré l’antériorité. Maître SANSON Vous avez raison, l’antériorité joue uniquement pour dégager sa responsabilité devant le juge civil. Elle n’a pas une force absolue. En cas de faute, la responsabilité repose sur le trouble anormal et la règle de l’antériorité s’efface. Alain CHAMBOUASTIER J’ai connu des cas où il y avait une extrême variation des bruits résiduels et du bruit ambiant d’une visite à l’autre. Quid des émergences trouvées par rapport à ce type de problème ? Maître SANSON Tout dépend de la mission confiée par le juge à l’expert et de la façon dont ce dernier met en œuvre la mission. S’il existe une certaine prévisibilité de ce type de nuisances, il faut néanmoins que l’expert utilise toute la palette des pouvoirs que lui donne le Code de procédure civile pour, par exemple, effectuer des visites inopinées et parvenir à caractériser les nuisances. Dans un contentieux civil, la notion d’émergence, quand bien même elle est requise, constitue un élément confortatif. Frédéric LEFAGE Il y a en permanence dans la jurisprudence, un mélange entre les bruits liés à l’équipement du magasin, ceux générés par les clients du magasin et les livraisons en elles-mêmes. Il pourrait être intéressant de refaire le point sur la chaîne de responsabilité. Maître SANSON En ce qui concerne la chaîne des responsabilités, l’analyse précise des arrêts de la Cour de cassation permet de se rendre compte que le juge s’emploie à identifier l’imputabilité et la part de responsabilité des uns et des autres. Dans la plupart des cas, c’est le commanditaire qui est responsable des nuisances de livraisons. Les experts jouent un rôle extrêmement important du point de vue des appréciations de fait. Il peut en effet arriver que ce soient les conditions dans lesquelles sont effectuées les livraisons qui soient la cause des nuisances. Thierry MIGNOT Vous avez raison de rappeler l’importance de la chaîne d’imputabilité. Quand un commerçant commande à un maître d’ouvrage une coque vide, cette dernière doit prévoir les aménagements nécessaires. Toutes les variabilités du process doivent être incluses dans le programme. Il s’agit d’un débat récurrent dans l’exercice du métier d’expert. Michel MUREAU La difficulté de prévision est un élément qui revient de façon récurrente dans les débats des experts. L’expert, lorsqu’il rend un avis, est souvent tenté de faire une voix moyenne. Cela ne rentre-t-il pas dans l’appréciation normale de l’expert d’établir l’ensemble des possibilités et de faire une prévision en choisissant de faire supporter le poids de l’incertitude à l’une des parties plutôt qu’à l’autre ? Paris, le 14 novembre 2014 5 Maître SANSON Je suis très souvent l’avocat du demandeur. Dans un certain nombre de cas, je dispose de tant d’informations que j’hésite parfois à demander la nomination d’un expert via un référé expertise. Pour autant, si je ne le fais pas je ne disposerais pas de préconisations. Claude DION Pourquoi est-il à ce point important que les experts formulent des préconisations et les chiffrent ? Maître SANSON Personne n’est capable de se livrer à ce travail en dehors des experts. Il y a une forte attente du juge et du demandeur sur les préconisations minimales pour que les nuisances cessent. Paris, le 14 novembre 2014 6 Paris, le 14 novembre 2014 7